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Qu'est ce que la Géo-Anthropologie ? Qu'est-ce que l'anthropologie pluraliste ?


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La pluralité dans la société-monde



Préambule

Dans notre ouvrage précédent -« Culture humaine et société-monde »-, nous avons remonté le temps pour nouer, en une seule vision, la passion de nos ancêtres -les premiers primates parlants- pour l’unité d’un groupe toujours plus grand, et l’aboutissement de cette tendance au stade d’une humanité planétaire. Nous avons, d’un même mouvement, considéré les contre-tendances, les remous, les « mascarets » qui y apparaissent à chaque époque, comme résistances à l’unité et à l’unicité. Nous avons observé notamment quelques similitudes entre périodes, allant jusqu’à prétendre dégager une sorte de loi : l’énergie de l’unification, soutenue par la peur de l’hostilité extérieure, semble se muer d’autant plus en une énergie du « ressentiment intérieur » que l’unité est effective sur des échelles plus grandes.
Toutefois, cette énergie « négative », opposant les membres d’une même société les uns aux autres, tend aussi à se stabiliser en allant chercher les formes les plus « équilibrées », c’est-à-dire au fond celles qui permettent au groupe le plus large de ne pas se dissocier…tout en se divisant.
Le mouvement de progrès vers une certaine paix intérieure ou civile n’en est pour autant pas naturel, ou aisé. Il est d’autant plus laborieux, contourné, différé, zig-zaguant, qu’il faut à chaque fois dépasser les formes consolidées, voire les briser pour promouvoir des agencements plus généraux, libérés de contraintes plus anciennes. De plus, l’accès à des structures plus élevées entraîne des problèmes spécifiques : ainsi, par exemple, de la démocratie, qui, inventée par les Grecs du Ve siècle (ac), et se révélant dans la plupart des cas la moins pire des solutions, n’est pas exempte de défauts (bien analysés par les Anciens, d’ailleurs). Ces défauts inhérents au régime peuvent s’articuler avec ceux découlant d’une augmentation du nombre, et aussi avec ceux d’une technicité de plus en plus performante et productive.
Il peut arriver dans le processus historique de multiples phénomènes qui orientent les structures de pluralité interne vers des impasses, des impossibilités, des incompa-tibilités, et par tant nous engagent dans autant de difficultés, voire de drames et de tragédies. En sorte que les sociétés humaines doivent toujours trouver de nouvelles formes pour se soutenir elles-mêmes sans trop contrarier le mouvement général d’unification universelle.
Mais ces remaniements eux-mêmes ne sont pas exempts de souffrances. Il peut, par exemple, exister des « retards » si importants de la part de certains groupes dans l’adaptation à un mouvement d’ensemble plus ou moins harmonieux, qu’ils se trouvent obligés à une « course en avant » des plus pénibles pour leurs peuples ou fractions de ces derniers. Leurs réactions à ce « stress » peuvent être parfois injustes, voire criminelles.
Il se peut encore que des solutions se répandant au plan de civilisations entières couvrant d’immenses territoires de la Terre, celles-ci finissent par se rencontrer, avec un potentiel conflictuel renforcé du fait même de leur homogénéité acquise. Mais il ne faut pas voir ce thème –cher au philosophe politique Samuel Huntington- comme isolable de toutes les apories rencontrées par l’unification et la pluralisation. Je ne crois pas, ainsi, que les « civilisations » forment des blocs indes-tructibles, inamovibles, incapables de se croiser, voire de fusionner partiellement, même si l’effort exigé de ses membres est considérable, qu’il découle d’une situation de forçage par la domination, ou d’une adaptation spontanée.

Nous partirons ici d’une « mondialité » supposée réalisée (par rapport à la dernière vague de «globalization »), et néanmoins en mouvement constant à toutes ses échelles, à commencer par les formations les plus larges et les plus nébuleuses qui les accompagnent, comme les idéologies transnationales diffuses, ou les religiosités -sachant, par exemple, que les migrations sont nettement connotées avec elles-. D’autres grandeurs sont aussi examinées, pour ainsi dire « filmées » dans leurs dynamiques contemporaines : familles, régions, villes, entités nationales et multinationales, institutions diverses, telles qu’elles se « clonent » ou se référencient mutuellement d’un lieu à l’autre de la planète : entreprises, ministères, systèmes éducatifs et sociaux, publics ou privés.
Le but que nous nous donnons est, à chaque fois, de comprendre comment ces « choses sociales » tendent à la fois à devenir « sociétales », c’est-à-dire des entités complètes, fermées sur elles-mêmes, des représentations de totalités micro- aussi bien que macroscopiques, et à se diviser en dimensions dialoguant les unes avec les autres dans leur propre intériorité, ou encore avec les entités extérieures.
Un Etat-Nation, par exemple, tend à être une « bulle ». Cela ne l’empêche pas de se situer par rapport à d’autres, proches ou lointains, soit en imitation, soit, au contraire, en opposition. Souvent, les Nations ne sont pas seulement des territoires (quand elles le sont) : elles sont aussi des « positions » dans des sortes de conversations, même si les différences de départ s’expliquent par des spécificités écologiques et économiques.
De même, à l’intérieur d’un territoire national, les variances nécessairement « physiques » (Nord ou Sud, montagne, plateau, plaine ou mer, etc.) sont-elles toujours symbolisées, voire resymbolisées en fonction d’oppositions signifiantes sur les plans culturel, politique, social. Les catégories qui en résultent peuvent être aussi remodelées, anamorphosées (déformées) par l’attraction des systèmes extérieurs ou supérieurs (incluant plusieurs Nations, par exemple).
Le résultat idéal de ce travail « géoanthropologique » devrait être la composition d’un tableau comparatif, à la fois suffisamment simple et complexe pour rendre compte de l’actuelle « condition humaine » dans ses orientations et ses potentialités d’unification et de pluralisation, et pour aborder surtout les différences régionales et locales avec une méthode robuste.
Cette dernière ne se substitue pas aux approches et disciplines spécialisées auxquelles, au contraire, elle invite, mais elle devrait permettre de ne pas s’y perdre, et d’y suivre assez rapidement des « fils » de lecture et d’analyse qui peuvent, in fine, saisir les aspects concrets en jeu dans les échanges politiques, sociaux et commerciaux.




Chapitre I. Prendre la mesure des enjeux d’une géo-anthropologie.

A propos d’échanges commerciaux, et sans tomber dans l’immédiateté des intérêts et des profits, il n’est pas inutile d’inscrire au fronton de notre travail une devise : « tu ne mépriseras pas la force du désir d’unicité et d’unité des primates parlants que nous sommes ». Elle pourra d’ailleurs être complétée avanta-geusement par celle-ci : « tu ne sous-estimeras pas la force des résistances et des réactions à la quête de l’Un ».
Et, s’il faut nous couvrir pour cela des nobles parrainages (déjà anciens) de Jean Baudrillard (sur la symbolique des objets mobiliers) ou de Roland Barthes (sur l’automobile), nous n’en oserons que mieux entr’ouvrir notre propos sur des exempla tirés des pratiques les plus matérielles de la culture.
Un premier ensemble de narrations édifiantes concerne le rapport des Occidentaux au « marché chinois » en émergence. On pourrait les résumer ainsi : toute tentative de vendre aux Chinois des produits correspondant à une image « localiste », ou « ethnique », ou encore à une idée inconsciemment dépréciative de leur culture, est vouée à l’échec. Des constructeurs automobiles français en ont fait l’expérience amère (jusqu’à être obligés de fermer des usines), et ont pourtant récidivé. D’autres, Américains ou Allemands, ont aussi rencontré des obstacles du même genre, parfois en toute naïveté.
Inversement, la rapide augmentation de ce marché -devenu le premier du monde depuis les années 2010- fait apparaître -et cela probablement pour des années, si l’on prend en compte le fait que le nombre d’automobiles est encore proportionnellement trente fois inférieur en Chine à celui qui prévaut en Occident- un faisceau de caractéristiques.
Ainsi, l’automobile, souvent achetée en commun par trois générations d’une famille « large », pleinement animées des valeurs de « piété filiale », vaut à la fois par son caractère prestigieux, « brillant » ou « illuminant » (pour les phares), haut de gamme, empli de gadgets électroniques, et par les avantages économiques rationnellement négociés que peut permettre une concurrence exacerbée (entre 350 marques présentes). La « raison collective » associée à l’entr’aide familiale et vicinale se comporte ici de façon habile, voire rusée, en profitant de la moindre faille (par exemple celles, nombreuses, du système de crédit).
On demandera : quel est le rapport entre ces caractéristiques pittoresques et la théorie culturelle ? Il est simple : la famille chinoise -placée idéalement au cœur d’une civilité confucéenne- s’avance aujourd’hui au milieu d’un univers qui, à la différence de son propre monde historique est, cette fois, absolument unique et complet. Moins protégée -et isolée- qu’il y a quelques décennies par le pouvoir centralisé, elle doit chercher à se situer comme participante à ce monde, et cela à partir de la double conviction d’être membre d’une des plus hautes civilisations, et d’avoir été à plusieurs reprises victime des exactions de la barbarie « moderniste » environnante (à commencer par la guerre de l’opium qui, conduite par les Britanniques, fit autour de 100 millions de morts au XIXe siècle).
Plusieurs composantes sont donc à l’œuvre dans l’élan d’ouverture et d’acquisition, qui témoigne, du même coup, d’une ambivalence de sens, et d’un mélange de sentiments. Ces traits, comme on peut s’y attendre, se retrouvent dans toutes les pratiques de consommation et d’échange : qu’il s’agisse des formes du tourisme chinois dans le monde, ou des achats que les Chinois privilégient aussi bien sur place que dans leurs déplacements ; qu’il s’agisse encore des types de production et d’activité dans lesquels ils excellent, en Chine même ou dans les diasporas.
Si nous réduisons ambivalence et mélange à une structure logique essentielle, nous obtenons alors les formules temporelles suivantes, se chevauchant ou s’entrelaçant :
-phase d’émergence : voulant appartenir au Monde, mais ne se sentant pas encore fort, on apprend de l’autre, ou même on « devient l’autre (Coréens majoritairement chrétiens, par exemple, après avoir été majoritairement confucianistes). On a tendance à idéaliser l’autre, à le surévaluer.
-phase d’affirmation, de « revanche » : la puissance effective venant, on « découvre » que l’autre n’est pas « soi », mais est au contraire fait d’aspects contraires, cousu d’intentions négatives, pris dans de lourds « passifs » non épurés ni même élucidés. C’est une phase de réorientation où la défensive et le rejet ont leur place, an nom de la culture propre.
-Phase d’intégration mondiale progressive et d’autonomie des pluralités : au sein d’une élite de plus en plus large, alimentée par les nouvelles générations voyageant et étudiant à l’étranger, se répand un sentiment de satisfaction et d’appartenance acquise. Les valeurs se détachent du modèle « identitaire » restrictif, mais des formes de résistance à un type lissé et standardisé par les firmes apparaissent. « L’ethno-marketing » a du mal à suivre des évolutions plus personnelles et imprévisibles.

Pour le moment, en ce qui concerne la Chine (et plusieurs pays du Sud-Est asiatique), il est loisible de constater qu’elle est encore « installée » dans le régime de la seconde phase, et cela non seulement en termes de politique économique, mais du point de vue de tous les groupes intervenant dans la mondialisation.
Le Japon, après la grand « dépression » des années 1990 (qui, se poursuivant jusqu’à Fukushima, n’a pas été seulement économique, loin de là), semble être entré lentement en phase III. L’agressivité n’y est plus de mise dans le rapport au monde, et les Jeunes semblent y avoir accompli une « révolution culturelle », notamment en termes de rapports entre sexes.
Pour ce qui concerne les Chinois, si la phase I est encore active, mais de nombreux signes indiquent la maturation de la phase II :
-Ethnicisation régionale et religieuse des restaurants comme marqueurs d’identité familiale et sociale.
- Quasi-programmation de la « déception » des touristes chinois en terres occidentales (et spécialement en France, désormais délaissée au profit… du Japon). Un exemple : le stéréotype du « Français romantique » partagé par toute l’Asie est un euphémisme qui cache le basculement d’un trait « charmant » vers la critique d’une paillardise, d’une « gauloiserie » considérées avec mépris.
-Refus de se mouler dans des critères étrangers de sélection des consommateurs : ainsi de l’échec de Price-Mart qui se voulait un « club fermé ».
-Résistance orchestrée des consommateurs chinois aux importations concurrentes, et stratégies multiformes de méfiance envers la publicité, de « vigilance » (mettant en cause les « faux rabais », ou la fraîcheur insuffisante de la viande et des légumes (préoccupation des seniors de plus en plus nombreux) ; par exemple, en orchestrant une humiliation de Carrefour ou de Wal-Mart, comme en réponse à la réputation de « copieurs-tricheurs» infligée aux entreprises chinoises) ;
-Sanction des consommatrices sur les produits (telle la marque « Garnier », deuxième mondiale de L’Oréal, mais retirée du marché chinois car insuffisamment « prestigieuse », tout comme les produits Revlon, etc.
-Indifférence à toute « moralisation » de la consommation en provenance d’instances étrangères : la protection de l’environnement ne motive pas les acheteurs (sauf si l’on peut montrer que la vie est raccourcie par des produits peu naturels). Réactivité stratégique diffuse aux « mauvaises images de la Chine » (par exemple sur la pollution : la propagation du « Paris smog » a été largement le fait d’internautes chinois).
- Notons à ce propos que l’amour exacerbé des Chinois pour la gadgetisation la plus récente (QR codes, tablettes, e-commerce, etc.) n’est pas en contradiction avec la philosophie traditionnelle qui n’accorde à la technologie qu’un rôle subalterne et neutre par rapport aux échanges intersubjectifs. Il se manifeste là du même coup une résistance un peu véhémente à toute critique envers la technologie (même si l’une des traditions taoïstes en entretient depuis longtemps la défiance.)
- -style « guerrier » des montées au créneau sur des nouveaux marchés (aussi bien celui de l’art contemporain, stratégiquement investi, que celui de l’automobile, des produits du luxe -12% du marché mondial en 2006, 22% en 2014- ou même de l’avion de ligne).

Cette phase de la « Chinese Pride » est loin d’être terminée, mais déjà, dans les nouvelles élites économiques et les avant-garde artistiques et intellectuelles se profile, très lentement, l’apparition de modèles à la fois plus universalistes, plus individualistes et plus critiques de l’identitarisme. Mais ce phénomène est encore précaire et sujet à des « retours de flamme » dangereux pour les innovateurs.
Notons qu’il peut se cumuler avec des aspects de la phase précédente :
-La formule: « mon temps est de l’argent » est un stéréotype de plus en plus courant chez les Jeunes.
-La solidarité intergénérationnelle confucéenne et la nécessité de la « face » (du devoir social et public vis-à-vis d’autrui) qui lui est liée, diminuent, notamment dans les familles à enfants uniques, mais pas seulement. En même temps, le guanxi -le réseau d’amis- est renforcé par l’usage intensif d’internet et des réseaux sociaux (sur mobiles), mais ces socialisations sont aussi des théâtres d’expression de nouvelles façons de se présenter réciproquement, avec plus d’insistance sur « la personnalité », et donc sur le modèle occidental « généralisé ».

Passons à une aire culturelle très différente : pour la vaste clientèle afro-antillaise de produits cosmétiques (qui en consomment 5 à 9 fois plus que les autres), les phases I, II et III se chevauchent : dans une catégorie populaire très importante numériquement, il s’agit encore de « devenir proche d’un idéal « blanc » - notamment par les produits décrépant les cheveux et éclaircissant le teint.
Dans une élite plus internationalisée, apparaît l’affirmation des styles « afro », ainsi que quelques marques africaines ou afro-américaines auto-assumées. Dans un milieu encore plus « avancé », une divergence s’établit entre un style « mondial » très lissé, estompant aussi bien les identifications « caucasiennes » que les réactions « Afro », et des lignes insistant sur la liberté et l’originalité des individus au sein d’un monde ayant intériorisé et dépassé les valeurs « united colors » du précurseur Benetton. Nous sommes bien en phase III, poussée par les grandes marques aussi bien que par les milieux concernés (« femmes d’affaire », artistes, etc.).
Ces évolutions sont suivies attentivement par le petit monde empressé et intéressé de l’ethno-marketing, mais, à l’évidence, celui-ci, né surtout de la phase II, ne parvient guère à admettre que la poursuite de l’histoire va plutôt dans le sens d’une « dés-ethnicisation » et d’une confluence désirée paradoxalement comme condition d’une individualisation enfin possible. Il ne prévoit pas non plus que ce mouvement inexorable vers l’Un au travers des consommations de Tous s’accompagne d’une destruction de la plupart des repères symboliques de la place de chacun et des relations entre personnes, de sorte que la confluence est aussi celle des dépressions morales et des catastrophismes, voire des fatalismes. Ceux-ci peuvent déjà avoir un impact sur les styles de vie -combinant consommations frénétiques et abandon de la posture consumériste,- mais plus généralement, on est sans doute en présence d’un appel de plus en plus consistant à l’Autre de l’Un : celui d’une religiosité propre à l’Universel et où se cacherait enfin la reconnaissance de l’Humain.


Chapitre II. La confluence des religiosités. Vers où ?

Il ne faut probablement pas voir les mouvements tectoniques de la culture humaine comme de simples chocs dont la résultante serait la consolidation d’un nouveau matériau commun. Ou bien alors, il faudrait préciser que ce nouveau matériau est lui-même composite au point où c’est bien une nouvelle pluralité, plus élevée, plus profonde, qui s’y travaille.
Par exemple, l’économie mondialisée a favorisé la modernisation accélérée de l’Asie orientale (East Asia en Anglais, recouvrant davantage que « l’Extrême orient » Français). Cette modernisation s’est accompagnée du fleurissement de valeurs « occidentales », notamment sous l’espèce de la religiosité : plus de la moitié des Coréens sont membres d’églises chrétiennes, et le pourcentage en augmente constamment ainsi qu’en Chine (autour de 10%, en augmentation de 8000% depuis 1947, dont la plupart protestants), au Vietnam (7% de catholiques, 2% de protestants, en augmentation de 600% depuis 10 ans), en Thaïlande (où leur nombre reste encore très faible), etc. Inversement, les « sagesses orientales » -qui ont parfois beaucoup reculé face à l’agnosticisme en Asie- se répandent et se disséminent rapidement dans les pays occidentaux (un quart des Européens croieraient déjà au Karma et à la réincarnation qui en découle), tandis que le christianisme « occidental » évolue avec les sectes protestantes, notamment « évan-géliques » (565 millions, soit un Chrétien sur 4 dans le monde, dont 165 millions en Asie)..
Un point de rencontre émerge donc en un lieu encore indéterminé, sur la base d’efforts consentis par les « deux partis » géotopiques (Occident-Orient). Comme tout cela se produit en remaniant l’ensemble des relations à la culture profonde, surtout lorsqu’on sort du système unificateur et centralisateur des sinogrammes, on ne peut vraiment pas dire quel est le système de valeurs qui va, en fin de compte, se constituer en lingua franca de ce domaine.
Prenons un exemple concret : lorsque des petits Chinois scolarisés à Paris ne pratiquent plus la langue mandarine et ne reconnaissent plus qu’une dizaine d’idéogrammes, ils peuvent encore communiquer avec leurs parents et leurs grands parents, mais ils sont entrés dans la sphère occidentale et française à laquelle, désormais, ils appartiennent mentalement. Pour retrouver l’esprit de centrage unitaire de la personnalité construit par l’intrication Taoisme-Confucianisme-Bouddhisme, ils devront faire presque autant de chemin que des néophytes occidentaux. Et ils résisteront comme ces derniers au côté « répétition sans pensée » qui en formait le nerf. En revanche, les uns et les autres peuvent se rejoindre plus rapidement dans telle église évangélique de quartier, où, de plus, ils pourront aussi côtoyer d’autres cultures.
Le schéma est certes simplifié, mais il fonctionne, en dépit de ce que peuvent affirmer des organisations communautaires défensives, certes actives et efficaces.
En réalité, personne ne peut vraiment prévoir comment évoluera cette ligne de front pulvérulente, émulsionnante, où chaque nouvelle « bulle » de socialité possède son potentiel particulier d’individuation et de lien.

On notera que, pendant ce temps, à des dizaines de milliers de kilomètres de là, dans un immense pays comme le Brésil, encore fort peu soumis à l’influence de migrants asiatiques (et à la dépendance des productions chinoises, les soldes d’échanges étant largement positifs vis-à-vis de l’Asie), la propension à quitter la voie classique des grandes églises se manifeste aussi, avec un exubérance remarquable. Là encore, les gens se « cherchent » dans toutes les directions possibles, et quelque chose se produit dans ce bouillon de culture, qu’on ne peut simplement réduire à une « américanisation » en cours de toutes les périphéries, sur le modèle originel de la secte puritaine. La capacité du Brésil à « vendre » de la religiosité nouvelle au monde entier doit être prise en compte dans le tableau universel en cours de constitution (déjà 22% de sa population est passée à l’évangélisme, soit une augmentation de 350% en dix ans, tandis que le catholicisme y reculait de 10%).
Une hypothèse pourrait être que l’ensemble de ces mouvements illustre un certain rééquilibrage vers l’Orient et vers le Sud des forces culturelles, accompagnant l’émergence économique des mêmes aires. En suivant cette idée simple, on pourrait alors se contenter de noter que ce sont des valeurs d’individualisme et « d’entrepreneurship » qui se dilatent, contrariant les motifs plus anciens du fatalisme ou du communautarisme. Nous serions dans la dérive d’un modèle durkheimien ou douglasien vers « l’anomie » associée à l’idéal libéral.
Notons que cela nous rabattrait finalement sur l’analogie avec le précurseur nord-américain (92 millions « d’Evangéliques ») et sa promotion du fameux thème du « born again », condition personnelle d’un élan vers la prospérité. Or, plusieurs tendances contraires sont en jeu dans ces évolutions, et notamment la montée des thèmes eschatologiques (la fin et le renouvellement « new age » du monde), des aspirations à la nature sauvage, de la rédemption charismatique passant par la transe collective, du regain de toutes les pratiques de chamanisme traditionnel, etc.
On pourrait alors interpréter l’ensemble ainsi fortement coloré, comme une « régression » massive et universelle face aux paradoxes d’un progrès vécu comme destructeur aussitôt qu’atteint.
La vérité se situe probablement entre ces deux extrêmes : s’il émerge réellement « une » religiosité diffuse nouvelle pouvant servir d’équivalent général à l’heure de la montée en puissance des « BRIC », on ne pourrait sans doute mieux dire qu’elle inclut les contradictions et menaces découlant de la surchauffe économique planétaire, ainsi que de ses caractéristiques, notamment le fait qu’elle est fortement destructrice d’emplois, sauf pour la Chine, spécialisée dans la production manufacturière et non seulement dans la vente de matières premières comme les autres pays concernés.
Au Brésil, par exemple, c’est flagrant, tout comme dans le reste de l’Amérique latine : une faible fraction de la vaste population de démunis aura accès à des emplois (même si elle est l’objet d’une redistribution d’avantages sociaux pouvant dégager, par le pouvoir d’achat légèrement augmenté, de petits marchés d’activités locales.)
La religiosité mondialement diffuse devrait donc refléter la proportion d’espoirs « réalistes » (soutenus par l’optimisme des sectes « individualisantes », type « revival » ou « born again ») et celle, d’hallucinations miraculantes (souvent à base clanique et charismatique) versant parfois dans le fatalisme. Y appartient encore la tentation suicidante (finalisée ou non) présente à l’état latent dans le monde des sectes eschatologiques ; dont quelques unes des « nouvelles églises » africaines de l’Est (sans parler des millénarismes plus « adventistes » comme le kimbanguisme).
Cette proportion risque d’évoluer en faveur des secondes (même si elles sont plus petites et occultes) quand les effets du « boom » des années 2000 se seront dilués, voir renversés dans l’épuisement des emprunts à la consommation (que sont aussi les « avantages sociaux »).
Il semble en effet que nous entrions pleinement en 2014 dans une phase caractérisée par le retour des conjonctures négatives massivement endurées, sauf pour quelques pays comme la Chine (aux créances néanmoins fragiles), et, paradoxalement, pour les pays dominants qui contrôlent toujours les flux financiers et sont capables de les « rapatrier » en cas de difficultés.
Le réglage de différences d’orientation au sein d’une religiosité mondiale diffuse (rmd) ne peut pas seulement dépendre d’un rapport à l’ économie-monde, et, dans ce contexte négatif on ne voit guère comment elle pourrait évoluer vers une sorte de structuration interne. L’un des effets les plus flagrants de cette économie- la migration- alimente d’ailleurs directement la religiosité nouvelle :près de la moitié des migrants relèveraient de l’avangélisme. Par ailleurs, les grandes églises et religions structurées dans des contextes bien plus anciens ne peuvent probablement pas profiter réellement des hésitations, des divisions, des « pulvérisations », en cours, même si elles sont construites pour le faire, et savent très bien « intégrer » ou à tout le moins contrôler des dérives (pentecôtistes, par exemple pour la Romaine).
Nous considérons, en revanche, que ces structures universelles, formées dans des moules de mondialité antique, seront très bien placées plus tard pour reprendre la tête de l’ensemble, à condition que l’organisation politique du monde le permette. Il ne faut jamais oublier que les grandes religions organisées l’ont toujours été dans un processus de renforcement de pouvoirs centraux. L’Eglise chrétienne ne le devint que très étroitement associée au pouvoir impérial qui l’a littéralement fondée (avec Constantin). Le fait que son centre ait hésité entre Byzance et Rome, puis entre Byzance et Kiev ou Moscou, incrustant le schisme déterminant l’orthodoxie et le catholicisme, dédouble seulement entre Occident et Orient le même principe impérial.
Et, ne serait-ce qu’en Occident, il a été très difficile pour des royaumes puissants (comme la France ou l’Angleterre) de s’approprier longtemps le contrôle des hiérarchies religieuses, consubstantielles de ce pouvoir impérial. On a eu beau transporter le siège du chef de l’Eglise à Avignon (ou Londres), de fait, c’est toujours dans une « Rome » (orientale ou occidentale) que l’équilibre des pyramides religieuses s’est finalement restauré, tout en laissant subsister des groupements extérieurs. Et encore aujourd’hui, malgré l’émergence de Papes venant de régions plus lointaines, l’Eglise ne cesse d’être catholique, apostolique et romaine.
Ce qui est vrai pour la Chrétienté l’est encore pour l’Islam (tournant autour de ses rares lieux saints majeurs en terre arabe), et même pour le Judaïsme, dont le caractère fondamental de diaspora a toujours eu pour contrepartie des mécanismes d’unification communautaire –autour de la Bible- d’une rare efficacité.
Il en vient encore de même pour les sagesses orientales : le confucianisme est littéralement synonyme de code de fonctionnement d’une société chinoise unifiée et faisant rayonner ce principe d’unification. Le taoïsme en est une racine incontournable. Quant au bouddhisme, s’il a quitté sa terre de naissance, c’est pour se scinder en formes plus ou moins coïncidentes avec des cultures assez homogènes (le Zen nippon, par exemple), voire des appareils d’Etat (celui en exil du Dalaï Lama, par exemple).
Nous ne devons pas oublier cet aspect essentiel au moment où la planète s’unifie sans connaître encore de pouvoir central mondial.
Et c’est même sur ce point que nous concluons ce chapitre par une question : est-ce que le lieu de convergence des religiosités du monde actuel n’est pas précisément un problème soumis à ce monde, le problème de sa propre constitution comme pouvoir unique ?


Chapitre III. La perspective ignorée de l’Etat mondial : une nécessité conceptuelle ?

L’Etat, dans toutes les circonstances, impose un ordre, que celui-ci soit juste ou injuste.
Selon la théorie marxiste, l’ordre étatique ne peut être qu’injuste parce qu’il assoit la dictature d’une classe dominante sur les autres. C’est une proposition admissible, mais elle n’entraîne pas mécaniquement que la disparition des classes antagoniques conduirait à la dissolution de l’Etat en tant que machine administrative. La définition marxiste du communisme est d’ailleurs, rappelons-le, une situation (accomplissant le programme de Saint-Simon) où l’on est passé du gouvernement des hommes à l’adminis-tration des choses. Cette situation est envisagée par Marx comme consécutive d’une universalisation de la société et d’un dépérissement plus ou moins progressif de l’Etat.
Ne jouons pas sur les mots : une administration des « choses » organisant la vie au plan mondial reste une sorte d’Etat, et peut-être la pire, car s’intéressant aux hommes seulement comme des éléments ponctuels « entre » les choses, elle a tendance à se déshumaniser, quand bien même elle ne cherche plus à exploiter une masse au profit de quelques-uns. Le communisme basé, selon le précepte léniniste sur l’énergie domptée par la technologie, serait essentiellement une immense machinerie, comme d’ailleurs tend à l’être l’institution mondiale de la commu-nication.
Il est intéressant à ce propos d’observer que lorsqu’un Etat « de classe » et d’empire essaie de contrôler toutes les données personnelles de la population mondiale, via son agence de renseignements, il est jugé sévèrement par le reste du monde et doit amender sa politique, de sorte qu’en perspective, l’avenir semble devoir appartenir à une « communauté » plus haute que les pouvoirs classiques.
Néanmoins, il n’y a aucune raison de penser que la tentation de contrôler toutes les « personal data » doit être réservée à un Etat-nation de classe. Il est très possible, et même plausible, qu’une fois dégagée de ses dépendances aux Etats « locaux » (USA compris), l’administration directement mondialisée ne résisterait pas aux possibilités d’un immense pouvoir, et surtout aux méthodes pour éviter d’être mise en accusation. En cela, on peut imaginer qu’elle serait plus efficace que les gouvernements encore vulnérables à divers genres de « wikileaks ».
En fait, à mesure que les Etats « locaux » s’affaibliront corrélativement à l’adminis-tration mondiale directe, que leurs lois seront transférées, traduites, et rendues dépendantes de références, de codes et de normes techniques et juridiques mondiales, il est à prévoir que le pouvoir de « l’administration des choses » deviendra littéralement exorbitant.
A ce point, déjà visible à l’horizon des évolutions de l’actualité internationale, nous devons envisager l’établissement d’un Etat-monde qui ne se réduise pas à sa propre machinerie (fut-ce le marché) mais qui s’appuie sur une « politéia », à savoir une « constitution » au sens de la démocratie grecque antique, c’est-à-dire un ensemble cohérent de lois et de valeurs.
Précisons tout de suite que nous ne comptons pas proposer ici de la « politique fiction ». Il ne s’agit pas du tout d’imaginer les traits d’un futur Etat monde à promouvoir. Ce qui est en jeu est de saisir les orientations probables ou plausibles au plan des principes logiques nécessaires, cela de façon à comprendre, plus rapidement que par d’autres modélisations, les grandes lignes de tension et d’unification actuellement à l’œuvre, souvent de manière cachée, pour ainsi dire, souterraine.
Donnons un exemple-clef : il sera très difficile à un Etat-Monde de ne pas s’appuyer, pour étayer sa souveraineté, sur la conceptualisation de « l’humanité ». Celle-ci étant tout à la fois un vaste nombre d’individus et de groupes et une espèce, ce super-Etat oscillera nécessairement entre une définition « subjective » de l’humanité (incluant l’opinion, la volonté, la discrimi-nation du Bien et du Mal, etc.), et une détermination objective : ce qui ressort des savoirs scientifiques sur l’espèce, et donc sur toute son histoire « naturelle » aussi bien que « culturelle ».
On peut, sans s’avancer trop, en déduire qu’au cas où le principe d’ordre devienne « urgent » (pour éviter une conflagration mondiale, pour ralentir les effets massifs de pollution de la planète et de l’espèce elle-même par sa propre activité, voire par sa seule croissance démographique), un discours d’autorité sera mis en place –bien au-delà des contraintes mécaniques du système administratif- pour écarter les contestations supposées ralentir ou épuiser les actions définies comme « obligatoires ».
Il est, bien sûr, également plausible que dans un avenir plus lointain, les plus graves menaces ayant été écartées, on entre à nouveau dans une ère plus « libérale », mais l’hypothèse d’un passage par une discursivité « non contestable », renforcée par une police armée « au service de l’humanité » et par un biopouvoir au service de l’espèce, semble assez puissante et relativement peu contournable. On doit à tout le moins l’envisager, (et pour cela, ne pas « oublier Foucault »).
Comprenons-nous bien : l’hypothèse de l’érection d’un pouvoir autoritaire au plan mondial (qui peut d’ailleurs être consolidé de façon « démocratique » pour éviter les accusations de « tyrannie ») n’est pas prédictive. Elle sert surtout à élaborer de façon plus réaliste les lignes actuelles de croisement et d’intrication vers l’unité et vers la pluralité. Sans elle (ou tout autre « schéma directeur » d’une politéia mondiale), nous ne pouvons rien dire de ce qui se passe au présent. Ce qui n’empêchera pas de présenter d’autres scénarios possibles, au sens où ils seraient contradictoires avec notre proposition de départ. Il s’agit donc bien d’un procédé heuristique et didactique, pas de futurologie.
La conséquence immédiate d’une prise au sérieux de l’hypothèse de la « constitution d’une autorité-monde » (cam) est que nous pouvons lire dès aujourd’hui les linéaments des forces qui sont en train de la produire, et au contraire, de celles qui s’y opposent ou la freinent.
Deux systèmes de forces apparaissent clairement opposés sous cet éclairage : celui qui range les individus dans l’administration-monde, indépendamment de tous leurs liens de solidarité particuliers, locaux ou intimes. Il progresse au nom de « l’isagoria » (égalité dans la parole », mais aussi de « l’isogénisme », c’est-à-dire de l’égalité de tous les individus humains face au problème de la population et de sa « qualité » dans l’évolution de l’espèce humaine.
L’isogénisme n’existe pas encore en tant que discipline auto-reconnue, mais il se manifeste par exemple au travers des tendances fortes à effacer les différences entre sexes. Il précède à l’évidence une prise en charge de la reproduction par « l’espèce elle-même », à savoir par l’entité souveraine qui la représente à l’instant présent. Cela ne veut pas dire nécessairement des « enfants en bocaux », fantasme encore largement intolérable, mais simplement une gestion « bien ordonnée » de la parentalité, l’enfant étant progressivement considéré comme un être n’appartenant qu’à la société et à lui-même, l’un renvoyant à l’autre directement. La différence sexuelle, considérée résiduelle, est ramenée à une différence de point de vue subjectif (nommée « genre ») et appliquée à une gesticulation de fantasmes sans autre conséquence que du loisir « partagé », (sauf, celle, majeure, de n’être plus que cela).
On pourrait arguer qu’une telle tendance est le fruit d’une imagination malade, et qu’après tout nous ne sommes pas obligés de souscrire à l’idée qu’elle est inévitable. Il faudrait plus de place pour démontrer qu’elle est, hélas, littéralement inscrite dans la destinée culturelle et naturelle d’une espèce occupant l’écosystème terrestre. Du seul point de vue sociobiologique (qu’il ne faut pas mépriser), une espèce endémique constamment densifiée dans un système clos tend, à tel ou tel moment de son adaptation, à dissocier les capacités reproductives de chaque individu des formes les plus contrôlables eu égard aux intérêts « eusociaux ». Les abeilles ou les fourmis pratiquent cette division des tâches, espèces certes éloignées, mais dont notre situation présente de confinement nous rapproche quelque peu. La séparation entre la capacité sexuelle des individus et le contrôle social existe d’ailleurs chez les mammifères, que ce soit les « rats-taupes » d’Afrique de l’Est, qui stérilisent carrément la plupart des mâles et toutes les femelles sauf une « reine » (condition d’une longévité de plus de trente ans !), ou même les loups en meute, qui « savent » rendre infertiles les femelles non dominantes, tout en leur permettant d’aider la louve « matrix » à allaiter.
Pour ceux qui tendent à sous-estimer le côté « naturel » dans les faits humains, il reste que la culture, souvent surestimée par elle-même dans sa capacité de former tous les déterminants de l’activité humaine, peut parfaitement envisager, à toute époque et en tout lieu, de construire une forme sociale où les enfants sont en dernier recours suivis depuis avant leur naissance par « le sociétal », plutôt que par le « parental ». De Sparte à la société post-moderne, certaines tendances sont isomorphes .
Notons encore que l’isogénisme (la volonté de gérer partout également les droits reproductifs des humains) est en lien avec la gestion populationnelle mais aussi avec l’écologisme puisque l’on sait maintenant de façon certaine que la qualité du sperme humain a considérablement diminué en 10 ans du fait de l’exposition aux pesticides et aux perturbateurs endocriniens (sauf dans les pays comme la Finlande où les étendues naturelles environnant les êtres humains sont encore assez préservées de ce point de vue).
Il est clair que le discours libéral actuel, qui ne propose que des aménagements techniques, sans modifier les comportements sociaux –aussi bien industriels qu’intimes- ne pourra pas suffire très longtemps. On peut s’attendre à ce qu’une prise en charge plus « musclée » se déploie, y compris au travers d’une controverse « pour »’ ou « contre » isogénisme et écologisme.
Comme le temps semble davantage compté que lors de cristallisations étatiques précédentes des valeurs, il doit être envisagé des accélérations ou des ruptures franches à partir de polarités déjà assez bien constituées.
Nous pouvons alors revenir au problème soulevé au chapitre précédent sur l’orientation possible du faisceau de religiosités en formation ou en combinaison. Par exemple, il apparaît que le discours écologiste de type « profond » est sorti des quelques milieux d’intellectuels marginaux qui en traçaient les grands cadres à la fin du XXe siècle. L’église romaine, notamment, est en train de reprendre partout, et avec une insistance et une régularité grandissantes, des éléments de ce discours dans le sens du « principe responsabilité » énoncé par Hans Jonas un éminent philosophe juif avec qui nombre d’intellectuels de cette Eglise ont choisi de dialoguer.
Néanmoins, manque encore un critère de cristallisation majeure : l’autorité morale suprême, toujours finalement détenue par la puissance souveraine.
C’est pourquoi nous pouvons nous attendre à ce que sourde, en arrière-plan, le thème d’ailleurs très jonasien de l’émergence d’une élite de « juges » capables de discerner les politiques d’urgence à mener au nom de la « peur pour la vie ». Mais il est aussi probable que cette émergence discrète ne passera pas au premier plan, ni même au niveau d’une explicitation tant qu’un « coup d’Etat mondial » ne sera pas devenu un fait accompli, donnant enfin les moyens d’ordonner ce qui semble nécessaire, notamment du point de vue du contrôle démographique et de l’adaptation des populations aux emplois (et au manque d’emplois).
Il est clair que l’imposition d’un tel régime mondial autoritaire au nom de l’impératif moral ne sera pas soutenu a priori par les élites locales, souvent parasitaires et liées aux débauches énergétiques les plus polluantes, sans parler des profits associés à la destruction des emplois par la productivité.
Il aura probablement des aspects découlant de soulèvements et de révoltes, produisant une « base de masse » favorable, voire fanatique. La religiosité diffuse, dont le spectre sera surtout alimenté du côté des millénarismes renouvelés, peut fournir une partie de cette base, bien qu’elle soit souvent contradictoire avec les « aspirations populaires » de type révolutionnaire, mais des aménagements et des alliances peuvent être trouvés entre les deux « sensibilités » (on parlerait encore aujourd’hui du « brun » tricoté par les alliances « vert »- « rouge ».)
Cela dit, rien n’objecte à ce que les actuelles élites déjà mondialisées préfèrent rendre les armes sans coup férir à un pouvoir leur garantissant la continuation de leur activité à un niveau de production et de productivité comparable, et cela même sans profit ou pour un profit réduit à une fraction de point, plutôt que d’avoir elles-mêmes à subir l’effondrement de leur niveau de fortune, nécessairement consécutif de celui du pouvoir de consommation des grandes masses.
Quoi qu’il en soit, ce qui est important ici, c’est surtout d’admettre que trois « brins », dont l’intrication forme ce (« funeste » ?) haricot magique sont à considérer en même temps :
- La montée d’une religiosité commune mais encore inassignable, qui peut, le moment venu, être aisément prise en charge par une union de grandes églises associées à un pouvoir mondial centralisé.
- La généralisation des révoltes contre les Etats-Nations, un certain nombre d’entre elles assumant la critique écologique et morale du libéralisme actuel.
- La montée de traits permettant la prise de pouvoir efficace d’un Etat-Monde autoritaire constitué en état d’urgence.

Il faudrait alors imaginer que le lien d’enroulement robuste entre ces trois brins serait précisément, après cette constitution, la légitimation d’une religion nouvelle de caractère universel et prenant en compte la critique simultanée de la technoscience et du libéralisme que celle-ci a permis.

On dira que ce scénario est quasi-apocalyptique : il est plutôt ce qui apparaît au contraire comme un paravent, une protection minimale, et une distribution optimale des souffrances les plus inévitables.

Il nous permet de poser maintenant de façon beaucoup plus claire la question de la pluralité comme résistance anthropologique à l’Etat-Monde, ou mieux encore, comme sa « finalité », son éclosion au terme d’un « âge de fer » peut-être inévitable.

Notons pour finir ce chapitre que, quand bien même la réalité qui nous attend serait peut-être plus douce, plus progressive, plus diversifiée, il n’en reste pas moins vrai que trois problèmes sont en train de pousser partout, induisant des tensions tectoniques énormes :
-le problème de l’adéquation des emplois et des peuples, qui force à envisager soit la disparition forcée d’une partie de ces peuples, soit d’un retour (partiel ou général) à une plus faible productivité qui seule est compatible avec le travail pour tous.
-le problème de l’agression massive de la nature (y compris humaine) par l’espèce « homo sapiens », qui pose un dilemme proche du précédent.
-le problème de l’équilibre entre les dimensions de l’intimité et du sociétal, de la culture et de la règle, qui sont celles dans lesquelles tous les êtres humains sont pour ainsi dire « dissociés », ou en tout cas divisés.

Or si les deux premiers problèmes pointent en direction de l’unité stratégique et du pouvoir mondial –en termes aussi bien culturels (religieux) qu’étatiques-, le troisième, qui découle de cette unité, renvoie vers son opposé.


Chapitre IV. Au-delà de l’Etat-Monde : la pluralité comme solution ?

Le lecteur attentif pourrait objecter que nous avons fait sortir du chapeau la pluralité comme problème : ayant défini le désir consumériste, la religiosité montante et les mouvements de masse comme poussant à l’Etat-Monde, le tout porté par la crise économique et écologique, il serait trop aisé d’opposer à cette tendance « organique » ce qui lui fait le plus grand contraste. A savoir le repli sur le local, le familier, l’intime, la solidarité de petits groupes et réseaux.
C’est pourtant ce qui est à attendre face aux enthousiasmes mobilisateurs qui ne manqueront pas de s’appuyer sur les aspects dramatiques des étapes de la « crise unitaire ». La question qui se pose alors est de comprendre dans quelle mesure ces contre-tendances appartiennent au même processus- le repli pouvant favoriser paradoxalement l’affirmation plus arrogante de mobilisations. Ou bien, au contraire, si elles sont comme les germes de nouvelles lignes de rupture ou « d’agon », de conflit et de débat musclé.
Il est en effet bien possible que la plupart des contre-tendances potentielles soient absorbées par le courant dominant, celui-ci emportant toutes les querelles, toutes les contestations dans une forme synthétique.
Cependant, inéluctablement, des résistances se feront sentir sur les points où la mobilisation universelle prétendra araser les moindres différences. Ce sont peut-être ces points de résistance potentielle - en même temps des lieux où les résonances les plus amples se feraient entendre, ébranlant l’armature générale du projet mondial- qu’il faudrait deviner, déceler, dégager, décrire.
Il est d’abord nécessaire d’en saisir la logique, puisque c’est en toute logique que l’unification comme métaphore rencontre son objection interne. Par exemple, comment peut-on soutenir qu’une immense totalité sans extériorité peut représenter un idéal humain comparable aux groupes de solidarité plus immédiate, alors que rien, par définition, ne la menace plus de l’extérieur, et qu’elle ne trouve par conséquent ses ennemis qu’en elle-même ? Est-ce qu’une société-monde dont toutes les armées se sont fondues en une seule police surmilitarisée (sur le modèle, peut-être, de la « policia militar » brésilienne dont l’unique cible est la population pauvre –et donc polluante- des favellas) peut revendiquer d’être la seule référence légitime pour tous les humains ?
Mais alors, si c’est logiquement impossible, ne serait-ce que parce qu’un tel modèle soutient un paradoxe parfait –celui selon lequel il faudrait à la limite éliminer la population pour la sauver- quelles sont les voies alternatives qui peuvent se dessiner ?
Précisément, il existe la voie des « salvations autonomes » qui s’oppose terme à terme à la solution globale. Certes, le groupe qui prétend se sauver sans participer à un sauvetage coordonné et général manifeste de « l’égoïsme ». Il se fonde sur l’indifférence envers ceux qu’il ne peut pas atteindre. On est dans une logique du : « sauve qui peut ». Mais au moins n’est-il pas contraint de programmer la sélection et la désignation consciente –par tant inhumaine- de cibles à écarter de la vie ou de la participation.
Et si l’on considère des circonstances moins tragiques, où il s’agit « seulement » de s’employer dans le tissu social plutôt que d’y être inutile, ou de moins « polluer » plutôt que de participer à un brouillard aveuglant comme celui qui flotte sur Pékin, on retrouve la même dichotomie : ou bien imposer à tous des comportements si drastiquement délimités qu’ils se rendront incom-patibles avec le simple fonctionnement, ou bien faire l’effort de reconstituer des cercles d’autonomie relative, de réinventer l’économie locale ou villageoise, avant que cette réinvention ne soit imposée par l’effondrement du système.
On voit à ces quelques exemples que la pluralité s’oppose frontalement au dit Système et plus encore à sa façade politico-militarisée. Elle s’y oppose par l’anticipation et la pratique immédiates, et donc par un effort intense « d’arrachement » pourrait-on dire, aux habitus passifs installés à l’échelle de ce qu’il faut bien appeler des « masses ».
Par certains côtés, cet effort peut être assimilé à certaines réactions sectaires, parties prenantes de la religiosité diffuse montante dont nous avons dit qu’elle participait pleinement à un appel au pouvoir mondial. C’est la raison pour laquelle il est assez difficile de discriminer, de délinéer dans le détail les courants qui prendront en fin de compte la voie de la pluralité, et ceux qui se laisseront reprendre dans le « main stream ».
Le cas des « Preppers » est éloquent à ce propos : ennemis de l’ordre mondial halluciné par eux et des « Illuminati » qui cachent mal leur antisémitisme, ils sont, en réalité, de grands acheteurs de symboles d’autonomie, complètement inféodés à la logique consumériste et au marché spécialisé qui s’est constitué à leur service : produits de « survie », armes, systèmes d’observation, pédagogies du retour à la nature, etc.
Les « Preppers » sont donc proba-blement davantage des symptômes que des défricheurs d’une voie nouvelle. Ils viennent après tant de générations de millénaristes américains attendant ou « préparant » une fin du monde qu’on ne peut leur trouver la moindre originalité, sauf celle de s’adapter aux définitions les plus actuelles de la catastrophe à venir –holocauste nucléaire dans les années soixante, crise financière dans les années 2010-.
Néanmoins, nous proposons de ne pas les ignorer tout à fait, ne serait-ce que parce qu’ils produisent une « formule » de discours qui agence à sa façon nos trois « brins » - crise écologique, crise de l’emploi (avec le thème assez corrélé des « zombies » qui vont sortir des villes, affamés), et enfin appel à une chrétienté « de combat », qui n’est pas seulement celle d’isolats, mais peut aussi se concevoir –dans le contexte des « tea parties », comme une mobilisation nationale, voire multinationale, au plan politique.

Chapitre V. La pluralité entre régulation et libération

Nous avons volontairement engagé la discussion sur la pluralité à partir de la perspective complètement opposée d’un pouvoir mondial voué avec acharnement au salut de l’humanité malgré elle. Ceci pour mieux déceler les différences ou les similitudes de structure qui caractérisent les nombreuses pluralités existantes dans le présent en comparaison d’une pluralité « essentielle » se manifestant comme refus de l’unicité « finale », et absolue : par exemple, celle, planétaire, qui se refermerait sur sa propre diversité comme sur l’ennemi intérieur.
Ceci nous permet d’accueillir plus aisément un fait massif concernant ces dernières : quelle que soit l’échelle de leur manifestation, les diverses pluralités constituant les civilisations, les nations, les institutions, les groupes, semblent être -dans la quasi-totalité des cas- des façons de stabiliser une « conversation intérieure » et de pérenniser leurs systèmes de signifiants. Pour le dire de manière plus directe : les pluralités constitutives obligent leur propre conversation à « tourner en rond » de telle façon que leurs réseaux de signifiants ne sont pas mis en cause au terme de chaque cycle conversationnel. On finit toujours par y revenir, ce qui maintient en place la structure, et donc garantit un certain équilibre entre dimensions intérieures.
Le trait en avait été découvert par Claude Lévi-Strauss : les sociétés « froides » qu’il faisait coïncider avec les cultures qu’on nomme maintenant et abusivement « premières » n’élaboraient en effet tous leurs produits culturels que dans le but de ne pas être emportées par le temps : sociétés, donc, « cristallines ».
L’anthropologue ne traite pas les productions intellectuelles ou artistiques des peuples ethnologisés comme des leurres, des illusions couvrant une réalité sous-jacente, mais bien au contraire, il en fait la trame même du tissu relationnel et langagier des sociétés concernées. Or ce tissage intellectuel non réflexif (et donc apolitique) de la réalité même des sociétés manifeste finalement un vrai discours des rites, des mythes et des nomenclatures.
On pourrait le caractériser comme une « morale de l’Histoire » généralisée, dans le registre de la prudence ou tout au moins de l’antique φρόνησις. Qu’il s’agisse de la bonne moyenne à tenir entre richesse et générosité ou de la bonne distance entre endogamie et exogamie chez les Kwakiutl ou les Salish de la région de Vancouver, du degré d’ouverture à maintenir quant à l’étranger chez les Chinook, les Algonquins ou les Athapaskan, du niveau terrestre intermédiaire à protéger (chez la plupart des Indiens des deux Amériques) entre le souterrain chtonien (entraille maternelle d’où la jalousie d’autrui peut surgir comme la merde… au sens où nous disons nous-mêmes que telle personne «est une fouteuse de merde »), et la céleste et masculine infinitude, (d’où peut aussi pleuvoir… toute une série d’ennuis inattendus).
Il en vient de même quand il est question du juste milieu où cheminer entre nature et culture, entre cru et cuit, ou encore des bonnes manières à préserver vis-à vis de soi, des autres et de la nature, ou enfin de la modération à afficher entre orgie de miel et tabagie ; ou encore quand il s’agit de l’équilibre toujours « à distance raisonnable entre Charybde et Scylla, entre diachronie et synchronie, événement et structure, esthétique et logique » .

Dans tous les cas, Claude Lévi-Strauss nous fait finalement entendre –au-delà des jeux formels de renversement, d’opposition et de transformation-, la voix d’un sage universel, que Rousseau n’eût pas désavoué, et qui nous dit seulement : « attention à nos passions ! Au pire, sachons les limiter les unes par les autres. »
Ce que Lévi-Strauss nous laisse entendre, en revanche, c’est que nos sociétés échappent, dans la violence et la chaleur de l’historicité, à ces mécanismes régulateurs et apaisants, voire… assoupissants.
Mais le mouvement chaotique (en apparence) de l’histoire a peut-être trompé notre grand anthropologue : car même les sociétés les plus vouées au changement, au progrès, aux révolutions, se trouvent, si on sait les déchiffrer, en proie au même but : demeurer elles-mêmes, ou le devenir de plus en plus, fut-ce en se fondant dans une entité supérieure où leur propre système de repérage se trouve validé. Autrement dit, les sociétés historiques -les nôtres- ont aussi recours au symbolique comme à un « fixateur » du tableau dont elles se croient formées.
On n’aurait donc pas affaire, avec la pluralité ordinaire, à quelque chose de très drôle : c’est même au contraire à une véritable passion de l’ennui que se vouerait le travail de pluralisation !
Du même coup, nous pouvons nous demander si l’objet même du présent travail ne risque pas de sombrer dans le fastidieux, un peu sur le modèle d’une religion obsessionnelle, crispée sur des rituels répétitifs.
La réponse que nous donnerons à ce problème très réel nous est personnelle, mais elle peut être partagée : la seule façon de ne pas nous engloutir dans l’ennui mortel d’une systématique des oppositions, c’est de découvrir d’abord comment elle est cachée sous des apparences, et comment, surtout, sa loi s’impose de façon à la fois liée et originale à l’ensemble des formations culturelles.
Autrement dit, dans cette espèce de géographie, de topologie des systèmes culturels que nous proposons d’entreprendre, le moment passionnant est, tout comme dans l’histoire des voyages circumterrestres, celui-là même de l’exploration, de la découverte et de la première cartographie. Ensuite, certes, l’ennui et la répétition nous guettent comme ils menacent les héros cartographes de la bande dessinée de Benoît Peeters et François Schuiten.
Cet ennui en perspective n’est pas pour autant inutile : il devrait nous aider à concevoir au contraire la pluralisation « ultime » comme ligne de fuite, échappée aux habitudes de la production culturelle.
La pluralité « essentielle » appelée par l’Un Ultime de l’humanité planétaire serait dès lors marquée par une différence radicale avec ses devancières, plus modestes et plus « casanières » : elle devrait induire un mouvement intérieur qui, tout en maintenant un certain équilibre entre les grande dimensions de l’humain, magnifie et vivifie celles-ci de manière inédite au point où, au lieu de parler de « fin de l’histoire », il s’agirait plutôt du commencement d’une autre !
Mais… un scrupule, ici, suspend notre envol : et si le côté actif, ouvert, émancipateur de la pluralité n’était pas réservé à l’utopie, mais qu’elle se manifestait aussi dans toutes les formes passées et actuelles ? Et si nous avions pris pour un dogme l’énoncé selon lequel toutes les sociétés ne visent qu’à « mourir d’ennui » dans leur totalisation enfin achevée, et n’envisagent jamais, au contraire, de mourir pour laisser les Humains agir à nouveau, en se choisissant de nouveaux cadres ?

Chapitre VI. Les pluralités symboliques transfigurent et déplacent des pluralités réelles

Pour qu’il y ait une pluralité qui ne se dissolve pas dans la domination ou la fusion, il faut qu’il y ait conversation, c’est-à-dire controverse, désaccord, mais désaccord suffisamment réglé pour ne pas « déraper » vers la guerre ouverte et l’extermination mutuellement garantie. En même temps, le risque d’un verrouillage n’est jamais absent, qui supprimerait effectivement toute possibilité de mouvement historique. La voie de la pluralité est étroite.
Un cas d’école intéressant pour démarrer notre enquête à ce propos est l’ensemble des sociétés amérindiennes du Nord-Ouest (autour de la vaste île de Vancouver), étudiées de Boas à Lévi-Strauss. Une fois admis que leurs mythes, leurs masques, leurs nomenclatures, qu’ils « n’ont pas de fonction fabulatrice », l’anthropologue tombe néanmoins sur une sorte de consensus assez fade : tout le monde semble s’entendre au fond, au travers de la variation des nuances presque infinies, sur une morale de la mediocritas entre accumulation et distribution, entre mariage éloigné et proche, le tout dans la tonalité indiquée par Claude Lévi-Strauss dès sa leçon sur le mythe d’Œdipe.
Ainsi découvre-t-il que «les Salish associent l’exogamie mesurée et l’enrichissement sage à la bonne vue, les Kwakiutl l’exogamie démesurée et l’enrichissement extravagant à la mauvaise » . Or, il s’agit de la même argumentation présentée différem-ment ! : tout le monde admet qu’il faut bien mesurer l’exogamie et la richesse .
Pourtant, cet accord est de surface : il recouvre une « guerre de propriété » ou «de richesse » déjà constatée par Boas et Mauss On doit comprendre que le concept quasi-médiéval (ou homérique ?) de « maison » produit la confrontation des biens prestigieux des lignages féminins et masculins comme une des causes de la structure des mythes et des masques, bataille quotidienne, réactualisée dans les mariages et les grandes fêtes de potlatch (dilapidation).
La morale de la mediocritas, que répètent finalement la plupart des mythes de nombreuses sociétés de la région ne tient donc ici que par le maintien de véritables antagonismes, des positions opposées sur le fond, et pas seulement par la forme des blasons matériels ou narratifs.
En réalité, ce tissu culturel peut être étudié dans les termes d’une seule conversation politique internationale, qui implique, par définition, une pluralité de positionnements activement soutenus.
Par exemple, pour toutes les grandes ethnies Kwakiutl et Salish, la controverse « de fond » porte sur le questionnement des deux catégories : richesse, alliance. Qu’est-ce qu’une « vraie richesse » qui ne se transforme pas en son opposé ? Qu’est-ce qu’une vraie alliance qui ne se change pas en mésalliance ? Or ce double questionnement produit un carré logique des oppositions, qui n’est pas seulement formel, mais dessine des positions irréductibles :
1.Certains vont opter pour une vue synthétique selon laquelle la richesse résume tous les bons comportements possibles, car elle implique (un peu comme pour les Calvinistes dont l’enrichissement démontre la salvation) de savoir échanger et de l’avoir fait à bon escient et bonne distance. Cette position existe réellement ; c’est celle des gens du Nord (Tlingit, Haïda, Tsimshian) selon qui Dame Richesse est la seule régulatrice de tous les maux (inceste, monstruosités, cataclysmes, arnaques, etc.)
2.A l’opposé, on peut soutenir que ce n’est pas la richesse, mais la vertu propice aux bonnes alliances qui est le critère essentiel. Cette «noble bonté » fournit un prestige qui détermine même, par contraste, une « mauvaise richesse », incarnée par l’ogresse accapareuse et dévoratrice d’enfants (mais aussi par le cuivre d’origine tellurique qui « aveugle » par son éclat trompeur et dangereux). Cette position existe aussi : c’est celle incarnée, au Sud, par les Salish, à la fois dans leurs mythes et dans leurs bénéfiques esprits-masques « blancs », anges marins dotés d’une bonne vision lointaine, et s’originant dans la richesse vivante qu’est le poisson.
3 ;4)Entre les deux, pour ainsi dire « coincés » entre ces deux grandes interprétations contraires -et distantes géographiquement-, il y a place pour deux courants d’interprétations médiatrices : l’un montant et l’autre descendant. Le courant descendant soutient que : « La richesse est le critère essentiel, mais attention à la « mauvaise richesse », celle qui, accapareuse et souterraine (Dzonokwa), donne aussi naissance à la jalousie (Komogwa).
C’est effectivement la position soutenue par les Kwakiutl du Nord, en contact avec la thèse de « Dame Richesse ». De même, les Awaitlala et Tenaktak, issus de la même région de contact (ainsi que les Nakoaktok, ou les Bella-Bella sur des thèmes proches) ont des mythes qui montrent comment le mariage ou le potlatch (la fête de dilapidation) sont « pollués » par la mauvaise richesse accapareuse (qu’on peut néanmoins parfois « redresser », (mais plus souvent voler).

La médiation montante admet, elle, que la vertu d’alliance l’emporte en principe sur la richesse mais est néanmoins parfois fautive. Cette position existe également, et qui plus est chez des peuples effectivement « enclavés » entre les grandes entités linguistiques du centre et du sud : ainsi sur l’île de Vancouver, entre Kwakiutl et Salish, chez les Nimkish ou les Malahas, pour qui un héros masculin tue son beau-père (alliance à prétention exorbitante), et rétablit ainsi la bonne richesse échangeable (celle des poissons, qui est aussi celle des enfants).

Pour résumer : les gens du Nord (Tsimshian, Haida et Tlingit) tendent à tenir, face à tous leurs voisins du Sud un discours « à prendre ou à laisser », selon laquelle une seule entité, la richesse idéalisée, peut traiter ensemble toutes les pathologies du lien d’échange entre étrangers : limitation des drames, enrichissement et équilibre entre inceste et mésalliance sont réglées par Dame richesse.
Les gens du Sud (les Salish) contestent tout aussi vigoureusement ce point de vue, mais en s’appuyant sur une entité également unique mais cette fois purement symbolique, l’esprit incarné par le masque blanc, dont les yeux en forme de longue-vue signalent surtout qu’ils voient clairement où les gens de richesse accumulée veulent en venir, et qu’ils ne sont pas « éblouis » par le reflet de leurs cuivres.
Ce n’est que dans les domaines (et pour les sociétés) physiquement intermédiaires que chaque puissance devient ambivalente : les masques blancs deviennent avares chez les Kwakiutl, la Dzonokwa peut devenir généreuse et salvatrice, la dame-Richesse peut finalement épouser le grand Cannibale, etc. C’est encore surtout dans ces mythes « médiateurs », que l’on rencontre les héros, animaux, ou choses qui font lien entre des extrêmes : grenouilles, saumons (qui se transforment en cuivre), crottes qui se changent en nacre, etc.
L’avenir même d’une « classe » aristocratique internationale se trouve engagé dans la réponse « majoritaire » à ces questions, à l’échelle du champ politique en question (et qui a été aussi vaste que l’Europe !). Par exemple, si l’emporte une position dissociant richesse et alliance, on peut supposer que c’est à l’avantage de ceux qui disposent d’autres sources de prestige transmissible aux lignages, notamment des capacités guerrières. Mais si ces « valeurs » l’emportaient, ce serait au détriment d’un pacifisme qui peut être de l’intérêt d’autres groupes.
La conversation en question est donc très sérieuse du point de vue politique avec lequel elle se confond finalement. Mais si nous la prenons au sérieux, nous ne pouvons nous contenter d’interpréter les constructions mythiques, rituelles, institutionnelles recourant à la pluralité comme de simples systèmes de fonctions (un peu comme « l’opposition de sa Majesté » est une pièce essentielle de l’establishment).
Nous devons laisser une place à la possibilité, toujours actualisée, toujours repolitisée, d’une ouverture ou même d’une rupture. Dans le cas de la région de Vancouver, la chose a été réglée par l’empire britannique, sa justice et sa police, au prix de détruire peu-à-peu toutes les significations du monde qui l’avait précédé. De sorte que la question du sens de la pluralité culturelle demeure dans ce cas sans réponse.
Mais dans beaucoup d’autres cas, on peut noter que l’anthropologue apporte, a priori, sa propre réponse : il manifeste une réticence sur tout ce qui pourrait menacer l’unité sociétale.
Ainsi, lorsqu’une société se présente elle-même comme laissant jouer une opposition forte entre liberté « au fond des forêts », et village aux « belles demeures », (le cas des Aranda, selon Morgan), Lévi-Strauss rappelle qu’« aucune société ne pourrait se permettre à ce point de « jouer la nature », ou alors elle se scinderait en une multitude de bandes indépendantes et hostiles, dont chacune contesterait aux autres la qualité humaine »
Est-ce si sûr ? N’est ce pas faire « la loi aux anthropologues » à partir d’un point de vue d’emblée favorable au Sociétal ? Il nous apparaît au contraire que la propension incoercible à « faire Un », que nous avons observée pour toute l’histoire humaine n’est en rien un idéal à soutenir : c’est un fait, spécifiquement humain, et chargé d’un potentiel pathologique considérable, plutôt minimisé par l’anthropologie classique ou structurale.
Quand Lévi-Strauss (dans La Pensée sauvage) compare le totémisme au système des castes c’est pour montrer qu’il s’agit dans les deux cas de « surmonter l’opposition entre nature et culture et les penser comme totalité ».
Quand Lévi-Strauss doit admettre que les systèmes classificatoires tentent de manifester des « exigences d’ordre » dans des situations engendrant la dislocation et la guerre, il isole les systèmes en question comme des œuvres d’art collectives. S’il sait par exemple que les schémas mythiques des Osages ou des Cinq-Nations iroquois sont issus de compromis et d’ajustements face à la désorganisation qu’entraîne la baisse démographique, ce qui l’intéresse est seulement comment l’on tente de suturer les plaies pour revenir idéalement à l’état antérieur. Comme si, pour prendre un exemple galvaudé, les égyptologues devaient tenir pour nul et non advenu l’épisode monothéiste d’Akhenaton, sous prétexte que ses successeurs avaient voulu totalement le gommer des mémoires !
Certes, Lévi-Strauss s’associe à Franz Boas pour nier que « les phénomènes culturels puissent être ramenés à l’unité » ; mais il ne critique pas la quête de l’unité « globale » du fait social, qui se découvre pour lui dans la logique classificatoire et de transformation régnant sur tout un champ culturel et se confondant finalement avec son extension, la tendance de l’esprit humain étant d’« épuiser l’univers au moyen d’une classification ».
C’est sur cette question que nous aurons à nous montrer vigilants si nous voulons garder notre cap : comprendre comment les cultures humaines de tout genre contiennent le germe qui permettra aussi à la culture mondiale de trouver « la voie du large » et de ne pas finalement retomber dans une répétition infinie de son « moi ».
Cela sans une fragmentation interne telle qu’un nouvel âge anarchique s’interposerait fatalement entre nous et l’avenir.

Chapitre VII. Formes intimes, locales et territoriales de la pluralité historique et moderne

Allons maintenant arpenter le monde présent comme s’il était encore vierge, non déjà dénudé par un regard anthropologique : ce qui est certes faux quant aux groupes ethniques, mais qui reste essentiellement vrai pour ce qui est d’une ambitieuse topologie de la pluralité comme mode d’action humaine fondamentale à toutes les échelles (à part quelques esquisses fulgurantes -et contestables- de Claude Lévi-Strauss sur l’Inde ou le monde islamique dans Tristes Tropiques).
Commençons en considérant les oppositions stéréotypées soutenues par les Français à propos de leur pays, et qui peuvent influencer durablement leurs choix politiques. Nous admettrons, par exemple, qu’il existe une opposition maîtresse Sud-Nord permettant de ranger des caractères comme « enjoué » ou « sérieux », « chantant » ou « pointu » (à propos des accents, et en déclenchant un discours savant sur langues d’Oc et d’Oïl). Si nous cherchons des signifiants-directeurs sous-jacents, nous tombons rapidement sur quelque chose de moins attendu : le Nord est encore référé à des peuples en tant que tels (Normands, Bretons, Alsaciens, Lorrains, Bourguignons, Flamands, etc.). Tandis que le Sud donne moins prise à cet aspect : Gascons, Occitans ou Provençaux étant des catégories un peu plus « agglutinantes » (à l’exception des Basques, qui sont plutôt une nation elle-même, d’ailleurs davantage inscrite en Espagne, comme les Catalans).
On trouve dans cette nuance Nord-Sud une trace de l’histoire remontant à la Romanité gauloise et aux invasions. Et l’on peut se poser la question : à quoi s’oppose un « peuple » quand c’est à quelque chose qu’on ne peut pas définir dans le même registre ? Une possibilité est de considérer le mode de civilité : la Cité, ou plutôt la Citadinité.
Or, ceci fonctionne assez bien (mais néanmoins imparfaitement, bien sûr) pour le contraste Nord-Sud : on dira plus facilement, pour évoquer les gens d’une bande sud allant de l’extrémité du golfe de Gascogne à la frontière italienne du pays niçois, qu’ils sont définis par une « grande ville » : Bayonne, Pau, Toulouse, Montpellier, Narbonne, Nîmes, Marseille, Nice. C’est plus difficile, mais pas impossible sur une bande Nord, à l’évidence beaucoup moins riches en villes importantes, sauf la métropole lilloise, contiguë, voire partie prenante du « bloc » Bénélux.
Ce système d’opposition (peuples au Nord contre cités au Sud) peut être superposé avec celui que proposent Emanuel Todd et Hervé Le Bras à propos des familles, ce qui a l’avantage de faire émerger également un axe de comparaison Est-Ouest. On sait que la grille proposée par ces auteurs croise très simplement deux types de solidarité : dans l’espace, le fait que plusieurs générations et/ou collatéralités vivent ou non sous le même toit ; dans le temps, la transmission des biens.
Ils distinguent donc quatre grandes catégories (ou plus si l’on subdivise par exemple générations et collatéralités). Le Sud de la France est selon ces auteurs, marqué par la dominance de la famille souche, à savoir solidaire entre générations mais inégalitaire dans la transmission, et s’oppose nettement au Nord, dominé, et de façon majoritaire au plan de la France, par la famille nucléaire (ou individualiste) égalitaire. De là à penser, comme l’affirme Todd dans un autre ouvrage, que le milieu des « peuples » anciens est aussi celui du modèle de ménage le plus archaïque, le pas est franchi facilement.
Pour ce qui concerne l’inscription des différences familiales sur l’axe Est-Ouest, la famille souche est présente sur la façade atlantique et en Alsace-Lorraine ou dans les Alpes, correspondant aux pays du refus des prêtres de prêter serment à la constitution civile de 1791. Aujourd’hui ces régions sont encore marquées par des ressemblances sur le plan des choix électoraux.
Que faire de cette différence entre « opposition Nord-Sud »/ similarité Est/Ouest ? En quoi la « mer » et la « montagne » (qui rappelle le système d’opposition des Assemblées révolutionnaires entre Montagnards et « la Plaine » -ou Girondins-, système sociotopique parisien, mais référencé à l’antiquité athénienne selon Plutarque!) sont-elles, dans l’optique de nos démographes, …si proches ?
Il faut travailler un peu le matériau (sans le torturer) pour pouvoir répondre, et du même coup, saisir la signification profonde de l’organisation cardinale du territoire français : on se rend compte, en effet, que la distinction entre « souche » et « communautaire » joue beaucoup moins spatialement que celle qui sépare de « l’individualisme » (absolu ou relatif) ces deux variantes du ménage élargi à des membres éloignés du noyau conjugal. Autrement dit, les foyers géographiques des ménages souche » sont proches de ceux des ménages « communautaires », et sont caractérisés par des aires géographiques isolées, aussi bien montagnardes que maritimes. L’opposition pertinente majeure qui permet à la culture française de se concevoir elle-même est donc plus simple, que celle redécouverte par nos spécialistes de l’INED : elle consiste à opposer au monde des échanges fluides (couvrant à peu près tout l’espace national), des marges : bandes étroites situées hors circulation.
Nous avons testé cet aspect à partir d’une enquête personnelle : tel pasteur protestant pyrénéen aura des parents cévenols, et convolera en justes noces avec une chrétienne de Montbéliard, dont le père enseigne la théologie à Strasbourg. Leurs enfants disposeront donc, dans leurs références génétiques symboliques, d’une carte des isolats les séparants du « main stream » français en général.
Mais ceci ne répond pas à notre souci de faire « signifier » l’axe Est-Ouest, puisque celui-ci, au lieu de permettre à un curseur de se déplacer d’un minimum vers un maximum, va plutôt être la coupe en W d’un phénomène où le « massif central » est aussi une « marge centrale » rejoignant en nature celles des montagnes périphériques, des domaines inondables et des vallées isolantes.
Pour trouver la clef de ce dilemme (que faire d’un axe cardinal qui, a priori, ne « veut rien dire »), il faut revenir à l’axe Sud-Nord : celui-ci ne devient pleinement signifiant que s’il représente -et c’est vérifié- une circulation fluide -incarnée par la famille « minimale » individualiste entre deux formes de civilité : celle, nordique, du « peuple », et celle, sudiste, de la « cité ». Cette circulation, toutefois, produit un problème spécifique à la France : elle confronte deux idées distinctes de la légitimité souveraine :
-celle de la Loi, au Sud, (pays de Montesquieu), qui rappelle le droit dans ses origines citadines, canoniques et romaines.
-Celle du peuple souverain (reprise par le Genevois Rousseau, mais sous contrainte culturelle due au Picard Jean Calvin).
Ces deux idées étant en partie contradictoires (puisque une Loi au dessus du Peuple limite la souveraineté de ce dernier, tandis que le maintien de celle-ci revient à pouvoir changer la Loi sans limite a priori), il n’existe, pour la formation nationale qui en est inspirée aucune autre solution que de supposer un pouvoir central au dessus du débat, et, d’une certaine façon, à la fois au dessus de la Loi et du Peuple.
Nous pourrions voir une trace de cette aporie dans l’extraordinaire propension des Français à mettre en accusation les membres de leur classe politique au nom de l’abus de pouvoir, propension qui n’a d’égale que celle de leur incapacité de fonctionner sans cet abus nommé « domaine régalien », ce qu’ignorent la quasi-totalité des autres Etats Ouest-Européens.
Ce n’est pas fini : la «dégradation » du débat purement démocratique (entre Loi et Peuple) dans la vie politique française a pour « miroir » ce que symbolise finalement l’axe Est-ouest : à savoir une forte présence des formations familiales résistantes à la circulation des thèmes politiques généraux, eux-mêmes associés à la famille nucléaire individualiste.
Or, rappelons-nous : cette forte présence est littéralement associée aux lieux peu accessibles et marginaux. En d’autres termes, les deux axes cardinaux de la culture française en tant qu’elle est en partie fondée sur la structure des ménages, renvoient à une double marginalisation : celle des communautés locales ; celle de la loi comme objet du débat démocratique (nous souvenant à l’occasion avec Jacqueline de Romilly que la libre parole et la démocratie sont absolument synonymes pour leurs inventeurs, les Athéniens du Ve siècle).
Sur ce résultat, nous pouvons maintenant tenter de faire d’une pierre deux coups : expliquer en même temps la structure culturelle majeure interne à la France (non-compréhension politique Sud/Nord renvoyant à la non-miscibilité entre corps politique et communauté locale Est-Ouest) et son lien organique avec le débat national entretenu avec trois voisins : l’Allemagne, l’Italie et la Grande Bretagne.
Nous avons évoqué dans le premier ouvrage la pluralité fortement structurée existant entre les quatre grands pays fondateurs de la communauté européenne en ce qui concerne le rapport à la « Loi ». Rappelons qu’elle oppose logiquement les partisans d’une transcendance de la civilité urbaine sur la loi (Italiens) à ceux d’une transcendance de la Loi pure (Britanniques), mais aussi aux Allemands (adhérents à l’idée d’une fusion Loi-Communauté) et enfin aux Français, qui, comme nous venons de la voir, ne croient réellement ni dans la Communauté ni dans la Loi (mais davantage au Pouvoir).
Le lecteur s’y référera utilement, et nous pouvons maintenant nous étonner :
Comment se fait-il qu’une structure symbolique interne, informée par des caractères microsociaux tels les traits de la famille, puisse se transformer en un modèle national dialoguant avec d’autres modèles nationaux, et ceci de telle façon que ce dialogue forme également une matrice tétralogique ? N’est-ce donc pas un pur effet de construction ?
Nous ne nous justifierons pas ici systématiquement contre cette accusation, sinon en rappelant que les catégories et les cartographies des types familiaux utilisés pour fonder ce dispositif n’ont pas été inventées par nous, mais par Todd et Le Bras, et bien avant que nous ne songions à y recourir. Que, par ailleurs, notre découverte de la conversation inter-européenne sur la Loi ne s’est pas du tout accompagnée d’une volonté de fondation dans des phénomènes d’échelle inférieure.
Et nous n’y aurions pas pensé, pour la simple raison - qui va maintenant nous servir de stimulant pour l’imagination sociologique- que l’on ne peut à la fois supposer une base écologique aux catégories de base (par exemple l’isolat montagnard favorisant la famille communautaire) et affirmer que les catégories de la superstructure ne fonctionneraient que dans leur propre logique conversationnelle. Par exemple, il semble impossible de soutenir en même temps que la France sous-estime les communautés dans son langage politique parce que celles-ci sont déjà réduites à des isolats montagnards ou marécageux, et qu’elle le fait par esprit de contradiction avec l’Allemagne !
Mais justement : est-ce si impossible, à la vérité ? Ne suffirait-il pas, pour y parvenir, de supposer que les entités nationales elles-mêmes se sont construites en « choisissant » (et en délimitant) les aires écologiques et économiques qui s’agencent plus facilement comme des systèmes dialogiques ?
Pourquoi pas, au fond ? Réfléchissons quelques minutes : qu’est-ce qui s’oppose à l’idée que les vastes pénéplaines plutôt situées au Nord ont favorisé l’idée de peuple, tandis que les emporiums multipliés au pied des arcs montagnards méditerranéens ont favorisé, eux, l’idée de cité, au sens antique du terme ?
Allons plus loin : qu’est ce qui interdit d’imaginer un processus dialogique d’abord engagé par un monde de cités établies (et jamais totalement détruites pendant l’ère médiévale, si l’on en croit Fernand Braudel), puis donnant lieu à la « réponse » d’un monde plus nordique en cours de « civilisation », et, à partir des leges barbarorum, imposant plutôt une logique des peuples (au sens de nations, ou de « Volk ») ? On aurait alors une dominance de l’aspect « fluide » du débat Loi-Communauté, mais en pouvant déjà percevoir des tendances de différenciation forte : alors que les cités remontent vers le Nord et que les peuples « occupent » les cités (logique impériale de la Mittel Europa), apparaissent deux sortes d’exception :
-l’Insulaire qui, avec la Grande Bretagne, va constituer carrément son peuple en cité, attirant chez elle sur un mode élargi le fonctionnement traditionnellement sudiste « à la Loi ». (grande Charte, notion de « people », etc.)
-La « Continentale », bien incarnée par la France, où la diversité écologique et économique prévalant, le débat sur le type politique (la politéia) est « absorbé »’ dans sa compétition avec la question des communautés résiduelles.
Ce modèle simple peut supporter certains glissements temporels dans les deux sens entre Grande Bretagne et France, mais il impose, quoi qu’il en soit, l’antécédence de la Cité sudiste et de sa réponse « Volkish » au nord.
Si on l’accepte ou le tolère momentanément, il permet alors sans aucun problème d’y superposer le « calque » des types familiaux, sans, d’ailleurs, qu’on soit capables d’aller au-delà d’un recouvrement assez large des zones marginales et des types plutôt solidaires spatialement (souche ou communautaire).
Plus qu’une rencontre entre « montée » des styles familiaux et « descente » des styles politiques, on aurait donc, en France et encore actuellement, une reformulation massive des styles familiaux par les styles politiques, tels que les premiers participent pleinement de l’opposition politique principale.
En sorte que les interprétations de Le Bras et Todd sur l’ancrage du politique dans le familier, doivent être renversées, même si elles semblent être justes au premier degré : il y a bien coïncidence de long terme entre carte politique et carte des types familiaux, mais il faut en inverser la causalité interne. L’énergie du système semble certes être donnée par le familier, un peu comme un radiateur à inertie semble être chauffé par des briques réfractaires quand l’électricité est coupée. Mais sur la durée, c’est bien celle-ci qui transmet, dans l’autre sens, son énergie aux briques réfractaires.
L’intérêt de cette analogie est d’ailleurs d’indiquer que le « fait de la France » est surdéterminé précisément par de la métaphore « énergétique », celle qui permet le mouvement et le brassage des valeurs à propos de la politique. Est-ce pour cela que l’entreprise EDF est si caractéristique de ce pays, où le pouvoir, tel « l’Homme responsable » que signifie le mot « pharaon », doit soutenir la circulation des ressources entre toutes les parties du territoire ? Et où « l’égalité », déjà si travaillée dans le contexte catholique précédant la laïcité, signifie essentiellement « droit à recevoir sa part » (sa portion « congrue », c’est-à-dire suffisante) de l’économie nationale ?
Chacune des propositions évoquées ci-dessus mérite controverse et approfondissement. Nous ne pouvons nous y attarder ici, priant instamment le lecteur de nous créditer du sérieux des opérations qui les ont permises.
Qu’il nous accorde au moins ceci : tout l’univers discursif en vigueur dans une formation sociétale comme l’Etat-Nation « France » est bel et bien dépendant d’une structure de sens valant à tous les niveaux (comme dans l’énoncé de Marcel Mauss sur le fait social total). Ce qui implique, par exemple, que le mot : « économie » n’y rend pas le même son, et n’y a pas le même sens, ni la même portée, que dans un autre pays, fût-il proche, et ce, malgré la tentative académique de conceptualiser l’ économie comme une discipline universelle.
Ainsi, à comparer au dispositif symbolique italien, le système français demeure soumis au débat perpétuel sur ce qu’est le politique, y compris chaque aspect de la notion d’égalité. En revanche, en Italie, l’économie est vraiment une valeur absolue, au sens où elle représente soit une vraie activité, soit une activité parasitaire (7% du PIB italien proviendrait des mafias).
Le dualisme entre l’une et l’autre est marqué dans l’espace cardinal italien, entre le Nord-Ouest industrieux et le Sud-Est dépendant. L’axe transversal à celui-là est aussi marqué économiquement entre l’artisanat lié aux pentes apennines, et le commerce des périphéries côtières. Ce second axe est antique et l’opposition Remus (la rame)/ Romulus (le Rameau) le représente déjà.
La citadinité italienne ne s’oppose à rien, surtout pas à la loi, dont elle fut l’origine : elle confond coutume et loi écrite dans la pratique locale. Elle représente simplement le caractère national …en le dévaluant partout de la même manière. C’est aussi pourquoi, paradoxalement, le politique ne « travaille » pas la sphère symbolique italienne comme il le fait en France. On lui préfère la récurrence Nord-Sud avec ses deux formes anciennes de domination : celle du « métayer » fasciste issu de la tradition quasi-militaire des structures communautaires au Nord, celle du « contremaître » mafieux de la grande propriété au sud. Qu’il y ait des échanges entre les deux rôles, voire des confusions, tient surtout à l’élément symbolique principal qui est la « domination », l’élément secondaire étant le caractère légitime ou non de son moyen principal : exploitation régulière ou extorsion.
Tout cela n’implique pas du tout que les Italiens ne sont pas des républicains conséquents : cela veut dire que leur procès de métaphorisation principal, valant pour toute la péninsule et rien que pour elle, est centré sur le problème de la domination de familles urbaines sur d’autres. Bref, elle est hantée par la catégorie cachée mais encore efficace de « patriciat ».
Cette problématique peut sembler « brutale ». Elle montre seulement que les dialogues inscrits -de façon souvent inconsciente- dans les univers sémiotiques nationaux (ou autres) disent « la vérité » qui les préoccupe le plus et la fixent comme moyen sacrificatoire permettant de rappeler l’identité partagée. Nous ne sommes donc, avec les sociétés historiques, jamais très loin des phénomènes mis à jour par Marcel Mauss pour les « sociétés primitives ».
Il est à noter que, dans le cas évoqué des Nations européennes actuelles, aucun des « dialogues intérieurs » n’échappe à des problématiques de culpabilisation possible : le modèle français tourne autour de l’abus de pouvoir, l’italien se concentre sur l’éternelle question « sociale », l’allemand est fasciné par l’opposition entre cultures identitaire et étrangère, et le britannique est travaillé par la perspective totalitaire du mécanisme individualisme/loi. Un peu comme si chacun mettait au centre de son propre fonctionnement ce qui faisait sens comme « le plus problématique ».
Nous dévoilons seulement ici un petit aspect de la capacité heuristique de la recherche des dimensions dialogiques pertinentes de toute « totalité » englobante. Et nous pourrions justement continuer l’exercice d’approfondissement pour l’Allemagne et sa manière d’accoupler Communauté et Société, ou sur la Grande Bretagne, et son organisation produisant réciproquement la Loi et l’Individu. Mais ce serait redondant pour ce qui nous occupe dans ce travail : montrer que tout ce qui est contigu s’adapte réciproquement et que tout tend à faire système d’opposés, les cristallisations de rang inférieur se soumettant aux impératifs de celles de rang supérieur, sans pour autant se défaire de leurs particularités « endogènes ».


Chapitre VIII. Le continent de la résistance vivrière

A l’autre bout du monde, gît une énigme fascinante pour un Occidental : la péninsule « indochinoise » (ou « Asie du Sud-Est continentale ») avec ses cinq Etats : Birmanie, Thaïlande, Cambodge, Laos, Viet-Nam.
Aucun de ces pays -encore très largement peuplés de paysans (cultivant surtout le riz et le café) et de sylviculteurs- ne manifeste d’élan vers la démocratie pluraliste à l’occidentale. Trois d’entre eux -Birmanie, Laos, Viet-Nam- ont des organisations autoritaires, dont des partis uniques -communistes- pour les deux derniers. Les deux royautés, Thaïlande et Cambodge s’essaient lentement au pluripartisme, mais de manière peu convaincante, les élites éligibles étant généralement les mêmes que dans les régimes autoritaires précédents.
Cette résistance à la modernité libérale est inscrite dans un dispositif écologique commun à tous, et qui oppose en chacun -sous régime de mousson- une masse continentale montagneuse et forestière, des plaines alluviales très riches (celles que traverse le Mékong, véritable axe central de la péninsule), et des côtes interminablement allongées (sauf pour le Cambodge et le Laos complètement enclavé entre Mékong et cordillère annamitique). Autrement dit, la nature offre ici une exubérance liée au mélange terre-eau-soleil qui n’a pas d’équivalent ailleurs : elle oblige le travailleur à suivre d’autant plus impérativement ses rythmes qu’elle est fort généreuse.
En contrepartie, les gens sont souvent attachés pour vivre à des localisations restreintes, sans envisager le commerce ou l’industrie comme une nécessaire amplification. Ce trait explique le nombre incroyable d’ethnies et de langues qui coexistent sur ces territoires. La résistance au changement économique se redouble d’une résistance sociopolitique -et rapidement celle de maquisards armés- que les pouvoirs s’efforcent de vaincre depuis des siècles. Lorsque l’unité n’est pas réalisée (comme au Vietnam, et en tenant compte des cultures sinisées du Tonkin, ou comme au Cambodge autour du peuple Khmer), la bataille des pouvoirs centraux pour contrôler et réduire la diversité ethnique est continue.
La répression plus ou moins massacrante des minorités résistantes reste à l’ordre du jour (comme celle des Hmong au Laos, ou des Karen en Birmanie). Elle se déduit de conflits multiples qui prennent tous sens dans la distance entre un idéal national et des particularités locales. De ce point de vue, le déménagement récent de la capitale birmane depuis la côte vers le couvert forestier (et un réseau de bunkers géants) n’est pas sans rappeler la désertification forcée de Phnom-Penh par les Khmers rouges. La proximité des capitales et des foyers de résistance (comme celle des Hmongs près de Vientiane) est un motif d’agression ethnique. Mais le centre thaïlandais peut aussi appeler au massacre de minorités musulmanes basées au plus loin vers le Sud.
L’entraînement général (bien qu’inégal) de tous les pays de la région dans la « croissance » libérale intensive, à la suite de la Chine a été dû en partie à des demandes adressées à l’agriculture, mais aussi, tout comme en Chine, à l’implantation d’usines faisant appel à une main d’œuvre d’origine paysanne et vivrière, aux salaires très bas. Il est possible -mais pas certain- que la structure traditionnelle finisse par être emportée par cette nouvelle « donne », les Etats devant alors jouer pleinement leur rôle de protecteurs attentifs, car ils risquent, en cas de trop grande inflation, que la tendance insurrectionnelle se manifeste à nouveau.
Ce panorama n’a, en lui-même, aucune portée d’explication culturelle, sauf, peut-être, sur le point très sensible de la fragmentation ethnique, d’ailleurs plus forte au centre (le Laos) et à l’Ouest (Thaïlande et Birmanie, dénommée désormais « union » du Myanmar) qu’au Sud et à l’Est (Cambodge et Vietnam). Mais il est presque certain que le thème de la « résistance » est central (ce dont le succès vietnamien face aux colons français et aux armées américaines témoigne encore).
Expulsés, massacrés ou bombardés, dominés par des royaumes voisins ou des puissances lointaines, les habitants de ce monde se caractérisent par la résistance, d’ailleurs reliée au couvert végétal surabondant, et non à la richesse purement agricole comme en Chine. Comme dans le film culte de Cameron, c’est au fond la forêt qui résiste ici à l’envahisseur, et pousse celui-ci à la.. déforestation, que le motif en soit militaire ou économique.
Pourquoi citer ce cas « épineux » ? Précisément : il n’y a pas d’entification unitaire de la « péninsule » (qu’on devrait mieux dire « sous-continent » comme son voisin indien), qui n’a d’ailleurs pas de nom unique. Autrement dit, la pluralité est inscrite dans ce « pentapole » sans appellation commune, et qui, pourtant possède une unité intrinsèque évidente : la résistance de leurs peuples ruraux et forestiers à la logique de l’argent ou/et de la domination militaire (ce que rappelle le roman excellent de Morgan Sportes «Pour la plus grande gloire de Dieu », à propos de la mission des Jésuites envoyés par Louis XIV à la cour de Siam).
La structure signifiante des cinq Etats-Nations en question pourrait être ainsi décrite : ce sont d’abord trois « lanières » Nord-Sud, qui, d’Est en Ouest, décrivent trois styles d’homogénification nationale : le Viet-Nam, à l’Est, représente l’unification parfaite, sur fond d’ancienne colonisation chinoise. La Thaïlande, au centre,une unification incomplète, autour de sa population thaï majoritaire. Et La Birmanie, à l’Ouest, est divisée en groupes assez grands pour justifier sur des décennies la dictature unificatrice d’une junte (qui n’aurait pas de raison d’être sans cela). Sur l’épicentre géographique (symbolisé par le cours du Mékong), le Laos et le Cambodge représentent une cassure entre le Nord montagnard et forestier (aux très nombreuses ethnies) et le Sud rural, fluvial et lacustre, dominé par un seul peuple Khmer.
Autrement dit, c’est en un sens, l’échec de la totalisation nationale qui est signifié sur cet axe central : une sorte de résistance dans la résistance. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont ces deux pays qui ont été le plus martyrisés par l’histoire (et même celle de la guerre du Vietnam, puisque des bombardements massifs y ont perduré).
Alors que les Occidentaux recherchent désespérément des indications pour « se changer » et devenir écologistes, le centre de la péninsule indochinoise (qui n’est ni chinoise, ni indienne, ni siamoise, ni annamite, ni…) manifeste en permanence la forme viable du refus du mode de vie occidental. En même temps, les élites économiques vivant dans les surfaces de contact avec le monde n’ont jamais amassé ni concentré autant de revenus de l’exploitation, et ne les ont jamais autant dilapidé dans des réalisations de prestige (gigantesques tours, villes champignons, etc.). La corruption va de pair, telle qu’elle infeste aussi bien le Viet-Nam que la Thaïlande ou la Birmanie.
Toute la question est de savoir, me semble-t-il, si l’unification (souvent Nord-Sud, recoupant l’opposition forêt-plaine côtière) va demeurer assez longtemps le symbole de la réussite, puisque cette dernière peut en venir progressivement à représenter la destruction irréversible de la nature et du même coup de toute économie vivrière. Deux pluralités entrent alors en conflit, comme se croisent deux systèmes d’ondes : la pluralité Est-Ouest, où se déploient les différences dans l’unification nationale ; et la pluralité Nord-Sud, où réside « l’âme » de tout ce petit sous-continent (de plus de deux cent millions de personnes, tout de même) : la « résistance » au Nord ; l’ouverture au monde au Sud. Dans ce système (où l’on retrouve quelque chose des deux Corées), il est possible que la Birmanie indique une confluence inattendue : celle d’un pouvoir national avec la zone de résistance en terre profonde. Dans le contexte de cette région, il n’est pas sûr que cet « enterrement » (qui est aussi celui de silos de missiles et de pistes d’envol) reflète seulement le suicide d’une dictature. Serait en gestation une tentative -peut-être impossible- de conjuguer la totalité nationale et celle de la localité «enfouie » dans le maquis.
Que faire de cette esquisse dans notre problématique ? Certainement pas affirmer un savoir, ni même une grille de repérage. Mais nous voyons qu’en soulevant une question -celle d’une contradiction entre oppositions (Unité et/ou Ouverture)- nous nous donnons les moyens d’une vigilance dans l’observation. Un fil peut être tiré pour utiliser les innombrables données et analyses érudites réalisées sur la région.
Quitte à être démentie dans son importance, la question ne peut être tout-à-fait écartée. Elle peut surtout être mise en relation avec la vaste culture chinoise voisine (ainsi que la tibétaine) et sa réponse propre à une question posée depuis des millénaires à partir de la situation des Han (dont l’origine du mot aurait à voir avec la « sueur » du travail agricole). Ceux-ci ont en effet pu devenir une société du « milieu » (un centre) à partir de la très grande richesse des plaines de loess entre de grands fleuves. En s’étendant, leur puissance a rencontré d’autres résistances, et, notamment celle des peuples forestiers du Nord et du Sud, et des déserts occidentaux. Ces forces turbulentes ont été en large partie vaincues ou hégémonisées par l’outil culturel : la langue chinoise écrite et le système administratif qui lui était lié. Mais, en un sens, le refoulement des pluralités culturelles « barbares » à l’extérieur des frontières du domaine impérial a aussi contribué à figer ces pluralités comme contrepartie de l’homogénéité intérieure (relative).
Les religiosités d’origine souvent commune qui se diffusent dans toute l’Asie orientale traduisent ces reliefs, ces nuances et ces oppositions. Il semble néanmoins qu’elles contribuent à former, à partir de leur association « canonique » au sein de la culture chinoise (Taoisme, Confucianisme, Bouddhisme, datant tous les trois de plus de deux millénaires), une thématique générale du problème du « centrage », dont on a pu voir comment il travaillait aussi la péninsule indochinoise, mais sur un mode beaucoup plus problématique.
Là encore, comme pour l’Europe, nous pouvons élaborer une hypothèse plus large sur la « sémantique générale » de l’Asie du Sud-Est, du seul fait de cette polarisation par le problème de l’Identité (être soi, être en soi, plutôt qu’aliéné par l’autre peuple, plus ou moins « invasif »).
La conversation autour de la métaphore identitaire

L’identité comme thème culturel central pose de nombreux problèmes : comment être sûr qu’on est soi-même ? Où commençai-je ? Où sont mes limites ? Quel est le soi qui est le bon ? Qui est l’arbitre des valeurs ? Comment trouver les bons rapports avec l’Autre radical qu’est l’Etranger inassimilable et pourtant présent, voire incon-tournable par sa puissance technique ?
Il existe plusieurs réponses ancestrales à l’énigme de l’identité et elles ont été systématiquement rassemblées en ensembles cohérents par les cultures devant se positionner réciproquement, mais essentiellement en fonction de la proposition chinoise d’unification large par l’écriture idéogrammatique.

Cette dernière, on osera la résumer d’un aphorisme :

« L’Autre, on l’absorbe. »

Cet énoncé, implicite ou explicite, revient à une intuition du réel comme mouvement universel où l’homme ne peut prendre place qu’en échangeant la pointe extrême de son identité, de son intériorité propre et singulière, avec la totalité des modes qui interviennent dans ce mouvement et participent de son équilibre. C’est le point central et « vide » de jonction entre le yin et le yang, par exemple. On retrouve aussi la position de la femme « absorbant » la force de l’homme, dans une société où le cliché des petits pieds de la femme soumise (nu) et la réalité de la déshérence de la fille par rapport au fils ne doit pas cacher l’importance mythique considérable accordée à la puissance maternelle (mu) et à ses transpositions dans la métaphore sociétale appliquée à la Chine elle-même comme « société mère ».
. Mais si être Chinois (dans l’inconscient) consiste peut-être à être, via l’écriture compréhensible bien au-delà de ses frontières, un « ventre de Bouddha », une « mère absorbante », tout en sacrifiant la femme à la récupération domestique de son pénis comme « pater familias », et une fois cette position occupée et pleinement assumée, il reste assez peu de places logiques disponibles en vis-à-vis pour des cultures partageant le même fonds métaphorique.

-Il y a par exemple la position consistant à être l’Autre ou à le devenir:
en témoigne la Corée (du Sud), qui fut jadis plus chinoise et plus confucéenne que la Chine, et aujourd’hui plus chrétienne et occidentale que l’Occident, tandis que la Corée du Nord est plus communiste que le communisme stalinien !
Voila, par exemple, un trait, quasi théâtral, que les Occidentaux ont du mal à percevoir chez les Coréens du Nord et du Sud , alors qu’il est décisif dans le dispositif régional.

-Il y a la position consistant à refouler ou récuser l’Autre : c’est un peu celle, que nous avons observée -mais que nous pouvons maintenant situer dans ce cadre dialogique plus vaste- chez les pays de la péninsule indochinoise, qui ont tous connu -à des degrés divers- les tentations de la fermeture et du rejet- .
Notons qu’ils exploitent la ressource bouddhiste (Birmanie, Thaïlande), ou l’associant à des thèmes nationalistes plus ou moins modernes (comme le Bouddhisme vietnamien). La position la plus fermée semble de plus en plus difficile à soutenir, comme en témoignent les événements en Birmanie, où les moines prennent une part active à l’ouverture culturelle du pays… mais manifestent eux-mêmes une hostilité envers les Musulmans.

-Il y a enfin la position consistant à apprendre de l’Autre (à assimiler un aspect de l’Autre, sauf son essence) pour mieux l’égaler, la dépasser, lui résister et s’en défendre. Cette position plutôt privilégiée par la culture japonaise n’est pas à confondre avec « l’absorption » de style chinois :dans cette dernière l’être étranger est attiré en lui-même dans la culture sinisée, du moins quand c’est possible. Tandis que dans l’option japonaise, on se contente de prendre les techniques et de les mettre au service de l’identité nippone, qui ne s’ouvre pas pour autant. Inversement, la diaspora chinoise est bien plus perméable à la culture étrangère que la japonaise, au risque de s’y perdre. C’est la rançon d’un principe philosophique selon lequel la sphère culturelle d’un pays est présumée « tenir lieu » de cosmos intégrateur.

Le questionnement sur la consistance propre du sujet des actes (hésitation renforcée par les aléas historiques et renforcée par la tradition religieuse du « centre vide ») conduit ainsi à privilégier une conversation asiatique maintenue entre deux grandes alternatives métaphoriques et leurs deux médiatisations :
-se choisir contre l’autre ; choisir l’autre pour être soi ;
- être par l’être, être par l’avoir. Choix qui peut être résumé schématiquement de la manière suivante.






















Le schème de l'identité comme champ culturel



Il ne s’agit en aucune manière ici de décréter que les Orientaux récusent autrui, ou ne pensent qu’à lui prendre son identité : il s’agit plutôt de l’altérité « sauvage » (qui n’a pas du tout besoin pour cela d’être primitive) qui a préoccupé plus fortement la façade orientale du continent eurasiatique de par la proximité du « tourbillon turco-mongol » et de sa grande extension temporelle.

Nous pourrions certes penser au contraire (après Owen Lattimore et sa théorie de la « centralité mongolienne »), que la Grande Muraille incarne plutôt la peur immémoriale des pouvoirs impériaux de voir les peuples de Chine s’évader de leur prison pour retrouver les grands espaces de rencontre et de liberté des plateaux mongols !
Quoi qu’il en soit, tant par sa porosité que par son existence, la Muraille est une prise de position spécifique de cette civilisation concernant la relation à l’Autre et la définition de soi.
C’est précisément parce que la question de l’identité chinoise est cosmologique et intégratrice qu’elle exige, de période en période, une clôture extérieure permettant à l’univers intérieur de manifester sa variété et sa vitalité. Cette clôture (comme par exemple celle découlant de l’interdiction faite aux Chinois au XVIe siècle de voyager en haute mer et de la destruction des grandes jonques) n’a pas directement pour but d’ignorer l’extérieur mais de rapatrier toutes les forces disponibles au centre. Ainsi la menace est traitée « en bloc », à partir d’une logique stratégique impériale se défiant des peuples, et pas à partir -comme en Occident- d’un sujet citoyen-combattant, lequel dérive plutôt d’un libertarisme barbare que d’une disci-pline de soumission au despote.

Qu’est-ce qu’être « Soi » ? Poser la question, c’est déjà attendre un terme extérieur à la simple tautologie. Admettons que le terme extérieur soit simplement « l’Autre », comme « ce qui n’est pas Soi ». Dès lors, être Soi… c’est bien ne pas être l’Autre. Cependant, comment suis-je sûr de ne pas être l’Autre ? Pour le prouver, il faut bien que j’aille au contact de la différence. Au point de contact lui-même, je suis alors confronté à la nécessité de définir cette différence, et cela me conduit à deux possibilités seulement, bien que combinables :
-Soit cette différence est quantitative (Règle), soit elle est qualitative (Culture).
En d’autres termes, soit je suis plus ou moins que l’autre, ce qui revient à dire que je dispose d’une caractéristique homologue en plus grande ou plus petite quantité que lui, ou que cette caractéristique est absente chez lui ou chez moi.
Soit je suis différent « essentiellement » de lui, par exemple, soit parce que mes cheveux sont roux et non noirs (ou que mon âme possède un karma différent), soit parce que j’occupe une position autre que lui dans l’espace-temps, position impossible à référer à une échelle de valeurs.
Ainsi, dès lors que je doute d’être moi-même ou l’autre, je suis bien confronté d’une part à un choix (je suis préférentiellement ou moi ou l’autre), et d’autre part à une question de style : ou bien c’est par l’être ou bien c’est par l’avoir que s’effectue la comparaison. Il suffit dès lors de croiser ce choix et cette question pour obtenir l’un des seuls positionnements possibles à ce degré de généralité.

L’Identité comme problème de toute l’Asie du Sud-Est - dans le jeu de ses différences Corée/Japon/Chine/Sociétés bouddhistes du Sud - semble bien correspondre au choix de la forme « culturelle » de la métaphore, plutôt que de sa forme de « loi », comme en Occident. Et la modernisation accélérée de la région, en application de certains éléments du modèle occidental, ne signifie pas du tout que nous en ayons fini avec cette option. Comme certains observateurs l’ont noté, peut-être la « sinisation » du monde est-elle autant sinon davantage en cours que son « occidentalisation ».

Si nous comparons cette problématique du Soi et de l’Autre à celle que nous avons associée à l’Europe -à savoir le débat entre Loi (nationale) et Coutume (communautaire), nous observons un décalage. Et pour un peu nous serions tentés de soutenir que ce n’est pas un hasard : il n’existe pas un grand nombre de manières de traiter de la « différence culturelle ».

Mais pourquoi considérer que « l’Identité » est la véritable alternative asiatique à la position « Stratification » (ou régulation des rapports) dans une discussion mondiale Est-Ouest ?
D’abord parce que, qu’elle soit posée à partir de la résistance de la nature forestière en Indochine, ou de celle de la grande agriculture chinoise, il s’agit bien d’une question concernant toute l’Asie du Sud-Est (celle de la mousson, du soleil tropical et des alluvions massives livrée par les fleuves descendant de l’Himalaya)
Ensuite, parce que « l’Identité » diffère radicalement de l’ensemble des questions posées par les religiosités occidentales (centrées sur le jugement équitable d’une personnalité divine), et que cela correspond à un choix logique, au sens de la conversation.
En effet, ou bien la religion s’intéresse davantage au rapport (à la Règle ) entre les êtres humains (ce qui l’implique directement dans le Social et l’Economique), ou bien elle s’intéresse surtout à la place du sujet dans le cosmos (ou la société), ou réversiblement, à la place du cosmos dans l’intériorité de chaque sujet singulier, indépendamment de ce qui survient dans le monde, et surtout d’une façon prééminente sur les relations entre les gens.
Or cette seconde option est celle non seulement du Bouddhisme, mais de toutes les grandes religions d’Asie, y compris du Confucianisme.

En Chine, comme le dit le dicton taoïste : « la voie n’est jamais loin de l’homme. Si elle s’en éloigne, ce n’est pas la voie. » L’humanisme, en ce sens, est un mouvement bien plus chinois qu’occidental. La voie, en effet, qui signifie le cheminement et non la cause et l’effet, l’arrivée indexée sur une distance au départ (comme dans la mécanique occidentale) est un apprentissage permanent de la « nature humaine » et de la nature en général sans prétendre la transformer radicalement. C’est d’ailleurs pourquoi, paradoxalement, la technologie n’est pratiquement pas criticable en Chine et dans la région : elle n’est comprise que comme le moyen et pas comme le but -ce qui la rend si dangereuse aux yeux de l’Occidental qui y a pourtant attaché toute sa destinée !

Pour saisir la différence entre la fascination occidentale pour la mesure technique du rapport et celle, sino-asiatique, de la situation humaine reprenons l’exemple choisi par Feng Youlan (l’un des grands philosophes chinois contemporains, dont la longue vie se confondit avec le XXe siècle) pour désigner la spécificité chinoise par le "mode de penser négatif " : il soutient qu’en Chine l’artiste traditionnel peint l’environnement autour du rond vide évoquant la lune, tandis que l’Occidental peint la lune, puis ce qui l’entoure . En réalité, la comparaison ainsi formulée… exprime un point de vue plutôt chinois qui pose en problématique le fait que l’on ne sait ce qui existe, de la lune ou du paysage. En fait, contrairement à ce que Feng Youlan suppose, un Occidental s’attacherait plutôt, à partir du Quattrocento, puis de façon encore plus systématique dans la peinture européenne du XIXe siècle, à rapatrier l’ensemble des différences dans une lecture unique des causes de ces différences sur la même surface : par exemple, l’effet de trompe-l’œil -qui commande toute la peinture occidentale depuis la Rome antique-,le calcul de la perspective, et sa projection sur la toile comme si celle-ci était transparente, les combinaisons systématiques de modes de réfraction de la lumière, ou encore une rythmique du trait, qui, avec l’expressionnisme, se rapproche à sa façon d’un autre calcul (celui des régularités d’une texture).
Bien au contraire, la question du lieu vide, qui ne peut être peint, est celle de l’identité par excellence. Le vide, le rien, l’absence de décor sont depuis longtemps dans la peinture chinoise ce qui souligne l’émotion, le lien du peintre et de son personnage (qu’est aussi le paysage !) au spectateur. Mais c’est aussi ce qui s’exprime à la limite des tracés prescrits, images, idéogrammes ou mots, dans l’inexprimable : le purement ressenti, qui est une bonne définition de l’essence de la Culture par rapport à la Régulation prétendant se servir des mots et des chiffres pour cerner et découper les choses.

Pourquoi l’Occident a-t-il eu besoin de longue date de la soustraction de l’origine du regard analytique et mesureur au monde lui-même ? Probablement pour des questions associant la liberté citoyenne à la technique militaire face à de grands empires agressifs. Une « objectivité » du savoir permettait de pallier la faiblesse numérique des peuples.

Mais le fait est que cette soustraction de l’origine du regard constitue le domaine de la théologie (athéologie bataillienne incluse), et cela comme condition même de la mesure du monde et des hommes entre eux. Ce n’est pas parce que l’Occident connaît un Dieu personnel qu’il définit les sujets autrement que par le système calculé de leurs actes. Bien au contraire, c’est parce que la personnification du divin en fait de l’autre humain, qu’il n’est plus question que de rapports entre les hommes, ces rapports se résolvant ultimement dans la mesure technique.
Ce n’est pas parce que l’Extrême-Orient définit le sujet comme un point d’ouverture et de fermeture, un point de passage plus ou moins vide inséré dans une trame mobile et changeante constituant l’univers, qu’il s’intéresse à autre chose qu’à ce sujet lui-même. En réalité, il se trouve littéralement fasciné par la question des contours et du contenu flottants, iridescents et diaprés -voire sonores- de l’identité, question qui en même temps précède et dépasse de loin celle des rapports entre humains.
C’est cette différence cruciale entre les deux régions polarisant toute l’Eurasie qui fait dire à Anne Cheng, remarquable analyste de la religion chinoise, que l’Occident est « théologien », et l’Extrême Orient « cosmologiste ». Or, qui dit théologie implique l’idée d’un principe ordonnateur par jugement sur les actes. Dieu n’est, dans toutes ses acceptions, que cela : un critère (situé hors jugement) de jugement objectif sur les actes, les âmes n’étant affectées par ceux-ci que dans la « mesure » où ils sont pesés et calibrés par l’expert pour le compte du Juge.
Au contraire, ce qui importe pour la civilisation du « monde centré par un vide », c’est l’insertion participative dans un continuum sans début ni fin qui découvre en progression le contenu même de l’âme : le karma produit la destinée de l’individu par pur automatisme des causes et des effets des actes. On peut d’ailleurs dire aussi que l’âme produit le karma comme sa source vive. Tout dépend du point de vue qu’on adopte sur le monde, et toute la question réside justement dans le fait qu’a priori n’importe quel point de vue est valable, sauf peut-être le point de vue du « Moi » d’autant plus illusoire qu’il se croit aussi centre du monde, plein, fixe et autoréférent.

Le Confucianiste -encore très influent dans le sujet chinois- s’élève au dessus de la classe des prédicateurs de l’insertion naturelle du sujet, en évoluant progressivement vers une structure d’administrateurs de la paix agricole (pas si loin des scribes égyptiens). Il ne s’oppose donc pas à la tradition taoïste du rapport à la nature, mais la complète d’une règle du jeu plus social que cosmologique.
Or, à l’inverse des règles occidentales se concentrant -entre christianisme et athéisme- sur les rapports d’équité et d’égalité mécanique entre les participants à la défense de la cité, la régulation confucéenne consiste à soumettre tous les acteurs à l’acceptation de leur place spécifique dans l’ordre généalogique et cosmologique permettant d’entretenir le retour de la prospérité collective.
Autrement dit, pour une société qui est d’abord celle d’une richesse à reproduire sans à-coups plus que d’une liberté à défendre, il n’existe ni soumission à une personne particulière, ni égalité comptable entre personnes, mais un principe d’harmonisation des cycles des sphères naturelles et humaines entre elles. Etre humain (ren), consiste à respecter cette harmonie -quasiment sonore - (si l’on en croit le mythe de la compatissante Guanyin et celui d’un Confucius musicien) en se situant en elle de façon avisée et juste, en « sentant » ou en « entendant » la bonne posture à adopter à chaque moment face à l’autre proche et lointain, de façon à ce que l’ensemble – humain et matériel - fonctionne dans l’espace et le temps non pas comme une machine (obéissant à des commandes extérieures), mais comme un « milieu » vivant complet .
L’acquisition de la culture qui vous fait « pousser » comme homme (comme membre issu de la bonne terre, du bon milieu) ne peut pas se déduire de règles abstraites, de recettes extérieures, de logiques formelles, d’hypothèses arbitraires. C’est pourquoi l’examen qui produit le mandarin, juge sur la prescription pratique, la poésie et la calligraphie, et beaucoup moins sur les lois de droit ou de calcul (purement instrumentales).
Et c’est pourquoi… la démarche du présent ouvrage est probablement radicalement « non chinoise », surtout si elle prétend entrevoir et dévoiler quelques aspects de sa « logique formelle interne » !


Chapitre IX. Le continent des deux peuples

Continuant notre « tour du monde » des grandes structures culturelles, disons un mot de l’Amérique dite latine. Allons d’emblée au trait qui domine tous les pays qui la composent, qu’il s’agisse de la ceinture hispanophone (majoritaire en nombre mais sur 14 Etats) ou du gigantesque centre brésilien issu de l’empire lusitanien (qui dépasse les 200 millions d’habitants à lui seul): l’existence de deux peuples, l’officiel et le réel, le second étant caractérisé par sa pauvreté et par son métissage visible plus marqué que pour le premier (accaparant la majorité des revenus).
On dira que l’existence d’une classe pauvre ou misérable est le lot commun de bien des pays du monde. Mais c’est seulement en Amérique latine qu’elle est symbolisée comme « un autre peuple » que celui qui participe au pouvoir sociétal.
Encore ce dernier - le peuple officiel »- est-il nettement découplé (au dessous d’une aristocratie foncière et compradore presqu’invisible en termes démogra-phiques) entre la fonction militaro-policière et la fonction « socio-éducative et médicale ».
La seconde tient une partie de sa force de son lien -souvent tacite- avec l’Eglise et son rôle dans l’éducation, et peut d’ailleurs attirer en elle un parti de la « théologie de la libération ». Elle peut, anecdotiquement, être en position politique plus forte, souvent en soutien d’un dirigeant charismatique « populiste ».
Religieuse « de gauche » ou laïque, elle est contrainte de s’en tenir à une solidarité sans faille à l’égard de la première (la policière). On tolère qu’elle travaille à la charité publique, voire qu’elle exige des redistributions « sociales » de valeur symbolique. Elle a le « droit » de s’insurger moralement contre les « escadrons de la mort » (policiers payés par des notables pour tuer les adolescents délinquants), ou pour réclamer des droits pour les détenus.
Mais quand cette « partie gauche du peuple officiel » prend franchement parti pour le peuple « réel » (celui de la misère urbaine), elle est considérée comme traîtresse, et focalise alors les représailles les plus cruelles (comme au Chili et en Argentine ou en Uruguay dans les années 70). Comme elle est « blanche », et parfois davantage que le milieu policier, elle libère contre elle une haine répliquant, en la retournant, celle qui oppose en général « le peuple réel » et le « peuple officiel ». Cette haine ne va pas sans conserver le « sens de la différence » de classe : dans le cas des enfants enlevés aux militants assassinés par les armées de Pinochet et de Videla, ils étaient placés sans problème dans le milieu de l’establishement le plus réactionnaire : ils pouvaient y passer pour des rejetons légitimes, étant blancs comme leurs « parents adoptifs ».
Il faut d’ailleurs admettre que la légitimité « pédagogique » de la fraction « intellectuelle » du peuple officiel est constamment remise en question par sa fraction « policière » : il n’est pas un pays de la zone où la police ne s’attribue pas des fonctions éducatives , certes fondées sur un principe simple : « l’obéissance ou la mort ». Cette prise en charge directe rappelle étrangement la fonction de certaines polices politiques en régimes totalitaires, lesquelles ont pu finir (comme la STASI) par contrôler la vie de ses « administrés » de la naissance à la mort en passant par l’orientation scolaire et le choix d’un travail.
Cependant, en Amérique latine, cette évolution ne peut se parachever, même pendant les dictatures militaires, pour une raison logique : l’idéologie fondatrice, constamment reproduite, est libérale, inégalitaire et ségrégatrice : elle suppose la séparation du pays entre Pauvres et Nantis, puisque les seconds ne sont plus les maîtres esclavagistes des premiers.
Cela rend désormais impossible la justification de la prise en charge des premiers par les seconds. Notons que c’est cette impossibilité qui différencie cette Amérique de celle, puritaine, du Nord : depuis la guerre de sécession, cette dernière a vu le peuple -libéré de l’esclavage- être aussitôt adopté et employé par l’industrie protestante. Les résidus ségrégatifs ont certes perduré jusqu’aux années soixante, mais ont été finalement effacés. On a ainsi basculé d’une dépendance servile à une prise en charge « sociale » dans le cadre d’un capitalisme productif moderne.
La théorie des deux peuples régit littéralement toute l’Amérique latine, bien qu’avec des nuances. Elle est consubstantielle d’un inachèvement de l’extirpation des classes esclavagistes au XIXe siècle : ces dernières ont été destituées de leur droit de propriété sur les êtres humains mais pas de leurs pouvoirs économique et politique. L’Hacienda (la Fazenda) est restée l’unité agraire de référence, et a continué à dominer le travail salarié, tout en réduisant un très grand nombre de journaliers à l’endettement à vie. Désormais, l’énorme augmentation de la productivité dans les plantations a accompagné un chômage et un exode massif, alimentant les favelles et autres ciudades perdidas, tugurios, etc (il existe au moins autant de noms différents pour les quartiers misérables environnant les villes que de pays). Le Pauvre surexploité devient un Pauvre parasitaire, ou réduit -au mieux- au service personnel des riches et des classes moyennes des centres urbains. Il doit d’autant plus tenir sa place, qui est de vivre loin du peuple officiel, lequel ne le reconnaît plus sous sa responsabilité, sauf pour une fraction « éducatrice », encore trop marquée par un moralisme religieux.
La société nord-américaine (USA et Canada) a réalisé un changement radical en monde créole (« né sur place » ) : évincer la classe esclavagiste et de la faire remplacer dans sa fonction « paternelle » par l’industriel « fordiste », produisant en même temps le travailleur et son pouvoir d’achat. Bien sûr, le fordisme a évolué et s’est en partie perdu, surtout du fait de l’augmentation de la productivité, mais la fonction « d’adoption » de petit peuple par le grand (fût-ce dans l’idéologie caritative) est restée efficiente. Il n’y a, au fond, qu’un peuple, dans lequel la chance de chacun devrait être préservée.
Une véritable faille par rapport à ce « deal » social se situe aujourd’hui dans la contrainte pesant sur les Jeunes se consacrant aux études : ils devront rembourser trop vite les avances qui leur sont consenties, ce qui les forcera à prendre des « petits boulots » sans rapport avec leur niveau culturel. Il y a là une déloyauté sociétale qui peut entraîner à terme un plan de rupture. Cela dit, si une telle cassure se produit, ce sera toujours à l’intérieur de la fiction globale d’un devoir de solidarité entre générations, alors qu’en Amérique latine, ce devoir n’existe pas depuis cent cinquante ans pour le « peuple officiel » dans son rapport au « peuple réel ».
Que peut donner la reconnaissance d’une défaillance de devoirs entre générations d’un même peuple ? Au plan du symptôme, on pense aux « tueurs de masse », qui sont généralement de tout jeunes gens de structure hystérique qui « surjouent » leur virilité en tuant leurs condisciples ou leurs enseignants, puis en se supprimant eux-mêmes. Ces tueurs-suicidants redoublent d’une certaine façon la punition subie par leur milieu ou leur classe d’âge, au cœur d’un idéal de perfection sociale (souvent illustrée par les métiers socio-sanitaires de leurs mères). Par leur geste monstrueux, ils dénient en quelque sorte la réalité de cette « société bien ordonnée » qui, prétendument, leur donne toutes les chances.
Au-delà du symptôme (qui demeure néanmoins bien moins meurtrier que la la délinquance « de classe » et sa répression policière en régime latino-américain), nous pouvons clairement reconnaître l’aspect tragique d’une pluralisation interne à la totalité sociale.
Nous pouvons même soutenir que, lorsque le conflit de génération commence à ensanglanter une société, celle-ci est mise en cause dans son unité élémentaire. Pour le dire autrement : alors que la société latino-américaine en est encore à rechercher le principe unitaire (qu’elle ne pourrait découvrir qu’en écartant durablement du pouvoir la classe latifondiaire anciennement esclavagiste), la société nord-américaine pourrait bien trouver son principe d’implosion dans le blocage de la solidarité entre âges de la vie. Ce blocage peut, par ailleurs, entraîner une mise en cause d’autres dimensions essentielles de l’unité sociétale : relations entre sexes (et entre « genres », pour peu qu’on les distingue), relations entre individus, voisins, etc.
Il se peut alors que la notion même de « société » appliquée aux ensembles nationaux concernés soit mise en question, et se révèle vulnérable en cas de crise politico-militaire.




Chapitre X. Théorie de la pluralité et méthode pour la découvrir

Que nous apprennent les exemples qui précèdent, aussi disparates qu’ils paraissent en termes d’échelle, de localisation ou de nature des phénomènes ?
Ils nous disent tous une chose très simple : ils nous dévoilent que les plus grandes complexités culturelles ont leur source plus ou moins pérenne dans des systèmes d’oppositions élémentaires. La plupart du temps, celles-ci concernent des traits basiques, physiques ou sociaux, qui représentent des enjeux essentiels, fondamentaux pour ces sociétés. Ces traits sont toujours spécifiques et il faut les découvrir à partir des caractéristiques locales, ce qui implique un savoir précis sur ces dernières.
Pour autant, la complexité ne se situe pas vraiment là, car, le plus souvent, tout le monde connaît leur importance et leurs enjeux, et le problème est plutôt de ne pas en oublier « l’évidence » la plus banale : ainsi de l’extraordinaire ressource végétale et hydrique de la péninsule indochinoise, ou encore du rôle du cuivre dans le prestige social des Indiens de la côte occidentale du Canada au XIXe siècle. Ou bien encore, l’indispensable « politique » dans les cités méditerranéennes du VIe siècle avant JC à nos jours. Sans parler de la contradiction entre esclavage et emploi salarié dans le rapport entre Riches et Pauvres en Amérique latine, etc.
Dira-t-on qu’il existe une « science » de la découverte des éléments essentiels d’une symbolique caractérisant telle ou telle société ? Peut-être faudrait-il plus modestement parler d’un « art », au sens où le diagnostic implique en la matière une part d’intuition. Mais du savoir-faire s’y manifeste, plutôt en amont d’une érudition spécialisée, en ce qu’il n’est pas toujours évident… de saisir l’évidence, celle-ci étant généralement enfouie sous les habitudes et les palabres des agents sociaux, lesquelles peuvent souvent s’éloigner grandement de l’expression nue des enjeux.
Rappelons pour finir quelques principes commandant nos explorations.
La loi générale du « symbolique » (mot qui signifie « mettre ensemble », et qui accentue -et rigidifie - le simple « rapprocher » que veut dire « parabole » -mot-source de la « parole »-), c’est de contraindre ceux qui y sont assujettis à établir au moins deux objets dans le même espace de perception et de pensée. Cet espace, c’est celui de la comparaison, de la métaphore. Par exemple : Montagnards et Girondins, Riches et Pauvres, Droite et Gauche, etc.
Cette dualité produit sa propre démultiplication du simple fait que ladite métaphore, qui est toujours un processus social, vivant, plein d’enjeux (même si elle est portée à l’intérieur d’un seul sujet), s’élabore par la controverse. En effet, la comparaison (le rapprochement) ne va pas de soi : on peut lui dénier tout intérêt (pour certains, la Droite et la Gauche, c’est la même chose), ou encore la considérer mal construite ; on peut enfin vouloir lui substituer une meilleure formulation ou carrément une autre métaphore. La « destinée de la métaphore » est donc le mouvement d’une conversation utilisant tout ce qui est mis en cause dans la comparaison.
Si l’on réduit ces possibilités à leur « ossature » logique, elles ne sont pas en nombre et en qualité infinis. On peut en effet contester une comparaison (et donc la faire progresser) sur trois plans seulement : sur celui de « l’imaginaire », c’est-à-dire sur ce qui concerne le projet de réalisation d’un objet encore inexistant ou faiblement agencé (par exemple un état de paix et de prospérité, ou encore la construction d’une identité nationale, etc.). On invite les interlocuteurs à souscrire à ce projet, ce qu’ils peuvent refuser, précisément parce qu’il serait « utopique », « irréel », « halluciné », bref, imaginaire.
On peut ensuite mettre en cause la comparaison proposée parce que son référent dans le « réel » ne serait pas le bon. On admet éventuellement l’intérêt du but, mais on affiche un désaccord avec ce qui serait son prétexte ou sa cause dans l’organisation actuelle du monde :par exemple, on se demande si la « richesse » est réellement un facteur de pacification.
Enfin, on peut se situer légèrement sur le côté de la polémique, en faisant observer aux protagonistes que leurs outils de représentation et de formulation sont inadéquats et les entraîne vers des types de confrontation éloignés de leurs propres buts : c’est la dimension du « symbolique », cette fois compris dans le sens très étroit de la machinerie des signifiants, bref de la grammaire des communications usitées pour la métaphore.
On peut considérer que toutes les situations de métaphorisation, de comparaison (qui sont simplement les situations humaines en général) impliquent au moins ces trois aspects, et, par voie de conséquence, un certain équilibre entre eux, du simple fait qu’ils sont absolument nécessaires les uns aux autres. Nier ou écarter trop longtemps l’un d’entre eux revient à s’égarer inéluctablement, et, du même coup, à « casser » le système conversationnel établi pour l’occasion.
Cela dit, et bien que les nœuds borroméens chers à Jacques Lacan et autres systèmes ternaires peuvent rendre compte d’un niveau minimal de pluralité structurée, nous y avons peu recours ici. Il existe au moins deux raisons à cette décision. En premier lieu, le ternaire ne peut se démultiplier, sauf à lui superposer des rayons indépendants -et donc injustifiables par oppositions- ou à changer de base . Comme Dieu, il se tient en lui-même, et chaque brin ramenant aux deux autres, on est dans une circularité parfaite et, tel un hamster mathématicien, on ne sort plus jamais de cette roue.
Au contraire, un système quaternaire (ou tétralogique) peut toujours, par la vertu des symétries qu’il rend possibles, devenir beaucoup plus riche. Certes, on peut toujours inscrire un carré dans un cercle et revenir à la figure fascinatrice précédente, mais il reste qu’à chaque fois qu’on ajoute des diamètres, ils peuvent traverser le schéma de part en part et former ainsi des axes dimensionnels terminés par des opposés logiques (ce que le ternaire ne permet pas, puisque chacun des trois rayons ne se prolonge pas dans l’autre).
Autrement dit, nous pouvons continuer à « métaphoriser » quel que soit l’axe dimensionnel rajouté entre les quatre axes principaux d’une matrice à deux entrées. Par exemple, si c’est bien « l’identité » qui fait problème en culture asiatique, il est beaucoup plus « simple » de la décliner entre deux absolus (être soi, être l’autre) et deux relatives (absorber l’autre, prendre à l’autre), ou encore : n’être ni l’un ni l’autre, ou être l’un et l’autre, plutôt que de trouver un principe de ternarité.
Il y a pourtant un rapport entre ternaire et quaternaire : il tient au dédoublement du pôle « symbolique ». Pour passer au tétrapole à partir de la triade Réel/Symbolique/Imaginaire, il faut et il suffit que j’envisage le Symbolique sous deux aspects : soit j’y vois l’acte de « mettre ensemble » à l’attention de l’interlocuteur, soit j’indique seulement la mécanique des signifiants que j’utilise pour ce geste.
En réalité, si Jacques Lacan, après les linguistes et les anthropologues, ont hésité entre le ternaire et le quaternaire, c’est parce qu’ils n’ont pas échappé à une difficulté : celle concernant le sens du mot « symbolique ». Nous avons-nous même distingué le sens « large » de la pratique humaine consistant à rapprocher deux entités, et le sens « restreint » désignant l’appareil de signifiants soutenant la symbolisation.
Cette simple distinction semble échapper assez souvent et opérationnellement à nos grands penseurs . C’est la raison pour laquelle à la place du mot « symbolique » qui semble confondre la chose et l’acte, nous préférons ici recourir au « parabolique », c'est-à-dire à la parole, à l’acte humain par excellence, lequel a nécessairement deux versants : -sur l’un de ceux-ci, on se place d’un point de vue (par exemple celui du Réel) pour convaincre de la réalité d’autre chose (par exemple l’Imaginaire). Ce qui implique l’autre versant : -le point de vue de l’Imaginaire fait retour sur le Réel.
Ces deux mouvements entre deux principes -formant l’acte de parole- divisent donc le « Symbolique » lacanien, ou ce que nous nommons ici plus précisément le « Parabolique ». Il se manifeste alors deux façons « antagoniques » de produire ce « Parabolique », ce domaine général de la parole comme comparaison :
-soit, le sujet de cet acte tente, avec les moyens du bord, qui peuvent être faibles ou inexistants, de « monter » de son propre Réel vers l’évocation la plus convaincante de son but, de son projet, qu’on peut ici étiqueter du mot « Imaginaire ». Serait-ce ce que Lacan a essayé, vainement, d’identifier au « discours de l’Analyste » dans son esquisse des « quatre discours » ?
-soit le sujet de l’acte se place d’un point de vue déjà informé par le projet. Comme si l’Imaginaire était devenu pour lui un Réel, mais avait néanmoins encore besoin de se justifier par un « référent » extérieur, déjà existant, quitte à tenter de modifier ou d’interpréter cette existence extérieure dans le sens même impliqué par son propre positionnement. Or, cette modification du Réel à partir de l’Imaginaire considéré autoritairement comme réalisé fonctionne essentiellement à travers la règle imposée. Autrement dit, l’Imaginaire, quand il s’impose, doit recourir à des normes déjà formalisées, au contraire du Réel qui n’a pas encore les mots pour se dire.
Sans s’attarder trop ici aux fondements théoriques de notre méthode (développés ailleurs), résumons l’affaire : si nous conservons Réel et Imaginaire, comme polarités essentielles de la culture, nous divisons le Symbolique entre un « parabolique montant » qui suit plutôt le côté informe et affectif de l’évocation et de l’expression, (côté qui explique que l’Inconscient individuel construit son propre langage de bric et de broc, et parfois de manière indéchiffrable), et un « parabolique descendant », qui s’établit comme suite d’ordres formalisés autant que possible.
Nous sommes alors en mesure d’affirmer que toutes les pluralités culturelles se présentent comme des conflits frontaux entre quelque chose représentant le « Réel » et autre chose « l’Imaginaire », conflits médiatisés par du « parabolique montant » (qu’on appellera ici plutôt voie du « Sens » ou du « Culturel »), et par du « parabolique descendant » (nommé voie de la « Règle »).
Reprenons nos « exempla » dans cette perspective :
Soit un « but » qui est de réaliser « l’esprit des lois » comme idéal occidental, il ne peut rencontrer que deux types d’objections : soit la loi est mise en cause par la loi (celle d’une entité inférieure ou supérieure), soit elle est contestée par de la non-loi (la tyrannie ou l’anarchie). On peut donc s’attendre à ce qu’entre les entités politiques occidentales soit générée une conversation à quatre positions principales (non exclusives d’autres secondaires) : certaines entités argumenteront en faveur de la loi (soit au nom de l’entité de grandeur supérieure, soit au nom de l’entité plus petite), et d’autres en faveur de la non-loi (soit au nom d’un pouvoir supérieur, soit à celui de la liberté des participants).
Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si quatre grands pays européens contigus se répartissent ces quatre possibilités… ou obligations logiques : l’Allemagne soutenant la loi au nom de l’entité supérieure, l’Italie au nom de l’entité locale, l’Angleterre représentant la position libérale et la France celle d’une légitimation d’une certaine tyrannie (pouvoir régalien au nom du peuple).
La « loi » étant en l’occurrence le signifiant à promouvoir, à « inventer », à « réaliser », on peut rechercher, en contrepoint son « référent », son modèle « réel » : ce sera l’origine grecque de la démocratie et de son attachement aux « lois de la cité » pour lesquelles, d’après Jacqueline de Romilly, les citoyens étaient prêts à mourir.
Le problème est que l’échelle d’une nation moderne est supérieure d’un facteur 30 à celle de l’Athènes de Périclès. On a donc nécessairement des objections du côté de l’entité de taille réduite (subsistant en Italie), du côté d’une tyrannie nécessaire ou inévitable (plaidée en France), ou encore du côté de l’isolationnisme autorisant davantage d’individualisme (la frontière du système de la Grande Bretagne étant naturelle). Reste la « gageure » d’une coïncidence possible entre l’entité culturelle et la dimension des lois, qui sera plutôt le fait de l’Allemagne. Ainsi, la réalisation d’un pur idéal de la Loi comme « référé » est-elle conditionnée par cette espèce de conversation politique implicite au plan européen qui la fait passer par au moins quatre chemins logiques distincts, qui sont autant de choix d’une discipline privilégiée .
En schématisant, le « sentiment » assumé par un sujet de la culture nationale ne « produit » l’état de loi que dans le « choix allemand ».
Le travail sur la seule symbolique organisant le « fait légal », l’état de droit (the rule of law) semble être réservé à la Grande Bretagne, parce que l’échelle n’y compte pas.
Quant à la France et l’Italie, elles représentent sous cet aspect deux façons de s’appuyer sur des entités extérieures : l’une, massive du pouvoir centralisé, et l’autre, petite, de l’ancienne cité. En un sens ces deux conceptions de la Loi viennent représenter la classique différence des principes anthropologiques entre Sociétal et Familier, tandis que l’Allemagne y joue la « Kultur », et la Grande Bretagne, la « Règle » (Rule).
Nous pouvons organiser le même décalque sur le schéma des quatre dimensions anthropologiques avec tous nos autres exemples. Encore une fois, il ne s’agit pas de « faire coller » un phénomène à des catégories pré-construites, mais de reconnaître que l’humanité, partout où elle « parabolise » et « symbolise », le fait en allant au plus simple, c’est-à-dire à la dualité elle-même dédoublable.
Il est donc question d’une méthode qui jouxte l’idée de recette. Mais ce n’est pas si facile, car toute la question est précisément de repérer les catégories « qui comptent » pour les sociétés en question.
Reprenons brièvement comme cas d’école, celui des pays asiatiques, dont nous avons supposé qu’ils déclinaient quatre positions face à « l’identité » comme problème à partir de la position chinoise du « centre vide ». Nous avons aussi noté que la péninsule indochinoise, toute entière logée à l’enseigne de la « résistance », c’est-à-dire du rejet de l’identité « autre » (par rapport à l’absorption chinoise, à l’identification coréenne, et à l’ambivalence japonaise), se divisait elle-même en quatre « façons de résister » : trois façons relativement efficaces, bien que diminuant entre Vietnam, Thaïlande et Birmanie, et la dernière reflétant une sorte d’échec, ou de réussite par le clivage intérieur (le couple Laos-Cambodge).
On pourrait se demander comment articuler ces deux types de métaphores régionales : l’absorption majoritaire Han et la résistance indochinoise. Là encore, la réalité empirique est immédiatement là pour nous soutenir : la grande majorité des peuples autochtones non Han sont concentrés dans le sud de la Chine, et souvent installées de part et d’autre des frontières avec la Birmanie, la Thaïlande le Laos ou le Vietnam. Et tous ces peuples incarnent littéralement la « résistance » à l’absorption par les Han, à partir des conditions naturelles : montagnes et vallées isolées, végétation tropicale, etc. Ils résistent aussi souvent aux systèmes familiaux confucianistes (comme le matriarcat Naxi) et aux grandes religiosités ambiantes en demeurant animistes (comme les Miao-Hmong) ou polythéistes (comme les Bai), voire chrétiens (comme les Kachin) Ainsi l’entité Chine est-elle d’emblée accotée sur une vaste ligne frontalière à ce qui « s’oppose » à son identité.
La notion de « barbare » n’a pas disparu, voire les qualificatifs dépréciatifs (comme les Yi nommés Zhuang : « animaux »). Elle se manifeste encore sur les autres frontières où la nature propose plutôt des modes de vie nomades et pastoraux, qui se découplent eux-mêmes selon qu’ils sont franchement désertiques (à l’Ouest), ou sous gouverne des forêts et du froid sibériens (au Nord). Enfin le danger des pirates vient de l’Est (et notamment du Japon médiéval, base pour des pillards comme les Wako, qui séviront 3 siècles).
La massive unité chinoise se définit donc bien géographiquement comme le centre d’un système de points cardinaux liés à des contestations de sa souveraineté, soit par « résistance » (au Sud), soit par capacité d’invasions plus ou moins soutenues et organisées (dans le souvenir des Mongols aspirant la Chine entière dans leur empire).
Il n’est donc pas difficile d’en déduire que le thème de « l’absorption » surgit à partir du Sud, et en articulation directe avec son opposé « la résistance ». Quant au Nord, il signifie un envers du même problème puisque il fallait plutôt se protéger de puissances bien organisées, dont l’ambition -souvent satisfaite- était de prendre le commandement de la Chine. Que cette tendance à l’ascendant se traduise chez les Etats héritiers par l’idée qu’ils sont les « Vrais », les « Purs », les « Beaux » (tout en étant les meilleurs dans l’ouverture au monde dominant) n’est donc pas une spéculation gratuite.
Il s’agit bien d’un stéréotype fonctionnel et partagé, directement efficace dans les thèmes consuméristes de toute la région : ainsi, les Coréennes, elles-mêmes considérées comme les plus belles femmes d’Asie par les Chinoises, pensent que ces dernières sont sales et ne se lavent jamais. Les Coréens sont régulièrement condescendants avec les Chinois avec qui ils ne souhaitent pas être confondus. Le « marketing patriotique » a été longtemps une évidence pour les Coréens, même s’il se trouve aujourd’hui un peu noyé dans une levée générale de l’Asie.

Pour conclure

N’épiloguons pas : il est clair qu’il existe plusieurs causes d’un comportement collectif et que seule une érudition poussée permet de saisir les « tendances fines » d’une culture et d’un ensemble de cultures. Mais il est aussi vrai que des déterminations géo-historiques « massives » sont à l’œuvre et rendent suffisamment compte de grandes tendances, sans cela inexplicables. Elles sont importantes à saisir, parce qu’elles sont de l’ordre de poussées durables et surtout articulées sur d’immenses dispositifs. Elles représentent un « roc » sur lequel peuvent circuler des mouvements plus aléatoires et éphémères. Et elles sont essentiellement « structurales », parce que seule cette systématicité profonde qui les attache à d’autres traits, leur permet de tenir au long cours.
N’oublions pas enfin que ces structures de signifiants « majeurs » opèrent sur des sentiments forts, des urgences immé-moriales, des haines et des amours incoercibles. Cela implique souvent que certaines dimensions demeurent cachées, voilées, déguisées, « euphémisées ». Et elles le sont à bon escient, pour ne pas laisser se développer des climats agressifs pouvant déboucher sur des conflits ouverts. C’est pourquoi l’anthropologue -qui ne peut se passer de mettre le doigt « là où çà fait mal »-, ne serait-ce que pour comprendre comment fonctionne la « machine symbolique », doit également procéder avec prudence et discernement. Il doit savoir qu’il peut déclencher des réactions imprévisibles, et en être éventuellement la victime.
Inversement, toute personne qui s’intéresse à une culture -toujours liée à d’autres par un tressage d’oppositions- doit savoir qu’elle ne pourra pas faire l’économie des « côtés sombres », surtout pour comprendre les « aspects riants ». Par exemple, l’habitus des Français de croire au « pouvoir » -à la fois honni et indispensable- ou encore celui des Allemands se méfiant des cultures étrangères sont des traits qu’on ne peut supprimer d’un trait de plume.
Le lourd phénomène des « deux peuples » étrangers l’un à l’autre à l’intérieur de la même sphère latino-américaine, du simple fait d’une absence de transfert des fonctions « paternelles » attribuables aux classes dirigeantes, est inévacuable en l’état présent. Il a un impact sur la vie quotidienne de centaines de millions de personnes, sur tout leur imaginaire et donc aussi sur leur mode de consommation.
L’observateur doit se persuader que la tendance à gommer les différends, à estomper les traits qui « choquent » est aussi un phénomène culturel précis, d’une rare puissance. A lui d’estimer, selon ses buts et la situation, si cette « sculpture de la culture » que pratiquent les grands agents de pouvoir (social, économique, politique) est viable, ou si elle creuse sous elle des réactivités, des négativités, des colères pouvant un jour ou l’autre propager une incendie, engager un processus de ruptures ou d’effondrements, c’est-à-dire passer d’un régime de symbolisation du monde à un autre, tout différent.





Jeudi 27 Mars 2014 - 19:38
Mercredi 17 Décembre 2014 - 18:23
Denis Duclos
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