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Le statut de la vie amoureuse



En première apparence, l'amour serait ce qui résiste le mieux à la « scientifisation » du monde, de par son caractère éminement « subjectif ». Mais c'est justement à cause de cela qu'il a été « l'objet » des tentatives les plus poussées de la conception « matérialiste ». C'était l'un de ces petits châteaux de l'âme où résistait une forme de religion inexpugnable, inextirpable. Une irrationnalité résiduelle sans espoir de salut par la raison.
C' est en le réduisant d'abord au domaine de l'affectif et de l'émotionnel qu'on a pu, dans des milieux neuro-cérébrologiques acharnés, en faire un attribut datant des animaux du mésozoïque : le fameux cerveau reptilien  et sa réactivité violente, passionnelle !
Ce piège a bien fonctionné, pour autant que, de l'autre côté, celui des sentimentaux et des sentimentales, on tenait absolument à préserver l'imagerie de ce « coeur » dont les raisons seraient inconnues de la raison. Grave erreur : cette dernière a d'autant plus aisément pénétré et occupé ce « jardin secret » qu'elle pouvait elle-même se présenter comme l'effet d'une évolution raffinée, plus distanciée et plus circons-tanciée, plus rogoureuse et, somme toute, plus « vraie ». Bref comme le « contraire » de l'émotion.
Comment sortir de ce piège sans pour autant déroger au respect de la « réalité » évolutionnaire et sociale de l'espèce humaine ?
C' est très simple : il faut et il suffit de reconnaître les spécificités du domaine humain et notamment du « fait de parole ».
Pour ce faire, nous recourrons ici, c'est de bonne guerre » à une méthode permettant de piéger les piégeurs. Cette méthode consiste d'abord à respecter le discours des « scientifiques » travaillant dans le champ de la culture humaine. Il y en a si peu -au sens d'esprits recherchant à la fois le « fait » et la spécificité de faits de culture- que le choix d'interlocuteurs est assez rapide. La sélection s'effectue sur la capacité du chercheur à ne jamais renoncer à l'objectif d'une factualité spécifique des phénomènes dépendant de la parole. Nous épargnons au lecteur le débroussaillage préliminaire, afin de nous arrêter au seul nom de Niklas Luhman, un sociologue allemand enseignant à l'université de Bielefeld, et mort en 1998 à l'âge de 71 ans. Huit ans auparavant il publie un ouvrage sur l'amour, défini par la communication sociétale comme sentiment irrésistible entre très peu de personnes1, et dans leur « intimité ». Cette intimité est conçue par Luhman, comme, un produit du système global des relations qui lui assigne une fonction, une situation particulière, et qui change au fil des temps. Il n'y a donc pas pour Luhman une « essence » éternelle de l'amour, ni même une variation qui aurait pour cause les « états d'âme », car ceux-ci, établissant par exemple le romantisme et ses tragédies, sont des effets de la communication sur ce thème et non pas des éléments originaux.
Rapidement critiqué par les tenants de l'école philosophique de Francfort (notamment Habermas et Honneth), le discours de Luhman est, à ma connaissance, le seul qui correspond à nos critères: il définit son objet comme totalement constitué par la réalité sociale de l'Humain, dont la consistance propre est la « communication ». Autrement dit, la « matérialité » de la culture humaine n'apparaît pas dans le « cerveau », ni dans la « conscience », mais dans ce qui se passe entre les gens, ce qui ne peut non plus se ramener seulement à des interactions interpersonnelles, mais au contenu que ces dernières trouve dans les « mass media », c'est-à-dire dans ce qui les relie « tous ensemble ».
Cette position me semble inattaquable dans l'optique d'une « science  de l'humain » qui ne saurait, sous peine de grave erreur, d'éluder la matérialité de l'ensemble des faits de parole à chaque moment et en chaque endroit de la « sociosphère ». D'une certaine façon, c'est même la seule position scientifique possible qui ne détruise pas d'emblée le niveau d'émergence qui correspond exactement à son objet comme « science du social ».
Or c'est aussi à ce niveau que nous pouvons construire notre piège à cognitivistes, sans pour autant nous égarer dans le sentimentalisme que l'on finit aussi par retrouver dans la réaction francfortienne : que ce soit celle d'Habermas s'appuyant sur la pragmatique d'Austin, ou celle de Honneth proposant la notion de « reconnaissance  mutuelle » pour sauver le soldat « sujet ».
Sans nous attarder sur des détails érudits, rappelons que pour Habermas, la capacité « illocutoire » d'un acte de parole (speech act selon le philosophe britannique J.L. Austin) est une intention cachée dans l'énoncé, cette intention impliquant -sans être soulignée par autre chose que l'énonciation elle-même- une adresse dotée de « maximes » de sincérité à l' égard de l'interlocuteur. Ceci n'est pas très éloigné de la volonté de « reconnaître » autrui pour se voir soi-même validé socialement pour Honneth.
Nous croyons, après des décennies de travail sur la question, qu'il ne s'agit ni d'intentionalité ni de reconnaissance, ou du moins qu'il s'agit là encore de deux effets de construction de personnages sociaux, et que ces personnages ne sont jamais pris pour les personnes auxquelles s'adressent nos paroles, car ces personnes sont plutôt indéterminables a priori.
Nous « semblons » nous adresser à des personnages, des protagonistes d'une pièce dont nous sommes aussi les acteurs, mais en réalité, à la différence du théâtre où la parole « vraie » s'étiole dans les dialogues pré-construits par le dramaturge, nous laissons toujours ouvertes les possibilités infinies de réponse et de relance , de sorte que la « communication » communique surtout la présence constante d'un pacte de « non détermination mutuelle » des parlants.
Cette réalité de l'implicite de la parole -sans laquelle cette dernière disparaît- semble être un trait constant dans l'histoire de cette parole, plus ou moins identifiable à l'histoire de la culture humaine elle-même, s'écartant ainsi des déterminations biologiques plus anciennes du monde des primates, nos ancêtres.
Dans la mesure où le système de la parole est toujours fondé sur la prise de parole par des individus singuliers, cet aspect incontournable fait toujours retour dans toutes les sociétés, sous forme d'un « problème », qu'on peut résumer dans la formule : l'effet de l'induction collective des contenus de parole, des discours, des mots, des argumentaires, des oppositions symboliques signifiantes, etc., se heurte toujours à la modification impulsée par le caractère individuel de l'énonciation.
Cette « loi » générale des cultures humaines se traduit inévitablement par la présence d'un effet d'oscillation dans l'histoire des « conversations orchestrales » que ces cultures constituent à diverses échelles d'espace-temps. L'oscillation, toujours prévisible mais souvent difficile ou impossible à repérer précisément, concerne toujours un « rapport de forces » entre l'injonction de normalité tenant sa puissance du caractère collectif de la « communication », et l'injonction de « singularité » découlant irrésistiblement du caractère individuel des prises de parole.
Notons, pour répondre d'avance à une objection mal venue, que cette singularité n'a rien à voir avec une logique « psychologique » imputable au fonctionnement cérébral ou neurologique, mais au simple fait que, quelle que soit sa « personnalité », son « montage émotionnel », etc, un individu occupe toujours une position « physique » irréductible à celle de son plus proche interlocuteur. En revanche, la manière dont cette différence apparaît dans la parole la plus « normée » signale ce caractère irréductible, de sorte que toute « pathologie » psychique manifeste à sa manière spécifique, « gauchie », « délirante », « névrotique », etc., quelque chose qui relève du non communicable absolument. Non pas, encore une fois, d'un ineffable propre à une « âme », mais tout bêtement du fait que la singularité de l'énonciateur -actuel ou pressenti- n'a aucune « traduction » dans le système de la communication et de sa langue. L'individu y est certes « représenté », mais toujours en trahison de sa singularité de position. C'est ce décalage qui ne peut être évacué, parce que sans individu parlant, pas de communication ni de société, et que toute société comme totalité tente pourtant d'éliminer, avec une énergie plus ou moins grande, ce qui explique le caractère oscillatoire des enchaînements conversa-tionnels. Tantôt ils sont en effet poussés par une urgence plus grande de « normalité », et tantôt celle-ci induisant une « normopathie » trop douloureuse pour tous, elle recule sous des confluences d'individualisme ou d'intimisme, lesquels ne sont encore que des représentations indirectes et maladroites, toujours « ratées » de la singularité comme désir.
L'amour est, en ce sens, une pathologie, une hallucination de la plénitude de l'être qui relèverait de la reconnaissance mutuelle du « non déterminé » de la singularité. Autrement dit : hallucination d'une reconnaissance impossible, puisque, si elle était possible, elle rabaisserait aussitôt l'individu à un « personnage » prévu par la société de communication, et donc à une sorte de « caricature » ou d'esquisse formatée et peu enviable. Le génie de Roland Barthes, dans ses fragments d'un discours amoureux consiste à montrer que ce discours n'existe qu'en fragments, parce que toujours incomplet, toujours en quête de l'impossible, jusqu'à ce que, se reconstituant enfin dans un stéréotype ordonné et cohérent, il cesse... d'être amoureux !
Nous avançons ici que ce caractère de l'amour peut, certes, varier considérablement d'une société à l'autre, mais qu'il ne peut être éliminé, parce qu'il est un symptôme irréductible du caractère de la parole, et donc un trait du phénomène culturel qui caractérise tous les Humains en tant que parlants.
Ce qui entraîne qu'aucune société ne peut rendre l'amour « fonctionnel », par exemple pour déterminer -et reconnaître- la place de l'intimité en son sein. Il existe, bien entendu, des tentatives constantes en ce sens, ce qui rend le travail de Luhman inévacuable, mais à condition d'admettre que l'effort de la société vient toujours buter sur quelque chose qui lui échappe... par structure. Cette société, en effet, n'existerait tout simplement pas si, par un funeste hasard, elle devenait capable de suturer dans ses catégories la singularité « qui parle » et est seule à parler. Cela veut aussi dire que plus une société humaine s'approche d'un point où elle devient autoréférente, où ses catégories deviennent auto-fondatrices, en éliminant l'altérité radicale des individus parlants par rapport à sa globalité, et plus elle s'approche aussi d'une « folie collective » incontrôlable. Et en ce sens, la fonctionnalité des codes symboliques selon Luhman est elle-même un fantasme, une hallucination, un symptôme de folie obsessionnelle. Par extension, on peut directement déduire que tout discours de complétude d'un système de communication sur ses propres catégories -ce qui est la théorie explicite de Luhman- est parfaitement... délirant.


Jeudi 27 Décembre 2018 - 10:58
Jeudi 11 Avril 2019 - 10:24
Denis Duclos
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