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le paradoxe nature-culture

LE RISQUE DE SOCIETE ET LE PARADOXE NATURE-CULTURE.

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le paradoxe nature-culture


Plusieurs auteurs, en réaction à la montée de l'écologisme, ont critiqué les tendances à évacuer l'humain par une naturolâtrie aux conséquences dangereuses pour la démocratie . Je voudrais préciser ici le point de vue suivant : qu'elle soit anthropocentrée ou naturocentrée, une cosmologie qui n'assume pas de principe de séparation, de distinction -et donc de reconnaissance mutuelle-entre l'humain et la nature, constitue un appauvrissement culturel, voire une régression en deçà du stade de la prohibition de l'inceste, ce paradigme universel de la loi de culture humaine.

Or la planétarisation de la société nous place à nouveau face aux enjeux de ce cadre symbolique fondamental, soit qu'elle nous promette une technonature globalement gérée dans laquelle artifice et naturel fusionneraient , soit qu'elle nous incite à nous retirer d'une nature non humaine à préserver intégralement, par le recyclage généralisé. En effet, dans ces deux perspectives, (du retrait ou de l'occupation totale), la société oublierait ce qui a fait sa spécificité : le principe du "manque", de la différence, par quoi nous nous reconnaissons humains, dans une intersubjectivité arrachée "politiquement" au grand Tout, mais en signalant du même coup la présence de celui-ci,le plus souvent au travers des métaphores de la nature, de sa conflictualité, de ses alliances, de ses interdépendances.

1. Quitter la nature, sans risque pour l'humain ?

La nature, dans son sens originaire, ce qui est à naître (gegnoscor, naturus), a toujours eu affaire au risque d'une façon essentielle : la destinée naturelle était paradoxalement la possibilité de ne pas naître, celle qui faisait mourir la plupart des enfants, arriver des catastrophes sismiques ou météorologiques, épidémiques. C'était surtout cela la nature : ce qui se faisait inexorablement en travers de nos projets de survie, et de nos projets tout-court.
Aujourd'hui le sens en change radicalement. La nature n'est plus synonyme de risque, bien que nous fantasmions un avenir apocalyptique, avec trop de gens et plus assez de ressources, ou que nous imaginions le retour d'une Nature-Némésis rancunière nous renvoyant les effets multipliés de nos pollutions. Car, en attendant ce jour de la catastrophe finale, le risque est plutôt, à l'inverse, en train de quitter discrètement la nature, et la nature, le risque. Et cela au sens propre : 4% des terres américaines peuvent désormais suffire à la production agricole actuelle, et on pourrait ramener à quelques milliers de km2 les terres exploitées en France avec une production cinq fois supérieure, et largement hors-sol . Une seule usine de dix millions de poulets suffirait à une bonne partie de la consommation européenne, et sa pollution n'est pas plus difficile à gérer que celle d'une grande usine chimique. Par ailleurs, une seule papeterie des Vosges, une seule grande usine de molécules biochimiques, pourraient déjà suffire à la France.
Avec le recyclage systématique, tel qu'il se met sur pied avec les technologies "vertes", c'en est fini : il ne restera plus dehors que les herbes folles et les hommes chômeurs, à défaut d'être fous. Bref, l'idéal écologique est à notre portée, et il se réalise déjà sans que nous en ayons conscience : la Nature sera bientôt à nouveau seule dans ses friches, ses vallées désertées, ses humains ramenés à la ville, ses plastiques et ses métaux indéfiniment refondus, et l'homme installé hors nature, pourra à loisir s'y promener ou y fantasmer ce qu'il veut en toute innocuité (sauf prolifération des sangliers et de leurs tiques), alors que c'est à sa propre activité qu'il devra les plus grands périls.

Alors, pourquoi lier aussi fortement les deux polysèmes du risque et de la nature, puisque la seconde serait désormais presque à l'abri du premier (sauf en Chine, où archéocommunisme et péril jaune aidant, nous y localisons l'emblème du tiers-monde émergent-pollueur de demain) ?

D'abord, il y a la question du "presque". Presque, ce n'est pas tout-à-fait. En réalité, une usine de 10 millions de poulets, c'est tellement polluant qu'il faut une montagne d'antibiotiques, tout comme il en faut pour les fermes à saumons forcés à la promiscuité inactive dans les Fjords. Or la bactérie et même le virus sont rapides à installer une résistance massive aux antibiotiques. La nature fait ici retour par la bactérie. Par ailleurs, plus on produit du poulet ou du saumon d'usine, plus les ouvriers agricoles ou les employés des fermes marines deviennent des contrôleurs de l'abattage industriel, et plus, inexorablement, nous devons être protégés de l'immangeable. Car c'est un aspect, certes imaginaire, mais inévitable du problème : en isolant un être de son cycle naturel ouvert, ne nous condamnons-nous pas à devoir toujours plus le modifier pour maintenir sa forme, son goût, ou son arôme ? Pour conserver l'être dans sa nature imaginée immuable (l'idée de vin, de poisson, de boeuf), mais en usant des instruments toujours plus performants des biotechnologies, ne nous obligeons-nous pas à le transformer peu à peu en chimère nauséeuse ? Et qui nous rend si certains de connaître tous les ingrédients de nos artifices, dans cette activité de création de l'authentique ? L'industriel peut-il, dans la dérive concurrentielle qui est la sienne, répondre du défi de la perte de naturalité de l'alimentaire, poussée à des dépassements sans retour ? Et par extension peut-il nous assurer que le monde clos, recyclé qu'il trace pour nous comme pour de grandes termitières civilisées, bien isolées de la nature, n'est pas en train de changer l'humain lui-même ?

En admettant qu'une séparation nette soit réalisée entre nature sanctifiée et humanité enveloppée de technique domestique recyclante, qui nous garantit qu'une osmose, une transpiration (un "mode commun" disent les fiabilistes-probabilistes) ne va pas s'effectuer d'une façon à la fois imprévue et néfaste pour l'une et pour l'autre ?

En effet la nature supposée préservée ne l'est souvent qu'en apparence, tandis que l'humain ne se libère pas aisément du côté sauvage des pouvoirs . Le territoire qui se vide, reste, dans ce creux même, moulé par la dépendance, interdit d'ensauvagement réel, quadrillé, décrypté, surveillé en permanence par une horde d'écologistes, de zoologistes, de microbiologistes, de spécialistes divers de la gestion de la biosphère. Devenus partout objets de convoitise naturaliste,l'herbe la plus humble, du Simple à l'épeautre sauvage, ou l'animal-symbole du sauvage, de l'ours au lynx en passant par le loup, le sanglier ou le chevreuil, tombent dans le giron de la sollicitude savante, avant que ne s'autorise sur eux le bienfait marchand de la manipulation génétique "protectrice" ou autres traitements des "ressources" de la nature. Plus celle-ci semble vouée à la solitude et plus la pulsion d'emprise s'y manifeste avec force, même de façon moins immédiatement visible que dans l'occupation paysanne des terroirs.

Quant aux humains rejetés hors des emplois et des consommations vers les cités perdues, les banlieues abandonnées, on ne les laisse pas pour autant réinventer une autonomie et une communauté : Ils sont exilés, mais sous contrôle, maintenus dans la dépendance de l'assistance, et dans le pire des cas, dans celle de la répression.
Ainsi, la nature d'où l'humain se retire, et les humains qui sont arrachés au travail, ce sont en réalité les deux faces de la même dégradation du social en déréliction contrainte, les deux visages de la même aggravation de la tendance à l'emprise multipliée par la force technique. Leurs effets se combinent : la nature qui se vide et l'humain qui chôme créent par leur exclusion en vis-à-vis, par leur commune pesanteur de passivité forcée, une tension implosive sous la pression de la même puissance industrialo-alimentaire, dans un double mouvement de sortie de solidarité et de sortie de nature.

Evacué de la gestion technologique supposée toujours plus sécuritaire et sanitaire, le risque réel, composite, complexe, irréductible au calcul ou même à l'incertitude, fait donc retour dans sa dimension humaine, technique et politique. Dès lors, la menace ne vient pas tant des aires abandonnées ou régénérées, que des pouvoirs encore situés au coeur des zones urbaines et des usines où toute une humanité au travail a macéré longtemps, et qui tentent aujourd'hui de sauver le plus d'emplois possibles, fût-ce des emplois consacrés au confinement de leurs mégamachines par rapport à l'environnement. Notre dizaine de millions de poulets peut ainsi devenir emblématique de l'économie d'une ville spécialisée dans l'élevage "hors nature", comme naguère Saint-Claude le fut dans les pipes, ou comme La Hague l'est dans le retraitement des dechets nucléaires du monde entier : Chicken-city devrait alors des milliers d'emplois à l'hormone de croissance, à la protéine d'algue, voire à la récupération de la fiente et de la plume. Elle serait aussi évidemment la place forte des syndicats du poulet, prêts à tout plutôt que de voir se fermer l'abattoir géant et ses techniques de production accélérée.
Mais, de même que la radiation est un imaginaire inévacuable qui ronge la culture du risque des villages nucléaristes, de même peut-on penser que dans les cités du recyclage de demain, de l'autoreproduction fermée, de la manipulation génétique contrôlée, on sera rongé moralement par la nostalgie de l'accès au monde extérieur, quitte à la fantasmer dans la figure de la contamination générale. Car, plus le monde extérieur sera nettoyé de ses basses-cours et de ses jardins, de ses cultures vivrières et de ses mélanges artisanaux de ressources et d'emploi, et plus le désir de reconquête de la nature dérobée se fera sans doute fort.

Dès lors, la question devient : qui s'emparera du territoire momentanément déserté ? Quels humains, ou quelle puissance ? L'industrie de l'éthanol pour nourrir les autos ? L'industrie du tourisme forestier et du musée vert? Celle de l'élaboration génétique de bêtes "sauvages" réimplantées ? Qui va aller dans la nature pour la reprendre, l'accaparer ou la repartager ? Qui reviendra la vivre à la place des paysans ou des citadins promeneurs ? et comment ?

Seront-ce les sociétés de chasse et leurs barbelés, les trusts agro-alimentaires et leurs salariés agriculteurs ? Ou, pourquoi pas, les Beurs quittant la banlieue lyonnaise, ou les Boat People venant du monde entier à la recherche de quelques arpents dont la terre arable n'a pas été emportée encore par les crues du réchauffement climatique ?

Voila, me semble-t-il la perspective réelle du risque, beaucoup plus que celle de l'accident nucléaire, bien que nous soyons coincés ici entre le plateau d'Albion et le cône de vapeur de la centrale de Cruas, avec son filtre à sable qui ne retiendrait -très officiellement- que 80% des émissions radioactives en cas d'accident du coeur. Car nous sommes surtout dans les régions à haut risque politique, où Le Pen fait des scores importants, et où le sentiment d'abandon d'une population depuis longtemps réduite à la dépendance pourraient se transformer le plus fortement en rage de retour à la dépendance, en s'attaquant paradoxalement à tout ce qui symbolise la liberté de mouvement.

La question d'un réglage symbolique de nos rapports avec la nature paraît donc se déployer en même temps à deux niveaux :
- elle est nécessaire à poser en termes classiques de pouvoir, de démocratie, de structuration du social, pour empêcher que se débondent de façon catastrophique les énormes différentiels de forces qui sont en train de se condenser dans le double vide de la nature et du travail.
- elle évoque la limite, le passage entre le Soi et l'Autre, si important pour rester sains d'esprit, pour nous reconnaître comme êtres humains dans notre propre sauvagerie non manipulée, non touchée, et pour admettre en même temps notre désir de toucher, de manipuler, afin de l'assouvir dans certaines limites.
Ces deux dimensions sont, en fait, étroitement liées, car le respect de l'humain se construit en miroir, en écho direct des métaphores qui, à propos du réel, évoquent pour nous la liberté présente dans la nature.

C'est sans doute d'un tel réglage symbolique et pratique que dépend la capacité de la société mondiale en formation à ne pas se comporter en vaste bestialité machinique, à ne pas se rabattre sur notre dignité comme un vaste système de forces incoercibles : l'enjeu est donc si important qu'on ne peut se contenter d'opposer de façon simpliste un "humanisme" qui ignorerait le fait que l'humain ne se définit que dans ce qu'il soustrait de lui-même à la nature, et un "naturalisme" qui refuserait obstinément l'ancestrale loi de culture qui met la politique entre semblables hors de toute confusion avec les processus matériels .

2. Nature préservée, homme recyclé ?

Nous avons commençé à le voir, s'il n'existe aucun risque pour la nature au développement du recyclage confiné, il y a, en revanche, risque pour l'homme : en tant qu'il se nourrit, en tant qu'il agit, qu'il se déplace, en tant qu'il se vit lui-même comme un être non domestique, en miroir d'une nature dite sauvage (bien que souvent beaucoup plus civilisée que lui-même, comme en témoignent les complexes et souples "biocénoses" mises à jour par l'écologie ).

Car le "prosommateur" selon Toffler , c'est-à-dire le producteur-consommateur, le déféqueur récupérateur, le designer-reconcasseur, l'assis-transporté devant son écran de contrôle des flux, est en train de changer de corps, de corps utile, de corps érotique, de corps somatisant ou désomatisant. Il se vit de plus en plus comme un moment de la chaîne productive repliée sur elle-même, autophagique, toujours présent à lui-même, au Même, dans la succession de ses unités organiques.

La question devient alors lancinante de savoir si dans cette société écologique parfaite, dans cette maison autonome collective planétaire,qui se met en place, l'humain est plus qu'un humus, plus qu'un état intermédiaire des molécules utiles pour ce nouveau cycle propre. Est-il plus qu'une des matières premières d'une technonature dont la vitalité est à la fois écartée du sauvage, et combinée avec d'autres pièces de l'artificialité, cette dimension décrétée libre à toutes nos manipulations, à tous nos mélanges, parce qu'ayant été une fois pour toutes arrachée à la supposée virgnité naturelle ?

Sur le nouvel arche éloigné de la nature, un Noë prix Nobel de médecine réapparie les espèces : croyant rivaliser d'efficacité avec la longue durée biologique, il joue avec les gènes, les organes, les hormones, pour le bien commun. Il fait produire des molécules humaines à des bactéries, multiplie des cellules pour les sélectionner, ou prélève le coeur du porc d'élevage pour le greffer sur l'humain malade. Il organise aussi la chaîne des organes humains, enlevés, dans le meilleur des cas, avec le consentement de leur porteur défunt. Le moment industriel de l'organe, du sang, du tissu, de la culture de cellules, devient prévalent, se complexifie, s'universalise, s'automatise, toujours pour le bien de tous.

Mais ce souverain bien, si incontestable dans sa raison pratique, ne peut empêcher une autre circulation : celle des fantasmes, des phobies, des peurs, des analogies, des métaphores terrifiantes. Lorsqu'on douche des milliers de porcs pour les calmer avant le surin, le rappel d'un autre genre de douches pour corps pris en masse à la descente des trains de marchandise est difficilement évité, et au prix d'une ascèse de l'imaginaire, ou... d'une ignorance crasse de la réalité empirique du massacre animal qui nous nourrit.

Devant toujours davantage cheminer dans le réseau des raisons techniques, en évitant de se faire éclabousser par le sang et la merde, les pensées trop propres deviennent confuses, au moins dans le rêve, dans l'inconscient, dans l'irrationnel. Les actes eux-mêmes, ne sont peut-être pas épargnés par ce retour du refoulé : aussi épuré et innocent qu'il soit, à l'abri de ses écrans luminescents, le "coupé-collé" de l'ordinateur convivial coupe et colle-t-il seulement de l'image, du texte, du virtuel, ou, comme par inadvertance, ne vient-il pas également à trancher dans le vif ? N'est-ce pas justement de cet épurement informatique abstrait de la bonne gestion scientifique que finit par découler l'effacement par erreur -non plus d'informations- mais de vivants ? Comme lorsque le coupé-collé systématique du pooling du plasma sanguin transporte le virus du Sida à 100% des transfusés ?

Car le problème majeur du recyclage, du rebrassage, de la connection, de l'adduction dans un système fermé, ressemble à celui de la programmation informatique : c'est de filtrer le non-programmé, prévenir l'irruption invasive du hors-système. Là encore, le fantasme va plus vite et plus loin que la réalité, jusqu'à ce que celle-ci le dépasse : et si le programme anti-virus était virusé ? Et si le dispositif de sécurité était défaillant ? Et si la membrane filtrante laissait passer les minuscules prions, porteurs d'une dégénérescence cérébrale éventuellement transférable du mouton à l'humain, en passant par la "vache folle" et par les centaines de produits alimentaires, médicaux et cosmétiques qui utilisent les cervelles de bovins depuis des dizaines d'années ?

Prisonniers des angoisses de la protection, de l'épurement, nous risquons alors de nous y piéger toujours davantage : l'animal anthropisé est encore trop extérieur, trop sauvage. Pourquoi ne pas nous confiner dans l'humain seul, n'expérimenter que sur l'humain ? Comme le propose Jean Louis Mocky dans un film provocateur un peu dément, (mais dans une tradition de la satire morbide qui remonte au moins à Jonathan Swift proposant un plan pour changer les orphelinats en élevages) on pourrait utiliser toute la main d'oeuvre au chômage des anciennes villes minières comme cobayes pour les nouveaux traitements du cancer ! Pour l'instant, reconnaissons que les vieilles personnes y suffisent presque, fût-ce au prix de fins de vies placées dans la dépendance des rééquilibrages médicamenteux, dans un suivi médical incessant, une ponctuation de l'existence par l'observateur-doseur-contrôleur.

Mais pourquoi nous arrêter en si bon chemin dans ce processus de refermement hors nature ouverte, et ne pas nous retirer encore davantage du monde, cette fois à l'intérieur de l'individu, dans un Même toujours plus isolé de son environnement ? Alors nous délaisserions l'expérimentation animale et humaine étrangère, et resterions enfin entre nous, en nous. De même que déjà nous répugnons à la transfusion (comme les Japonais), ou que ne transfusons que notre propre sang personnel ou familial conservé pour de futures maladies, de même, quand nous construisons des écosystèmes entièrement étanches dans le Nevada, nous ne les partageons qu'avec quelques rares élus : amis, animaux, plantes, molécules, tous choisis, spécialement affinitaires, enfin séparés de l'immonde bordel ambiant.

3. Auto-production et non-domestication

Trève d'ironie : même hors de modifications expérimentales plus ou moins folles, nous ne cessons d'agir sur nous, de nous engendrer nous-mêmes dans notre destin d'espèce. Et cette fatalité de l'empreinte du moi social (techno-scientifique) peut devenir omniprésente et obsédante avec le repli sur l'autophagie recyclante, et cela d'autant plus que celle-ci est à l'évidence un phantasme qui secrête en même temps de fantastiques possibililités de retour de l'extérieur, de l'imprévu sur le projet de l'autonomie intégrale. Centrés sur notre conservation, nous participons en effet à des changements de mode de vie qui sont peut-être aussi inducteurs de changements que l'apesanteur changeant l'architecture osseuse des cosmonautes, pourtant isolés dans leur cocon spatial. Explosion des cancers dus à l'environnement ou explosion de la longévité grâce à la science peuvent être envisagées ici dans la même perspective comme le pr. Mirko Grmek le souligne avec son concept de "pathocénose" , qui permet de penser comment l'éradication même des maladies ouvre un champ immense aux virus latents jusque là inexprimés.
"Nul n'a le droit de changer l'espèce humaine" proclame la loi française, ce qui entre en contradiction non seulement avec la myriade de superbes projets de correction génétique excitant l'appétence scientifique, militaire et médiatique autour du décryptage du génome humain, mais encore avec la quasi-totalité des changements technologiques qui, modifiant sensiblement l'environnement, rétroagissent immédiatement sur l'humain, ne serait-ce qu'en lestant ses gonades des métaux lourds répandus par l'agro-alimentaire et la pollution industrielle dans les plantes. Bref, tout en sélectionnant dans le monde ce qui ne ferait que nous servir, nous ne cessons de changer à la fois la nature et nous-même.

Dans cette accélération, le seul point fixe est purement imaginaire : c'est la volonté de surpasser le monde et soi-même en y gravant sa marque. Car c'est finalement à l'humain que l'humain adresse ses changements principaux : c'est lui-même qu'il veut atteindre et modifier, ne serait-ce que pour toucher son image, savoir de quoi -ou de qui- il est fait, répondre de lui-même.

Or la nature humaine est un paradoxe vivant : elle ne peut le rester qu'en courant en liberté hors de l'emprise de soi-même. Le risque est donc moins pour la nature comme globalité infiniment supérieure à nos agitations locales, que pour notre propre nature, toujours visée en tant que telle par nos actes, et toujours nullifiée par la saisie.

Admettons qu'un être changé dans son corps et sa relation physique puisse conserver une stabilité subjective. Admettons que l'accélération du changement de l'humain comme naturel n'ait rien de tragique, ou ne soit que la continuation de l'éternel tragique de l'humain "hors abri" pour reprendre la belle expression de Rilke commentée par Heidegger . Il reste que ce changement préserve l'humain précisément (et seulement) en ce qu'il n'est pas l'effet d'un projet d'atteinte du sujet par lui-même, se faisant ainsi objet de cette obnubilation singulière d'arrêt sur l'image, qu'on nomme le Moi conscient. L'humain ne subsiste comme sujet pour autrui, qu'en tant qu'effet d'un mouvement qui ne l'auto-domestique pas, qui ne l'autodévore pas. C'est cela qu'on nomme nature -humaine et non humaine- en tant qu'elle n'est pas marque d'asservissement de soi par un quelconque mécanisme rapporté à une maîtrise. Il n'est pas sérieux de la part d'auteurs comme Luc Ferry de ne pas rappeler combien cette figure de la nature comme référence imaginaire à l'indompté est bien une base de nos idéaux de liberté moderne, et précisément de ceux qui mettent l'humain au centre, car cette figure de la nature "ouverte" est radicalement à distinguer d'une nature-objet, pure créature d'une volonté, ramenée à une utilité, une fonction, un projet.

L'isolement rêvé, le face à face narcissique tant espéré n'est donc pas sans problème : puisque l'humain n'est pas une "agalma", une âme de pierre, mais une action permanente, une assimilation, un métabolisme ouvert, une évolution sans guide, tout repli sur soi, tout épurement, tout confinement apparaissent comme des actes de force agressive sur soi-même. Ils imposent la métaphore de l'autophagie, cette vérité de l'inceste.

En effet, ce désir de se replier sur soi en une sphère -biosphère, noosphère- anthroposphère- mais toujours une rotondité close, paraît lié à l'aspiration à disparaître comme source distincte de maîtrise, comme différence, comme anomalie à la surface la plus lisse. En voulant se saisir dans l'image épurée, eugénisée, écologisée, tout comme en s'éprouvant à travers le gâchis, l'ostentatoire, le destructif, le mélange, l'humain voudrait en fait s'éliminer lui-même comme sujet, s'effacer sous sa propre action.

Rappelons-nous que ce désir de mort est anthropologique : il naît de tout ordre séparatif du logos, des nomenclatures parentales, des mythes et des lois. Cet ordre n'existe en effet que par une sorte de scandale permanent vis-à-vis de la raison (il est toujours arbitraire), de la réalité (il est contestable), et de l'imaginaire (il est appauvrissement des possibles). Il ne subsiste donc qu'en faisant émerger le désir inextinguible de son abolition, en exhibant la vanité de son maintien, sa gratuité, son absence de sens, en créant la nostalgie de son oblitération, comme retour à la vérité naturelle.

Or ce désir est fantasme, car dans le réel, la séparation culture-nature n'est pas de l'ordre d'une volonté consciente. Elle relève d'une sagesse largement immergée dans la nature elle-même, issue de la sélection naturelle en sa longue patience, tout autant que les autres phénomènes sociaux, animaux ou végétaux. Aussi bien, en essayant de mourir à notre propre subjectivité à l'aide d'une impensable et ultime maîtrise sur nous-mêmes, recherchons-nous avec passion quelque chose qui est déjà là, sous nos yeux, en nous-mêmes. Après tout, pourquoi nous poser la mort comme une aspiration dramatique, tel le roi Lear portant et porté par sa fille silencieuse, image de la mort chérie, si nous pouvons accepter bien plus immédiatement de nous laisser porter par la nature, laquelle, après tout, a constitué si intelligemment notre réalité complexe, sans un instant être soumise elle-même à une quelconque maîtrise consciente?

Car c'est là que se noue tout le paradoxe constitutif de la culture : c'est parce que nous sommes depuis toujours immergés dans la nature en devenir, ouverte sur son indétermination -telle que même la mathématique du chaos n'en perçoit qu'une réduction approximative- que la prohibition de l'inceste nous sépare d'une réduction imaginaire de cette immersion. Nous n'avons pas besoin de nous représenter un monde enfin réconcilié, homogène, pour en faire déjà partie, fût-ce précisément par notre spécificité culturelle reconnue dans la prohibition de l'inceste, dans l'interdiction de la fusion imaginaire avec notre propre nature.

4. Le fantasme d'épurement, comme contraire de la prohibition de l'inceste.

Philippe Roqueplo nous dit que Technonature et Nature se séparent. Soit : leurs destins se déploient sur les plans différents de la prévision et du laisser-être. Mais la prévision ne sera jamais pure de laisser-être, et le laisser-être jamais épuré de tout calcul. Et cette impureté-là est justement fondatrice. Elle est la trace sacrée de la différence qu'en internalisant nous transformerons en identité, alors qu'en externalisant le risque, nous nous pétrifions dans l'homogénéité, la pureté professionnelle et, à la limite dans l'hystérie d'une séparation qui est aussi toujours fusion incestueuse, et finalement, aspiration à la mort de masse, cet engloutissement délicieux.

Notons que dans l'accident technologique majeur, l'exclusion et l'appartenance sont souvent en miroir : à Bhopal ou à Tchernobyl, ce sont autant les techniciens obnubilés par la noblesse du risque professionnel réservé à l'élite, que la "horde" de hors-caste ou de paysans "arriérés" agglutinés hors les murs fortifiés de l'usine, qui vont être gazés ou irradiés, et mourir en même temps : comme si la négation de soi et celle d'autrui venaient ensemble. Plus le technologue aux gants blancs, brahmane de la modernité, s'isole d'un milieu d'humains périphériques considérés comme rejetables dans la misère et l'insignifiance, la sous-traitance et le précaire, et plus, sans le savoir, il y lie son sort dans l'horreur à venir : émeute, épidémie, guerre civile, génocide, accident écologique majeur. Plus il conçoit son rôle comme ingérence chirurgicale, déplacement rapide d'un "dieu sans frontières" daignant descendre aux enfers du sous-développement avant de remonter en Olympe bien protégé de toute infection de la pauvreté, et plus il prépare activement sa propre déchéance en obsédé de l'épuration.
Le doublet Confinement/Contamination est un risque récurrent, lié à la représentation actuelle de tout lieu de l'action humaine, quelque soient les leçons de l'expérience passée : si on a pu soutenir que ce qui distingue l'ingénieur allemand de l'ingénieur français c'est que le premier sait désormais que la technique peut conduire à Auschwitz, alors que l'ingénieur français l'ignore encore, je crois que la réalité est moins simple : les identités spécialisées comme celles de la technoscience tendent toujours à se réépurer, à ignorer les crimes, à ne pas les symboliser comme fondateurs, et du même coup, à se projeter vers l'explosion inconsciente. Notons de ce point de vue la progression de la thématique de l'excédent "explosif" de population comme cause principale de la pollution et du désordre à la fin du siècle, est une thématique peu différente de l'exterminationisme dont E.P. Thompson observait qu'il formait déjà l'objectif sous-jacent de toute la logique géostratégique du nucléaire.


En affirmant que nous pouvons isoler parfaitement nature et culture, afin de nous y confondre soit dans la production d'un monde artificiel entièrement contrôlé par lui-même, soit dans la maîtrise généralisée sur la nature extérieure, nous accumulons donc la formidable énergie d'un fantasme matériellement dangereux, car la catastrophe du passage à la "légitime défense" planétaire serait évidemment associée des technologies meurtrières.

Il ya donc nécessité -en Allemagne ou au Japon comme ailleurs- de maintenir l'impureté de l'ouverture, du non-confinement, à la place d'un filtrage toujours inefficace et toujours plus fantasmé. Or de ce point de vue, tout semble tout le temps à refaire , tant est puissante la tendance à évacuer l'hétérogène, à l'abolir dans la mort de l'autre, puis de soi. Pour ne pas recommencer l'holocauste sans signification, ou le sacrifice doté de la signification horlogère du sang versé pour soutenir le cours des astres, ce qu'il faut recommencer toujours, c'est le crime spécifique et symbolisable qui trahit l'identité "pure" en question : pure nationalité, pure profession, pure science, pure protection de la nature. Il faut réitérer l'internalisation des contraires, étayer la conviction qu'on est soi-même un composé de pollution et de propreté, de bien et de mal .
Il suffit, pour accomplir ce crime-là, de se souvenir que la source de ces catégories est une impureté radicale : impureté magnifique du passage entre les mots et les choses, entre le réel et le culturel. Non pas traduction ni seulement échange, non pas circulation ou seulement négociation, mais bien trahison, rupture, saut.

Ce crime à admettre en nous, c'est que nous sommes justement -en tant qu'identités vivantes- d'incorrigibles bâtards de la technonature et de la nature, celles-ci demeurant néanmoins distinctes en nous. C'est en fait la seule voie pour réduire les vrais risques de l'épuration ou de l'autophagie, se présentant sous l'image d'une justice préservatrice de la nature intouchée.

5. Phobie et folie, comme épreuves d'une prohibition absente.


Parvenus à ce constat, comment ne pas remarquer que la question culturelle centrale de la modernité achevée dans l'écologisme, dans sa variante de propreté et de retrait de la nature, étend à l'échelle cosmologique, l'antique thématique de l'inceste, de la confusion avec soi-même et sa propre chair ?

Dans la société propre du recyclage intégral, le risque n'est pas de mourir de faim par disparition d'aliments : il est plutôt celui de l'inanition par dégoût de la proie qui devient soi-même, ou de soi-même réduit à la proie pantelante. L'ancestral réflexe de l'expulsion du désir cannibale se reproduit, depuis que la main d'Isaac fut retenue de tuer son fils, et de le réduire ainsi à la pauvre animalité du bouc sacrificiel, ce déchet vivant : en hébreu, toreph est à la fois la proie, l'idole et l'ordure.

Ce mécanisme reste une affaire actuelle concrète, tout à fait indépendante des religions affichées : ainsi des villes américaines refusent de boire l'eau recyclée, même techniquement pure, et mettent en échec des procédés révolutionnaires pour épargner les nappes phréatiques. Boit-on sa propre déjection ? Ne se transforme-t-on pas soi même en déchêt en se consommant ? Un technicien peut dire qu'il détient la solution du recyclage parfait, mais que peut-il arguer, s'il se heurte à la phobie du "toreph", toujours plus puissante que la plus magique de ses membranes purificatrices ? Car qui pourra expliquer cela ? Qui, sinon la science humaine en tant que radicalement différente d'une ingéniérie du social ?
Les ingénieurs le savent bien, qui, lorsqu'ils me racontent des histoires de risques, préfèrent souvent, au lieu de l'accident technologique, me parler de choses obscures et mystérieuses : tel ces pétrochimistes visageant de racheter les usines d'équarrissage des animaux tués sur le bord de la route, pour y trouver de nouvelles sources de gélatine ou de collagène, et se rendant compte qu'ils devraient sans doute taire au public l'origine des viandes mises en boîte pour leurs chers animaux domestiques.
- En effet, précisent-ils devant ma perplexité : vos chats et vos chiens chéris mangent en grande partie du chat et du chien écrasés, puis cuits et broyés dans les installations d'équarrissage. Croyez-vous que le public réagirait bien s'il savait que leurs "pets" étaient cannibales ?
-Non, réponds-je sans hésiter, ce serait avouer leur vrai désir à travers ce cajolement familier : qui est, bien sûr, de se bouffer les uns les autres, de consommer l'inceste d'une façon ou d'une autre, puisqu'ils ne peuvent s'incorporer leur parenté humaine!
-Vous exagérez, me disent les ingénieurs en riant. Mais, comme par hasard, leurs témoignages dérivent ensuite sur les masses de gélatine en provenance des pays sous-développés, et dont, parfois, personne n'aurait su dire si elle venait vraiment d'ossements animaux, ou même si l'on n'avait pas expressément assassiné des enfants pour ce faire.

Je ne juge ici que le statut du fantasme et de la rumeur chez ces professionnels hyper-rationnels : son aspect inextirpable, ineffaçable. On peut aussi l'observer dans le cheminement vers la phobie chez des peuples entiers, comme en Grande Bretagne où, dans la foulée de l'interdiction de la chasse au renard, on est en train, en masse, de récuser la consommation de viande et d'en appeler au traitement symbolique, en écho aux traditionnelles purifications de l'animal de boucherie.

La seule véritable question, du point de vue du mythe actif en train de se constituer autour de la nature comme morceau -non plus de choix, mais de soi-, c'est :
-que manger, si nous ne pouvons plus y toucher ?

6. La prohibition de la fusion Nature/culture comme réponse à la phobie.

Il existe une réponse culturelle, classique et pourtant actuelle, à la phobie : c'est la prohibition de l'inceste, la loi qui déculpabilise le désir destructeur de la consommation du parent, et de la consommation dévaluante de soi-même, parce qu'elle y substitue des équivalents tolérables et fastes. En effet, la prohibition de l'inceste n'est pas puriste, mais elle ordonne les alliances. Elle n'est pas raciste, mais elle indique des lignes générales pour rejoindre symboliquement dans celui ou celle sa propre subjectivité, en tant qu'indomptable.

La prohibition de l'inceste réalise non pas un "coupé-collé", mais une opération plus subtile de "séparation-substitution-apparentement " :

-En séparant l'être d'un monde interdit à sa jouissance (les femmes du même clan, par exemple), elle fait accéder ce monde à l'identité avec le sujet, et, du même coup, crée celle-ci en vis-à-vis de l'interdiction. Appliqué à la nature, ce principe désignerait ce qui, dans celle-ci, n'est pas utilisable.
-ensuite, elle rend disponible un "reste" à la consommation (les femmes du clan exogamique, par exemple). Dans la métaphore naturelle, cela désignerait le monde soumis à l'artifice humain.
-Enfin, la prohibition de l'inceste opère un "apparentement" qui consiste à croiser les deux précédents domaines par un lien symbolique : d'une part le monde consommable doit aussi être respecté "comme" celui des frères et soeurs non épousables : on ne peut pas utiliser la nature modifiable comme on veut. Et d'autre part, le clan écarté du mariage est l'objet d'une sollicitude qui ressemble à celle que l'on a entre époux : on ne peut pas se désinteresser de l'inaccessible, comme si l'"agapè" pouvait se désexualiser totalement. Appliqué à la nature à respecter, cela implique que l'homme continue d'avoir avec elle des rapports hautement affectifs, c'est-à-dire érotiques .

Ainsi, la prohibition de l'inceste peut être parfaitement appliquée à la thématique actuelle des rapports avec la nature, d'abord parce qu'elle constitue un bon modèle pour régler la séparation nécessaire, et ensuite parce la parenté réalise un appariement subtil entre consommation et respect, qui correspond assez aux exigences du traitement des paradoxes entre sujets et nature.

La question se pose en effet ainsi : comment à la fois reconnaître dans la nature la source de ma subjectivité libre, "sauvage", et pouvoir aller y prélever des ressources fraîches, non artificielles ? Comment à la fois vivre la nature comme mon image, et vive de la nature comme d'une chose ?

Car, si respecter la nature veut dire "respecter ma position de sujet non objectivable, constituée par l'évolution comportementale de l'espèce humaine", si je ne mange plus, mon intégrité est aussi atteinte...Il y a donc nécessairement un clivage entre un "Je" que je ne peux pas toucher, et un autre moi que je peux auto-dévorer, et, par extension, entre une nature à épargner et une nature à consommer.

Or, la prohibition de l'inceste permet précisément, dans sa triple opération de séparation-substitution-apparentement, de résoudre le casse-tête. C'est une réponse aux blocages (notamment celui de la phobie), parce qu'elle est toujours en même temps l'autorisation symbolique reconnue d'un acte.

On voit trop l'aspect négatif, normatif interdicteur de la prohibition : or celle-ci ne tiendrait pas une seconde s'il n'y avait pas de symbolisation, de transposition sur d'autres actes non seulement acceptés, mais recommandés. Nous savons que dans la sublimation, l'autre scène n'est jamais désincarnée absolument : si le signifiant ne se rattrappe pas, c'est parce qu'il transmet son contenu à d'autres représentants corporels. Le décalage peut être physique (pas cette femme, ou pas cet homme mais une autre, un autre), géographique (pas ici, mais là), temporel (pas aujourd'hui, mais demain) mais la prohibition de l'inceste (est-il besoin de citer Lévi-Strauss ?) s'associe toujours à une autorisation de l'acte, une consommation décalée, de la soeur à la cousine, de la cousine à l'autre clan, de l'autre clan à l'autre caste, du familier vers l'étranger, du frère vers l'autre soi-même en croyance ou en action.

La prohibition de l'inceste est donc beaucoup moins répressive, beaucoup plus tolérante que le fondamentalisme écologique : elle n'exige pas d'aller chercher une nature si inaccessiblement vierge que cela contraigne en retour à s'autosustenter, à se créer sur mesure sa propre sphère consommable.

Et c'est cette tolérance du symbole d l'apparentement (opérant le transfert doux entre consommation et "agapè") qui permet de s'accepter soi-même comme séparation jamais pure entre sujet et objet. C'est ce qui permet aussi de concevoir une nature concrète qui ne serait pas réduite à l'ombre d'un symbole, et occuperait une place réelle, sans que sa consommation partielle soit nécessairement synonyme de destruction ("la raubwirtschaft" des éco-géographes). Jamais coïncidente avec ce qu'elle laisserait consommer d'elle-même, cette nature-là n'en serait pas pour autant évanescente, ni facilement réduite aux objets de son culte. Sa présence serait sans doute plus à respecter qu'à protéger, davantage à reconnaître qu'à représenter, à laisser être un peu partout, qu'à confiner ou à parquer. Dans un régime culturel qui admettrait son caractère insaisissable (comme les contes qui tolèrent que Mélusine soit indisponible une partie du temps), elle occuperait probablement plus de place qu'un arbre ou un gazon symboliques. En tout cas, elle devrait prendre au moins autant de place que les signes du Moi, non pour me nier, mais au contraire, pour pouvoir me soutenir suffisamment dans ma fierté d'être indomestiquable.

7. La perversion sado-masochique : une fausse réponse à la question de la prohibition.

La rencontre avec la prohibition de l'inceste, pour illuminante qu'elle soit sur les perspectives de l'écologisme ne doit pas faire oublier toutes les errances où nous préférons nous perdre habiutellement : confrontés de nouveau à la question de la morale originelle permettant de sortir de la nature comme humains, nous retrouvons également facilement toutes les stratégies d'évitement que nous avons déjà utilisées dans l'histoire, à chaque fois que l'ascèse symbolique se proposait à nous : ainsi, plutôt que de nous admettre inéluctablement orphelins d'une fusion imaginaire et de nous atteler résolument à l'ananke -ce qu'il faut faire pour vivre- nous avons souvent préféré la demi-mesure du rapport de domination, d'infantilisation. Plutôt que de quitter la mère pour trouver l'épouse, dans le clan autorisé, nous avons parfois préférés être coupables pour être punis-cajolés par la mère, ou châtiés délicieusement par le père. Aujourd'hui, plutôt que de choisir avec prudence et précaution la figure de la nature avec qui nous pouvons consommer, nous préférons en rester à l'attente d'une vengeance de Gaïa, notre mère à tous. Mais, dans ces métaphores -où Michel Serres a donné lui aussi avec un peu de complaisance, dans le droit fil d'une intellectualité française qui aime la posture de l'enfance à éduquer par l'Etat-Parent, pourquoi ne pas reconnaître la perversion ?
On peut, en effet retrouver dans la fusion en Gaïa, la classique soumission à l'Artémis Orthia fouetteuse de jeunes masochistes, ancêtre de la Dame médiévale (au service de laquelle se fustigent d'aussi jeunes chevaliers se mettant ainsi "en dangier" ) ou de la Vénus à la fourrure, forestière ou non. Cette métaphore a certes un sens historique réitéré : elle accompagne notre passage à l'âge adulte, et la culpabilité travaille le thème du sevrage de la jouissance. Mais, vient un moment où elle doit être remise à sa place, devenir une étape transitionnelle vers le saut dans le réel et dans l'inconnu(e), et non reprendre tout le champ du rapport homme-nature, avec son inéluctable renversement sadique : car l'histoire des pervers comme l'histoire tout court fait généralement un sort à la mère dominatrice : comme le raconte une pénultième fois le cinéaste Roman Polanski, elle est finalement exécutée comme la méduse, recevant de son fils-amant assujetti un coup mortel dont la violence est celle du regard qu'elle porte sur lui .
La fatalité du retournement pervers n'augure rien de bon pour le respect de la nature que devrait entraîner, selon Hans Jonas, une morale de la peur : car, à l'heure où se pose la question d'une nature domptée sinon détruite, mais toujours en état de se venger de nous par son atmosphère qui va nous cuire, son soleil qui va nous transpercer, son eau qui se fait acide, loin de nous précipiter dans la vertu environnementale, nous pourrions très bien tirer de nos propres ressources de jouissance perverse, un surcroît de plaisir à voir agoniser cette mère abusive/abusée : ne parle-t-on pas déjà avec enthousiasme des bénéfices que certains pays pourraient tirer du réchauffement climatique ?
Cela n'aurait rien de bien original : si l'etre parental enveloppant laisse s'instaurer entre lui et l'enfant un rapport de caresses agressives, punitives, une escalade de morsures, de prédations, comment ne favoriserait-il pas, au terme de ces attouchements, la réalisation du grand fantasme de sa propre mise à mort ? Un cannibalisme ou un exterminationisme sanglants peuvent ainsi surgir brutalement du végétalisme le plus innocent. Car quand l'oeil rouge de la divinité du surmoi traque le désir impur de sexe, de viande, de consommation, quand il fustige les gâchis ou stigmatise les plaisirs, il pousse du même coup à l'autodévoration, que très peu sépare alors, dans l'état de confusion où le sujet se rend, de la dévoration tout court, en commençant -comme les Soeurs Papin- par les yeux du personnage persécuteur.

Nous ne gagnerions donc rien à substituer à une nature-dépotoir, une nature-persécutrice et en cela d'autant plus succulente à détruire. Mais si nous voulons éviter ces emballements mortifères, resurgit alors l'antique nécessité de nous représenter cette même nature autrement que dans un rapport de domination, dans la jouissance d'une vengeance, laquelle, toujours spéculaire, vient nécessairement renverser la victime en agresseur, l'agneau en loup-garou, et Gaïa la mère, en cyclopéenne ogresse.

Au contraire, reconnue indomptée mais ouverte, libre mais disponible parfois et pour certains êtres et actes choisis, la nature engendre une culture humaine qui reconnaît à son tour des sujets non domestiques : retrouver cette vérité n'est-il pas incomparablement plus efficace pour le respect mutuel, que de jouer une fois encore, avec Hans Jonas ou d'autres, sur la jouissance des menaces réciproques, dont on ne sait jamais où elles se terminent ?


7. La prohibition de l'inceste comme accès à l'alliance nature-culture.

L'inceste, l'autophagie, la maîtrise parfaite de soi qu'est le suicide, ne sont interdits que parce qu'en nous faisant perdre le sens de la véritable appartenance originelle (celle qu'approche par exemple l'anonymat des crânes des Ancêtres chez les Fataleka), elles nous enferment dans l'insignifiance des dérives sémantiques, dans la bulle des paragraphes, des mots, des phonèmes tenus pour le réel.

La nature qui a produit chez l'humain le symbolique d'une séparation-transition avec la nature, par le biais des totems, puis des golems, c'est nous-mêmes dans ce que nous avons de plus sacré à laisser indompté : la modestie et l'efficacité sublime de nos processus vitaux liés à ceux de l'environnement. Dès le moment où la nature devient ainsi une figure de nous-mêmes, de notre intimité, de notre finitude, dès cet instant exact, nous ne pouvons plus y toucher abusivement, ni la consommer, l'intérioriser, la modeler, sans une règle qui précise pour chaque acte, ce qu'il doit laisser hors de sa portée.

Ne pas mettre ma patte de tigre sur mon image de tigre. Laisser être. Avoir de la compassion pour ma réalité et celle de l'Autre, comme sources de toute invention, de toute amusante ou tragique rencontre, réalités dont le Moi conscient n'est qu'un petit aspect : est-il pour beaucoup dans l'apprentissage de ce virtuose, dans le rêve de ce savant ? Dans le savoir faire de cet artisan ? Dans la brêve période de prospérité et d'efflorescence culturelle qu'a connu telle génération, dans telle société ?

Laisser-être ce qui se situe en amont de l'image ou du projet du moi, permet d'envisager le respect de la nature sans tomber dans la phobie du recyclage, sans s'enfermer dans l'horreur du vase clos, ou l'abstraction du hors-sol, et cela par deux transpositions simultanées :
- en premier lieu, la symbolique de l'alliance choisie nous fait vivre le rapport à la Nature comme le réceptacle complexe et vivant d'un toucher de reconnaissance et non de dévoration, une fois satiété acquise ailleurs. Ici, c'est la technologie la plus légère, la plus douce, la plus cicronstanciée, qui doit être choisie. La technomédecine est souvent inhumanisante et même relativement inefficace si l'on prend en compte les coûts d'erreurs iatrogéniques, mais la chirurgie des cathéters et des lithothripteurs est merveilleuse, comparée aux découpages en tranches ou aux chimiothérapies bulldozers. Plutôt que l'universel brassage de l'animal et de l'humain par l'industrie pharmaceutique, c'est l'approche sélective et spécifique qui doit être préférée. De même, l'agroalimentaire hors-sol n'est "mauvais" (au sens d'un mythe insuffisant à enrayer le paradoxe culturel évoqué plus haut) qu'en tant qu'il reste support exclusif d'un vouloir de contrôle complet, de refermement de la mégamachine hors nature. Un hors-sol non industrialisant et respectueux de la qualité nutritionnelle et culinaire pourrait sans doute être reliée à des pratiques plus autonomes et mieux intégrées dans une nature ouverte.
Comme la mésange choisit la brindille qu'elle peut brèler sous son nid, nous devons choisir nos technologies, aimer les plus subtiles et les plus respectueuses, bouder -tant que faire se peut- les autres, voir être capables de les faire condamner, ce qui reste difficile tant que nos lois sont écartelées entre la catégorie générale impuissante et le décret technique si vite dépassé.

- en second lieu, la symbolique de la prohibition de l'inceste nous incite à la consommation non d'un être purement matériel, mais d'un sujet de devoirs, de capacités et de droits, en tant que tel et non en tant qu'objectivé, prélevé, aliéné, esclavagisé, tué. Même si je n'anthropocentre pas la nature, je distingue en elle ce qui s'y saisit et ce qui s'y respecte comme signe de l'humain, comme support nécessaire des signifiants de l'homme. Car, au lieu de consommer simplement la chose ou la ressource utile, je m'assimile aussi de l'humain : pas de la protéine humaine, ni même de l'humaine qualification, selon la perspective épistémo-sociologique où humains, machines et animaux s'équivalent dans l'interaction entre quasi-sujets ou quasi-objets : sorte de morale pour zombies. Je consomme humainement de l'humain, c'est-à-dire du signifiant, à travers l'effort de l'autre pour être humain, pour correspondre à la loi du politique, cette spécificité humaine autorisée par la nature.
Je "mange" donc ce qui, produit de l'autre, m'apparaît souçi pour se respecter soi-même comme sujet, en préservant la nature qui a constitué ces sujets, en produisant la culture. Je ne mange pas le sujet sauvage, qui est à l'origine même de mon projet technologique, je ne le détruis pas pour vivre, mais le laisse être pour être moi-même respecté. En revanche je consume et consomme quelque chose qui est le moi comme autre, le moi humain civilisé comme échangeur non pas tant d'utilités que d'engagements mutuels (comme le rappelle Alain Caillé).

Ainsi, le tour de passe-passe mythique d'une prédation sélective, mesurée, retenue par le respect de soi-même dans les figures de la nature, serait efficace à la fois sur la pollution qu'il réduit par les précautions qu'il impose, et sur la phobie qu'il dissout en déculpabilisant l'acte sur la nature. Car, en savourant le plat "nature libre" d'une intention non-dévoratrice, je continue néanmoins à dévorer de bon appétit, et de plus, quelque chose de bon : cuisine sans pesticides, air pur, espace, beauté.

Cette double symbolisation n'aurait rien de forcé ou d'hystérique : elle reviendrait en fait à régler les deux ingrédients du désir, en tant que reflet de la nécessité vivante : se nourrir de soi-même et vivre de l'apport du nouveau et de l'extérieur.

Conclusion

Comment les sciences humaines pourraient-elles se désintéresser de la question culturelle fondamentale ici posée comme symptôme, par la limite écologique de la puissance techno-scientifique ?

Bien sûr, notre travail de chercheurs n'est pas d'inventer ou de proposer des mythes. Mais nous pouvons contribuer à explorer les voies sociales de la mythisation de notre risque contemporain crucial : celui de nous autodévorer en fusionnant dans la solitude collective d'une artificialité croyant se saisir.

Or, pour traiter du paradoxe explosif d'une nature à la fois impossible à externaliser et à internaliser complètement, nous devons reconnaître que les mythes de prohibition de l'inceste nous aident : Le passage à l'acte technologiquement assisté -potentiellement si dangereux pour la raison de nos cultures- y change de sens, s'y modère, y prend une mesure tolérable. On peut donc faire l'hypothèse que c'est autour de son rappel et surtout de sa réélaboration universaliste que se construira un mythe pour la modernité.

Car c'est ce qui manque à la modernité : elle a été projet de savoir, elle est devenue mécanisme automatique. Elle est parfois bestialité de la colère, pulsion d'emprise du pouvoir, mais elle n'a encore jamais été apaisée, fluidisée vers l'avenir, pour tout dire érotisée, par un mythe répondant à son problème majeur : non pas tant de savoir comment préserver la nature ou s'en isoler, mais comment la retrouver, y accéder à travers les rites d'une alliance, avec la vérité de soi-même, comme monde politique.
L'universalité du projet moderne y trouverait d'ailleurs son compte puisque désormais la nature respectée sera gérée globalement, tout comme la cité : non selon la métaphore fermée sur soi de la cybernétique (dont le pur marché libéral est encore la variante la plus puissante), mais dans une généralisation du politique, qui, pour être devenu planétaire, n'en restera pas moins à jamais tissé de conflits entre êtres et groupes autonomes, la nature étant le paradigme de cette autonomie étonnante des vivants.

Lundi 10 Août 2009 - 00:37
Mardi 11 Août 2009 - 02:33
Denis Duclos
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