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Qu'est ce que la Géo-Anthropologie ? Qu'est-ce que l'anthropologie pluraliste ?


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Eloge de la Pluralité. (Conversation entre cultures et continuation de l’humanité)

(manuscrit protégé par le copyright)

Lettre au lecteur

Paris, le 1er Septembre 2012

Madame, Monsieur,

Je vous adresse ce traité sur la défense de la pluralité en régime de société mondiale, sous forme électronique. Il est aussi possible que vous l’ayez téléchargé de votre propre initiative.

Il ne sera probablement jamais publié en librairie, ce qui lui épargnera ce que Jacques Lacan appelait la poubellication (tout au moins physique).

Je vous demande d’essayer de le lire. Je m’excuse auprès de ceux qui ne sauraient lire un livre à l’écran parce qu’il comporte près de mille cinq-cent pages, ce qui, s’ils le font photocopier, leur reviendra au moins aussi cher que d’acheter un volume de cette taille en librairie (peut-être 150 euros). Qu’ils se disent qu’ils ont évité ainsi une succession de petits livres, qui auraient eu l’inconvénient de disperser d’emblée un propos qui se prétend cohérent.

Je crois sincèrement y avoir rassemblé et approfondi quelques idées permettant d’envisager dans une perspective favorable –et pas seulement critique- un aspect crucial de la situation que l’espèce humaine (la nôtre, ne l’oublions pas !) est en train de produire et de subir. Cet aspect – le problème de la pluralité des cultures- ne se substitue pas aux classiques questions de l’injustice, de l'inégalité et de la violence entre les hommes, mais, dans une société mondialisée, il tend à passer au premier plan et à inclure les autres questions irrésolues, telle celle de l'injustice sociale et économique. Il tend –et tendra de plus en plus- à les inclure, car la pluralité est au cœur même de la question du respect réciproque et du respect du monde où nous nous rencontrons. Au moment où, en pleine crise de la mondialité capitaliste, commencent à émerger des discours prônant une gouvernance unique de l’Humanité, il me semble essentiel d’opposer à la fascination socio-théologique par l’Un, le Global, le « même Bien pour Tous », ou encore par un complexe de Créon universalisé, une réflexion autorisant la pluralité à prétendre à la plus haute dignité, comme droit fondamental de l’Homme. Et cela non pas pour encourager le désordre ou l’anarchie, mais bien au contraire pour rendre supportable un ordre planétaire sans cela voué à se dégrader automatiquement en tyrannie absolue.
C’est parce que cette conviction –, bien trop ambitieuse aux yeux de ceux qui ne croient plus qu’à la spécialisation à outrance- n’est pas relayable par des éditeurs contraints d’envisager une rentabilité impossible, que je me risque à cette forme de communication directe, un peu comme au XVIIIe siècle les auteurs tentaient de joindre désespérément des lecteurs, des souscripteurs ou des mécènes.

Il me semble un peu ridicule, à ce stade, de justifier de ma qualification à aborder un problème aussi vaste et aussi crucial, car, après tout l’un de mes héros, qui me précéda avec génie sur ce genre de chemin, -Jean Jacques Rousseau- n’en disposait d’aucune assez officielle à son époque, mais je dirai tout de même, à l’adresse des lecteurs que cela peut rassurer, que cet ouvrage couronne une quarantaine d’années de métier de ce qu’on nomme aujourd’hui « chercheur », et cela comme anthropologue –au sens usité par Kant, véritable concepteur du terme en 1798 -, et depuis 18 ans directeur de recherche au CNRS dans l’orbe (artificielle et inadéquate) de la science politique, métier que j’exerce encore avant une retraite aussi tardive que possible. Je puis aussi arguer que ce travail impubliable n’est pas proposé comme exutoire à une incapacité, puisque j’ai déjà « commis » un certain nombre de livres et d’articles suffisamment reconnus (à mon goût) sur la place éditoriale pour me guérir de toute frustration.

Il ne s’agit donc pas d’une de ces poussées prophétiques tardives par lesquelles un auteur incompris, voire maudit, tente de défier l’approche de la mort sociale (et physique). Mais bien plutôt d’une démarche qui se voudrait rationnelle en une époque où, pour se faire entendre sans être immédiatement emporté dans le brouillage médiatique, il faut peut-être explorer des méthodes inédites, dussent-elles ressembler à la classique « bouteille à la mer » de nos ancêtres naufragés.

Parmi les rares commentaires que j’ai déjà reçus sur ce travail, me revient quelquefois la mention : « original ». Je ne sais si je devrais être flatté, mais je préférerais : « produit d’un esprit libre ».
Bien sûr, la liberté de l’esprit est très relative puisque nous sommes tous tributaires du langage et de ses servitudes mentales, et encore de celles de l’univers sémiotique de notre langue maternelle ou de notre Etat-Nation de référence. Nous sommes aussi chacun prisonniers de nos engagements, de nos passions, de nos goûts, quand nous ne le sommes pas aussi de ceux des gens que nous aimons et qui nous lient.
Mais, en dépit de toutes ces restrictions, je dirais qu’un esprit libre résiste surtout à la trame des orientations idéologiques correspondant aux intérêts de groupes, de classes, de puissances, d’armées (du travail, de l’argent, du pouvoir, de la « morale », etc.) Cette trame constitue la structure intime de la culture humaine du temps et du lieu où nous vivons et il est extrêmement difficile de s’y soustraire, voire seulement de la mettre en question. Accéder à cette liberté ne nous exempte d’aucune responsabilité, d’aucune loyauté, mais elle leur est supérieure en ce sens qu’elle choisit sans névrose ce de quoi elle se fait devoir.
Pour moi, cette liberté consiste à ne pas tomber dans les réactivités méchantes ou pusillanimes, les activismes, les prophétismes, les indignations, les mots d’ordre brandis (dont, par ailleurs on peut reconnaître la légitimité). C’est la liberté de penser, et celle de ne pas penser selon les codes anciens ou actuels qui permettent les rassemblements vengeurs, d’abord militants puis militaires. Et, si ce qui doit arriver arrive –à savoir une réactivité violente à une situation violente- mon travail n’y servira pas.
Son ambition est de voir plus loin, de regarder si possible au-delà de la zone des tempêtes pour découvrir une terre d’accueil. Je veux dire : une solution de long terme, un dénouement réel aux trop grandes complications où nous nous sommes enfermés. Et cette solution, je ne la vois pas dans un régime succédant à celui qui règne aujourd’hui et connaît sans doute le soir de son existence hégémonique tumultueuse. Je la vois plutôt dans un changement de façon de voir la vie et le monde, un changement d’angle de vue.
Ce changement a un contenu précis. Il s’agit de réaliser un objectif jusqu’ici proprement impensable : parvenir à induire un regard de la culture humaine sur elle-même de telle sorte, que se voyant emportée par sa destinée ordinaire (sa tendance à l’extension et l’intensité maximales, dont la « croissance » n’est que l’expression actuelle la plus étroite), elle devienne capable de se reconnaître comme plurielle, et donc –la pluralité se modérant ou se respectant elle-même- comme « lagunaire » plutôt que comme « torrentielle » ou « tellurique » ; comme « efflorescente », plutôt que comme « progressiste » ou « évolutive » (vers quelle perfection peut-être fatale ?).

Je ne sollicite aucune rémunération, bien qu’un soutien moral du projet que ce travail implique me serait évidemment agréable, en un temps où la multiplication des moyens de communiquer n’a d’égal que la raréfaction des échanges humains.
En revanche, je souhaiterais que, si l’ouvrage vous intéresse et vous paraît utile, vous en envoyiez des copies à des amis ou leur en conseilliez la lecture.
Il me semble normal, en ce cas, de recommander de ne pas modifier le texte que vous feriez circuler. En cas de doute sur certains propos pouvant m’être imputés par des « correcteurs » bien intentionnés, ou encore par d’éventuels intervenants malveillants à mon égard, je vous demande de vous référer alors à la version la plus récente et seul original valide, qui est « entreposée » sur mon site personnel : www.geo-anthropology.com/, cet exemplaire téléchargeable faisant foi.

Comme ce livre est un appel à la réflexion collective mais aussi à l’action –pour autant que les véritables changements commencent toujours par l’association improbable de « songe-creux »-, je reste évidemment à votre disposition pour tout lien (électronique ou réel) que vous souhaiteriez établir en ce sens.

Bien à vous, et bonne lecture.
Denis Duclos

(duclos.denis@wanadoo.fr)
PS du 1er Février 2015 : les corrections et modifications ne devant pas être un processus indéfini, j’ai arrêté à cette date une version « définitive ». Le texte que vous lisez est donc fixé au format PDF ou dans un format non modifiable. Une version en circule à partir du site du Mauss, dans la bibliothèque virtuelle.
On peut le consulter et le télécharger grâce au lien : http://www.journaldumauss.net/spip.php?article865.
Une traduction anglaise est en cours, qui sera d’abord éditée et diffusée par chapitres sur le site de Denis Duclos.



Synopsis (vue d’ensemble)


Nous partons de l’idée que le Monde-Société, résultante nécessaire d’une société mondiale, existe bel et bien déjà, certes pas encore complètement constituée, mais qu’elle est le but même de chaque société nationale qui –loin de s’y opposer- la préfigure d’une façon fractale comme totalité uniforme et fermée, puis y devient un simple arrondissement.
Or cette société-monde, en tant que phénomène unitaire et unicitaire, voire unaire (au sens d’une singularité ne pouvant s’opposer à rien, pas même à soi-même, et en ce sens illimitée), réalise –bien au-delà d’une convergence des niveaux de revenus des peuples qui est, après tout, légitime- une destinée fatale de la culture humaine : à savoir qu’elle complète le programme de totalisation et d’identification que le langage humain induit en permanence, ceci grâce à l’énergie même de l’aliénation qu’il provoque chez chaque vivant humain, cherchant désespérément à devenir un « être » pour tous les autres (c'est-à-dire un symbole, un signifiant représentant son existence comme pure essence, en tant qu’elle ne serait menacée ni par la mort ni par l’existence d’autrui).
Cette destinée de la culture humaine –pour impossible qu’elle soit- est fatale en deux sens : d’abord parce qu’elle s’est toujours manifestée comme tendance à faire du groupe, de sa complétude garantissant celle de chacun, son but inconditionnel. Ensuite parce qu’en visant cet idéal à tout prix, elle relève structurellement… du suicide (pour autant que s’accomplir comme pur signifiant implique sa disparition comme innommable processus vivant et sexué). Ce suicide –meurtre de la vie par la culture symbolisante- est l’aboutissement d’une folie : atteindre une unité et une unicité parfaites, sans extériorité, sans « autre » revient précisément à ne plus se situer soi-même, à ne plus « savoir qui l’on est », ce qui conduit à une angoisse « sans nom », dont la décharge ne saurait être que la guerre de tous contre tous la plus inexpiable.

Ce n’est pas tenir un propos de prophète que d’affirmer que dans le langage symbolisant se cherche le suicide de « tous ensemble », (même si l’ensemble est d’abord la famille, la nation, la classe sociale, la confraternité religieuse ou autre idéal communautaire) et se découvre dans l’histoire le chemin pour y parvenir finalement, en opposition rusée à tout ce qui, chez le primate parlant, continue de préférer la vie, y compris dans la culture elle-même.

La thèse principale défendue au long du livre est que la pluralité –dont le concept rigoureux reste à bâtir- est la force principale s’opposant à la destinée fatale poursuivie dans le programme langagier, cheminant irrésistiblement par milles voies de l’Histoire. Elle est la forme concrète, historique, dans laquelle s’incarne une réflexivité permettant à la culture de ne pas s’emporter dans la folie qui lui est inhérente. Cependant, si la pluralité (qu’il ne faut confondre ni avec l’altérité, ni avec la diversité, moins encore avec la multitude) existe de tout temps, en tout lieu, et dans les collectifs aussi bien que chez les individus, elle n’a sans doute pas trouvé encore la formulation qui l’oppose efficacement à la « totalité » de toute société, et surtout à celle de la société-monde en formation.
C’est à la recherche d’une telle formulation que ce travail s’attache.

Pour commencer, nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que la crise écologico-économique est un thème –aujourd’hui universellement discuté- évoquant massivement le suicide de l’humanité comme telle. Or, derrière la critique de tel ou tel acteur « polluant », de tel ou tel mode de vie ou de production, de telle propension à croître, ou à maîtriser la nature, ce qui est mis de plus en plus en cause –quoiqu’implicitement- est le fait de l’humanité comme phénomène globalement nuisible, comme « en trop » par rapport à sa propre idéalisation. Ce constat est d’autant plus inquiétant que l’idéal démocratique ne sert en rien à le pallier. Bien au contraire, il contribue à distribuer la puissance d’agir, et semble pouvoir s’enfermer dans un culte collectif de la technicité, qui n’est mis en cause ni par la revendication d’une justice sociale ou économique, ni par l’aspiration à la liberté.

Pour devenir populaire- en passant de Hobbes à Rousseau- la souveraineté collective ne produit pas en soi du respect mutuel des différences, et spécialement des différences concernant le respect du monde. Nous pouvons même observer que la destructivité humaine est d’autant plus grande que les sociétés ne savent être « ensemblistes » qu’à condition de réduire leurs membres à des occurrences des mêmes signifiants, capables de produire un sens « multimédiatique » qui devient toujours plus simple, plus englobant, plus formel, plus homogène, plus « consistant ».

Une proposition en découle : si la totalisation (même libérale autour du « marché ») nous rapproche plus du suicide dans sa forme écologique, alors c’est son opposé, la pluralisation (y compris celle des lois), qui nous en tiendra éloignés ou abrités.
Il est aisé de comprendre pourquoi : parce que si des tendances contraires sont mises en situation de se confronter sans se détruire, l’emportement collectif devient moins aisé. Si le monde d’autrui n’est pas le mien, bien qu’il existe à la même place, je ne peux pratiquer le droit de « l’ abusus » que dans une certaine limite. Leçon ancienne que Créon aurait dû méditer avant de vouloir plier Antigone à la loi de la seule Cité. Leçon que tout propriétaire de biens immenses devrait aussi méditer à chaque époque, quelle que soit la forme de son accaparement privatif, puisque l’union qu’il gouverne en général avec l’aide de l’esprit d’une masse de démunis serviles, finit presque toujours, en niant le partage nécessaire du « propre » avec des alter ego moins fortunés, par l’autodestruction. Qu’une « loi de Pareto » décrive le recommencement inexorable de l’accumulation et de l’appauvrissement tout aussi massifs, de la centrifugation (rendant l’histoire humaine finalement inhabitable), n’interdit pas de penser que cette loi n’aurait pas cours si, et seulement si les gens étaient moins fascinés par la totalité et son intégrité.
Il est certain que cette totalité a emprunté plusieurs visages principaux au cours des temps : totalisation de la personne dans la mort éternelle et dans le Souverain qui l’incarne, Union de l’âme et de l’univers, totalisation des individus par « l’accomplissement » de leurs aspirations dans le court temps de leur vie, etc. Nous pouvons également viser d’autres formes d’approches du suicide collectif, comme la « mort dans la vie » que nous garantit par exemple la « société « trop bien ordonnée », trop bien « sécurisée ».
Or, là encore, la pluralité reste une solution, précisément parce qu’elle va aller chercher un antagonique –comme la quête d’une vie aventureuse, de défi et de risque- pour lui faire équilibre. Chaque promesse de « retrouvaille » entre soi et l’autre, centrant majoritairement une société, semble induire des résistances sous la forme de promesses alternatives, et même si ces dernières, en l’emportant, installent un nouveau totalisme, elles ont au moins, le temps d’une lutte, permis d’entrevoir le vrai problème : à savoir que toute « pensée unique » conduit en tant que telle à la saisie du Vif par le Mort, de la vie par le symbole, par l’abstraction, par le décharnement.

Mais comment des façons de vivre différentes peuvent-elles se faire équilibre au sein d’une même société en sorte que celle-ci ne puisse plus choisir de s’orienter tout d’un bloc vers sa fin précipitée ? Quelles sont les polarités de l’existence humaine telles qu’elles possèdent les qualités requises ? Entre les partages proposés par telle religion de la Loi, et ceux qui font de la Loi une comptabilité, entre les passions fouriéristes, le corporatisme durkheimien et les modes de légitimation weberiens, les singularités multitudinaires selon Toni Negri ou la pluralité des générations selon Hannah Arendt, le rappel maussien des dimensions métaphysiques de l’existence, les positionalités de Philippe Descola ou de Mary Douglas, etc., la pensée nous propose un large choix de modèles. Aucun, cependant, ne semble avoir été explicitement construit comme réponse concrète au problème de l’emportement unitaire. Ils ne se présentent pas non plus comme des modes de vie sociale pouvant se confronter au sein d’une conversation politique minimale mais durable.

Nous savons un peu mieux aujourd’hui que la pluralité n’est ni garantie par un pouvoir souverain incarné « paternel » (ni a fortiori « maternel »), ni par une machine à régler de l’extérieur flux et stocks (nommée « marché », par exemple). Elle ne peut être que concrète, vécue, réalisée dans la fréquentation physique. Elle ne peut qu’être un jeu constant de modification des systèmes de sens, jeu sans lequel nous dérivons tous vers la « représentation » idéale et totalisante qui finit par nous menacer comme vivants… afin de mieux nous protéger.

Après avoir déterminé les caractéristiques nécessaires d’une pluralité équilibratrice et humaine, nous nous arrêterons au croisement de deux dimensions essentielles : le degré de proximité (ou d’éloignement) du lien social par rapport à chaque personne, et le style plus ou moins abstrait de l’activité symbolique appliquée au maintien de ce lien. Ou, pour le dire de manière plus évocatrice : s’il y a pluralité, elle ne découle pas d’une récusation de toute notre orientation anthropologique, mais de simples nuances dans la définition de notre but, et dans le style de l’action y conduisant : si nous sommes au fond tous d’accord pour parachever notre unité forcée par le langage, nous divergeons sur le « cœur » de cette unité (plus intime ou plus multitudinaire) et sur la façon de la construire (plutôt par l’amour ou par la loi). Nous obtenons alors l’amorce d’une pluralité irréductible entre au moins quatre grands pôles, très substantiels, de l’existence humaine : le Familier, le Sociétal, la Culture et la Règle. Nous développons et justifions ensuite –aussi adéquatement que possible- le choix de ce système et des termes utilisés pour le soutenir.

En premier lieu, le Familier et le Sociétal s’opposent dans toute sociation humaine, et cela déjà dans une humanité proto-parlante encore comparable aux Primates proches. Le Sociétal, instance où s’invente et se conserve le langage (le domaine du « raisonnement », comme le nomme Rousseau) tente tout au long des historialités de dominer le Familier mais au risque, en écrasant ce dernier, de se dissoudre lui-même. La grande illusion portée par l’idéologie du « Système » universaliste, c’est qu’il pourrait, par ses seules vertus idéales (rationalité scientifique, justice absolue des droits de l’Homme, etc) créer une humanité nouvelle, libérée de ses tares, de sa violence, de ses inégalités. Ce qui n’est pas même perçu dans ce cadre, c’est que l’égalité totale, qui ne peut être acquise qu’au prix d’une totale identité (isolement de chaque individu par rapport à ses attachements) et d’un arasement des différences, s’effectuera au détriment de traits proprement humains, et à l’avantage de la surpuissante classe politico-administrative et économique qui se déploiera sur cette seule fonction, au service du « Tous ».
Néanmoins, il existe peut-être une solution, qui n’entraînerait pas la simple récusation du « progrès » trop universaliste, mais sa modération. Le conflit qui y pointe, absolument irréductible, peut en effet être adouci, tempéré, rendu vivable et supportable, grâce à la médiation. Cette dernière fait se rencontrer des « plénipotentiaires » représentant nos deux factions les plus intangibles du Sociétal et du Familier. Toutefois, il existe toujours une dissymétrie dans les champs de négociation entre Familier et Sociétal :
-soit, en effet, les gens du Familier y dominent, apportant avec eux la séduction d’une naturalité proche, justifiée par les trois modalités de l’expression sensible : le témoignage mystique, le détour intellectuel, l’expérience artistique. Elles sont certainement largement prises en otage par des institutions relevant du Sociétal (Religions, Universités, Marchés de l’art et musées, etc.). Mais ces trois tendances –spécialement alliées dans la coalition que nous nommons « culture » au sens restreint usité, par exemple dans l’expression « ministère de la culture ») sont suffisamment respectées pour faire entendre quelque chose aux émissaires adverses. Elles ne peuvent cependant éviter de rencontrer leur « ennemi », qui est l’envoyé du Sociétal et de son « service » (comme le dit le pape François) sur le même terrain de l’atténuation du conflit de base (Sociétal-Familier), et que nous repérons comme agent de la Règle.
-Soit, dès lors, le champ de la médiation est placé sous l’influence de ce dernier, qui ne cherche pas à séduire ou à indiquer du sens, mais à représenter la loi ordonnatrice, à la produire et à l’imposer de la façon la plus certaine possible. Toutefois, le domaine de la Règle n’est pas homogène : il peut se diviser de son côté –selon qu’il subit plus ou moins la résistance du Familier- entre celui de l’arbitraire souverain (qui se justifie peu) et celui du calcul, qui prétend se justifier absolument. Une zone intermédiaire peut être située aux alentours de ce qu’on appellera « le doute public » et la civilité.
Si nous admettons que les quatre grands domaines ainsi dessinés par la confrontation primordiale entre Familier et Sociétal (en y faisant intervenir les deux médiations de la Culture et de la Règle ) produisent déjà une pluralité minimale, éventuellement amplifiée par leurs subdivisions, nous pouvons nous proposer d’envisager une « utopie proche » selon laquelle il suffirait de respecter un « équilibre conversationnel » entre ces quatre instances pour obtenir une société fondamentalement pluraliste, et donc… « non absolutiste ».
Mais pour cela, il nous faut démontrer en quoi ces quatre domaines correspondent à des traditions ou des passions qui peuvent prétendre à organiser chacun un mode de vie qui leur est propre, doté d’un certain degré d’autonomie, quand bien même ils pourraient aussi se présenter comme réciproquement « utiles ». L’autonomie est envisagée ici comme une condition matérielle de la pluralité, sans laquelle nous restons prisonniers de l’organicité justifiant la dépendance mutuelle et le ralliement au « sort commun » et à la destinée de totalisation à laquelle cette dépendance appelle inévitablement.

Dans ce but, nous dessinons le territoire et le paysage de chacun des quatre domaines appelés à fonder une pluralité planétaire adéquate à une « société-monde » supportable. Il s’agit essentiellement ici de démontrer qu’ils se situent au plan d’une réalité « anthropologique », c’est-à-dire qu’ils se manifestent dans toutes les cultures particulières, tout en cherchant à se réaliser de la manière la plus universelle qui soit, c’est-à-dire sur la même sphère que celle de ladite « société-monde ».

La théorie du « Sociétal », tout d’abord, apparaît comme le champ propre délimitant la sociologie (que nous renommons « syndémologie » discipline du « tous ensemble », à laquelle échappent désormais tant « l’émiologie », discipline de ce qui concerne « les miens » et se trouve libérée de toute motivation implicite de contrôle sociétal sur les intimités, que la nomologie (discipline du domaine de la Règle), ou encore la Koïnologie (réflexion de la culture sur elle-même).

Le Sociétal en tant que champ spécifique ne prétendant plus à la domination de « tout ce qui est humain » coïncide avec l’exercice de la conversation politique la plus large. Celle-ci émerge alors distinctement de ce qu’on nomme aujourd’hui « politique » et qui n’est strictement que la facette électorale du Pouvoir. La théorie de la conversation se distingue du coup de celle de l’agir communicationnel selon Habermas pour autant que la conversation dont il s’agit possède à la fois un contenu (qui est justement la pluralité entre le Sociétal, le Familier, la Culture et la Règle) et un but qui est non pas de s’accorder, mais plutôt de perdurer indéfiniment (sans jamais se réduire à une procédure de résolution des problèmes fût-elle cosmopolitique). Ce qui ne veut pas dire que la palabre remplace le solutionnement, mais que celui-ci ne peut plus jamais s’effectuer au détriment de la souveraineté spécifique des protagonistes et de leur droit irréfragable au respect, sans limite de temps et sans fermeture prescrite du procès au nom du « Tous ». La conversation n’est donc pas une délibération avant clôture, mais une rencontre toujours ouverte. C’est cette ouverture qui doit être l’origine et la conclusion elle-même, à l’envers de la dialectique hégelienne.
L’alternative est, au fond, très simple : on bien on se fixe un « but » à atteindre, un idéal à parachever, une construction, un cycle à refermer, et, une fois atteints, ceux-ci déterminent une sorte de mort-de-tous, une «fin » dans les deux sens du terme (ambiguïté dont abuse l’hégelianisme) ; ou bien nous promouvons l’actuel en but permanent, et déjà toujours réalisé : la fin s’atteint dans la vie de la controverse, de la disputatio étendue à l’humanité entière comme seule garantie d’être encore vivants dans nos principaux registres passionnels sans cesse réactivés par les autres. Au lieu de programmer notre mort-ensemble –éventuellement réelle- dans l’obsession d’une toute puissance, d’un tout-pouvoir des uns sur les autres, d’un glacis de défiances mutuelles transcendé par un « système » assurant mécaniquement à notre place une paix cosmopolitique complète, nous commençons immédiatement à vivre nos contradictions principales, à les vivre de telle façon qu’elles ne nous tuent pas.
En d’autres termes, quitte à ne pas échapper au suicide collectif, que celui-ci se symbolise plutôt comme suicide d’une certaine idée du Sociétal comme totalité dominatrice, et sa « réincarnation » comme simple positionalité à l’intérieur d’une société-monde désormais saus autre définition que d’être une « rencontre ». En tant que telle, cette positionalité (centrée par la préoccupation de la globalité) ne peut être désormais… que le souci du bon fonctionnement de la conversation globale entre grandes dimensions humaines, s’étant substituée à ladite société-monde comme idée à réaliser à coups de mondialisation forcée.

A l’opposé, le Familier devient peut-être d’autant plus flou comme réalité qu’il devient précis comme concept : en effet, nous le dégageons autant que faire ce peut des catégories qui le harnachent d’un point de vue sociétal depuis des temps immémoriaux, à commencer par les systèmes de parenté en tant qu’effets de la norme sociétale sur les intimités sexuelles, générationnelles, ou ménagères. Bien entendu, le Familier ne pourra jamais se débarrasser de la grille symbolique qui le rend sensible et intelligible à lui-même, mais en considérant qu’il peut au moins établir une ligne de résistance partielle et de compromis vis-à-vis des tentatives constantes de le redéfinir à sa place (comme en témoignent les incessantes manœuvres sociétales pour redéfinir à la place des gens la sexualité, l’union des individus, l’économie des ménages, le rôle parental, etc.), on ouvre indiscutablement un espace de liberté. Nous montrons par ailleurs que l’anthropologie académique, très attachée à faire complètement dépendre le Familier de déterminations par des « cultures » ou des « sociétés » prises en bloc, n’a pas vraiment contribué à reconnaître la conflictualité qui autorise la pluralité à l’intérieur de toutes les entités qu’elle analyse. Nous en profitons pour appeler ainsi à la formation d’une anthropologie pluraliste (dont Geertz a peut-être montré une première piste). Il faut aussi considérer le lien privilégié qu’entretient le Familier d’une part avec le Naturel (dont nous ne pensons pas comme les thuriféraires du Sociétal sans limite qu’il soit seulement une sous-catégorie du Culturel présumé tout puissant, ni, comme les thuriféraires du Calcul, qu’il soit entièrement déductible de tel état de la science), et d’autre part avec le Local, avec toutes les formes de proximité physique.

Quant aux deux grandes dimensions médiatrices –la Culture et la Norme- nous tentons d’abord de montrer qu’elles se configurent au sein d’une logique très simple : la Culture n’est qu’une « montée » du Familier au sein du Sociétal, tandis que la Règle n’est qu’une descente du Sociétal au sein du Familier. Ces mouvements rencontrant des résistances variées au cœur de leur opposé, il en découle aussi une différenciation interne naturelle progressive, où les conflits s’atténuent et se réalisent des alliances plus ou moins fermes, mais où des « fronts » peuvent aussi apparaître, principalement entre les deux grands styles qu’elles dessinent.
Par exemple, le vaste domaine de la Culture peut être décrit par la Koïnologie qui lui est adéquate comme une connivence plus ou moins lâche entre le Mystique, l’Intellectuel et l’Artiste, mais aussi comme une guerre entre eux, ou à tout le moins un tournoi de prestance dont l’enjeu est d’attirer un public aussi large que possible autour de leur préférence : la Foi, la Raison, l’inspiration esthétique (le Bon, le Vrai, le Beau ?). La connivence, cependant, subsiste, et peut donner lieu à une conversation plus durable, pour autant qu’elle repose sur une récusation de la perspective (hégelienne ?) de leur résorbtion dans la logique extérieure du calcul. Fonder politiquement cette alliance dans la perspective pluraliste n’est toutefois pas aisé, parce que chaque composante de cet univers du sens et de la signification est attiré par une subordination aux instances du Sociétal : comme pur arbitraire du pouvoir avec la dégradation du mystique dans l’organisation religieuse et ecclésiastique, comme métamorphose de l’intellectuel en universitaire sous l’égide de la fascination de la loi Symbolique, et enfin comme embrigadement de l’artiste dans le marché de la cotation.
Là encore, la conceptualisation plus rigoureuse (mais pas formaliste) de la division du champ culturel peut permettre un adoucissement (au sens de Jacqueline de Romilly) de l’antagonisme interne –par exemple en réconciliant sous condition le mystique et l’intellectuel-, et un renforcement de leur alliance stratégique pour négocier une limitation du champ de la Règle (et notamment de la prolifération de sa variante robotique).
Bien entendu, de nombreux exemples d’alliances entre les composantes internes du monde culturel peuvent être trouvés dans l’histoire, dont le cas du surréalisme. Mais nous devons constater qu’ils présentent presque toujours des dérives qui signent leur défaite face à la consistance plus grande du monde de la Règle, et face à la puissance coordinatrice du Sociétal.

Nous terminons la description des domaines fondant la « pluralité anthropologique » par une interrogation sur cette difficulté : comment proposer la pluralité en programme si la plupart des Humains communient dans un désir insurmontable d’imago totalisante ? Et si, comme tout le laisse croire, ce désir n’est pas seulement constitué par l’énergie du désespoir d’être aliéné ou de mourir, mais se fonde probablement, en arrière-plan, sur la tendance animale à unifier l’individu dans une image qui lui est extérieure, et qui, parfois, représente même le collectif ? Car, si l’on peut lutter pour consoler les sujets en leur proposant de changer d’idéaux, comment y parvenir au fond si tout les ramène –y compris la source instinctuelle du langage- au culte du plus grand, de l’unique, du parfaitement égal, du tout puissant, etc ?

Nous proposons alors d’admettre une issue optimiste à cette question : nous pouvons jouer sur une caractéristique du langage humain, dont sa déclinaison permanente en innombrables langues est déjà un indice : le caractère immaîtrisable du défilé des signifiants peut être utilisé pour dépasser toute fascination sur un signifiant particulier ; même le culte de « l’Etat mondial » peut, avant même que sa réalisation ne soit trop avancée, susciter des changements de cap du désir le plus partagé, de l’attrait de la jouissance la plus massifiée. Nous désignons cette possibilité comme celle de « ruser avec l’Histoire », et surtout l’histoire résultant des signifiants principaux, les plus fascinants pour le plus grand nombre.

Mais avant d’illustrer quelles formes peut prendre ce jeu de la culture contre ses propres penchants, la civilisation de la civilisation, nous prendrons le temps de rappeler comment cet effet bénéfique s’est déjà manifesté au plan de la conversation entre civilisations et dans chacune d’elle.
Certes, la cristallisation d’ensembles civilisationnels conforte la pétrification de cultures assez homogènes concernant de très vastes populations. Mais en même temps, la constitution d’univers sémiotiques engageant chacun de leurs millions –voire milliards- de membres ne va jamais sans susciter leurs opposés logiques. En observant attentivement les grandes entités sociétales comme les petites, nous pouvons découvrir qu’elles sont aussi des « positions » dans des dialogues très précisément organisés sur des matrices d’oppositions, et que ce sont ces dernières qui, par exemple, inventent et contrôlent une série de différences entre les monothéismes, ou entre les formations nationales (notamment en Europe). Bien que nous ayons du mal à l’admettre, les « Français » sont autant une invention des autres nations européennes que des Français eux-mêmes, et réciproquement. Il n’est pas jusqu’à l’Occident ou l’Orient qui ne soient –pour le continent eurasiatique- le produit d’une création réciproque à partir d’une entente tacite sur le sens de nos différences. Quant au continent africain, qui se lit plutôt par strates écologiques de latitudes, l’anthropologie y découvre aussi des réorganisations symboliques de grandes aires culturelles « en dialogue » plus ou moins conscient.
Toute cette expérience humaine du pluralisme est bien souvent cachée par l’horreur des conflits sanglants, des dominations impitoyables, et pourtant elle peut être prise en compte pour souligner la possibilité théorique et pratique d’une pluralité « radicalisée » en fonction de la société-monde, et dépassant aussi bien le faïençage des nations que les grandes identités religieuses, sans nécessairement les gommer, d’ailleurs. Il s’agit bien de les dépasser au double sens de s’écarter de leur tendance à former chacune des entités fermées qui ne s’opposent farouchement que pour mieux ensuite se métamorphoser en bases de l’ordre-monde, et de découvrir une formule inédite de conversation mondiale irréductible à la fusion ou au rangement mortifère.
L’ouvrage se conclut par une série d’aperçus « imaginaires » ou anticipateurs. Quand bien même seraient-ils utopiques, ils nous donnent au moins à penser sur les alternatives au marasme actuel, à l’engloutissement dans l’apparente nécessité d’un ordre mondial pliant le genre humain à la double loi d’airain du pouvoir et de la mesure comptable.


Pour lire l'ouvrage in extenso, télécharger le document suivant "traité de la pluralité"
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(attention : dans certaines versions, la pagination n'est pas actualisée et un décalage apparaît avec la table des matières.)

_Une traduction en anglais est en cours. Elle sera "postée" progressivement, par parties.


Mardi 2 Novembre 2010 - 21:32
Mercredi 1 Juillet 2015 - 09:23
Denis Duclos
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