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Pourquoi "Inglorious Basterds", le film de Quentin Tarantino est-il choquant ?



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Son film, long, maniéré, souvent ennuyeux et parfois drôle, à peine pimenté de séquences gore conventionnelles, laisse une impression de malaise, au bord de la nausée. Pourquoi ? Que se joue-t-il dans ce film -qui aurait pu n’être que simplement raté-, qui nous gêne, voire provoque en nous une vague honte ?

Une réponse psychanalytique s’impose en premier lieu : parce que, lorsque le pervers commence à ne plus croire lui-même au paradis de ses rituels de jouissance sanglante, son hésitation même fait douter ses adeptes. Très vite les scénarios se vident de leur pouvoir fascinant, et chacun, revenant à sa culpabilité névrotique, n’éprouve qu’une envie : aller se laver l’âme et les mains. Clients et spectateurs désertent ; les membres du club rendent leur attirail soudain en instance de ridicule : bottes lustrées, casquettes à tête de mort, culottes de cheval feldgrau, brassards à croix gammées, chaînes et menottes, lügers et longs poignards damasquinés. La magie du désir provoqué par l’attente de la « prise par surprise » de la victime joue de moins en moins, et dès lors, tout le bavardage précédant le massacre ou la souffrance fulgurante perd de son charme sulfureux. On commence à y percevoir ce qu’on ne saurait savoir en aucun cas : la triste saveur de l’impuissance sexuelle. On continue tout de même, par habitude, à défourailler et à tirer dans le tas, mais qui cela trompe-t-il désormais ? Lorsque ses résistants et ses nazis de pacotille s’entre-tirent dans les couilles dans un « dungeon » hollywodien si peu crédible que même un film « SM » n’en aurait pas voulu, Tarantino n’est-il pas, lui, en train de se tirer… dans le pied ?

En tout cas, cet auteur parle beaucoup dans les médias de partir à la retraite, notamment… pour faire enfin des enfants (tout en se moquant cruellement dans le film d’un jeune Allemand fêtant la naissance de son fils). Et l’on pourrait sans doute le conforter dans ce projet de départ, d’autant que son talent de découvreur et directeur d’acteurs paraît devoir s’engloutir lentement sous le côté mécanique des plaisirs qu’il nous soumet, tel un cuisinier célèbre mais fatigué, comme autant de pièces gastronomiques montées pour la parade. Kill Bill avait déjà un arrière goût de fantasme répétitif, unissant tous les adorateurs de la femme au sabre dans un même frisson masochique garanti toutes les dix minutes au long du story board. Encore les vastes restaurants chinois où volaient les têtes des petits Jaunes constituaient-ils au moins un décor plus original pour le défilé des tortures de mode que le retour au bercail nazi et aux fausses caves parisiennes.

Et désormais, c’est bien dans la circonvolution et le bavardage (même virtuose) que s’enlise la préparation des victimes bonnes à faire jouir le spectateur. Avouons tout de même que, Christoph Waltz ne pouvant qu’étrangler en éructant la belle espionne sur laquelle il a finalement réussi à bondir et à s’allonger, ou le sniper SS et sa Jolie juive ne pouvant s’aimer qu’en se tirant dessus, ce n’est pas mal dans le registre de l’impuissance! Quant au Brad Pitt un peu trop « stone », son doigt plongé avec obstination dans le trou de la jambe de l’Allemande blessée nous fait vraiment penser à l’encouragement rétrospectivement prodigué par Lacan au divin marquis : « encore un effort, camarade ». Effort pour parvenir enfin à la retraite, pardon, au sexe et à l’orgasme.


Ce dévoilement de la limite de la jouissance perverse ne serait pas en soi pour déplaire. Tarantino aurait pu nous intéresser, et même nous toucher en témoignant d’une passion qui se défait, et de l’insuffisance des armes que le sujet utilise pour empêcher ce délitement. Et pourtant ce n’est pas cela qui se passe : il nous impose plutôt un dégoût de nous-mêmes à participer à ses propres défaites et errements ricanants. Mais après tout pourquoi ? Comment cela fonctionne-t-il ? Pourquoi la violence gore rituelle ne peut-elle se combiner avec une pochade rigolote sur les Nazis, grotesques clowns en grand uniforme, qui marchait pourtant très bien avec Bourvil et De Funès ? Pourquoi, à l’inverse, le couple sado-maso Dirk Bogarde-Charlotte Rampling dans « Portier de Nuit » (qui fit scandale en 1973) clairement soutenu dans l’esthétique « nazie » par Liliana Cavani ne pouvait-il pas faire rire ? Pas plus que les horreurs du Salö (dernière station du fascisme avant la mort) qui coûta sans doute la vie à Pasolini ? Pas plus que le substrat « pinochetiste » choisi par un autre cinéaste passionné de masochisme, Roman Polanski, pour nous présenter l’ambiguité érotique de la torture dans « La jeune fille et la mort »?

Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une question de principe, car, en effet, la liberté de l’artiste doit et peut être totale. Il s’agit d’autre chose : faire rire de la question de la jouissance perverse, tenter de la rendre « frivole », revient presque automatiquement à la dénier comme détermination, damnation spécifique, destinée de certains êtres, enchaînement pathétique plus encore que jouissif. Et le registre de la dénégation des misères de la passion n’est jamais éloigné de la négation tout court, comme politique.

Nous ne pouvons être indifférents à cette capacité de dévoilement de ce qui nous fait peur en nous-mêmes que possède le « rire malsain ». La solution, là encore, n’est pas très compliquée, et dans le droit fil de la baisse du tonus pervers : quand nous renonçons à l’innocence du petit tueur d’insectes ou de chats, nous tombons aussitôt dans le sentiment d’être vaguement coupables et nous le rejetons tout aussi immédiatement vers le bouc émissaire. « Ce n’est pas moi –qui a tué le père en rendant Dieu mortel- non c’est l’autre, le Juif. »

On dira que Tarantino s’affiche sans compromis aucun du côté de ce bouc émissaire, et refuse en fanfare sa victimisation, renversant la hideuse haine nazie envers le Juif en fière et joyeuse agressivité du combattant juif envers l’horreur nazie. Mais précisément : est-ce qu’il n’y a pas un peu trop d’affirmation péremptoire dans la méchanceté pétante de santé de ces « basterds », soldats si parfaitement perdus d’une cause absolument juste et totalement sûre d’elle-même ?
A première vue, Tarantino est libre de tout stéréotype antisémite puisqu’il s’appuie sur les héros juifs américains luttant contre les Nazis. Mais l’outrance même de ces « résistants » qui se régalent en scalpant comme des Indiens les Allemands ou en leur explosant la tête à coups de batte de base ball les rend suspects comme représentants des Juifs : qu’ils leur gravent au couteau une croix gammée dans le front et les fassent brûler dans un cinéma transformé en fournaise aggrave leur cas. Ne font-ils pas exactement ce que leurs ennemis ont fait aux Juifs : les marquer publiquement (l’étoile jaune) et les détruire par le feu après les avoir gazés ?

Dans ce cas, le message est-il bien qu’il faut s’en référer à l’adage soi-disant juif : « œil pour œil, dent pour dent » ? Mais alors, ne retombe-t-on pas dans la vieille rumeur antisémite des Juifs rancuniers et assassins ? Et n’y a-t-il pas une sorte d’insulte qui s’ignore sous l’éloge trop ampoulée à vouloir faire des juifs des résistants alors qu’ils ont été en très grande majorité précisément le contraire, des victimes impuissantes ? Quant aux –assez nombreuses exceptions- (comme les Juifs du groupe communiste Manouchian qui a engagé très tôt la lutte contre l’occupant en France, les FTP-MOI, l’OCJ, les jeunes du maquis de Roc, etc,), est-ce un hasard s’ils ne se sont jamais présentés eux-mêmes comme des espèces de Rambos vengeurs entraînés aux Etats-Unis (qui ont en réalité tant tardé à admettre l’holocauste pendant la guerre) ? Est-ce seulement la licence artistique qui autorise Tarantino à retourner l’histoire contre toute vraisemblance, comme si les « locaux » ne pouvaient être que des acteurs secondaires, un peu minables, au service de Yankees (-ou de Sudistes-) dingos et ignards ?

Curieux éloge, d’ailleurs, de l’ignorance que de donner à croire (comme dans nombre de films américains de série B) que la connaissance raffinée de plusieurs langues rime obligatoirement avec tortionnaire SS, même si ce dernier personnage donne l’occasion de nous présenter un Christoph Waltz, doté d’une telle présence virtuose qu’il en sauve presque le film à lui-seul. Car on se demande alors si l’ignorance de Tarantino à l’égard des faits et des lieux historiques qu’il torture si allègrement est seulement feinte (pour les besoins de sa pochade baroque) et n’est pas à son tour une manière d’affirmer (en dépit de la tonne de clins d’œil adressés aux cinéphiles comme autan d’œufs de Pâques dans un jardin où on lâche les enfants) qu’il n’a cure de ce qui s’est réellement passé, et qu’au fond la licence artistique excuse tout.

Est-ce que Tarantino croit réellement que ramener l’histoire d’une criminalité collective ayant conduit à des souffrances innombrables et indescriptibles à un simple prétexte pour une vengeance symétrique, comme si les horreurs du totalitarisme raciste pouvaient être « retournées à l’envoyeur » comme dans une bagarre de fond de cour, peut prêter à rire ?
Que veut dire par exemple le retournement symétrique consistant à monter d’abord en comédie hilarante un massacre de soldats allemands par des baroudeurs supposés américano-juifs, puis à nous faire réprouver la jouissance des « nazis » au spectacle du massacres de soldats américains par un sniper allemand devenu héros national ? Et si ce petit piège digne de Sade (1) implique que nous autres spectateurs jouissons au fond « comme des Nazis », Tarantino n’est-il pas en train –ni vu ni connu- de pousser le cynisme moral en direction d’un « tous pareils » qui, en d’autres circonstances et en des termes plus explicites, se rapprocherait dangereusement d’un simple négationnisme ?

N’y a-t-il pas là en effet une sorte de négation de la spécificité de l’acte inhumain de masse, qui ne peut, précisément, jamais être compensé par une rétorsion équivalente sans tomber dans la barbarie généralisée ? Est-ce qu’un génocide justifie qu’on puisse y répondre par un autre génocide ? Bien sûr, Tarantino esquive d’autant plus facilement la réponse qu’il n’a pas même implicitement posé la question, fût-ce en termes subliminaux. Imaginer qu’on tient enfin dans la main tous les dignitaires nazi et Hitler (comme les Nazis tinrent la population d’Oradour sur Glane dans l’église et les déportés à Auschwitz dans la salle de « douche ») et qu’il suffit de souffler dessus pour qu’ils partent en fumée est certainement un beau fantasme, dans lequel on se fait plaisir à bon compte (et qui ressemble au moment ou Alice se débarrasse des personnages royaux de son rêve au pays des merveilles). Mais quand, dans une salle de cinéma populaire, on entend rire à gorge déployée à chaque allemand égorgé, émasculé, scalpé ou brûlé vif en direct, on ne peut manquer de penser que l’humour (rabelaisien ?) de Tarantino a de curieux échos en ville (ou en banlieue).


Nous tenons finalement là l’une des causes de la nausée qui vient aux lèvres : elle tient à ce que les idées les plus monstrueuses ne sont pas vraiment proposées par l’auteur tout en venant obligatoirement à l’esprit pour le tarauder sans trouver de formulation explicite possible. Tarantino a inventé ici non pas l’image subliminale mais l’idée muette, impossible à concevoir consciemment.
Quelle tarentule a donc piqué ce torrentueux et talentueux Quentin pour en arriver, si jeune encore, à ce bord de gouffre ?


note (1) Peu savent que Sade a été -parmi d'innombrables autres frasques- condamné pour avoir verrouillé de l’extérieur la porte d’un réduit où il avait enfermé des invités après leur avoir administré un puissant laxatif.

Si l'on en croit la photo disponible sur le lien suivant, ce n'est pas seulement dans le pied que Tarantino se tire...
The Blog That Made Milwaukee Famous
Milwaukee. Home of Beer and FM102/1
Kramp and Adler Interviews: Quentin Tarantino
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http://www.fm1021milwaukee.com/includes/tables/12/20090824104947.intv_quentin_tar.mp3

Lundi 7 Septembre 2009 - 04:20
Mardi 10 Novembre 2009 - 13:25
Denis Duclos
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