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La prédisposition à la parole : l`acte entr-aperçu par John L. Austin et reperdu par ses émules. (Un enjeu pour le redémarrage de la pensée au XXIe siècle)



Austin nous met lui-même sur la piste dans une note de 1958, en bas de page du manuscrit de sa huitième conférence de 1955: "Les énonciations ne sont-elles pas toutes performatives ?" (1)
Pour bien saisir la portée de cette question inquiète, il faut se souvenir que pour l’auteur, le performatif (à partir de "to perform", qu'on pourrait plutôt traduire en français dans le sens d'accomplir, exécuter, effectuer) est au départ de sa réflexion une sorte d'exception, concernant les paroles prononcées dans certaines circonstances conventionnelles précises, et pour lesquelles le locuteur s'engage dans un faire en le disant (je promets, je parie, je te prends pour épouse, etc).
Par la suite, au fil des causeries qu'il dispense à Harvard et Oxford, il ne cesse d'étendre le performatif à diverses locutions, et ceci en tenant le plus grand compte des circonstances enveloppant et légitimant ces actes de parole pour le groupe social.
Cependant, même en découvrant derrière chaque énoncé descripteur ou constatif l'ombre d'un performatif (au moins implicite ) (2), Austin ne renonce pas à sa distinction. Il est obligé de la déplacer sur une triade (actes "locutoires", "perlocutoires" et "illocutoires"), sans clarifier très précisément la formule de déplacement entre ses topiques.
Dans tous les cas, il semble vouloir exprimer ce que l'on fait quand on parle : essentiellement en même temps que l’on "dit". L’énonciation -de fait pratiquement toujours performative, c’est-à-dire produisant quelque chose en parlant et qui n'est pas nécessairement contenu dans le dire lui-même- pourrait se déployer sous trois modes, le plus souvent juxtaposés, dont l'un serait le simple fait de dire, le second indiquant l'intention éventuellement implicite de ce dire, et le troisième l'effet ou le résultat obtenu réellement auprès des interlocuteurs (et démontré par leur réponse effective.).

Austin tente ainsi de décrire les contenus de "l'acte intégral de parole" (que l'on traduit à tort parfois en français par acte de discours ou pire, de langage ) (3). Il y fait certes participer des éléments associés comme les conventions sociales autorisant et validant l'acte comme tel (le mariage, la promesse de vente, etc.), ou les éléments implicites, « sous-entendus », voire les gestes ou expressions physiques, l'intonation, la mimique, etc.

Mais la diffraction de la phrase effectivement prononcée entre « illocutoire » (l’intention du propos) et « perlocutoire » (son effet manifeste sur autrui en situation) comporte une conséquence étrange qui rend ce « simple locutoire » accessoire, voire contingent. Comme je l’ai souligné dans un chapitre (4) consacré aux nombreuses possibilités de mécompréhension d’une énonciation, strictement n’importe quelle locution peut être dotée d’un sens illocutoire partagé, et donc obtenir un effet perlocutoire attendu. Et Austin, qui reçut une médaille des résistants français pour sa contribution aux messages cryptés, en savait quelque chose : que « la grand-mère fait du vélo » puisse réellement, exactement et seulement signifier une livraison d’armes à ne pas manquer demain à Saint Lô implique un contexte fortement bouclé.
Encore que se soit un cas extrême, puisque ni le récipiendaire, ni l’intrus ne peuvent (ni surtout ne doivent !) reconstruire un lien détourné entre locutoire et illocutoire (5), tandis que dans beaucoup d’actes de parole quotidiens, l’allusion à un tel lien peut être subtilement retrouvée et partagée, l’ambiguïté en demeurant un ingrédient nécessaire, dont ni le but ni l’effet ne peuvent être étroitement réduits, pour autant qu’une modification dans la compréhension peut amorcer une nouvelle intention politique (6) . Les échanges diplomatiques en sont des exemples courants ; le poker en est une réduction agonistique un peu caricaturale.
Ces aspects, trop souvent laborieusement évoqués, nous orientent tous vers une même question : quelque chose semble encore manquer au travail remarquable et précurseur d'Austin, une désignation et une nomination « claires » de ce qui distingue et articule la parole et le dire. Or « cela » ne peut effectivement être que du domaine de la performativité en général (7) , de l’engagement dans un acte (8) puisque c’est « cela » qui oblige à un enchaînement de réponses, et non les seuls énoncés.
C’est ce que nous appelons ici "l'acte de prédisposition à la parole", car cet acte silencieux, absolument décisif -autant que la connexion au secteur permet le fonctionnement d'un appareil électronique- non seulement ouvre toute séquence de paroles, mais encore l'enveloppe et le soutient en permanence. Toute rupture de cet acte de prédisposition entraîne la fin de la parole comme procès partagé entre des locuteurs, et, inversement, tout acte de locution peut, par son contenu, entraîner à tout moment cette interruption.

Or, de quoi s'agit-il ? Que se partage-t-il ainsi ? Il ne s'agit pas du « dire », et ce n’est pas « phatique » aux sens de Jakobson ou Benveniste (parce que cela ne vise pas le maintien d’une communication d’informations (9)). Cette prédisposition n'utilise aucun mot ni aucune formule rhétorique. En revanche elle en est la condition constante.
Elle est néanmoins à la fois intellectuelle et physique.
Elle est tout d'abord une préconception, une croyance à confirmer ou à décevoir par la suite de l'engagement (ou non)… dans l'acte de parole lui-même et non en Dieu (dont cet acte est peut-être la cause, et non l’inverse) (10) .
Mais cette croyance n'est pas un discours, pas même implicite ou sous-entendu, quand bien même elle est performative. Ou plus exactement elle s'effectue comme ensemble de signes physiques à interpréter comme reconnaissance de l’interlocuteur au travers d’un individu physique, et comme reconnaissance consécutive de soi (en tant que locuteur) par cet interlocuteur.
A la différence, cette fois, d'une connexion électronique entre deux appareils devant ajuster leurs interactions par échange d'algorithmes corrects, l'échange ouvrant un procès de paroles implique la reconnaissance réciproque constamment soutenue d’une indétermination limitée à la place des sujets parlants.
La question de l’indéterminabilité des contextes de la parole a été soulevée par Jacques Derrida (11): « je voudrais démontrer pourquoi un contexte n’est jamais absolument déterminable ou plutôt en quoi sa détermination n’est jamais assurée ou saturée » (12). C’est ce programme qui a déclenché sa polémique célèbre avec John Searle. Ce dernier se réclame inopportunément de son « maître » John Austin à ce propos, lequel n’a jamais explicitement ni implicitement dit ou écrit que les performatifs étaient « entièrement » réductibles à des contextes normatifs précis et univoques. Il prétend seulement que toute parole, (toute énonciation) étant en fin de compte un « acte », elle doit nécessairement correspondre à ce qui est reconnu comme acte dans la culture : à savoir, engager son auteur par rapport à un « cahier des charges » qui lui est spécifique et le détermine comme tel.
Certes, Austin évoque « l’étiolement » du langage dans des usages « parasités » et donc « non sérieux », mais il ne nous contraint pas à considérer le contexte normatif qu’il juge inévitable dans tout acte de parole (même malheureux) comme obligatoirement « officiel » ou « sociétal ». Il n’exclut absolument pas que le « sérieux » d’un acte de parole puisse découler d’une convention privée ou même réduite à deux sujets inventant l’institution de leur rencontre. Même une « private joke » ne concernant que quelques personnes serait évidemment considérée par Austin comme « sérieuse » au sens d’un contexte collectif servant suffisamment de référence à un acte de parole. Ce qu’il exclut donc de son étude est très précisément « l’étiolement », c’est-à-dire la possibilité d’énonciations qui ne peuvent plus porter le nom « d’actes » parce qu’elles ne s’adressent pas directement à l’interlocuteur, ou parce que celui-ci ne peut être reconnu « en vérité » par le locuteur. L’exemple du discours appris de l’acteur (malgré son nom) est significatif de ce point de vue : ce qui « l’étiole » n’est pas qu’il puisse porter sur scène des situations invraisemblables, des conversations futiles ou des états d’âme solipsistes, mais que la situation fictive ne l’engage plus « en vrai » vis-à-vis d’autrui en tant qu’interprète du personnage (même s’il se doit d’être « un bon acteur pour le public).
La théorie austinienne de l’étiolement de la parole ne porte donc pas sur le « contexte », mais sur la distance des sujets au contexte, ce qui implique plutôt une thèse sur ce que sont ces sujets de la parole.Or les sujets d’un acte doivent être nécessairement -au sens juridique-tenus pour conscients de leur engagement dans cet acte, sans quoi l’acte n’a pas lieu.

La question qui se pose alors est la suivante :
comment concilier cette conscience nécessaire (dans le sens d’obligée) avec une indétermination tout aussi nécessaire, puisque si le sujet est déterminé d’avance, son adhésion au contexte de l’acte n’a plus de validité , pour autant que c’est justement cette adhésion qui est exigée par le sociétal ?
Il nous semble que la position de Derrida (qui a d’ailleurs plus à l’esprit l’écriture que la parole vive entre dialoguants) ne permette pas d’éclairer le problème, et donc de répondre « sérieusement » à Searle. En effet, la critique derridienne porte justement sur la conscience nécessaire. Selon lui, elle est, en tant qu’intention de l’acte, une condition pour que « le contexte soit exhaustivement déterminable ». Elle doit être « totalement présente et actuellement transparente à elle-même et aux autres », ce qu’il récuse immédiatement en arguant de son irréalisme, vue la destinée errante des propos diffusés ou retransmis (leur « destinerrance »).
Le philosophe français ne semble pas apercevoir qu’il s’enferme alors dans une aporie, sous forme d’un dilemme : ou bien le sujet est conscient, et dès-lors le contexte est absolument déterminé (si cette conscience correspond exactement au contenu du concept de sujet), ce qui est évidemment insupportable. Ou bien il est en partie « absent » à son acte, mais alors l’acte lui-même disparaît (ou s’estompe dans le lointain passé de l’acte originel).
Il existe pourtant une solution simple à cette aporie : il suffit d’admettre que l’intention consciente, présente et transparente à elle-même et aux autres qui préside à toute parole porte sur un seul point : l’obligation de ne pas déterminer le sujet de la parole.
Le but du performatif généralisé en tant que condition permanente d’un acte subjectif, c’est (indépendamment des performatifs présents dans le « dire » et qui sont des performatifs de ce dire -effectivement toujours disséminable-… et pas de la parole) de constituer un indéterminable absolu à la place du sujet de la parole (soi et autrui en train de « se » parler).
Or, non seulement cette solution résout l’aporie derridienne, mais elle correspond à des expressions très concrètes de l’expérience quotidienne de la parole. Ainsi, en écoutant celui qui nous parle, nous suspendons obligatoirement notre jugement jusqu’à ce que la parole nous revienne (ou du moins, jusqu’à ce que nos considérions le « dire » d’autrui suffisamment constitué). Il n’existe aucune exception à cette suspension, sans laquelle il n’existe pas de parole, pour autant qu’aucune parole ne peut exister sans possibilité (même inexploitée) de réponse. Un mot de la fin, c’est la fin de la parole.
Ainsi l’autodétermination du sujet singulier de la parole renvoie-t-elle très précisément à du non-déterminable conventionnellement : le parleur auto-autorisé et autorisant ses interlocuteurs ne le fait jamais seulement par rapport à un rôle prescrit (celui du sujet d’un « dire », personnage-auteur d’un discours situé dans une structure scénique itérable), parce qu’il doit toujours, d’une façon sacrée, pourrait-on dire, laisser place au loisir, pour lui et ses partenaires, de proposer, de tenir des propos complètement inattendus ou, au besoin, sacrilèges.
Derrida a certainement raison d’insister sur l’indéterminabilité, mais ce qu’il en donne comme cause -l’absence de l’auteur à lui-même- est inadéquate et fausse dans le cas de l’acte de parole. Inadéquate, parce que c’est plutôt de l’autoréférence postulée que le parleur-en-acte tient son indétermination d’ailleurs paradoxale. Fausse, parce que l’absence du sujet dans l’itérabilité ultérieure de sa position ne ferait au contraire que fixer de l’extérieur une absolue déterminité (13).
Ce qui est « reconnu » essentiellement dans le performatif et qui fait son succès dans tout échange de parole continué, c’est justement l’échange d’indéterminations conventionnelles. Cet échange « institue » le supposé-libre sujet de la parole, et le fonde du même coup à devenir proposant de déterminités réelles et imaginaires éventuellement nouvelles et par lesquelles passent non pas de simples « marques » 14) , mais la présence du « style qui fait l’homme », à savoir précisément l’apport propre, le « liber » singulier (bien entendu imaginaire). Bref, une jouissance promise qui n’a rien à voir avec une tristesse procédurale d’emploi dans des rôles que l’on ne pourrait remplir qu’en s’en absentant.
Alors, toute la richesse de la culture humaine issue des paroles se déploie -dans toutes les directions- à partir de ce fait « politique » fondant le sujet sur le paradoxe entre interdit de détermination du sujet et obligation de détermination de toutes choses pouvant faire objet du propos. L’expression « sujet souverain » est en effet un oxymore, mais un oxymore « obligatoire » !
Complétons cette approche sous un autre angle : dans la « grosse colère » qui agite Derrida lors de la dernière manche de sa polémique, notre philosophe déforme le patronyme de son adversaire en « sarl » (société à responsabilité limitée). L’insulte est plaisante, mais guère cohérente avec ce qu’il veut démontrer, puisque, précisément, la responsabilité (au sens précis d’engagement dans un libre jeu de réponses) est illimitée mais seulement tant que dure la parole 15) . Or cette illimitation (qui n’est qu’une transcendance imaginaire de convention) repose justement sur l’intention consciente, « totalement présente et actuellement transparente à elle-même et aux autres », et exactement en ceci que cette intention s’institue elle-même comme réelle, alors qu’elle est le comble de l’imaginaire : l’imaginaire nécessaire à la parole comme acte.

Bien que l’indétermination du sujet (16) soit un acte -l’acte performatif par excellence et sous-jacent à tous les autres- et qu’elle relève donc du déontique, elle s’appuie évidemment sur des effets imaginaires, et sur des tentatives logiciennes pour les décrire. Ainsi, avons-nous besoin de nous représenter comment l’indéterminé et le déterminé peuvent s’opposer. Comment, demandera le logicien, peut-on faire consister une "indéterminité limitée par une déterminité" ? (17)
Faisons appel à une métaphore : supposons une société vivant sur le bord d'un océan dont elle ne connait pas les limites ni les fonds, alors qu'elle a déjà précisément cartographié les terres émergées. Dans ces conditions, la détermination se situe, à partir du bord, du coté terrestre, tandis que l'indéterminé règne du coté maritime. On a bien affaire à la fois à une déterminité et à une indétermination constituées et limitées, pourrait-on dire, l'une par l'autre. Cette limite sur un seul bord permet en effet de jouer, sans paradoxe, sur les deux tableaux : l'effet de bord oblige l'immensité océanique à s'arrêter, tandis que le quadrillage terrestre est également contraint de stopper ses proliférations conventionnelles.
Notons au passage que l'indentation réciproque très complexe entre les territoires conventionnels et le naturel "sans rivage" fut au centre des préoccupations d'Austin. Mais, visiblement, il ne sut pas comment les délinéer dans ses tentatives fort méritoires de classification des actes de parole (speech acts). Il faut dire au passage qu’il mourut bien trop tôt (48 ans) et fut en partie trahi par ses émules (18).

Reprenons cette fois notre objet potentiel (l'acte de prédisposition à la parole) en passant directement de la métaphore côtière au discours concernant les actes humains : à savoir ce qui les régit, entre liberté et obligation, convention voire loi. Il est de fait que la prédisposition à la parole suppose de reconnaître en soi et autrui un partage entre liberté et obligation, et ceci de façon indissoluble puisqu'il ne peut y avoir d'assujettissement à des lois que pour des sujets pouvant les enfreindre, et réciproquement, la liberté d'enfreindre n'ayant de sens qu'en appuyant ses actes sur la connaissance de la loi.
Ce constat, dira-t-on, est similaire à l'affirmation que la parole est un acte libre, sous peine de perdre sa validité, mais que sa liberté consiste effectivement à utiliser le langage dans le cadre des conventions sociétales en vigueur (sous peine de ne pas comprendre ni être compris, mais aussi de ne pas rendre son propos acceptable ou inacceptable ).(19)

Mais on admet mieux cette ressemblance si l'on reconnait que l'acte de parole est le véritable paradigme de tous les actes humains, étant par ailleurs la seule spécificité de notre espèce par rapport aux autres -dont beaucoup possèdent des langages mais aucune la parole- (sauf à considérer comme également spécifiques les effets technologiques de la parole quand elle se fait science, à savoir quand elle est sommée de mesurer exactement ce qu’elle décrit, et détermine ainsi de manière toujours plus pratiquement indiscutable).
Notre métaphore océanique pourrait être dès-lors transposée en ces termes : la société côtière serait d’autant plus capable de mesurer ses territoires qu’elle serait incapable de le faire pour l’Océan. Or ceci est manifestement faux, pour autant que les techniques de mensuration terrestres peuvent parfaitement être adaptées à la mer et inversement, moyennant quelques transformations pratiques (et sans s’aventurer en physique fondamentale). Donc : ou bien relever cette similarité est absurde, ou bien nous somme sommés de… déterminer en quoi l’indéterminable peut être une condition de la détermination. Plus précisément : en quoi le pacte parolier de non-détermination mutuelle des sujets parlants est-il une condition sine qua non de l’efficacité discursive ? En quoi, pour le dire autrement, l’indéter-minité du sujet est-elle un cadeau des dieux autrement plus extraordinaire que l’intelligence technique supposée par Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick dans 2001, Odyssée de l’espace , ne serait-ce que parce que toute cette intelligence technique est rendue possible par cette indéterminité?
Il ne suffit pas de laisser une réponse métaphysique ou poétique, ni une formulation assez floue pour y revenir comme aimantés par le « transcendant » via l’essence de l’être. Cela suffit d’autant moins qu’en gros toute le bataille Searle-Derrida peut s’interprêter comme épisode dans la grande guerre entre philosophie analytique du langage, et philosophie de la parole, cette guerre ayant été temporairement gagnée par la fraction anglo-saxonne du courant analytique, notamment du fait de l’opprobre ayant frappé durablement le plus grand guerrier de l’autre camp : Heidegger.
Sans entrer ici dans l’hypothèse d’un lien entre la philosophie de ce dernier et l’effondrement moral que représente son engagement nazi, je veux seulement insister sur le fait que l’indéterminité déontique (le devoir de ne pas déterminer autrui et soi-même dans l’acte de parole) n’a strictement aucun besoin d’un point d’appui métaphysique. Il se suffit à lui-même. L’errance heideggerienne n’a ouvert la question de l’être que pour mieux retomber dans le dogme d’acier de la déterminité, alors que sur le fond, il n’y a aucune raison pour que le réductionnisme formaliste et mécanique de l’autre camp l’ait emporté définitivement. D’autant qu’à son tour, la quête analytique a été marquée, après la « victoire » américaine sur l’URSS et l’extinction « libérale » de la guerre froide, par une grave turpitude : le recours à un terrorisme intellectuel inadmissible envers ceux qui continu-aient -surtout en France- à chercher dans le sens d’une critique d’un scientisme sectaire.
Cette manœuvre d’intimidation collective (caractérisée dans ce qu’on a nommé « l’affaire Sokal ») ayant été suivie d’une amplification inouïe des incidences du programme scientiste et cognitiviste soutenu par l’informatisation du monde, il est peut-être temps de reprendre un débat dont l’enjeu est décisif : il ne s’agit de rien moins que de penser la mondialité à partir de conflictualités plus vivantes et plus civiles que celles induisant humanisme/anti-humanisme, technologie/écologie, etc.
Il faudrait dès-lors pour cela avancer au moins sur certains points :
- d’abord, sur la question de savoir en quoi (pourquoi et comment) l’indéterminé est indispensable à la détermination.
-Ce qui implique aussi, du même coup, de résoudre l’énigme de la séparation, en apparence infranchissable, entre l’indicibilité des sujets de l’énonciation dans le processus dialectique de parole, et l’impossibilité de parler sans dire.

Pour répondre à ces questions de façon convaincante, nous sommes obligés d’en appeler à une théorie de la « venue en parole » qui ne peut certainement pas se contenter du thème d’un moyen plus efficace de l’intelligence pratique. Nous ne nous mettons pas à parler (dans l’histoire collective comme dans celle des individus) parce que nous voulons trouver des solutions directes plus élégantes ou plus efficaces à des problèmes matériels. Nous le faisons parce que nous participons ainsi d’emblée à un groupe affectif beaucoup plus vaste que nos familles utérines, ou que la bande constituée de quelques-unes d’entre elles. Notre famille subsiste mais elle est désormais un passage entre le plus grand groupe possible à une époque donnée et l’intimité : elle donne au très grand groupe le caractère affectif de l’intimité, et réciproquement. Au point que dans les sociétés nombreuses, il arrive que la loyauté des personnes soit plus facile à induire vis-à-vis d’elles que vis-à-vis des groupes d’apparentement, de familiarité et de fréquentation restreints.
Supposons que la parole comme phénomène anthropologique ait eu pour but évolutionnaire de protéger notre espèce contre diverses agressions extérieures et intérieures, en produisant un moyen d'augmenter considé-rablement la solidarité au niveau de grands groupes (par la circulation non seulement d'informations mais aussi et surtout de motifs d’amour ainsi que d’identification collectifs plus poussés), alors nous pouvons, bien sûr, postuler que la liberté des sujets de ne pas obéir à la convention est un danger pour le groupe.
Mais, quand bien même nous acceptons ce postulat, l'humanité est forcée d'admettre ladite « liberté » des sujets, car sans elle il n'y a pas d'adhésion fiable aux buts du collectif issu de la parole commune (20) . Une grande partie de l’histoire humaine semble être une lutte par tous les moyens pour obtenir le transfert de cette adhésion volontaire forte au groupe le plus puissant.
Or dans la mesure où l'individu est le seul à parler, même s'il peut s'adresser à plusieurs, l'individuation par le sujet de la parole est nécessairement contemporaine de l'émergence de celle-ci, et n'est en rien un phénomène moderne. Ce qui l'est éventuellement est le changement des conventions représentant l'individuation, et notamment les signifiants de l'appartenance et de la propriété, eu égard aux changements d'échelle et de structure de la société.
Ce qui veut dire qu'on peut admettre que dans un état plus primitif et plus ancien, l'individu utilise d'autres modalités de discours et de parole pour "situer" sa propre place de sujet et les termes de sa reconnaissance, mais en aucun cas qu'il puisse renoncer à fonder son entrée en parole sur un bord signifiant sa propre liberté à l'opposé des conventions, et donc sa propre indétermination comme unique cause de la capacité de déterminer ensemble le monde et les choses. Nier l’inévitabilité de cette fiction serait nier le phénomène même de la parole.

Nous pouvons d'ailleurs nous prévaloir sur ce fait du témoignage éclairé de Claude Lévi-Strauss notant que dans les sociétés dont il fait la théorie, l'opposition entre le héros affrontant seul la nature ou l'étrange et le personnage normé est une constante, bien reflétée par leurs mythes.

Revenons sur l'ambiguïté concernant le concept de performativité, notamment dans son application à l'idée d'acte de prédisposition à la parole.
Observons d'abord que l'établissement de cet espace -ou cette bulle- sous-tendant l'entrée et la sustentation de la parole émerge, par nature, dans la non-parole, le silence, ou un environnement expressif (y compris sonore) qui ne rend pas de sens codable.
Ici encore, une métaphore peut nous servir, mais seulement d'illustration indirecte, négative : tout filament d'ADN ou d'ARN comporte des terminaisons non codantes de longueur variable, dont la fonction ou plutôt les fonctions sont encore mal connues (ou l’étaient la semaine dernière !). On sait qu'elles jouent un rôle dans la longévité de la cellule. En tout cas, elles viennent avant et après la partie codante et c'est ce qui motive notre comparaison. Mais il faudrait, pour qu’elle soit un peu plus adéquate à notre objet que la partie non codante ne se contente pas d’inaugurer et de clore le message mais le "double", pour ainsi dire, ou le soutienne tout au long de son déroulement.
Pour ce qui concerne la parole, le phénomène est, en fait, plus compliqué, au moins sous trois aspects. D'une part, tout se passe comme si c'était la parole elle-même qui prenait le relais de la "prédisposition" pour effectuer les fonctions de cette dernière pendant son propre déroulement.
D'autre part, cette prédisposition n'existe comme acte spécifique séparé qu'en ouverture, la clôture se confondant avec la fin de la parole elle-même.
Enfin, l'ouverture à la parole est elle-même constituée d'un ensemble de signaux corporels -regards, positions de la tête et du corps, gestes,- qui se proposent à l'approbation des interlocuteurs, cette approbation se manifestant à son tour par un ensemble de signaux suffisamment analogues à ceux de la "proposition" pour valoir comme réponse positive et "autorisation" à s'engager dans la parole.

Nous ne sommes pas si éloignés des merles tentant d’un toit à l’autre d’ajuster leurs mélodies pour parvenir enfin à faire couple ! Sauf que, là encore, la poésie de la comparaison naturaliste doit renoncer quelque peu à se déclamer : puisque, considérant notre ajustement, il doit s’opérer autour d’un accord négatif : nous reconnaître comme vides de toute déterminité… Ce qui est évidemment quasi-impossible !
Notons au passage que c'est essentiellement la difficulté d'ouvrir les séquences d'échanges de parole (au sens où la parole est toujours un échange et jamais seulement une "utterance" isolée) qui caractérise l’enfant autistique. Celui-ci peut, parfois, apprendre langues et langage, codes, etc, mais vivra son "autisme" comme une capacité à manipuler cette aptitude humaine "sans y être". Autrement dit à "imiter" de manière parfois extrêmement compétente un processus observé pour ainsi dire de l'extérieur. De ce point de vue, il semble que l'autisme ne saurait être adéquatement décrit comme un "déficit" mental, bien au contraire. Ce n'est pas non plus une psychose, caractérisée par la défense acharnée contre des angoisses intolérables quant à l’inexistence possible d’un sujet (21) . En revanche, lorsqu'on s'intéresse au procès de parole, l'autisme est un passionnant défi parce qu'il désigne spécifiquement ce que nous avons cru pouvoir repérer comme "acte de prédisposition à la parole".

Mais en quoi, au fond, mis à part le quasi-non recours à l'acte de parole (énonciation de mots, de phrases), cet acte de prédisposition est-il distinct de la parole "proprement dite" ?
On pourrait en effet considérer qu'il est l'équivalent muet d'un acte de parole tel que la phrase : "je requiers votre attention parce que je voudrais vous parler", sentence qui peut d'ailleurs être réellement prononcée. Dans ce dernier cas, cependant, quelque chose de non-dit aura néanmoins été préalablement soumis à l'attention d'alter ego, cette fois sans paroles... La question n'est donc pas évacuée.
Une autre phrase possible pourrait se substituer à la demande explicite ou non, qui serait du type : "que vous le vouliez ou non, je vous parle !" Est-ce que, dans ce cas, le moment de "prédisposition", disparaît sous un commandement tenant lieu d'ouverture ?
Je ne le pense pas, bien que l'ensemble des signaux lui correspondant puisse être différent, plus bref et brutal, par exemple (gestes incisifs exprimant l'autorité, recherche "agressive" d’un contact des regards, etc.).
Notons que même dans ce cas, l'interlocuteur doit donner son accord implicite, et répondre en mode "prédisposition" sans quoi, malgré l'insistance, l'acte de parole ne s'établit pas dans son unique élément : le dialogue ( 22).

Observons aussi que, pour se mettre à parler à quelqu'un, on peut commencer à le faire comme si l'accord était obtenu, en se contentant de signaux faibles ou même en les imaginant, du moment que l'interlocuteur pressenti ne parvient pas à imposer à celui qui parle l'évidence que sa parole n’est pas reçue. Et même dans ce cas, on peut continuer à parler dans l'espoir de déclencher "en cours de route". la participation du locuteur réticent. Dans cette opération, le maintien de l'espoir implique un minimum de conviction que l’autre a tout de même "entendu", et que, malgré l'absence de signes d'approbation, celle-ci est néanmoins accordée sur un mode minimaliste et conditionnel (23) .

Une autre chose est frappante dans l'acte de prédisposition à la parole, c’est son extrême brièveté par rapport à l'acte de parole lui-même, aussi court ce dernier soit-il. On peut, là encore, recourir à une comparaison : dans le règne animal proche des humains, par exemple dans le monde des chiens ou celui des oiseaux, les séquences instinctuelles qui correspondent à l'entrée en matière des interactions se déroulent souvent à une très grande rapidité, de sorte que nous pourrions conclure aisément à l'existence de schémas stimulus-réponse, pratiquement automatiques. Or cela n'est pas toujours vrai. C’est même faux de façon flagrante dans les "jeux" entre chiens, qui ressemblent plutôt, sur un mode d'échanges très rapides, à des appels à choisir des stratégies "déceptives", à s'entrainer mutuellement dans des situations de choix de stratégies ou de tactiques. Des invitations à la liberté, en somme, étant entendu que l'adversaire escompte bien l'éprouver afin de la ramener (comme dans un pari humain) à un cas maîtrisable.
En ce sens, une manifestation comportementale peut être alors considérée proche d’une "proposition" devant donner lieu à une réponse devant à son tour entraîner celle du locuteur, et ainsi de suite.

Il faut avouer que ces processus "ludiques", ou agonistiques, évoquent assez fortement la parole. Mais, là encore… ils n'en sont pas : en quoi sont-ils différents ?
Tout d'abord, il apparait une grande dissymétrie entre l'échange de prédispositions (extrêmement rapide) et l'échange de paroles elles-mêmes constituant la conversation. Dans cette dernière, il arrive fréquemment que celui qui "a la parole" (who "takes the floor") puisse la garder assez longtemps, bien que l’on puisse toujours l'interrompre si l'on considère que le propos n'est pas pertinent ou convenable.
On trouve là, sans doute, quelque chose de l'ordre d'une maxime implicite de l'agir communicationnel cher à Jürgen Habermas, qui l’a lui-même directement déduit de la topique parolière d’Austin.
Et effectivement, l'interruption elle-même d’un orateur trop prolixe ne relève pas de la stratégie discursive, mais de "l'ordre", un peu comme l'arbitrage ne relève pas de la compétition elle-même mais des conditions de sa possibilité, comme si les animaux s'entendaient pour arbitrer un combat entre certains des leurs, ce qui est une figure improbable (sauf dans le cas d'un individu Alpha imposant "sa loi» ou d'une généralisation d’un conflit).

Un autre aspect caractérisant l'acte de prédisposition à la parole comme ouverture séquentielle, c’est que sa codification comporte des aspects culturels spécifiques, lesquels varient d’une culture à l'autre. Et pourtant, comme les langues vivantes humaines sont toutes inter-traductibles, les codes de la séquence d’ouverture des échanges paroliers sont tous intercompréhensibles par apprentissage.
Par ailleurs, il est hautement probable que certains éléments de codage sont universels, sinon dans leur modus operandi, du moins dans leur substrat corporel. Par exemple, le regard joue un rôle essentiel dans toutes les cultures, même si le jeu des croisements ou des évitements peut composer des systèmes signifiants différents, tels les systèmes phonématiques des langues.

Nous nous attarderons encore ici à quelques paragraphes sur le regard, précisément parce qu’il contient, dans son dispositif physiologique « synthétique », immédiat et potentiellement « globalisant», spatialisant, quelque chose qui, s’opposant radicalement à la parole, devrait être pris, pour ainsi dire, au pied de la lettre ; à savoir, comme la force d’évidence contre laquelle la parole doit se poser en tant que volonté partagée d’indétermination.

Une simple loi illustrant bien l’étroit rapport entre la base naturelle et la logique symbolique, nous semble, de ce point de vue, pouvoir être énoncée sans grand risque : quel que soit le système des échanges de regards reçus dans telle ou telle culture, il consistera toujours en un mixte de croisements et d'évitements. Ainsi, dans telle société, il sera mal reçu de soutenir le regard d’autrui en parlant, tandis que dans telle autre, ce sera au contraire l'évitement qui sera tenu pour inconvenant. Encore que si la rencontre de regards est apodictiquement un phénomène "homogène" (sans préjuger des mimiques qui l'accompagnent ni des variations du diaphragme de la pupille), l'évitement en baissant les paupières et/ou la tête n’est pas la même chose que celui qui consiste en regards latéraux "fuyants", ou présumés tels. Etc.

Je ne crois pas que la sémiotique des mouvements faciaux et des hexis corporelles ait fait l'objet d’une véritable science comme la linguistique, mais elle dispose déjà très certainement de corpus d'observation dans plusieurs disciplines. Il serait fort intéressant d'avancer sur ce type de savoir, mais nous devons alors reconnaitre d'avance 1) que la chose la plus importante réside dans ce que soutient cette sémiotique, à savoir la mutuelle libre décision d'entrer en parole, et 2) que la charge en est largement transférée à l'acte de parole lui-même au cours de la conversation, que 3) il peut toujours être réduit à un nombre faible de signaux, ce qui permet, par exemple, les conversations "à l’aveugle" (comme celles qui ont lieu au téléphone) d'avoir lieu en toute validité (24), mais que 4) c’est toujours en s’éloignant de la disponibilité d’indices visuels (notamment en recourant à l’opposition également symbolique entre regard et écoute (25)) que la parole peut produire son effet nécessaire (aléthique) d’indétermination implicite de ses propres sujets.

On remarquera que des situations de simulation de la présence physique comme Skype sont parfois plus défavorables que celles présentant des "privations" sensorielles importantes comme la relation seulement auditive ou épistolaire (sms, mails). On peut faire l'hypothèse que ces simulations entrent en contradiction avec la relation physique ordinaire et notamment l'interprétation de l'échange de regards, lesquels peuvent être conduits à ne jamais se rencontrer du point de vue où ils sont captés par les caméras.
Bien entendu, ceci est susceptible d'adaptations prouvant la remarquable plasticité du cerveau humain. Mais l'essentiel, encore une fois, n'est pas là, bien que ces détails contribuent à dessiner la place imprécise mais réelle de cet "essentiel". Venons-y donc maintenant.

L'acte de prédisposition à la parole énonçante est, comme cette dernière, un acte. Il est donc performatif au sens où il se propose pour ce qu’il est, et où cette proposition est immédiatement autoréalisatrice. Je prouve que je veux te parler (et donc te transformer en interlocuteur) en déployant les signaux requis pour signifier cette volonté. Et comme le système de ces signaux est en fait très ouvert, pour la simple raison que la parole est un trait universel spécifique de l’humain, il suffit de peu de choses pour "déclencher" l'interprétation juste selon laquelle nous "voulons parler", même si nous ne parlons pas la même langue.
(Un peu comme si, au lieu de devoir faire d'intenses et coûteux efforts de décryptage pour entrer dans une boite mail ou le dialogue d’un blog, nous devions au contraire faire le même effort pour découvrir le mot de passe qui ne marcherait pas, la plupart des combinaisons étant gagnantes).

S'agit-il d'un message qui contient l'expression « locutoire » de cette volonté, à un niveau ou un autre, ou d'un code purement arbitraire, sans lien de significativité avec son objet ?
Eh bien, sur ce point décisif, le rôle si important de certains organes comme l'œil (comme regard et réceptacle), tout au moins comme référence source (en suite déléguable à d'autres comme la main ou la voix) témoignerait en faveur d'une significativité spécifique.
Bien que potentiellement n'importe quoi puisse servir de support de sens, comme dans la parole elle-même, il semble que les signifiants doivent se lire en remontant leur chaîne vers une origine considérée comme absolue et indéchiffrable non par postulat métaphysique, mais par "obligation". Cette origine sera localisée, dès lors, au lieu même où la volonté de savoir nous incite à « voir » une intention. Ce lieu est facilement constitué par l'œil, dont les animaux savent déjà fort bien qu’il est pour eux une menace ou un secours, selon la façon dont il porte le regard.
Ce n’est sans doute pas un hasard si le signifiant "zéro" (le sefiro, sifr arabe) finit par prendre la forme dessinée pour le cinquante en Arabe : un cercle, autant dire ce qui évoque si aisément un œil (26) .
En optique, l'œil a d'abord été "projecteur", et pour cela comparé au phallus comme "fascinus", à savoir comme projection d'une puissance sur autrui, bien que dans le second cas, il s'agisse de la projection temporelle -la création d'une descendance- tandis que dans le premier, il s'agit de la capacité ambivalente de bienveillance ou de malveillance à l’égard de ses contemporains.
Par la suite, et d'ailleurs grâce à la science arabe, on est passé de l'œil projecteur à l'œil récepteur, mais on n’en a pas fini non plus avec la première acception, ne serait-ce que parce que le cerveau opticien "interprète" l'objet perçu. Ceci est renforcé aujourd'hui par l'ordinateur qui recompose en pixels de plus en plus précis ce qu’il reçoit de l'objectif de la caméra.

Il suffit alors d'admettre certaines coïncidences (certes réversibles) entre une bienveillance "acceptant" de recevoir la plainte (et donc de se comporter en œil-réceptacle), et une malveillance continuant de projeter des jugements sur la créature, pour constituer la source du regard en énigme et donc pour changer l’incertitude en inquiétude paranoïaque : que me veut celui qui me regarde ? du bien ou du mal ? Cette simple question, encore très proche de la condition animale, peut alors susciter un positionnement nouveau, lequel relève d’un "saut" culturel incommensurable.

On s'aperçoit que, le regard de l'un et de l'autre se croisant, la résultante pacifique ou agonistique de cette rencontre dépend... de l’un et de l'autre dans la rencontre même. C’est celle-ci qui est "instituée" imaginairement dans un mécanisme reconstitué par le fameux "stade du miroir", et pourtant rarement reconnu comme tel par des psychanalystes trop préoccupes du narcissisme infantile et pas assez de son entrée en parole. Ce qui autorise la jubilation de l’enfant qui se voit "vu" par la mère dans le miroir n’est pas sa propre image, mais le fait qu'il la voit en même temps que celle de sa mère à partir d’un point de vue qui, tout en étant le sien et seulement le sien, peut permettre une rencontre avec celui de sa mère en "terrain neutre", pourrait-on dire.
Il devient alors une source de regard qui n’est plus celui, immédiatement "médusable", ni médusant, mais pour ainsi dire "hors tableau", en un espace indéterminable par l'un ou par l'autre, hors d'atteinte directe par la fascination mortelle par l'autre, comme porteur de l'œil du Dieu méchant.
C'est cet espace commun non accaparable, non dominable, où se rencontrent "librement" deux êtres humains et non plus une matrix médusante et sa créature, qui semble inaccessible (voire impossible ou simplement inintéressant) à l'autiste, et bien trop angoissant pour le psychosé.
C’est encore cet espace qui est signalé, bordé, par les signifiants de la prédisposition à la parole, tout comme par la parole elle-même, à ceci près que le temps de la "prédisposition" n’est pas celui du "jeu de parole", toujours déjà saisi dans la règle des signifiants et dans celle des discours mais celui de l'assertion réciproque d'une volonté de non intrusion mutuelle, cette volonté apparaissant comme souveraine.

C’est peut-être le caractère négatif de cette assertion implicite - je ne me servirai pas de mon pouvoir d'intrusion sur toi par mon regard- qui, dans la mutualité même des regards, explique la fluctuation de ceux-ci entre fixation "dans les yeux" et évitement; quel que soit le choix culturel pour un type de danse des regards. Ce qui expliquerait aussi, du même coup à la fois la nécessité, (réelle ou imaginaire) de l'accrochage des regards en début de parole et l’extrême brièveté de celui-ci (bien que variable selon les conventions culturelles).

La performativité qui se transmet, au fond, de l’acte de prédisposition à la parole… à la parole elle-même, semble effectuer un dire analogue à la sentence suivante :
« En t’invitant à m’autoriser comme t’adressant la parole, je nous considère mutuellement comme des parleurs « véritables », à savoir « libres » de dire à l’autre ce qu’ils veulent, au moyen de conventions langagières permettant de nous comprendre a minima. »
J’instaure donc entre nous une pure égalité de co-parleurs (d’interlocuteurs), cette égalité résidant dans la pure liberté laissée par chacun à chacun.
En un sens, donc, il se manifeste ici dans l’acte intersubjectif rassemblant prédisposition à la parole et parole elle-même une distinction concernant la vérité (le « vrai » parleur opposé au « faux » et du même coup, une autre concernant la justesse (l’échange de paroles instituent les parleurs comme strictement égaux). La sincérité dans l’offre et la demande de parole est également requise d’emblée, puisque le processus de parole s’arrête à l’instant même où disparaît la fonction phatique propre à l’acte de prédisposition et transmise sous forme verbale à la parole elle-même : si l’accord mutuel quant aux actants de la parole s’estompe, la parole elle-même s’arrête instantanément.
Et pourtant, peut-on dire que l’acte de parole, toujours performatif, est dans son essence un acte de vérité, de justesse et de sincérité ?
Je ne crois pas. Le fait de « supposer libres » aussi bien ego qu’alter-ego comme interlocuteurs et de les supposer ainsi « sincèrement » n’implique en rien qu’un ordre communicationnel puisse s’établir ici de façon univoque.
En premier lieu, comme le notait Austin, aucun acte humain n’échappe aux « malheurs » qui le caractérisent comme possible : la promesse, par exemple, a bien été tenue (comme acte de promettre), même par un « menteur ». De même, rien n’empêche le «je t’épouse » de subir les variations ultérieures en partie dues à des changements conventionnels affectant le mariage.
Par ailleurs, le « respect » mutuel des sujets de la parole n’est pas transférable à une entité supposée représenter ceux-ci, laquelle est instituée à chaque parole par les parlants singuliers et concrets, et non par leur « appartenance » à une communauté déclarée a priori ou a posteriori. Le rêve habermasien de redéfinir la démocratie à partir de la « discussion », n’est pas, de ce point de vue, pertinente ni consistante.

Le problème posé par l’interprétation des actes illocutoires (dont la force autoréalisatrice n’est pas imputable aux mots énoncés en eux-mêmes) par Habermas afin de soutenir son « éthique de la discussion » (inspirée de la théorie d’Arno Münster), c’est qu’elle les charge de fonctions (véridicité, justesse, véracité) qu’ils ne contiennent absolument pas en tant résultant d’une adhésion à un collectif transcendant . Ces actes « illocutoires » sont simplement ce qui, dans « l’acte intégral de parole », et dans le cadre général de l’acte performatif humain (qui s’autoréalise en se parlant), désignent « plutôt » (les précautions oratoires d’Austin à ce sujet courent sur chaque ligne), ceux qui « conseillent », « ordonnent », « avertissent », « soutiennent que », etc, bref cherchent à obtenir un effet sur l’interlocuteur (27) au lieu de dénoter le plus neutrement possible la simple réalité de « dire » de ces intentions inscrites dans la parole.
Or on ne voit absolument pas ce qui autorise Habermas à « dire » que le conseil, l’ordre, l’avertissement, le soutien, etc, qui sont effectivement un genre de performatifs, qu’ils contiennent sans médiation et comme leur objet, leur « dire », les trois maximes de l’éthique de la discussion, à savoir, la vérité, la justesse et la sincérité. Ils n’ont, en fait, comme le soutenait fermement Austin qu’Habermas trahit ici formellement, rien à voir avec un contenu déontique, ni avec quoi que ce soit d’assertorique ou d’apodictique. Le seul fait qu’ils « sont ce qu’ils sont » (tout comme la promesse) n’engagent pas leur réalisation (leur côté « perlocutoire », qui a besoin d’autres mots comme « convaincre, persuader, etc.). Mais ils n’impliquent pas non plus autre chose que l’ambiguité essentielle de leur contenu. Ainsi un « conseil » (surtout « d’ami ») peut très bien être une menace, de même qu’un avertissement (surtout « sans frais »). Inversement, ils peuvent être dérivés vers d’autres acceptions comme « suggérer », ou « noter » qui sont plus proches du « locutoire ». Encore que ce dernier aussi, peut être énoncé et reçu de façon très subtilement différente. Dans l’énoncé : « il lui dit : fais-le », il peut être entendu un tranchant, une absence de choix dramatisée telle que ni le « conseil », ni l’insistance par le « soutien »ou toute autre insertion pathique pourraient atteindre. Autrement dit, il existe des cas patents où le simple « locutoire » est beaucoup plus illocutoire que l’illocutoire. On dira qu’Austin a expressément prévu la participation de tout l’hexis corporel et gestuel à l’acte de parole. C’est clair.
Quoi qu’il en soit, même en faisant l’hypothèse d’un pur « illocutoire » comme catégorie abstraite rendant suffisamment compte d’une différenciation dans les actes de langage, on n’obtient aucune garantie d’un passage automatique entre la parole et son dire. C’est plausiblement ce qui contraint Austin dans la note de 1958 déjà citée à remarquer : « tout ceci manque de clarté ». Ce manque dont Habermas profite, pourrait-on dire, pour faire dire aux performatifs « spécialisés » ce qu’ils ne disent pas.
L’on ne peut évidemment pas préjuger de ce qu’aurait pensé Austin au-delà de ce « cela n’est pas clair » attribué nettement à la triade des genres de performatifs, s’il avait eu plus de temps pour continuer son œuvre. Mais la fameuse note de bas de page revenant indifféremment sur toutes les énonciations pour leur attribuer la performativité « en général », doit nous inciter à supposer qu’il aurait cherché justement ce qui les caractérise toutes sans exception. Or nous proposons une solution simple à cette question : ce qu’elles possèdent toutes, et indifféremment, quel que soit leur genre d’engagement particulier dans leur « cours de dire » (discours), c’est bien l’acte de prédisposition à la parole, acte qui semble n’être muet que pour affirmer plus efficacement la totale liberté a priori du « dire » à venir, mais aussi annoncer sa dérive inévitable vers une détermination collective de plus en plus affirmée et imposante.
Ce n’est donc pas la « discussion » entre personnages tenant des positions dans la détermination commune progressive qui est la base intersubjective validant en permanence la parole comme engageant réciproquement des actants vrais, donc libres, mais chaque « utterance » dans ce qui se signale réciproquement et à chaque instant comme vouloir d’échange de paroles, dont la contrepartie permanente est l’échange d’indéterminations des interlocuteurs.
Et cet acte de poser l’indétermination préalable de chacun, comment pourrait-il être mieux porté par le silence qui sous-tend chaque parole ?
Peut-être pourrait-on ici se détendre un peu en jouant sur les mots (ceux de la mauvaise traduction française du titre des conférences d’Austin) : au lieu de : « quand dire c’est faire », ne serait-il pas plus judicieux d’énoncer : « quand ne dire mot , c’est soutenir la libre parole » ?

On ne peut à aucun moment passer de cette disposition réciproque et « sans mots » en acte à un « collectif », fût-il implicite, ou a fortiori explicite comme une assemblée, un groupe, etc. On doit savoir que le collectif, source et but de la parole comme phénomène historial, a toujours « toléré » cette parole comme énoncée par des sujets « indéterminables » selon ses propres critères, pour autant qu’il est collectif de parlants et non ensemble de robots. C’est donc un compromis qu’il subit et qu’il n’admettra jamais complètement. Aussi, vouloir remplacer l’acte de parole (bien entendu social et intersubjectif) par la « discussion », c’est, fort subtilement certes, ramener l’ennemi de la liberté et de la vérité au cœur de l’acte qui les incarne.
Je citerai un exemple vécu de la dérive historiale inévitable d’un « dire », aussi proche fût-il ab initio de l’idéal prôné par les maximes d’Habermas. En travaillant il y a vingt ans sur la question montante des « risques technologiques », j’avais rencontré aux Etats-Unis la résistance épinglée de la jolie étiquette « whistle blowing » (tirer le sifflet d’alarme). Je l’avais « importée » en France sans la traduire, ce que des collègues ne tardèrent pas à faire, par exemple dans l’expression « lanceurs d’alerte ». On passait d’un geste de la main ou de la bouche à l’entification d’un personnage, d’abord héroïque et solitaire. Progressivement, au fil des ans et des controverses, des batailles et des procédures, l’expression s’est institutionnalisée, au point qu’en 2017, il existe des administrations usant couramment de la formule : « politique des lanceurs d’alerte », ce qui est, inutile de le souligner, un parfait paradoxe. Sentant le processus inexorable depuis longtemps, j’en abandonnai le champ aux «plus Jeunes », en ayant bien conscience de leur laisser à tailler, voire brûler ou raser un véritable hallier de mots d’une langue de bois bureaucratique en pleine efflorescence et parfaitement à l’aise dans la « gestion du risque » (et surtout dans la gestion des gens considérés comme des objets, éventuellement dangereux). Quiconque s’intéresse à ce type de dérive ne doit cependant pas « déprimer » : elle est consubstantielle du phénomène de la parole en tant qu’elle est toujours conversationnelle et que cette conversation porte toujours sur la détermination mutuellement négociée d’objets supposés communs au sein du groupe d’appartenance le plus puissant.

Le reproche envers Habermas ne doit pas nous éviter de considérer la difficulté sur laquelle il a achoppé, après tout, à partir d’une intention fort louable, que partagent tous ceux qui voudraient améliorer le contenu de l’idéal démocratique. Le problème actuel est qu’il faut vraiment avancer, et que la pensée des choses essentielles concernant l’humain ne doit pas piétiner trop longtemps dans des formules qui ont autorisé en fin de compte leur rabattement sur la métaphysique ou leur déchéance technocratique.

C’est pourquoi nous devons renouer directement avec la déchirure qu’a -presque malgré lui- pratiquée Austin dans l’illusion tenace de l’équivalence entre parole et dire (speech and telling ?). Cette Illusion est au fondement de cette maladie de l’esprit humain qu’est la volonté d’user de la parole comme des résultats de son dire, c’est-à dire, au fil des conversations dans l’histoire d’une compétition de propositions, pour toujours davantage maîtriser le monde : sur ce point, d’ailleurs, Searle a raison. Sauf qu’il ignore résolument que, sans le silence signifiant prédisposant à la parole et sans le sens implicite qu’il soutient comme acte d’un pacte -celui de laisser indéterminés les sujets parlants lorsqu’ils se parlent-, la maîtrise du monde risque fort de s’autodétruire en maîtrisant les maîtres.


Notes.

1 Quand dire, c’est faire, Le Seuil, Paris, 1970
(Conférences William James, Harvard, 1955.)

2 Au sens où, quelque soit le « dire » (même dans le « parler pour ne rien dire », ce qui est encore dire, bien sûr), l’échange de paroles est en soi l’accomplissement d’une responsabilité et de sa reconnaissance chez autrui : « droit de réponse » par excellence et de requestionnement attribué de manière absolue, et garantie par la parole elle-même (qui n’est pas réductible à une énonciation comme productrice d’énoncé).. Dans le cas d’un ordre de se taire, la fin de sa propre parole est concomitante de celle d’autrui, mais ce « dire » n’a guère d’importance par rapport à la réalité de l’arrêt de l’échange.

3 Ce contresens est amplifié extraordinairement dans le titre français donné à ses conférences : quand dire c’est faire. En effet, le titre original : « how to do things with words » ne renvoie en rien au « dire » qui pourrait évoquer des choses matérielles (au sens ordinairement français de la « signification », mais bien plutôt au fait qu’en parlant nous nous engageons dans des effets d’actes.

4 Histoire de la parole, de la métaphore au paradoxe, Ed. Translatador, 2015

5 Comme, par exemple, une allusion à St Lô, dans le « vélo » du message. C’est d’ailleurs pour cette raison que la phrase citée n’aurait probablement jamais eu ce sens ! Par un hasard amusant, je peux lire quelques jours après la rédaction de cette note, un article du Monde (11 décembre 2017) sur une expérience de « vélo électrique à hydrogène à St Lô ! » Seul mon penchant paranoïaque est évidemment habilité à envisager un complot (encore « lo » !) par des grand-mères extra-terrestres, mais il en est d’autant plus clair que la parole ne demeure, elle, possible, qu’en résistant non seulement aux Allemands, mais aussi à ces attractions par le sens, et ce au nom du devoir. Lequel, dans notre exemple, revient bien à reconnaître la capacité des interlocuteurs (en l’occurrence le rédacteur du message crypté et le résistant du terrain) à maintenir une totale indétermination de l’information par l’énoncé locutoire. Inversement, la paranoïa représente une très forte tentation de reconstruire un sujet enfin déterminé, et présumé ainsi moins fragile ou moins absent, en collectant les « briques » sonores qui en signaleraient la présence. Moyennant quoi, elle creuse son vide à la place de son indéterminité.

6 On ne peut ainsi exclure que les instances politiques et économiques de St Lô jouent sur le manque dans le nom de leur ville dans la promotion d’entreprises innovatrices en matière tant d’hydrogène que de … bicyclettes ! (Bon, j’arrête avec cet humour que ma fille -qui n’est pas encore psy- trouverait néanmoins …relou).

7 Rappelons qu’Austin « n’abandonne pas » la notion de performativité, comme nombre d’auteurs se réclamant de lui le suggèrent. Bien au contraire, il en admet l’universalité. Plus généralement, rares sont les auteurs qui ont été autant « trahis » par leurs émules. Ces trahisons -de W.G Lycan à Dan Sperber en passant par John Searle- vont généralement dans le sens d’une défiance envers le performatif, ou de sa minimisation allant jusqu’à sa suppression, ce qui devrait mettre la puce à l’oreille : pourquoi ce concept est-il si gênant que l’on cherche ainsi à s’en débarrasser, surtout quand on se réclame de son inventeur ? Le recouvrement du domaine austinien -les actes de parole-, par l’expression désormais reçue -les actes de langage - (ce qui est un parfait contresens, autorisé par le « dauphin » autoproclamé J. Searle !) nous confirme dans la suspicion d’un enjeu : le rétablissement d’une doxa universitaire ayant précédé l’intervention du trouble-fête. Ce besoin de rétablir témoigne d’une passion pour l’audace dans la mécompréhension. Nous en tentons une explication en conclusion de cet article : elle a évidemment affaire avec la pulsion de maîtrise tendant à vouloir absolument faire reproduire la parole par la machine. Or la machine ne parlera pas tant qu’elle ne sera pas tenue pour politiquement ou juridiquement responsable ! Et elle ne pourra l’être que si nous avons suffisamment de raisons de croire qu’elle est un sujet, à savoir un être dont l’indétermination est une obligation pour autrui.

8 Au sens de l’Etat civil ou de l’acte notarié.

9 Dans le fameux « vous me suivez ? », par exemple, le locuteur cherche explicitement à obtenir confirmation d’un aspect de la communication -sa compréhensibilité- mais il ne s’agit pas de soutenir l’autorisation réciproque à l’acte de parole : on peut continuer à se parler sans se comprendre très bien. C’est d’ailleurs le cas le plus fréquent ! (En ce moment, je discute avec un physicien de relativité restreinte, dont je suis peu capable de comprendre les équations, et pourtant nous nous parlons « vraiment », et cette reconnaissance est partagée. La question de savoir pourquoi nous acceptons de parler alors que nous ne nous comprenons que partiellement est toute différente.)

10 Le fait que ce dont nous cherchons à rendre compte ne soit pas phatique ne signifie absolument pas qu’il s’agisse d’une théologie négative (apophatique). Décider -du seul fait de parler- que quelque chose d’important pour nous ne doit pas être déterminé, n’entraîne aucunement que cette chose doive être renvoyée à l’ontologie et encore moins à la théologie, même si, évidemment, en parlant de Dieu comme de ce qui n’est pas connaissable et donc ineffable, on va retrouver, de Platon du Parménide à Plotin, Philon, Maïmonide ou tant d’autres, jusqu’à Heidegger en passant par les mystiques rhénans, des problèmes posés à propos des aspects possibles de l’inconnaissable, dont, par exemple, celui de l’interdit de connaître. Mais être fasciné par ces similarités, c’est au moins courir le risque imputé par Marx à Feuerbach : celui d’avoir besoin de l’inexistence de Dieu pour prouver la réalité de l’Homme. Or, comme je le souligne à plusieurs reprises (pour mieux conjurer cette tentation, sans doute), nous n’avons nul besoin de faire du sujet de la parole une entité réelle et réellement indéterminée pour comprendre immédiatement et dans toutes les circonstances de la parole vive que, nous-autres interlocuteurs, devons, pour parler, nous tenir nous-mêmes en dehors du procès d’objectivation et de détermination qui sera notre ouvrage commun. Il n’y a ni essence ni substance du sujet : rien que ce qui résulte de notre décision soutenant le pacte de parole, selon lequel les interlocuteurs -comme les membres d’un parlement souverain, doivent être temporairement tenus pour immunes.

11 Marges de la philosophie, Editions de Minuit, 1972, p. 369

12 Cité par Marine Manouvrier, « La controverse entre Derrida et Searle autour de la théorie des actes de langage », Université Libre de Bruxelles, mai 2010.

13 Celle de la structure des rôles dans tout récit ou texte.

14 Eventuellement même celles qui suivent le parcours de l’autiste selon Deligny.

15 A cela même, Derrida oppose un démenti en affirmant qu’il « n’existe pas de performatif pur » : mais ce n’est vrai que pour le « dire » , dont le texte est un cas particulier qui se détache de son sujet, le laisse en arrière dans sa destinée de « citationnalité ». Or, pour Austin, il s’agirait probablement d’un « étiolement » de la parole encore plus caractérisé que le théâtre. En même temps, Derrida est en un sens obligé de retourner à la possibilité même du performatif « réussi » en admettant que son élément comprend « l’événement absolument singulier ». Mais alors , nous voila sur des rails qui nous ramènent à l’heideggerisme, car la singularité réelle (mais au fond sans importance) de l’événement constituant la prise et l’échange de parole devient une sorte de miracle, ce qui détourne l’attention de la « vraie » singularité. A savoir celle, non seulement inventée mais instituée, d’un sujet (ou auteur) indéterminable par devoir. Derrida ne voit pas cela parce qu’il s’arrête à la « singularité » sans retenir que celle-ci n’existe réellement que comme indéterminité. Ce qui est pourtant reçu depuis l’antiquité et s’avère de plus en plus évident avec les problèmes de la cosmologie contemporaine. Bien que cette dernière croit qu’elle opère dans la pensée du réel (du Big Bang, par exemple), elle est bien obligée d’admettre qu’une « vraie singularité » est justement définie par l’impossibilité de la définir (ne serait-ce qu’en manquant totalement d’outils de comparaison.). Toutefois cette impossibilité nous rend tentant de nous prosterner devant elle, (ce qui nous reconduit à la phase métaphysique, le texte prenant la place même de Dieu pour Derrida), alors que n’y voir que l’effet d’un devoir de ne pas nous définir mutuellement, nous ramènerait à notre politique de la parole et pas du tout à Dieu. Admettons que ce retour sur la terre des lois humaines est effectivement propice (depuis Protagoras ou Thrasymaque) à nous sentir aussi collectivement plus libres.

16 Le mot « indétermination » prend ici seulement un sens verbal (le fait ou la volonté de ne pas déterminer) et non un sens substantif. On utilisera « indéterminité » pour évoquer le fait de ne pas être déterminé.

17 Cette question est travaillée notamment par Cornélius Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société, où il évoque notamment le rôle de la philosophie grecque dans le projet d’une « theoria ».

18 L’un des mérites attribués à Searle est d’avoir divisé et rangé diverses sortes de performatifs, puis de les avoir séparés en deux « tas » : ceux qui s’adaptent au monde, et ceux qui adaptent le monde aux mots.
Mais ces deux opérations de classement qu’on pourrait dire techniques, au sens du « réel » lacanien, sont l’une inutile et l’autre falsifiante du point de vue de la parole comme acte car avant d’adapter quoi que ce soit à quoi que ce soit, le « speech act » transmet en permanence l’information concernant sa propre validité éthique : il ne renseigne sur ce réel que pour autant qu’il se considère comme lui échappant radicalement. L’écart de John Searle parlant « au nom d’Austin » tient principalement à ce qu’il substitue au rapport de respect « sans condition » à autrui qu’implique tout acte de parole un « rapport au monde ». Or ceci n’est rien moins qu’une négation décisive du travail d’Austin. Cette interprétation fallacieuse relève d’un modèle plus général qui consiste à faire un contresens massif sur l’idée originelle et à le faire passer en contrebande au nom du « sérieux érudit » : ainsi, par exemple, de l’interprétation cognitiviste de l’acte comme « action ». L’acte austinien n’est pas une action au sens du couple action-réaction, mais il s’agit d’un acte posé dans sa reconnaissance même (au sens d’un acte notarié, par exemple) et du même coup celle de son auteur supposé libre de signer ou de ne pas le faire.

19 Ce qui implique, on le remarque, quitte à y revenir plus loin en détail, que l‘indétermination réciproque des sujets se parlant a bien pour contrepartie la liberté de déterminer en toute rigueur les choses dont ils parlent, et du même coup, d’engager une lutte farouche voire féroce pour la vérité et le bien (aïe !).

20 Dans la conviction utilitariste néo-benthamienne qui agit les cognitivistes inventeurs des grands « communaux » chers à Jérémy Rifkin, nous vivons sous la coupe de la certitude que seule la transparence objective d’un sujet réduit à un robot (producteur ou consumériste) peut créer une adhésion parfaite et un groupe à l’abri des conflits, voire des plus affreux massacres. Nous pouvons alors leur présenter le carton jaune classique où est inscrite la question attribuée à Juvénal : « quis custodiet ispsos custodes ? » (« et qui gardera ces gardiens ? » qui est reprise dans l’excellent film de James Ponsoldt avec Tom Hank dans le rôle d’un Steve Jobs, d’un Bill Gates, d’un Mark Zuckerberg ou d’un Jeff Bezos satanisés. Mais la réponse implicite est encore plus terrifiante : ce sera la machine les surveillant tous (et nous itou). Notons ici que c’est la réduction du sujet à un assemblage de nombres géré par la logique booléenne qui pose problème : la transparence y est celle d’un objet mathématique et pas celle de son opposé absolu : la cause incarnée d’une nécessaire indétermination conventionnelle. Pour revenir à la prison panoptique de Bentham (devenue prison périoptique avec les « communaux » gérant des milliards de fichages personnels), ce qui est mortel pour la culture humaine n’est pas tant, encore une fois, la transparence réciproque de sujets se posant illusoirement comme « purs » dans leur acte de parole, mais la destruction pure et simple de ces sujets en tant qu’objets entièrement reconstruits par les algorithmes. Derrida a un peu confondu les deux aspects, et c’est dommage : mais il n’avait pas vraiment assisté au gonflement de la monstrueuse bulle du contrôle numérique, pourtant prévue explicitement de G. Orwell à A. Huxley et à P.K. Dick.

21 Que cette défense prenne pour stratégie le maintien coûte que coûte d’une preuve du sujet par la présence agressive, ou au contraire d’une fuite devant l’inexistence par le camouflage du sujet en «processus de choses mortes ».

22 La torture qui découle d’un ordre de parole non obéi peut conduire à une transmission de l’information convoitée par le tortionnaire, mais ne produit pas de dialogue. L’implicite de ce semblant de parole est la projection sur un jugement du tortionnaire en tant que criminel.

23 On touche ici le plancher « psychotique » de tout échange parolier, et, dans une dimension historique, le rôle probablement irremplaçable de l’hallucination -individuelle et collective- comme préparation à la dialectique comme jeu de métaphores. On envisage du même coup l’étroite imbrication des stratégies subjectives plus ou moins « folles », et leur enchaînement dans de cycles paroliers dont les moments les plus « raisonnables » se situent vraisemblablement entre des extrêmes ; les uns formateurs et les autres destructeurs. Pour le dire d’une formule hélas sibylline : les civilisations ne sont pas les seules à être mortelles : elles sont des cas particuliers de la mortalité… des cycles de parole.

24 On transfère alors l’indication de l’implication du sujet sur la qualité de la voix, les idées évoquées, etc. Ce qui met en évidence le côté « test » réciproque de toute interlocution. Il est alors important de se souvenir que ledit test, qui peut se donner une multitude d’objets secondaires, est néanmoins toujours braqué essentiellement sur la question de l’implication supposée « libre ».

25 Pourquoi parle-t-on d’écoute flottante et pas de regard flottant, sinon parce que, précisément, le regard est censé fixer, ce que l’écoute laisserait aller. Bien entendu, cette convention peut être renversée tout moment.

26 Alors que la case carrée vide du Taquin évoque plutôt un enfermement (et non un « clin d’œil »).

27 Ou « locuté » : Mais cet horrible mot auquel il manque sans doute « électro » est une invention de linguiste, qui ne correspond pas à la réalité de la parole puisque l’autre, celui à qui elle s’adresse, est toujours aussi un locuteur pressenti, de même que celui qui parle devient, dès le présent de sa parole, quelqu’un qui peut recevoir la parole de l’autre.

Mardi 12 Décembre 2017 - 23:17
Mercredi 13 Décembre 2017 - 00:28
Denis Duclos
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