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Deux intellectuels emportés : Dagognet/Virilio. Le mouvement contre l'immobile.

1. La nature : un succulent plat à dévorer pour le scientisme de F. Dagognet

Certains intellectuels sont belliqueux et s'en vantent. François Dagognet a longtemps soigné son image d'enfant terrible de la philosophie. Personnalité remarquable, engagée, il nous a néamoins proposé il y a vingr ans un texte "antiécolo" d'un scientisme presque délirant, qu'il est intéressant d'exhumer au regard de l'approfondissement des inquiétudes concernant la planète. Il me semble que la sagesse des nations fait bien de relayer l'écologisme dans un souci des effets de l'activité humaine sur la vie, et que l'intellectuel scientiste apparaît a posteriori comme témoignant d'un enthousiasme un peu exagéré en faveur du progrès. Plus significatif, son caractère "belliqueux" semble se fourvoyer dans une dénonciation acerbe, et finit par s'apparenter selon nous à une sorte d'acharnement négativiste à l'encontre de la sensibilité écologiste. Or la négation (ici du caractère dangereux de l'activité humaine) est une tradition dans la culture occidentale quand on récuse toute implication -personnelle ou collective- dans une action répréhensible. Cette tradition, notons-le, peut fort bien se prolonger dans les attitudes les plus "laïques", les plus modernistes, voire les plus anti-religieuses affichées. Il est à craindre que F. Dagognet soit tombé dans ce piège.



Le livre de F. Dagognet (Considérations sur l'idée de nature, Vrin, Paris,1990; 2001)est construit en deux parties :
-une présentation de l'idée de nature dans la philosophie antique, puis aux XVIIème et XVIIIème siècles,
-La présentation critique de l'esthétique végétalisante du XIXème siècle et de l’écologisme contemporain comme manifestations nostalgiques du "retour à la nature". L'auteur s'appuie ici sur l'opinion de Georges Cangulihem critiquant la nostalgie comme induisant une idée erronée de la vie sociale du passée présumée "plus naturelle".

La coupure est nette entre l'historique du thème de la nature, et l'intention polémique qui prévaut dans la seconde partie, et dont le but est de défendre une bonne idée de la nature "réelle" contre l'invocation passéiste d'une nature inexistante, de combattre le "mauvais" écologisme avec les armes de la "bonne" écologie.
Pourquoi une telle coupure qui rend le propos global assez incohérent (car l’histoire de l’idée de nature ne peut servir à Dagognet à fonder son argument polémique, ni à inscrire celui-ci dans une portée philosophique de longue durée) ?

Je crois qu’elle ne peut s’expliquer que par les raisons suivantes, mal dégagées par l’auteur, qui les apporte alors comme symptôme plus que comme penseur :
- La notion de nature a toujours été philosophiquement marquée par l’insistance sur la nécessité du mouvement. A partir du XIXe siècle, la nécessité du mouvement est transférée de la nature à l’industrie humaine. En défendant cette industrie, Dagognet défend l’antique notion de nature comme nécessité, inexorabilité du mouvement, reprise à l’intérieur du projet humain.
-Du même coup, il s’appuie sur tout le passé pour s’insurger contre le surgissement d’une nouvelle idée de nature, romantique et inadéquate, qui vise au contraire ce qui ne doit pas bouger, ou ne doit pas être bougé par l'homme.
-Or, il dénonce dans ce naturisme nouveau, une nostalgie du passé. Il risque donc de se critiquer lui-même comme se référant à l’antique nature, à moins, pour éviter le paradoxe, de soutenir que le passé du naturisme écologique est un passé pas seulement nostalgique, mais bien inexistant, purement illusoire.
-Ce faisant, Dagognet abolit l’histoire réelle (non nostalgique) en tant que passé, pour poser la tradition naturaliste comme pensée toujours présente et seule raisonnable, compte tenu des potentialités actuelles. Pour lui la puissance industrielle actuelle est bien l’équivalent moderne de la nature antique, à ceci près que c’est l’humain qui en devient l’axe, et cela sans aucun problème. Au fond, avoir confiance en l’homme actuel, c’est exactement la même disposition d’esprit qu’avoir confiance dans la nature aristotélicienne de l’auto-modération, ou dans la nature cosmologiquement parfaite du platonisme.
-Cette conviction de défendre le “vrai” naturalisme au présent implique alors le combat contre l’erreur, la fausseté d’une pensée qui ignore la nature ou n’en retient que l’illusion nostalgique.
-Mais ici, le risque de voir se retourner l’argument contre sa propre affirmation de la raison éternelle se représente. L’irritation étrange de Dagognet à l'encontre des adversaires du progrès, est d’autant plus contrariante qu’en accusant l’écologisme de ne pas croire à la vraie nature, et donc à la nature tout court dont l'homme est partie prenante, Dagognet s’engage sur la pente glissante d’avoir à supposer possible qu’il puisse exister autre chose que la nature, et aussi qu’il puisse y avoir une inversion entre le propos affiché (j’aime la nature, dit l’écologiste) et la réalité (celui qui dit aimer la nature, ne la reconnaît pas). En effet, et c’est là une cause directe de l'indignation exagérée de l’auteur, dès lors qu’on suppose possible que l’écologiste n’aime pas la vraie nature, tout en proclamant le contraire, il est difficile d’interdire de se demander si Dagognet lui-même, en tant qu’amoureux déclaré de la vraie nature inscrite dans la technique, n’est pas en train de s’adonner au mythe le plus fallacieux, ou, pire encore, de nous tromper sur cet amour, qui serait en fait, une haine.

Ce développement inconscient est la seule source possible de la rupture de ton entre la partie historique et la partie polémique de l’ouvrage de Dagognet, car sans cela, il aurait présenté en continuité, dans les deux parties, la dialectique des discours de la nature et de la non-détermination. A partir du moment où ce second discours -celui d'un appel à la prudence, et au renoncement à la démesure, qui est pourtant une constante de la philosophie antique- est par lui radicalement nié dans le passé, il ne peut que revenir dans le présent sous une forme monstrueuse et non pas normale du débat philosophique, comme une “menace” pour la raison.

En prenant trop nerveusement parti pour “le progrès”, contre toutes les tentations alarmistes et rétrogrades du camp des "anti-science" , Dagognet nous alarme contre ce camp, à partir de l’antique position déterministe du camp des “pro-science”. Il redouble, en miroir, ce qu’il dénonce. Mais on sent, sous ce redoublement assez violent, le tremblement d’une faille logique : car si, dans le passé, le déterminisme “naturant” se trompait quelque peu sur l’infaillibilité naturelle, pourquoi faudrait-il ajourd’hui accepter de s'en remettre à l'auto-régulation de la science, la technologie et l'industrie, - ou, à défaut, à la bienveillance régulatrice de l'Etat,- pour être absolument certains de netrouver, dans une nature cornaquée par la modernisation de l'industrie, "un peu plus de démocratie dans la Cité" ? (p.132)

Car c’est bien le transfert d’infaillibilité entre nature et technique qui fait faille dans l’ouvrage de Dagognet. Il nous invite de son côté à la nostalgie d’un cosmos paternant, totalement garant de la destinée de ses enfants humains, ce cosmos s'incarnant aujourd’hui dans l’industrie humaine bienveillante pour l’homme. Cette nostalgie de la garantie paternelle (qui évoquerait plutôt le monothéisme) est difficile à accepter pour de valeureux sujets de la modernité laïque contemporaine. C’est pourquoi il faut la faire passer en force pour son contraire (un amour de la liberté moderne), ce qui ne va pas... sans irritation, sans coup de force polémique.

Il existerait pourtant une position alternative cohérente à cette colère du scientisme contre sa propre motivation cachée : elle consisterait à admettre que la cause finale n’est pas seule dans la réalité non humaine ou humaine. N’est pas seulement à l’oeuvre la destinée, qu’elle soit fruit d’un dessein naturel ou d’une intention humaine. Il existe aussi tout un pan qui ne relève ni des choses ni des liens entre choses, mais de l’indétermination, au sens ou l’on dit que l’infans, est celui qui, ne parlant pas, n’est pas encore l’objet d’une parole faste, d’une annonce de destinée. Cette reconnaissance du côté inattendu du réel, de son côté de pure rencontre avec la singularité (les Anciens disaient Tychè) n’a pas été pris en compte dans la notion de nature, ancienne ou actuelle. Elle est posée à côté, aux franges de la détermination. Elle ne surgit que dans les avancées les plus créatives de la science ou de la poésie, et se trouve rapidement avalée par le discours de la loi, de la détermination. Pourquoi ? Par terreur de la liberté dans la nature. Terreur éprouvée par qui ? Surtout, probablement par les gens de pouvoir devant leurs positions au maintien d'un "système".

En manifestant sa prévention contre les écologistes, ce n’est pas contre une idée nostalgique (et fausse) de la nature que s’insurge Dagognet, mais au delà, contre l’objet terrorisant qu’est la mise à jour du non-objet dans les interstices de ce qui fait “nature certaine”. Son choix “optimiste” pour le “progrès” n’est rien d’autre que la peur de quitter le paysage rassurant des preuves de la “maîtrise” humaine, suite évidente de la garantie divine. Il est aussi passéiste car il ne veut pas entendre parler de l'idée que ce n'est pas le passé, mais le présent et l'avenir qui se présentent sous des auspices inquiétants, jamais vus dans le passé.
Pour que Dagognet puisse se sentir en paix, il lui faut constamment se cramponner aux preuves de l’existence de l’homme, aux traces de la maîtrise, de la raison, de l'évidence de l'affinité intime entre la concentration de puissance humaine et le mouvement naturel.
L’ouverture, l'accident, la béance possible de la nature lui font peur, car il y voit, tout comme Popper, une menace pour la société.. ouverte. Et pourtant, pourrait-on dire, n’est-ce pas justement quand on pense la technoscience comme le prolongement exact de la nécessité dans la nature, qu’on produit le plus immanquablement une société tyrannique, fût-elle démocratique ?

Loin de créer plus d’ouverture, le projet moderne (et ancien) de maîtrise de la nature se poursuit, encadrant de plus en plus le monde dans la langue appauvrie de l’information binaire. Toujours plus quadrillante, prévisionniste et gestionnaire, toujours plus prométhéenne (celui qui voit devant) et épiméthéenne (celui qui voit derrière), la technoscience se veut totale, parfaite, exacte, résumant l'histoire humaine raisonnable à elle seule. De ce fait, elle est de moins en moins capable de s’appréhender elle-même autrement que sur le mode de la maîtrise, comme le remarque Jacques Testard, aussi (ou davantage) scientifique que Dagognet . Elle se voit de moins en moins elle même comme liberté car elle s’applique à elle-même ses propres catégories d’objectivation et d'asservissement.

L'auteur justifie lui-même l'intérêt de défendre l’industrie contre l’écologisme par les arguments suivants :
- le fait que la biologie "a élucidé l'essentiel des énigmes qui caractérisent la vie", ou que la "nature a été dévoilée" suscite des craintes (p.15). Dès lors, l'invocation de la nature joue un rôle injustifié : "pour éviter un mal, on ne doit pas se priver d'un bien" (note 1).. Tout est affaire ici de mesure (au sens de modération), car il arrive effectivement que pour se priver d'un mal (par exemple les bactéries devenues massivement résistantes aux antibiotiques) il faille en venir à se priver de ce bien (la panacée antibiotique devenue dangereuse).
- la nostalgie pour la nature des habitants des villes conduit pour Dagognet aux références naturistes, à la préférence aliénée pour les légumes dits biologiques, la médecine douce, les énergies alternatives - pratiques répandues et dangereuses selon l'auteur. Peut-être, pour les limiter, convient-il de rendre obligatoire le branchement électrique (déjà tenu pour preuve de résidence) tout comme l’est déjà le branchement aux réseaux d’eau ? Peut-être convient-il de rendre obligatoire le rachat d’une nouvelle voiture après cinq ans d’usage ? Peut-être vaudrait-il mieux carrément interdire la voix de partie civile pour les associations écologistes ? Bien sûr, dira-t-on, on n’en est pas encore là : mais on s'en approche. C’est la société anti-écologiste, irritée et sûre d’elle même, qui s’approche dangereusement de la tyrannie, pas l’écologisme.
- les "mouvements anti-sociaux ", tels l'écologisme seraient favorisés, alors que leur alarmisme ne se justifie pas : "les sociétés d'hier mutilaient leur milieu plus que nous, les catastrophes naturelles ou non frappaient davantage. Le bilan est faussé, la vérité souffre". Certes, mais qui est maître du bilan ? Que l'alarmisme puisse nous conduire à des folies n'est pas une raison, dirons nous pour paraphraser Dagognet, pour nous priver des avantages de l'alarme. Sans parler du fait que les risques associés à 7 ou huit milliards d'habitants ne peuvent être comparés aux mutilations causées par les sociétés anciennes, lesquelles ont d'ailleurs pu périr de leurs imprudences (si l'on suit Jared Diamond).
François Dagognet nous montre l'une de ces vérités qui souffre de l'alarme excessive : "Qui pourrait sérieusement douter que la technique sache détecter tous les "composants" d'un milieu ou d'un ensemble (solide, fluide, ou gazeux)? Elle les isole sans peine, les trie et sait au besoin autant les retenir que les transformer (les dégrader pour leur enlever leur nuisance, à moins qu'on ne les décompose). Qu'est-ce qui peut résister à ce traitement? " Quoi ? Mais Dagognet devrait se renseigner un peu plus : les CFC, par exemple, ou tous les dérivés organochlorés dont on ne sait aujourd’hui à la fois comment se passer et comment évaluer leur impact réel sur l’atmosphère. Les divers types de gaz à effets de serre... à commencer par la vapeur d'eau, dont on ne sait pas encore comment elle agit sur le réchauffement. Ou encore les éléments pathogènes qui se sont glissés sans que nous le sachions dans les farines animales, dans les produits sanguins mal chauffés ou dans les vaccins. Traiter cela d'un haussement d'épaules peut paraître un comportement léger de la part d'un intellectuel averti, et d'ailleurs on peut constater que ces dernières années François Dagognet ne s'est guère manifesté pour récuser avec vigueur les thèses du réchauffement climatique dû à l'homme (avec l'âge, sans doute sommes-nous tous heureusement atteints par la phronésis..).

Chez les philosophes grec, rappelle l'auteur la nature est le modèle de l'harmonie qui doit inspirer la Cité. Le pacte avec la nature est à la mesure des moyens réduits que la société peut mettre en oeuvre pour la modifier : " Comme les Grecs ne disposaient pas de nos moyens transformationnels, ils ne pouvaient que préconiser un pacte d'alliance avec la nature(...) faute de pouvoir la combattre, ou même de la modifier." La nature de Platon est unique, sphérique, autonome, indépendante (assimilée à un étrange animal sans organes à son pourtour). Elle naît d'un "accord", d’un ajustement des extrêmes, et la cité doit s'en inspirer. Aristote oppose ce qui est naturel (physis) à ce qui est fabriqué. Quatre attributs caractérisent la nature chez Aristote : l'inengendré par l'homme, l'automouvement, les générations cycliques ininterrompues, la correction interne de ses propres excès. La nature est à la fois changement et permanence.
Une théorie physique se doit d'entraîner une morale : chez les stoïciens comme chez Epicure et Lucrèce, le but visé à travers la délimitation de ce qui est naturel est une vie débarassée de la crainte, malgré l'éloignement et le désintérêt des dieux (Lucrèce), ou dans la piété (le dieu est en nous des Stoïciens).
La référence à la nature continuera à alimenter à la fois l'athéisme et la croyance au XVIIème et au XVIIIème siècle. La différence entre phusis (ce qui est à naître, nature) et techné (ce qui est “machiné”) est abolie ; au XVIIème siècle, le Cosmos antique gradué, unique, cède la place (de Galilée à Newton) à l'Univers illimité, décentré et uniforme. Deux comparaisons de Fontenelle (Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686) rendent compte de ce changement : la nature est un grand spectacle dont on ne voit que le décor ; la nature est comparée à une immense horloge.Mais au XVIIème l'enjeu véritable des explications de la nature est qu'elles impliquent la présence ou l'absence de Dieu.

F. Dagognet quitte le champ de la philosophie pour rendre compte de la nature au XIXème siècle. Jusqu'au XIXème, la philosophie s'intéresse à la nature pour en déduire un fondement à l'organisation sociale (Cité, morale, droit naturel). L'idée d'ordre, d'harmonie, puis la présence ou l'absence de Dieu dans la création sont des enjeux qui renvoient à autre chose : la place de l'humain dans le monde. A partir du XIXème siècle, la nature sert surtout d'argument contre "l'industrialisation galopante", elle perd donc sa noblesse globalisante pour entrer dans la polémique, moins noble, des effets de l'action humaine. Pourquoi ne trouve-t-on plus la réponse à la question de la nature chez les philosophes? F. Dagognet ne s'en explique pas, de même qu'il ne fait pas le lien entre le "retour nostalgique" à la nature, et les conceptions anciennes sur lesquelles s'opérerait ce retour. Chez Aristote, déjà, la nature est changement et permanence, retour de la mort, naissance et corruption. Où faut-il remonter dans l'histoire de la philosophie pour trouver une conception qualifiée de "nature immuable", conception assimilée au "retour à la nature"? Peut-être l'histoire de la philosophie n'est-elle pas à même de répondre à cette question. Mais alors, quel est le lien entre la philosophie jusqu'au XVIIIème siècle, et les conceptions contemporaines de la nature ?
Au XIXème siècle, quelles conceptions de la nature s'opposent à l'industrialisation ? L'illustration ne se trouve plus chez les philosophes, mais dans les agencements de l'art de vivre (l'esthétique végétalisante, l'architecture, la décoration), puis dans un mouvement dont les contours sont flous, "l'écologisme" (note 2). Il s'agit d'un retour "nostalgique", mais à quelle nature ? Une nature inventée, fantasmée, une nature qui n'a jamais existé, une nature immuable et conservatrice, que F. Dagognet tente de combattre. La conception mécaniste et réductionniste de la nature qui a permis la poussée de l'industrialisation est sous-entendue, jamais désignée comme telle : la dynamique du progrès technique relève de l'évidence, de l'impassibilité du destin, elle n'est pas à expliquer.
F. Dagognet plaide pour le passage d'un statut quasi-ontologique de la nature à un statut plus modeste, celui de puissance régulatrice (dans la néo-rationalité bio-écologique),qui doit jouer un rôle de frein et non pas d'interdit. Dans la phase où nous nous trouvons actuellement, la biologie a appris à remplacer la nature : "le faire se substitue à l'être. La nature devient plus ce qu'on invente que ce qu'on explore ", phrase qui relève tout de même d'un incroyable prométhéisme, d'une sorte d'outrecuidance dans le rôle attribué à l'homme comme "résumant" désormais à la nature à lui seul, et d'une sorte de haine impatiente à l'égard de la "naturalité de la vie".

Un paradoxe apparaît sur ce thème récurrent : si l'homme a réellement tout fait, tout produit, tout transformé, et qu'il ne reste plus rien de la nature, est-ce que ce n'est pas une raison supplémentaire de "se faire du souci" comme le prône Hans Jonas ? Et si l'homme ne peut guère s'avérer nuisible, n'est ce pas, au contraire de ce qu'affirme Dagognet, parce qu'il n'est pas si puissant que cela dans sa capacité à dompter la vie ? Un tel paradoxe, après d'autres, dans l'oeuvre de Dagognet, nous conduit à penser que son combat (en partie sympathique) relève davantage de la foi que de l'analyse.

Pour F. Dagognet, la seule critique des méfaits de l'industrialisation par les "écologistes" amène inévitablement à une solution de "retour au passé", à savoir l'arrêt de la croissance, pour supprimer les causes de la dégradation du milieu naturel. Pour lui, prôner l'arrêt de la croissance ou changer de modèle de croissance revient au même. Il opte alors pour la seule solution qu'il entrevoit, celle de réduire les dommages par le biais de l'éco-industrie, autrement appelée "l'industrie de l'industrie".
Il est surprenant que l'auteur ne puisse pas envisager une troisième solution, qui serait de limiter autant les causes (le modèle de croissance) que les effets (les dommages pour l'environnement). En toute logique, une "industrie de l'industrie" mue par une rationalité industrielle, instrumentale et productiviste, pourrait d'autant mieux se développer qu'une industrie première polluerait encore plus qu'elle ne le fait actuellement.
La suite de l'argumentation antiécologiste n'est guère plus convaincante. Dagognet s'acharne, contre toute évidence, à nier la spécificité de la capacité d'action sur la nature environnante dans le monde contemporain : la déforestation actuelle est comparée à la déforestation d'après la Révolution en France. Or, le système technique se mondialise, les problèmes qu'il engendre aussi. Peut-on limiter l'analyse à la France, s'il s'agit d'établir des principes sains sur lesquelles baser notre rapport à la nature ? Un autre champ de bataille, le paysage, a toujours été l'oeuvre de l'homme, nous dit l'auteur. Dénoncer les effets de l'industrialisation sur le paysage fait jouer à la nature "un rôle idéologique et crépusculaire". Contre cette esthétique passéiste, Dagognet nous propose même une provocation quelque peu hystérisante : "cette affiche jaune ou rouge hurlant dans ce timide paysage, soutient-il, est la plus belle des raisons picturales qui soit " (p 177). Les briques des usines, la technosphère qui dépasserait nos possibilités de contrôle? F. Dagognet nous rassure : la sécurité mise en oeuvre dans les centrales nucléaires est hors de doute ; "ce que la technologie a fait, elle doit pouvoir et savoir le défaire, par définition" (p. 191) Ah bon ? D'où tire-t-il qu'une capacité de destruction contient en elle-même la capacité de reconstruire ? Existe-t-il un antidote au cyanure que la chimie concocte pour tuer un homme en quelques minutes ? Un virus manipulé pour rendre la grippe mortelle à 80% contient-il en lui même la magie de ressusciter les millions d"hommes qu'elle aura détruits? Les inventeurs du Zyklon B proposaient-ils le moyen de ramener à la vie ceux qu'il permettait d'annihiler ? En somme, Dagognet tient le discours que tenaient publiquement les responsables du nucléaire il y a dix ans, mais qu’ils hésitent désormais à tenir aujourd'hui. Quant à la détérioration de la couche d'ozone, l'effet de serre, c'est encore,pour lui, l'industrie de l'industrie qui permettra de mieux gérer notre milieu. D'ailleurs, la notion même de nuisanclui paraît très relative, puisqu'une "dose importante ne peut pas plus qu'une dose très faible" (oui, mais de quelle substance s'agit-il?).

Contre la dénonciation des excès que peut entraîner le développement incontrôlé des biotechnologies, l'auteur oppose le verdict du destin technologique : "on n'arrête, ni retarde, les évolutions". Au nom de la nature, peut-être ? ou parce qu'un Fouquier-Tinville de la science l'a décrété ? Puis, "partout nous apercevons des contrôles, des simulations destinées à examiner à l'avance les effets des décisions, des limites posées aux expérimentateurs, la vigilance, le souci de ne rien compromettre". C'est donc à bien un traitement endogène, par la science, la technique et l'industrie elles-mêmes des problèmes posés à la société que nous encourage le militant F. Dagognet. Le citoyen n'a plus qu'à attendre, et les fruits de "l'industrie de l"industrie", la puissance de la technique à se prendre en charge elle-même lui reviendront, en lui apportant, en passant, "un peu plus de démocratie dans la Cité".

Ce livre a le mérite de poser la question des liens entre l'homme et le monde aujourd'hui. Il a le défaut de ne pas y répondre sans préjugé obnubilant, pour avoir trop cédé à la polémique, s'être trop complu dans le plaisir de contredire, et s'être perdu dans les méandres idéologiques qu'il voulait dénoncer. Quel dommage que la synthèse historique soit suivie d'une argumentation d'humeur, contre un ennemi invisible et mal défini, alors qu'une perspective analogue appliquée aux rapports à la nature contemporains aurait été très intéressante !

Qu'on nous permette une esquisse d'explication : le caractère emporté de l'argumentation de Dagognet nous renvoie à une variante du réflexe religieux en vigueur dans nos sociétés, même si dans le passé la religion a plutôt freiné la science comme regard de liberté. En un sens le refus d'admettre les grands risques que court la vie sur terre avec l'explosion à la fois technologique et démographique de notre seule espèce relève d'une sorte de négationnisme. Et l'attaque des écologistes fait penser au mécanisme de rejet de la culpabilité sur l'Autre dont les négationnismes sont souvent le pendant. Encore une fois, comprenons nous bien : je ne vois rien à redire à la joie et l'enthousiasme qui permettent les découvertes, mais l'agressivité visant ceux qui s'inquiètent indique un problème.

Pour conclure, l'intérêt de Dagognet est de prendre à bras le corps une question forte et de la brandir dans le débat public cultivé. Mais attention à ce qu'empêcher de penser en rond ne conduise pas, dans certaines situations, à empêcher de penser tout court.

note1 : voir, à cet égard, la démarche strictement inverse de H. Jonas, op. cit. : pourquoi nous ne pouvons risquer le tout pour le tout au regard des générations futures? Parce que nous n'avons pas le droit de mettre en jeu l'intégralité des intérêts des autres dans nos paris(sauf pour éviter un mal suprême), parce que le méliorisme ne justifie pas l'enjeu total (à savoir la possibilité même d'une vie humaine future), et enfin parce que l'humanité, à la différence de l'individu, n'a pas droit au suicide ("de l'humanité à venir on ne peut ni obtenir ni supposer un accord relativement à leur déshumanisation ", H.Jonas, Le Principe Responsabilité, Cerf, 1990. p. 62

note 2 : pour une distinction entre les différentes tendances théoriques écologistes, voir Impasses et promessses de l'écologie politique, Philippe Van Parijs, Esprit, mai 1991

Si Dagognet a beaucoup publié aux Empêcheurs de tourner en rond, (liés à des laboratoires aimant tout centrifuger, y compris le directeur desdites éditions) Paul Virilio, lui, a été édité chez Galilée, éditeur dont le nom n'indique absolument pas une préférence affichée pour l'anti-scientisme sous toutes ses formes. Et, comme le titre de son livre "L'art du moteur" ne le dit pas non plus, puisqu'il se consacre à l'exécration de l'accélation... voila un livre qui se lit en quatrième vitesse (voire en cinquième). Pour une raison simple : une fois la thèse posée (tout s'accélère), il ne s'agit que d'illustrations et de citations montrant ce fait (fort ennuyeux) dans tous les domaines. Alors, dira-t-on, pourquoi perdre un peu de temps (environ une heure), et qui plus est des années après cette trop rapide publication, pour un commentaire attardé ?
Tout d'abord pour observer que les mouvements observés par Virilio, lorsqu'on leur ajoute une décennie, ne prennent pas nécessairement le même sens. D'une part, après le moteur, on penserait plutôt à l'accident général, la panne (ce qui ne serait pas contradictoire avec le pessimisme virilionesque) . D'autre part, d'autres aspects apparaissent. Nous allons y revenir. Enfin, la thèse même, quand on l'analyse à tête reposée (sur un très ancien banc, par exemple), peut paraître étrange.

Mardi 11 Août 2009 - 23:30
Lundi 17 Août 2009 - 20:01
Denis Duclos
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