Avertissement : ce texte ne doit pas être lu comme un texte de "sociologie de l"art" ou de "sociologie de la religion", mais comme une texte d'épistémologie critique portant sur l'une des limites de la sociologie et des sciences sociales : la singularité. Ce travail fait partie d'une démarche plus vaste sur l'éthique des sciences humaines et sociales, en entendant par éthique non pas la déontologie des rapports avec les "enquêtés" (comme on en trouve prescription dans les maximes de l'association internationale de sociologie, par exemple) mais la recherche d'une auto-limitation du champ du discours, probablement première condition pour une scientificité qui ne prête pas à un "totalitarisme sociologique" implicite. Ainsi, la singularité (abordée ici sous deux facettes -la personnalité dans l'art et l'approche mystique de la mort-) impose au sociologue d'arrêter le cours de son interprétation, pour d'une part envisager la contradiction réelle qui se manifeste entre le singulier et le collectif, et d'autre part pour "écouter" le discours propre du singulier. D'autres limites de la science sociale sont étudiées ailleurs, par exemple dans des textes sur le "champ conversationnel" (ou champ culturel). Nous y défendons l'idée qu'une reconnaissance d'un champ global est un devoir du sociologue, avant même de mettre à jour des "catégories sociales". En effet, sans reconnaissance de la limite du champ auquel réfère toute catégorisation, l'effet inévitable est de rendre implicite un "champ infini" et donc légitimant absolument les spécialistes de tel ou tel aspect, considéré un objet sans contestation possible. La dictature des spécialistes renvoie alors à l'implicite du champ infini : en général celui d'une détermination des objets de recherche par le pouvoir, et le rabaissement de la sociologie au rang d'une "science administrative". Qu'il sagisse donc de la reconnaissance de la singularité ou de celle de la limite externe du champ sociétal, c'est en fait le même problème qui émerge : celui d'une éthique de l'auto-limitation d'une discipline. DD
I . Apparition et dissolution de la personnalité dans l’histoire des arts plastiques
La personnalité est entendue ici comme l’articulation et la mise en scène de traits qui permettent de repérer un personnage comme unique, et de ce fait, de le rendre complètement distinct de personnages ayant la même fonction ou le même rôle, ceci essentiellement dans l’art pictural et dans la sculpture.
Attribuer une personnalité à un personnage revient, en le rendant « reconnaissable » entre mille (voire bien davantage), dans une démarche presque nécessairement figurative, à lui permettre d’échapper au « type » et au « genre », afin de saisir son identité singulière.
La quasi-totalité des procédés utilisés pour obtenir cet effet s’appuient sur les caractéristiques d’une faculté ou d’un sens particulier : la prosopognosie, c’est-à-dire la reconnaissance des visages, dont l’absence (en cas de pathologie cérébrale spécifique) nous interdit précisément de « voir » nos proches dans leur « uniqueness ». Autant dire que la personnalité ainsi caractérisée se réfère en premier lieu à un trait naturel, commun chez les primates et beaucoup de mammifères, et par voie de conséquence à la trivialité sociale attribuée au vulgaire désirant encore voir dans un tableau (malgré des décennies de pédagogie médiatique) quelque objet facile à identifier comme tel.
La personnalité n’est cependant pas réductible à la pure identité, ni à l’identification. Elle est lien étroit entre l’identité et l’ensemble des actes réalisés et attendus d’une personne. C’est pourquoi, elle est devenue un concept-clef de la « science de l’âme », la psychologie, dont l’expertise est souvent requise pour prévoir les actes à venir d’une personne dont les actes passés sont considérés répréhensibles, ou, à l’inverse, positifs.
Dans l’histoire, la personnalité a d’abord été attribuée aux puissants, et essentiellement aux souverains, dont les bustes, masques, profils et autres portraits, avaient pour but principal de les distinguer dans leur apport spécifique, en comparaison de leurs prédécesseurs ou de leurs successeurs. La signature autographe ou le sceau étaient aussi des preuves, acte par acte, de leur singularité comme acteurs, mais seule la représentation de leur visage, des pièces de monnaie aux œuvres d’art, témoignait de l’unité de ces actes à travers l’unicité de la personne. Par la suite, une certaine diffusion du droit à l’identité personnelle a permis d’engager mécènes, intellectuels, simples bourgeois, au nombre de ceux qui étaient ainsi « signifiés » comme personnalités, ou seulement comme personnes qualifiées (comme dans le cas des portraits flatteurs de prétendants au mariage échangés entre familles). Plus tard encore, le raffinement des représentations réalistes a permis aux artistes de représenter des types sociaux plus nombreux, au travers de traits particuliers, le léger hiatus se manifestant entre le type et l’individu représenté (souvent à l’aide d’une typologie plus précise, et parfois à l’aide, simplement, du dessin d’après «libre nature »), valant pour une plus grande prouesse artistique.
Cependant, dans le même temps, la possibilité technique de représenter la singularité devenait moins coûteuse. Avec la photographie, elle devenait même pratiquement gratuite. Dès lors se déployèrent deux grands phénomènes :
1. l’entrée de l’acte criminel comme source de la fixation de l’identité.
2. la séparation entre identité et tout acte passé ou à venir.
La photographie anthropométrique, associée d’ailleurs aux empreintes digitales du criminel, concurrence la photographie du bienfaiteur ou du génie. Elle ne s’en distingue que par une certaine licence dans la prise de vue, et encore, pas toujours. Il n’est pas certain que le président de la République, s’il devait brusquement devenir bagnard, aurait besoin de changer de pose et de figure sur la photo officielle. Certes le buste, la statue en pied ou le portrait – dont le prix ne diminue guère – continuent à se multiplier en récompense de vertus réelles ou prétendues, mais l’ensemble des représentations identitaires se trouve affectée, tirée par le bas pourrait-on dire, par l’usage scientifique permettant de ficher des milliers de visages, et bientôt des millions. Par ailleurs, la photographie comme « art moyen » permet aussi, et de façon exponentielle avec le numérique, de saisir une personne dans tous ses instants et toutes ses périodes à l’aide de clichés stockés et échangés à l’infini. Il existe donc une sorte de miroir magique qui accompagne désormais chacun avec son image, inerte ou animée, et cela dans presque tous les milieux sociaux, sauf les plus misérables. Ce miroir n’est que l’autre face d’une surveillance constante par les caméras publiques, dont on pourrait aussi extraire une sorte d’album sur chaque individu des foules qu’elles observent. Le rapprochement entre miroir narcissique et gratifiant et surveillance de nos comportements contribue encore à dévaluer l’effort pour poser la représentation de la personne comme expression louangeuse de son « être » réalisé et potentiel.
C’est de ce rapprochement des côtés négatifs et positifs (si l’on ose dire à propos de traits moraux saisis sur la pellicule ou la puce) de la personne, mais aussi du côté réalisé et du côté potentiel des actes qui la jugent, que naît l’identification en tant que telle, au sens de l’état civil. La représentation de la personne, essentiellement de son visage, est fixée sur un document qui forme pierre d’attente de tous les actes, un « en-tête » de fichier qui, de vide qu’il soit, se remplira sûrement de bon ou de mauvais, voire des deux. Par ailleurs, le but de l’identification étant la précision de moins en moins contestable de l’identité, le progrès se réalise désormais bien au-delà des capacités prosopognosiques des personnes par rapport à leurs proches : il utilise des données de plus en plus abstraites et impossibles à percevoir directement, comme le codage génétique, la cartographie du fond de l’œil, la forme de la paume, les liens statistiques entre parties d’empreintes digitales, etc.
Cette double évolution drastique – collusion des actes vertueux et des crimes sous le même genre de représentation de « l’auteur présumé », transformation de la représentation en signal vide et abstrait de la singularité – a décidément pour effet de soustraire à la personnalité tout appui classique sur l’identité. Certes, elle dispose encore des ressources artistiques qui mettent certaines personnes au dessus du doute, et qui leur permettent, par le simple geste de l’effigie, de s’avancer comme personnages bénéfiques et tutélaires. Ainsi du profil d’Elisabeth II sur toutes les pièces frappées dans le Commonwealth. Il ne viendrait pas à l’esprit, en effet (sauf celui de quelques cerveaux subversifs et malades) d’imaginer la tête d’un criminel multiple gravée sur des monnaies, ou même des médailles. Et les pièces à l’effigie du Führer ou de Néron rappellent que ces personnages ne furent pas toujours considérés tels, ce qui nous scandalise à rebours. Mais on peut soutenir que ces témoignages de la tradition sont appelés à disparaître et que nulle tête souveraine n’est plus arborée dans le filigrane des cartes de crédit, le lieu essentiel de la création de menue monnaie contemporaine.
Curieusement, puisque la personnalité (celle qui peut être convoquée par le média chez le puissant) ne peut plus être figée dans l’unité de sa singularité, la voila qui exploite la capacité actuelle de saisir la séquence, l’instant, le moment. Les magazines people, les émissions de télévision populaires fabriquent donc de la personnalité au travers d’un morcellement et d’un scintillement infini de parcelles de gestes, de mimiques, de mots, s’échelonnant au long de la vie commerciale des personnes en question. Lorsque brusquement, elles sombrent dans l’absence couverte par la présence des autres (pour resurgir, bien maquillées, le temps de leurs funérailles), elles deviennent désormais « statues absentes », involontaires imitatrices d’un Charles Fourier, lui-même involontaire absent du socle qui l’attend boulevard de Clichy depuis 1899.
C’est donc seulement dans l’absence funéraire que l’unité de la personne se retrouve aujourd’hui (comme sur le tombeau de Gainsbourg quotidiennement fleuri de billets et de mégots ), bien que cette absence soit souvent redoublée, et défintivement creusée par le passage systématique à la crémation et à l’éparpillement de cendres.
Pour tout dire : malgré l’agitation fébrile qui change chaque posture en signe de sa stature, rien n’enraye l’effacement progressif de la personnalité dans le monde de l’image instantanée et multipliée. Elle doit donc, comme dans le passé le plus primitif, se contenter d’exister comme elle le peut dans la proximité physique de la « Privacy », de chaque petit monde familier de la horde et de la convivialité.
Là encore, - pour combien de temps ? – tiennent l’odeur et l’image, la saisie instantanée du mouvement d’autrui dans une affirmation de l’autre renouvelée et imposée à tous ses sens et à sa mémoire. Juste retour des choses : là, sur l’écran familial, le Puissant, réduit à un stock de séquences, mortes aussitôt que visionnées, n’est plus que poussière virtuelle. Sa répétition, aussi fréquente que le souhaitent ses « fans », ne conforte aucune certitude sur sa réalité, toujours repoussée hors des interstices du clip.
En nous contentant de suivre, au ras des murs (des musées) la trace de la personnalité, nous retrouvons le mouvement évident, reconnaissable bien plus frontalement dans l’actualité générale et économique, de la destruction de la personne dans le capitalisme anonyme et « absentee holder » qui est plus que jamais le nôtre. Plus de capitaines d’industrie, ni même de grandes figures de la finance, sauf ici et là, quelque malheureux trader poussé aux tribunaux pour avoir obéi à des ordres occultes : son visage, alors, souvent jeune, beau, et étonnamment calme, vaguement perplexe, paraît dans tous les journaux et les photomontages qui remplacent de plus en plus les clichés sur le vif, tel une sorte de poète ou d’angelot déchu. L’incommensurable et impardonnable erreur de la compagnie qui a osé délaisser la gestion d’immenses actifs à cette minuscule personne est alors répétée sur tous les tons, grandissant la minuscule personne en question en menace personnelle pour la société (générale, en l’occurrence). S’il doit rester des personnalités dans cette société là, ce ne peuvent être que des ennemis radicaux de l’humanité et de son bien commun.
La question qui vient alors aux lèvres n’est plus : « que fait la police ? » (elle en a visiblement déjà bien trop fait dans ce domaine, avec le perfectionnement continu de l’identification), mais plutôt un : « où va-t’on ? » désespéré. Or la courbe en cloche qui a conduit à l’acmé de la personnalité pour la dissoudre ensuite progressivement ne nous dit pas grand-chose sur la suite de cette histoire.
Peut-être néanmoins, pourrions-nous, par un regard plus précis et plus attentif, saisir dans la climatologie des arts, quelque détail (en hommage à Daniel Arasse), quelque point d’appui pour mieux comprendre la destinée de la personnalité.
Tout à cet espoir, notons d’abord que l’histoire de celle-ci se confond avec la résistance de l’individu à se trouver défini et déterminé d’avance par le rôle et la fonction que lui confient l’institution. Cette proposition conduit immédiatement à relativiser notre définition de la personnalité comme exclusivement figurative, cherchant à imiter la faculté prosopognosique. En effet, avec le temps de la facilité de la reconnaissance de l’individu et de son utilisation massivement policière, vient aussi la tentative de « déconstruire » un visage trop aisément reconnu. C’est le temps (réservé certes à une élite libertaire dans l’art) où le sujet cherche à se cacher pour mieux se dévoiler, et à se dérober pour mieux affirmer sa présence autre part, là où l’on ne saurait le cerner pour l’objectiver et le cochonner. Hélas, ce jeu charmant, proprement hystérique, n’aura lui aussi, que son temps. C’est une réponse faible, pathétique même, de l’impressionnisme à Picasso et à Bacon, et de bien d’autres encore, même si elle a pris la dimension d’un fantastique baroud d’honneur à rebondissements au long de nombreuses décades et sur plusieurs continents.
Car la chasse ouverte n’a fait qu’aiguiser l’appétit de l’ogre. Quel ogre ?
Celui que précisément fait émerger en perspective directe de la personnalité, la tentative de constituer celle-ci comme résistance au social. Ou plutôt le cyclope monomaniaque que réveille immanquablement en nous tous la simple présomption d’existence de l’âme chez autrui. Ce cyclope ressemble à s’y méprendre à l’enfant qui détruit immédiatement la forme édifiée dans le sable par sa petite sœur (ou l’inverse), comme s’il ne pouvait séparer dans cet acte l’accaparement et la destruction de ce que l’autre semble avoir pour soi seul, semblant alors seul à disposer du fragile privilège d’être.
Mais s’il faut en étudier la physiologie agressive, tout en œil et en énormes poings (celle de la haine comme phénomène social central), recensons quelques-uns des dégats que ce monstre infantile a commis au cours de nos histoires.
Prenons par exemple le moment et le lieu étranges (la fin du XIII e siècle à Erfurt) où, sur la ligne sismique qui partagera plus tard la Chrétienté, un mystique nommé Eckart assume de façon cultivée (et pas seulement muette et solitaire) que l’âme est un fait matériel, fondamentalement libre , inaccessible au gain comme à la perte, libre du Moi, libre même de Dieu comme extérieur à lui-même, et de ce fait indemne des furieuses menaces de l’enfer qui forment la trame centrale de la doxa ecclésiastique dominante. Observons qu’il pose cette âme en un « lieu qui n’a pas de nom », et même une absence de lieu, intériorité d’un Dieu qui ne punit qu’en se cachant et en ignorant, et que c’est strictement cette affirmation, arrachant l’âme au jugement d’autrui, donc de Dieu même, qui lui vaudra au fond d’être poursuivi –assez timidement - comme hérétique (bien que l’actuel pape expert n’ait jamais retrouvé trace de procès effectivement conclu ). C’est l’échappée du sujet par une trouée de la théologie qui réveille à l’époque le cyclope inquisitorial, sous les traits de l’envieux dominicain. Car chez Eckhart, le sujet trouve en Dieu la protection ultime contre toutes les menaces de damnation, ce qui, de façon jamais explicite, est ressenti comme invalidation de la puissance condamnatrice de l’Eglise. Cette voie d’échappée du sujet singulier au contrôle sociétal de l’époque n’est pas sans entretenir une portée actuelle : la personnalité ne peut en effet longtemps se maintenir contre la jalousie générale sur le seul terrain de la combinaison des apparences. Aussi unifiée et esthétique soit-elle, celle-ci se prête trop aisément au travail de destruction systématique par les catégories. Ainsi, aujourd’hui, la prosopognosie elle-même est remplacée par la technologie de mesure des traits du visage et de la tête, qui offrirait des critères bien plus sûrs de reconnaissance. La voie d’un retrait vers l’intériorité d’abord, vers l’absolu du monde total ensuite, seule réalité unique, semble être disponible et nécessaire pour se retirer d’un terrain dangereusement exposé. Il y a, à ce propos, une sorte d’homologie entre le retrait en Dieu de la personnalité chrétienne médiévale et le retrait vers l’Abstrait de l’artiste contemporain : substituer à l’apparence vue du point de vue d’autrui l’étrange substance du regard lui-même, à la fois inassignable dans son origine et complètement organisé dans sa structure, cela ressemble aux efforts pour substituer au Moi ballotté dans les tentations du désir, un Soi détaché, vidé et abandonné à la substance divine . On pourrait d’ailleurs élargir l’homologie bien au-delà de la religion et de l’art, et constater que la récusation post-moderne de l’humanisme (e de son sujet assignable) a joué à un moment (avec ses avatars psychanalytique mais aussi de reprise des sagesses extrême-orientales), un rôle très proche de celui des mystiques flamande et rhénane avant l’explosion des réformes. Dans les deux cas, des élites bourgeoises cultivées, ou plus modestes, ont tenté de protéger des voies de retraite du sujet singulier, hors des définitions opératoires qui permettaient, dans les deux situations, d’embrayer sur des injonctions au conformisme. Notons du même élan que ces voies de retrait peuvent toujours ensuite permettre au contraire aux pouvoirs de s’infiltrer plus avant dans l’intimité.
Le fait même d’une homologie possible entre deux périodes d’échappement du sujet, accompagnées aussitôt comme leur ombre de deux périodes de regain de son pourchassement, nous fait alors substituer à la simple courbe en cloche (entre grandeur et effacement de la personnalité) non pas seulement une succession de courbes, répétant l’histoire comme étant celle, éternelle, de la course-poursuite entre le social et le singulier, mais peut-être même comme un unique cercle de poursuite se fermant autour d’un unique centre vide représentant l’essence de la singularité, non seulement imaginairement relativement, mais absolument et substantiellement.
II. Réflexions sur le Mystique
Nous ne situons pas,ici, bien sûr, dans le cadre corseté d’une histoire de l’art, ou même d’une anthropologie, bien que cette dernière, bien conçue, doit réserver une place assez digne à l’ipséologie, au sens de la « discipline du discours sur soi », et à l’esthétique silencieuse qui en est le socle légitime.
Il s’agit d’un discours résidant, certes, dans l’orbe de la philosophie, mais en tant que celle-ci ne renonce pas, au-delà aussi des métaphysiques qui sont des récits d’un monde autour du monde, ou avant et après le monde, à parler, en nom propre de l’auteur, à sa propre tentative d’exister plus pleinement dans son monde, ou plus précisément dans les limites de son monde, et par cette tentative, de rejoindre potentiellement la non-temporalité de l’être.
Dans « Etre et temps », Heidegger, on le sait, ne parviendra jamais à parler directement de l’être (bien qu’il ait rédigé ce travail à partir de l’assertion qu’il était temps de reparler de l’être) mais seulement de l’étant fondamental, de ce côté-ci du réel, ou dans le langage volontariste de Clément Rosset, du Réel tout court et sans double. Sauf que l’étant de l’homme, son être-ceci-là peut « interroger » à sa façon l’Être, en tout cas dans un mélange inextricable de parler et de silence animal, de logos et d’aesthesis.
Je souscris à l’affirmation de Heidegger selon laquelle l’être-là de l’homme ne peut que dire « je », puisque qu’il est équivalent à la position subjective, en tant que seule la position subjective peut vraiment « interroger l’être ». Mais alors, pourquoi le philosophe peut-il, lui, en parler comme d’un objet ou d’un sujet à la troisième personne ?
Ma mort n’existe pas pour moi puisque je ne la vivrai jamais. Ce qui existe est un savoir socialement coloré sur la mort inévitable, et sur la souffrance qui rend la vie moins précieuse pour moi, pouvant, par exemple, me pousser au suicide. De sorte que la phrase d’Heidegger « nul ne peut prendre son mourir à autrui » n’a strictement aucun sens, sinon de dire que nul ne peut m’empêcher d’être certain de ma mort. Or ceci est manifestement faux, puisque c’est la pratique immémoriale de toutes les religions que de détruire cette conviction chez leurs adeptes. Le projet nazi, résolument moderne, tente aussi de voler la mort du sujet en le plaçant dans des telles conditions d’avilissement préalable que celui-ci serait incapable d’effectuer la méditation nécessaire. Empêcher les victimes des camps d’être des héros, c’est effectivement la tentative nazie, et elle n’est pas absurde (hélas) puisque la formule affirmant l’impossibilité de voler la mort d’autrui ne retrouve un certain sens à la limite, que lorsque le sujet d’un savoir certain de sa mort (et donc de l’absence d’au-delà) se tient fermement à cette conviction, avancée plutôt comme un pari (anti-pascalien). Or cette « résolution devançante » comme le dit Heidegger est, en quelque sorte, réservée à celui qui en fait le choix comme sagesse, ce qui est loin d’être le cas de la majorité des membres d’une communauté, et encore moins d’une communauté moderne. Ce qui implique une résistance d’emblée aux motifs choisis pour lui par le social ou la communauté. On se demande donc pourquoi Heidegger insiste tant sur la communauté comme fondement traditionnel du choix, puisque, à l’évidence, toute communauté propose aux individus des métaphysiques qui lui interdisent de poser un choix purement subjectif, et qui ne le concerne exactement que comme opposé singulier à la communauté ?
Pour revenir au cas des camps, l’interdiction de former communauté autre que de la honte et de la trahison mutuelle, n’est pourtant pas parvenue à détruire les sujets. Il est même possible, mais il est impossible de le savoir pour sûr, que pour un relativement grand nombre, cette confrontation forcée à l’isolement face à la mort promise ait contraint les détenus à réaliser le choix héroique qu’ils n’auraient pas eu l’occasion de rencontrer dans des circonstances moins horribles.
Il est sûr qu’arriver à sa fin (zu ende sein), n’a rien à voir avec répéter constamment le scénario « factice » de sa mort certaine (sein zum ende), à ce point différent que le second ne parvient jamais à préparer suffisament le premier. Nous serons toujours surpris par la survenue trop plausible de l’agonie et de son issue trop plausible. C’est pourquoi la répétition n’est délivrance, comme le dit Heidegger que si elle n’est plus répétition, mais progrès vers une conception différente de l’existence, conception parvenant à ralentir subjectivement le temps comme fuite vers la mort, peut-être en devenant conscient… de la non-temporalité de l’être. Ce qui, pour le coup, est réservé sans doute à peu de gens.
On peut reprendre alors à Heidegger, son « nul ne peut voler à autrui …», mais on substituera à « …son mourir », plutôt « sa cessation du devenir », son « entwerden », mais cela seulement dans la mesure où autrui parvient à vivre son approche de la mort certaine comme une cessation du devenir. Dans tous les autres cas, il n’y a tout simplement rien à voler à autrui, et dans le cas du mystique qui approche (sans jamais y parvenir) une perception de la cessation du devenir, on ne peut pas la lui voler, car ceux qui le veulent ne perçoivent pas de quoi il s’agit.
Dans le IIe tome de l’homme sans qualités, Ulrich décrit à sa soeur les confessions mystiques, les « descriptions que ces hommes et de ces femmes des siècles passés ont laissé de leur naufrage en Dieu ». Il les divise en deux discours contraires, l’un au fond banal, de la possession amoureuse et sexuelle du corps et de l’âme par Dieu. L’autre, qu’il considère plus extraordinaire et plus spécifique : « ils parlent d’un éclat surabondant. D’une étendue infinie, d’un infini royaume de lumière. D’une unité flottante du monde et des pouvoirs de l’âme. D’un élan merveilleux et indescriptible du cœur. De cognitions si rapides que tout y est instantané, et pareilles à des gouttes de feu tombant sur le monde. D’autre part, ils parlent d’un oubli absolu, d’une non-intelligence, même d’une abolition des choses. Ils parlent d’un repos immense, dérobé à toutes les passions. D’un mutisme soudain. D’un effacement des pensées et des intentions. D’un aveuglement dans lequel ils voient clair, d’une clarté dans laquelle ils sont morts et surnaturellement vivants. Ils appellent cela une agonie et affirment pourtant vivre plus pleinement que jamais : ne sont-ce pas là, encore qu’enveloppées dans l’obscurité flamboyante de l’expression, les sensations mêmes que l’on éprouve aujourd’hui quand par hasard le cœur (avide et rassasié, comme ils disent !) pénètre dans ces régions utopiques qui s’étendent quelque part et nulle part entre une tendresse infinie et une infinie solitude ? »
Plutôt que de chercher une bouée desespérément, comme Freud essayant de ne pas se noyer –tel Alice- dans le sentiment océanique de Romain Rolland, je me propose ici de suivre la trame utilisée par Ulrich (et par Robert Musil à travers lui) pour tenter un commentaire sur l’objet du mysticisme.
Partons d’un bout de fil qui dépasse de la lecture : la traduction « agonie » du mot entwerden (cessation du devenir) utilisé par Musil est particulièrement impropre pour définir l’expérience mystique. La cessation du devenir, qui est le contenu de cette expérience, n’a rien à voir avec la « lutte » contre la maladie et la mort qu’est l’agonie. C’est tout l’opposé d’une lutte, mais un repos à l’intérieur de la clairvoyance. Cela prouve, au moins que le traducteur ne sait rien de la chose, dont Musil, au moins avait saisi l’importance. A la décharge de Philippe Jacottet, rappelons tout de même que celui-ci a l’honnêteté de signaler sa difficulté dans une des rares notes de sa traduction.
La cessation du devenir est ce rapprochement toujours plus lent de la vie consciente, de la vie subjective, et de la nature immobile du hors temps, tel que la mort n’est en fait, jamais atteinte, bien qu’elle ne soit par ailleurs jamais vécue (ce qui est le cas de tous les mortels, dont la conscience s’éteint toujours avant de vivre la chose). Cette remarque faite, attachons-nous quelque peu à chaque expression relevée par l’érudit profond chez les mystiques qu’il a pu lire.
Dans l’ordre :
-Passons sur l’éclat et la lumière, dont je ne puis rien dire de spécial sauf à les relier à la clarté de la vue et de la cognition, qui est opposée à « l’obscurité flamboyante de l’expression ».
Je ne crois pas qu’il s’agisse d’obscurité : un discours est toujours obscur pour qui ne le comprend pas. Je ne dis pas que je comprends les mystiques, mais que je sais, pour l’avoir vécu à plusieurs reprises, qu’il est difficile d’expliquer quoi que ce soit à des personnes qui n’ont pas fait un parcours semblable au sien, aussi bien pratiquement (décrire un itinéraire avec peu de repères), que théoriquement (décrire un processus logique peu exploré, etc.). J’en suis au point où j’admets donc moi-même que ce qui peut sembler chez quelqu’un d’autre « obscurité flamboyante », n’est rien d’autre que le signe de mon incompréhension. Je peux évidemment me « faire avoir », mais si certains indices me mettent en confiance, je préfère parier sur la probité de celui qui tente, pour ses semblables, d’exprimer une perception (Musil parle même de cognition) que ces derniers ne sont pas en situation d’atteindre. C’est d’ailleurs ce qui peut ensuite expliquer la réaction négative d’Ulrich, pour qui les Mystiques se croient au dessus du peuple, élus de Dieu, ce qui est à la fois vrai et faux. Voila d’ailleurs une chose difficile à expliquer : le mystique s’est débarrassé de « l’opinion », y compris de celle des philosophes professionnels, et approche donc effectivement une conception moins fonctionnellement erronnée du rapport entre Etre et Etant. Mais n’oublions pas, que pour un Mystique, le salut n’a plus de sens : autrement dit, la jalousie qu’il provoque est simplement dépourvue d’objet, puisque le Mystique ne se voit pas lui-même choisi pour vivre une autre vie. La cessation du devenir signifie en effet qu’à l’intérieur de cette vie-ci, il se rassasie de sa participation au tout. La question de la mort disparaissant pour lui, il ne se vit pas du tout comme laissant de côté ses semblables, voués à la damnation. C’est en fait parce que le mystique est, non pas athée, mais non-croyant-dans-la-vie-après la-mort (expression qui ne trouve pas de mot, preuve que les religions, ces organisations sociétales ponctionnant leur revenu sur l’espoir et la peur, ne produisent pas de mot savant sur quelque chose qui les gêne considérablement). A rapprocher de la formule « mutisme soudain », que nous étudierons plus loin.
Sur les infinis (étendue et royaume), pas grand-chose à dire également, sinon que la chose ne présente pour moi qu’un intérêt faible, puisque elle est inaccessible à l’homme comme à tout étant participant au monde, et donc probablement aussi à Dieu. En effet – comme l’ont presque saisi Spinoza avec son Dieu-Nature, et Hegel avec la dialectique de la conscience en soi et pour soi – Dieu ne peut jouir de sa divinité qu’en mourant à celle-ci, c'est-à-dire en connaissant la dispersion de l’être dans l’étant, quitte à vivre dans le mouvement qui passe par des étants comme les humains, ou plus avancés encore, à la reconquête permanente de cette divinité. Bref, sans l’expérience de la finitude et de la mort, Dieu ne pourrait se reconnaître lui-même et jouir de cette reconnaissance. Aussi bien pour être cet élément de Dieu qui s’avance vers sa propre connaissance, le mystique n’a-t-il aucun besoin de royaumes infinis ni d’étendues infinies, dont la cognition fait le tour en un clin d’œil aussi vastes soient-ils. Il a besoin, pour être divin, ou participer du divin (métaphores qui font apparaître l’autre volet « sentimental » du discours mystique comme moins trivial qu’il n’apparaît à Ulrich-Robert), c’est-à-dire être seulement ce qu’il perçoit être, d’un point de vue différent du point de vue social ou intersubjectif, d’être pleinement mortel, d’assumer la mort comme ce qui arrive de plus important à Dieu.
Nous pouvons d’ores et déjà comprendre que ce lien absolument insécable entre « être surnaturellement vivant » et « être déjà mort » n’est pas du tout énigmatique ni « obscurément flamboyant » : c’est seulement la conséquence logique de la compréhension que Dieu ne peut que mourir (pas au sens nietzschéen d’un enterrement de l’idée de Dieu, qui n’ a rien à voir ici), parce que c’est seulement ainsi qu’il éprouve la joie de lui-même, via ses aspects que sont les humains, et spécialement les mystiques. Finir (aller vers sa fin), c’est aller obligatoirement vers ce qui dégage l’infini dans sa gloire (d’où l’impropre notion de royaume), ce qui le dévoile dans sa vitalité, sa multiplicité, sa concrète diversité, qui contient l’unique sens peut-être de l’infinitude : à savoir quelque chose qui vous surprend toujours, qui n’arrête pas de vous relancer.
Encore un mot, puisque la métaphore de la mort de Dieu fonde le christianisme. Le mystique appelé Jésus, très vite entouré par le processus ecclésiastique comme la perle est figée par l’huître, a, plus ouvertement que d’autres, affiché que la divinité devait s’incarner, et d’ailleurs s’incarnait effectivement en lui. Notons qu’il se pensait effectivement à la fois unique fils de Dieu et ouvrant la voie à une imitation par tous les hommes un par un, pouvant tous accéder à cette révélation de la divinité en soi, via le choix d’un comportement « bon ». L’huître a bien travaillé : tout en préservant la valeur extraordinaire du témoignage porté par ce Fou, elle en a en même temps bloqué toutes les significations non socialisables et non utilisables par le pouvoir : notamment la possible interprétation de la mort de Dieu non pour racheter les péchés (qui sont surtout des affaires de justice humaine), mais simplement pour jouir. De la mort de Dieu non pas comme épreuve auto-administrée avant de pouvoir redevenir le « Vrai Dieu » en majesté, pantocrator, mais simplement comme expérience de sa propre vitalité, de sa propre consistance comme loi naturelle. Les Religions, en effet, on besoin de juges divins, de dieux comme juges. Si Dieu s’absente de leurs prétoires, elles courent le risque de s’affaisser. Mais Dieu n’est pas la propriété des formations collectives. Cela (Dieu) existe aussi pour l’individu «infiniment solitaire » (et aussi « infiniment plein de tendresse ») . Le collectif, en revanche, est plus puissant que l’individu pour récupérer les personnages et les expériences. Plus avide aussi, plus agressif, encore, pour les écarter quand ils leur déplaisent. Prenons le présent texte : il peut laisser indifférent, intéresser ou révolter. Mais dans l’hypothèse où il intéresserait un jour (ou révolterait, ce qui est presque semblable), on peut être sûr qu’un collectif finira par occuper le siège de l’interprête légitime, et agencera les interprétations recevables pour le collectif. Celui-ci ne travaillant pour l’individu qu’en tant que membre, on peut être également sûr que cet individu devra s’éloigner du présent texte pour trouver sa propre voix. Ne le plaignons pas : c’est seulement ainsi qu’il approchera l’expérience mystique réelle, proprement singulière, et non falsifiée par le collectif, dont la vocation est autre.
Mais revenons encore, en un geste de couturier, à l’expression suivante : « l’unité flottante du monde et des pouvoirs de l’âme ».
C’est un merveilleux raccourci, et fort précis. Sauf que Musil, pour les besoins de la partie négative de son argumentation, doit écrire « monde » à la place de « Dieu ». En effet, l’unité du monde et de l’âme, ce n’est rien d’autre que ce dont parlent les Mystiques sous le nom de Dieu. Il s’agit d’une unité mobile, flottante en effet, dans plusieurs sens du terme : elle varie dans les deux sens –du monde vers l’âme et de l’âme vers le monde-, puisque encore une fois le monde ne « se sent » lui-même que dans le sentiment qu’en a l’âme, mais l’âme ne se « sait » que comme tégument du monde, terminaison nerveuse du monde. Le monde ne progresse (car il progresse, bien que le « progrès technique » semble pousser les Terriens à leur perte) que par les consciences individuelles, à la fois dans leur progrès personnel, leur aventure singulière, et dans le « miracle » des retombées de ces consciences sur l’évolution des comportements collectifs. Un « miracle individuel » est d’ailleurs toujours porteur de « vagues » largement autour de lui. Nous nommons miracle, une avancée décisive de l’individu par rapport à lui-même, ou encore, et cela nous conduit à une autre formule du texte de Musil, une accélération des événements importants pour lui.
La formule, magiquement captée par le génial auteur de l’homme sans qualités (mais approchant de la sainteté), c’est ici : « des cognitions si rapides que tout y est instantané, et pareilles à des gouttes de feu tombant sur le monde. »
Commençons par ce dernier membre de phrase, pour observer que ce qui tombe (nous dirions plutôt « retombe ») sur le monde, c’est justement ce qui, parce qu’il est miracle singulier et donc « brûlant » toute organisation bien sage des médiocrités collectives, fait contrepoids à la solitude du mystique : malgré lui, et parce qu’il ne s’occupe que de lui, de la jouissance de Dieu en lui, cette connaissance ultra-rapide rayonne, émane en cercles concentriques, et modifie les gens autour de lui. Le miracle est évident et infime : qui n’a pas observé qu’une seule personne de bonne humeur dans un désastre de morosité, peut renverser complètement une ambiance concernant des dizaines de semblables dans l’entourage immédiat ou même plus lointain ?
Mais, pour Musil, ces « gouttes de feu » ne sont pas des façons de se comporter, mais de cognitions. Il ne s’agit pas pour moi de cognitions au sens béhavioriste ou cognitiviste un peu ridicule d’enregistrement de stimuli. Ou plutôt ne devient stimulus que quelque chose de vraiment important pour soi. En ce sens exactement subjectif, il n’existe aucun événement, au sens informatique du terme. L’événement qui existe est seulement le changement bouleversant de soi-même. Or, on peut supposer (mais je suis loin d’expérimenter cette conjecture) que certaines personnalités sont entrées dans un mouvement subjectif tellement dynamique, que leur cognition des événements réellement importants pour elles se forme comme si elles avaient affaire à une simultanéité, une « surabondance » dans leur pur présent. A une accélération troublante, succède une vitesse instantanée, absolue subjectivement, qui transforme le temps en « étendue », et l’extrême énergie en « repos » . Les mathématiciens distinguent l’accélération de la vitesse : dans le premier cas, nous avons une croissance d’une valeur connue, dont la répétition s’établit dans un laps de temps toujours plus court. Mais dans la vitesse pure, il n’y a plus répétition. On pourrait même dire qu’il y a « repos », parce que les événements nouveaux n’existent plus.
Or dans la position mystique, le nombre très grand d’événements importants ne sature pas l’importance de ces événements : on vit beaucoup plus vite des événements essentiels pour soi, et qui le restent malgré leur vitesse de « vécu » dans le présent. C’est de cet effet logique que surgit l’impression combinée (et nécessairement « obscurément flamboyante » pour celui qui ne la vit pas) d’un « élan merveilleux » et d’un « repos immense ». On pourrait recourir à une métaphore encore plus obscure (et pourtant plus exacte) : plus le mystique vit la vitesse et la surabondance, et plus le temps ralentit pour lui, plus il va vers sa fin et plus le devenir se dissout, plus le repos s’instaure et moins il s’ennuie, plus il est occupé par « un élan merveilleux et indescriptible ». Un physicien relativiste ne devrait pas avoir trop de mal à admettre cela : soit la vitesse subjective considérée par le nombre d’événements qui sont perçus par un sujet, si la vitesse influe négativement sur la valeur de ces événements, alors l’ennui croîtra avec cette vitesse (puisque les événements se réduiront bientôt à de simples numéros). Si en revanche, la vitesse n’a pas de prise sur la valeur (présumée toujours importante et positive), alors, au contraire, le sujet ne connaîtra pas l’ennui, mais l’exultation. A son tour cette exultation peut devenir un état « statique », associée à un repos «béat ».
« Oubli absolu, non-intelligence, abolition des choses » ; mais aussi : « mutisme, effacement des pensées et des intentions » : nous retrouvons là un écho de religions asiatiques, notamment du bouddhisme, où le non-voir et l’éveil sont la même chose.
Je crois qu’il ne faut pas mettre tout cela dans le même panier, ni surtout dans la même direction d’une volonté mystique d’aveuglement et de surdité ou encore de stupidité volontaire :
Le mutisme peut provenir non pas d’un effacement, mais au contraire de l’écoute en soi de ce qui échappe nécessairement aux appareillages du langage. Prétendre que rien n’échappe est une sottise. Seuls les mauvais psychanalystes peuvent prétendre une chose pareille. Le mutisme, cependant, surtout s’il est intérieur, va défaire certaines chaînes d’association et de raisonnement. Il va permettre de voir sans nommer, et donc de voir des choses ou des processus jamais considérés comme choses. Il va défaire des compréhensions portées par l’intentionnalité de l’énonciation, pour les remplacer par des propositions inédites. Il va produire la non-intelligence de convention, tracée, cadrée, pour révéler une perception immédiate, fulgurante et parfaitement claire d’autres liens, d’autres formes. A la différence de la psychose (pas très éloignée de la sainteté, à une épaisseur de papier bible près), ce mutisme ne produit pas de néologisme, car pour ce qui est de la jouissance, le mystique l’accepte pour ce qu’elle est : dans l’impossible à dire, et dans l’inimaginable. Là où le Fou, moins libre qu’on pense, s’embarrasse de lier en une pelote informe mots et images du jouir, le mystique –ou le maître zen – tranche en se taisant. Ainsi participe-t-il au Présent.