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De l'industrialisation des unités de production des pensées

industrialisation de la pensée : comment y échapper ?



La réponse est simple : tant que le succès matériel sera associé à l’organisation des pensées comme si elles étaient partie prenante du processus industriel informatisé, nous serons peu à échapper à cette tendance finalement massive. L’université de masse y a été intégrée bon gré mal gré (elle ne donne plus accès aux trésors de la culture, mais au contraire formate les Jeunes aux procédures supposées valables pour tous les savoirs), et la vie quotidienne est soumise à de constantes tentatives du couple Etat/Marchands, offrant peu de résistance. L’art, dernier rempart, est en train, comme l’avait prévu Hegel, de s’y dissoudre.

Mais peut-on pronostiquer un échec matériel de l’embrigadement généralisé de la pensée (qui n’est pas seulement ce que Bernard Stiegler note comme industrialisation des consciences individuelles, mais concerne les pensées comme produits sociaux) ? En réalité, cet échec est nécessaire, pour autant que l’on admet que l’industrialisation des pensées n’a rien à voir avec une meilleure adaptation aux lois de la réalité, mais bien plutôt avec une interprétation abusive de cette réalité. Bien sûr, on ne peut pas le démontrer, puisqu’on ne sait pas ce qu’est la réalité, du moins dans son essence. Mais on peut en gros postuler que l’échec des sciences cognitives, version dure et d’avant-garde du mouvement général d’industrialisation de la pensée, est envisageable raisonnablement en tant que croyance excessive dans la « rationalité » du réel, c’est-à-dire, tautologiquement, dans son identification au calcul. En effet ou bien le réel est entièrement calculable, ce qui revient à affirmer qu’il est entièrement constitué par le langage mathématique usité par les primates humains, ou bien il n’est pas entièrement calculable, et cela implique qu’il ne puisse être ramené totalement à ce langage. Qu’il est autre chose qu’un langage. Et donc qu’une industrialisation, toujours basée sur le calcul, ne sera qu’une façon particulière d’agencer les éléments du réel à notre disposition, avec les dangers spécifiques découlant de cette façon de le réduire ou de le « tordre ».

L’échec de la folie rationnelle qui conduit à l’industrialisation effective de la pensée sera simultanément échec des transformations du réel visant à notre enrichissement sans fin, et échec du processus même de rationalisation totale comme impossible. Deux stigmates ou symptômes signalent autour de nous cet échec prévisible à échéance assez rapide : la dégradation violente du monde consécutive de l’action humaine industrialisée ; l’auto-extinction de la pensée dans le processus de son industrialisation. Laissons l’évidence se déployer sur tous les aspects de la « crise écologique » (que nous avons analysée par ailleurs depuis longtemps) et contentons-nous ici de quelques notations sur le deuxième aspect :
Comment, en s’industrialisant, la pensée devient non-pensée, la réflexion irréflexion, l’intelligence « stupidité artificielle » ? Comment au fond, de Descartes à Wiener en passant par Babbage, le « je pense donc je suis » s’est de lui-même, et par son propre processus mécanique, transformé en « je ne pense pas, donc j’existe », puis en « je ne suis pas conscient, donc je fonctionne », formule pour laquelle c’est bien en restant bêtes que nous pouvons supporter l’existence robotique que nous nous promettons en mécanisant le monde et nous-mêmes ?

Mais d’abord, qu’est ce que penser ? Nous n’allons pas refaire toute la philosophie ni la science cognitive, mais nous suivrons seulement le sens commun, celui qui emploie le mot « penser » pour certaines circonstances seulement, et pas pour tous les moments de la vie, même si, bien évidemment, nos processus cérébraux n’arrêtent pas un instant. Penser c’est s’attarder à la réflexion, à la cogitation (qui veut dire « agiter ensemble »), et à l’articulation, y prendre du temps, s’y consacrer méthodiquement sans quoi la pensée se perd, et finalement mettre en débat des propositions. C’est suivre un fil, raisonner, argumenter, opposer, conclure. Il y a donc une affinité indéniable entre la pensée et l’une de ses traductions favorites, la mécanique, qui n’est qu’application pratique de la géométrie liée à la logique. Ce que nous prétendons ici, c’est que si la pensée ne veut pas se perdre elle-même dans la mécanique, elle doit continuer à accepter de n’être pas que cela. Elle doit accepter d’exister dans l’acte métaphorique et discursif dont la logique n’est qu’un des éléments. L’évocation pleine d’émotion et d’engagement de soi dans la conviction, évocation floue, incertaine, éventuellement inconsistante après réduction rationnelle, demeure le fondement de la pensée, sa source vive. Il n’y a aucun moyen pour l’homme de penser s’il ne s’implique pas dans des actes de langage qui sont des métaphores adressées au jugement d’autrui, à son tour convoqué pour s’engager dans une réponse. La dérive mécaniciste de toute conversation, qui finit tôt ou tard par se confier à des logiciens et à des géomètres, n’implique pas que cette conversation doive s’arrêter : elle change seulement d’objet au-delà de ce qui a été réduit à l’accord nécessaire par l’épreuve de la mathématisation. Il reste d’une part quelque chose qui relève du procès juridique, lequel ne traite pas de lois scientifiques (auxquelles il est impossible de se soustraire) mais de règles humaines auxquelles chacun peut désobéir, dégageant ainsi le principe de responsabilité, mais aussi toutes les discussions possibles sur l’intention du sujet. D’autre part, il reste les débats à enjeu politique, c’est-à-dire précisément ceux qui portent sur des décisions complexes irréductibles à une rationalité donnée d’avance et qui serait indistinctement valable pour tous les participants. Dans ces débats, la décision qui l’emporte peut être celle de l’intérêt majoritaire bien compris, mais même la majorité ne sait pas exactement ce qu’elle veut ni pourquoi. Le chemin d’un accord ne pourra jamais être réduit à la logique, ne serait ce que parce que dans nombre de situations, il faut parvenir à une décision alors que le paradoxe est la seule issue pour toute décision.
Encore le paradoxe est-il l’effet de la loi logique de la non-contradiction. Mais il existe aussi une quantité immense de situations dans lesquelles il n’existe aucune issue logique, paradoxale ou non : l’écheveau des causalités est tout simplement trop compliqué à dénouer et ce n’est donc pas par la pensée mécanique qu’on peut le dénouer.
Et dans ces cas, qui constituent la majorité des occurrences où est convoquée la pensée (au sens défini précédemment), nous sommes confrontés à l’exigence de parvenir à des décisions « raisonnables » qui ne peuvent pas être strictement rationnelles. Les raisonnements qui permettent d’y parvenir sont fondés sur l’usage adéquat de métaphores « approximatives » ou même poétiques, mais qui présentent le grand avantage de conserver un lien entre le réel indicible et le discours humain. Souvent on ne peut pas dire ce qui fait que la métaphore obtient un résultat, car elle joue sur au moins quatre registres simultanés : la logique, certes, mais aussi la séduction, l’engagement « démocratique » des interlocuteurs et enfin une certaine concrétude de l’imaginaire proposé, et qui renvoie à une réalité ou un aspect de la réalité qui se révéleront tout-à-fait présentes lorsque on viendra à leur rencontre.

Nous ne sommes pas obligés de penser. Nous pouvons souvent nous contenter de vivre sans aller loin dans les articulations d’énoncés et d’intuitions. Et ceux qui font profession de cette noble activité ont tendance à la surestimer et à survaloriser ses capacités de préhension du réel. Ils tendent aussi à privilégier la facette formelle ou rituelle des enchaînements discursifs par rapport aux fulgurances imaginaires, en se figurant que la pensée réside davantage dans la première que dans les secondes. Il faut en un sens défendre la pensée comme liberté, parce qu’elle est effectivement liberté d’associer le signifiant et le référé imaginaire, et que cette liberté tend à se réduire dans les formes mécanisées et « sociétalisées ». Ce qu’on appelle liberté (là encore sans consulter un manuel ou un antimanuel de philosophie scolaire) est assez proche de la question de la pensée, car c’est souvent dans la façon dont l’individu marque sa position propre en agençant les signifiants disponibles et les circuits préfabriqués du discours, les contraintes grammairiennes et rhétoriques en fonction de certains traits personnels, qu’il réalise une liberté, autrement difficile à distinguer d’une simple spontanéité, ou d’une adaptation aux nécessités. C’est aussi ce qui produit la proximité entre la pensée et le politique, puisque lorsque je construis un raisonnement que je soumets à autrui, j’y rencontre l’objection plus sûrement qu’en ne dialoguant qu’avec moi-même. Là encore, le politique est à défendre comme une prérogative des sujets « libres », seuls à pouvoir se contredire sans être forcés au silence. Tout cela pour souligner combien il est important de mener la guerre de la pensée contre les forces coalisées qui tendent à l’anéantir ou la réduire à la mécanique de lois univoques et interdites d’interprétation

Donc, commençons par accepter que la pensée ait en même temps un penchant pour les encadrements ultra-rationnels de ses enchaînements, et qu’elle doive y résister dans une certaine mesure pour laisser place à ce que certains appellent l’intuition, le flair, le savoir-faire, l’imagination, etc. Cette place ne doit pas être éliminée, non pas pour préserver je ne sais quel trait ancien à muséifier, mais parce qu’il existe nécessairement dans le réel de situations où la complexité ne peut être réduite par le calcul automatisé. Nous pouvons certes admettre que certaines situations sont traitées bien plus adéquatement par la « pensée automatique » que par l’être humain : mais alors reconnaissons que ces situations présentent obligatoirement un taux d’échecs liés à l’interruption de la chaîne des automatismes.
Par exemple, dans l’accident de l’AF 447, il est clair que les pilotes ne peuvent gérer manuellement sans grands risques le maintien de l’avion dans une marge de vitesse de 55 miles à l’heure (sous peine de décrocher), s’ils ne disposent pas d’indications de vitesse précises et justes. Mais, de son côté un cerveau artificiel dépendant entièrement des mêmes indications peut, en leur absence, générer des erreurs encore plus graves s’il n’est pas programmé pour remettre la conduite à l’homme. Ce dernier, en effet, peut toujours tenter d’évaluer la vitesse par des méthodes non orthodoxes ou prendre un « pari » sur la décision, en tenant compte d’éléments impossibles à intégrer dans la « loi » de vol. Dans une période ultérieure, on peut certainement perfectionner le cerveau artificiel en le rendant capable de perceptions aussi raffinées ou plus que celles de l’humain. Mais il ne pourra pas prendre une décision « risquée » (pour la structure de l’avion, par exemple) en spéculant sur des manœuvres improbables, et si rarement mises en œuvre qu’elles ne sont pas intégrées à la bibliothèque des commandes possibles. Il faut aussi tenir compte du fait qu’une ligne de développement technologique qui mise sur l’atténuation des risques par l’automatisme et l’informatisation est souvent contrainte d’offrir de moins en moins de moyens de contrôles naturels à l’homme. Il est possible que le risque soit effectivement atténué, mais sa nature change aussi : le plancher incompressible des accidents générés dans un système très artificialisé sera sans doute très bas, mais d’autant plus difficile à dépasser que ce seuil sera lié à une saturation des rétroactions : prévoir tous les cas possibles et complexifier les « boucles » de décision finit en effet obligatoirement par devenir plus difficile à interpréter que la réalité. L’annulation de ses propres ordres dans le même message ou la remise aléatoire des manettes aux pilotes peut devenir ingérable, même pour un ordinateur sophistiqué. Nous atteignons un « mur » cognitif d’autant plus dense et solide qu’on prétend l’abaisser. Et pour abattre un tel mur, il serait nécessaire de repartir sur une ligne tout à fait différente dans la conception globale du système. Cette option coûteuse et « réactionnaire » peut devenir inévitable parce que la réponse à la fois fiable et rigide de la ligne en cours d’affinement peut devenir catastrophique si les conditions de l’environnement changent dans des proportions qui ont été exclues des bases du calcul : par exemple, on peut imaginer que le niveau maximal des turbulences peut augmenter notablement avec le changement climatique. Dans ce cas, on peut aussi penser que tous les avions d’une ou plusieurs générations parmi les plus modernes peuvent se trouver brutalement confrontés à une élévation de leur accidentologie, et qu’il faille alors attendre pour les générations suivantes une révision des principes de base de la sûreté. Parmi les orientations possibles d’une telle révision, on peut fort bien supposer qu’il ne s’agirait pas d’augmenter encore la capacité de décision des cerveaux artificiels embarqués, mais au contraire de permettre aux êtres humains d’avoir davantage recours à leurs capacités de perception et de pensée.

Nous nous sommes longuement attardés dans un domaine où la pensée est très limitée par rapport à une réactivité rapide, qui oblige à laisser la machine penser à la place de l’homme. Mais quand nous pensons… à la pensée, ne tombons pas dans la fascination des petites machines « cognitives ». L’industrialisation de la pensée précède de loin et massivement l’invention de robots pensants ou même communicants, fabriqués pour des occurrences ponctuelles où l’on peut aisément remplacer un argument par une suite d’algoritmes. Cette industrialisation s’établit comme organisation militaire de la production sociale d’énoncés, cette « ingéniérie » se trouvant alors peu à peu retravaillée, technologisée, usinée, pour parvenir lentement à une rationalisation de la hiérarchie, dans ce domaine comme dans d’autres.

L’industrialisation des pensées comme produits de la société-monde ne doit pas être confondue avec l’interdit de penser, ou avec l’obligation d’adhérer à une doxa.
On peut certes faire effort pour y parvenir comme l’homme un peu trop pieux s’empêche aux toilettes de penser aux paroles de la Thorah. Et ici, bien sûr il faut s’interdire de penser… que cet effort est sans doute assez comique, notamment s’il s’ajoute à l’effort physique dont il est question en même temps. De même obliger à penser ne fonctionne en général pas, parce qu’il est difficile de réaliser les conditions où cette obligation devient inévitable, même sous la torture. On peut évidemment contraindre à « faire semblant », mais guère plus. Or l’industrialisation des pensées va beaucoup plus loin dans la canalisation effective des pensées, parce qu’elle ne taylorise pas seulement les corps et les gestes, mais aussi les séquences de pensée. Comment y parvient-elle ?
L’une des possibilités est de placer les personnes dans des situations où elles doivent mobiliser leur esprit dans des procédures linéaires « pas à pas », comme des « quiz » ou des check lists à vérifier, ou encore des étapes à ne pas rater dans une suite d’algoritmes. Il suffit alors de multiplier les occasions où la personne ne peut faire autrement que se concentrer sur ces opérations en succcession ininterrompue pour empêcher très efficacement que d’autres pensées puissent interférer. Plus subtilement, l’informatisation en général, en cadrant l’activité par le clavier alphanumérique et l’interaction avec l’écran, par le codage fréquemment demandé, etc. prend beaucoup de temps de pensée de contenu très bas. Le contenu plus élevé qui se situe entre les séquences opératoires, demeure « libre », mais il est néanmoins marqué très fortement par le « décor » et l’hexis du «poste de travail » sur écran y compris désormais les rencontres avec autrui via les caméras.
En un sens, l’industrialisation des pensées a moins à voir avec le contenu des pensées qu’avec la mise en conformité de leurs « contenants », c’est-à-dire avec l’ensemble des contextes où les pensées peuvent être généralement exprimées. Ce sont ces contextes qui ont considérablement changé depuis une trentaine d’années : ainsi, l’occasion de lire longuement un livre ou même un journal écrit s’est raréfiée. Elle est remplacée par un rapide « zapping » entre des modules où se trouve concentrée une information courte. La perte d’habitude de traîner pour la lecture renverse le tableau ordinaire : la personne qui lit difficilement sur l’écran, tout comme celle qui parvient à y lire des centaines de pages sont toutes deux convaincues de passer peu de temps hors écran, la première parce que tout lui sera facilité pour traverser d’importantes quantités « discrètes » d’information sans effort de suivi, et la seconde parce que désormais son monde est le poste d’ordinateur.

Il faut bien comprendre que l’industrialisation des pensées ne s’est pas réalisée avec l’intention consciente et claire d’empêcher les gens de penser ou de les obliger à certaines opinions. Elle s’est préoccupée fort peu des contenus de pensée, sauf en ceci : pour ce qui concerne la mobilisation efficace des producteurs et des consommateurs, il s’agissait de construire un monde où la technique et l’homme communiquent le plus facilement et le plus vite possible, le plus exactement aussi. La notion « d’interface » résume bien la chose : elle rend compte d’une informatisation de l’homme aussi bien que d’une « humanisation » des tableaux de bord et des commandes. Ce qui se constitue est bien une refonte complète des « grammaires », des lois de l’expression et de la logique pour permettre aux hommes de « fonctionner » aussi efficacement que les machines, dans un contexte généralisé de discipline sociale vouée à l’utilité réciproque. Le contenu des pensées sera, de proche en proche, néanmoins affectée par l’adoption universelle du modèle industriel comme étalon de tout fonctionnement institutionnel : par exemple, quand tous les auteurs de blogs se voient proposer le même type de « tag » mettant en valeur leurs propres concepts ou mots favoris, ils sont, qu’ils ne veuillent ou non, incités à penser par « mots clefs ». La façon standard de produire de la hiérarchie dans les idées à partir de la quantité d’occurrences de termes dans les textes semble neutre : en réalité elle est une sorte de jugement objectif qui ramène automatiquement le contenu au nombre, comme si toutes les pensées pouvaient et devaient s’évaluer par analyse quantitative. A la limite il suffirait de lire les mots clefs d’un blog pour savoir ce qui s’y dit et s’y pense, la préoccupation centrale de l’auteur, son mode de croisement des domaines. L’auteur industrialisé a affaire à un lecteur industrialisé qui, désormais, par le miracle de la machine, peut en savoir sur lui plus que lui-même en quelques secondes. A la limite, le seul lecteur qui compte est le robot de Google qui réalise ce que des années de haine académique n’avaient pas pu faire : réduire tous les auteurs à de petites poignés de mots, eux-mêmes organisables en statistiques. Mais si l’on prend les choses dans l’autre sens, à savoir un penseur qui tenterait de penser dans le contexte informatique désormais universel, le plus intelligent serait pour lui de se concentrer sur deux ou trois mots et de les répéter à l’infini, de façon à remonter les indices de citation. On pourrait par exemple être certains que celui qui est en tête des pages concernant le mot « connerie » aurait vraiment beaucoup sacrifié à répéter ce terme dans toutes les associations possibles. Mais nous pourrions aussi nous demander s’il n’a pas lui-même atteint un niveau de connerie insurpassable.


Le caractère « disciplinaire » de la pensée est revendiqué par tous les « esprits sérieux », en général rétifs à la liberté au nom d’angoisses pusillanimes mal analysées. Or ladite discipline qui a dans l’histoire oscillé entre la relation au gourou et l’obéissance au caporal-chef (fût-il petit) n’est rien d’autre que la tentative aussi ancienne que l’humanité parlante de fixer des cadres et des rapports précis pour rendre nos adresses moins ambiguës, moins confuses.
Autrement dit, c’est la règle que le groupe se donne, et qui concerne absolument toutes nos activités, et pas seulement la pensée. Pourquoi dès lors affubler les pratiques de recherche de l’étiquette «discipline », comme si ce terme suffisait à rendre compte du cœur de la démarche ? Pour une raison immédiate : dès que la vérité est en jeu, la compétition entre participants est tellement acharnée qu’elle peut tourner vite non seulement au pugilat mais à l’assassinat réciproque. La « discipline » (qui fut monastique avant d’être scientifique ou militaire) consiste donc à empêcher d’emblée les individus de se précipiter sur la question de la vérité. On dira que c’est la condition pour un partage et une « acquisition » collective des connaissances qui permettent de plus une cumulativité et un progrès, un cheminement. Sans doute, mais a-t-on assez réfléchi à ce qui est abandonné contre la discipline ?
Ce qui est abandonné me semble être un « tas » de choses variées mais, qu’en fouillant, on trouve surtout composé de deux éléments de base :
1. L’errance et le conflit non pertinents, le côté «entropie » d’un champ sauvage non « balisé » qui conduit ordinairement à l’annulation de toute tentative d’élaboration, détruite avant d’avoir pu atteindre maturité. C’est l’aspect « constructif » ou « productif » des disciplines que de capturer certains mouvements sauvages pour en faire des mouvements réguliers et prévisibles.
2. diverses possibilités d’erreurs ou de fautes, ces dernières apparaissant au revers des protocoles de confrontation de produits entre les concurrents sur le champ de la pensée. C’est le côté ou « efficace » des disciplines, lesquelles, comme des filières de production industrielles modernes, piègent l’anomalie et parviennent à des niveaux de fiabilité élevée.

Assez rapidement, toute micro-institution de la pensée substitue sa pensée d’ordre et d’orientation, de filtrage et de certification, d’approbation et de contrôle à une simple conversation libre entre élans métaphoriques. Puis chaque micro-institution doit se discipliner elle-même dans l’institution que forme leur communauté, et enfin dans celle, plus massive et composite, que constitue l’intercommunautaire et le politique.

Bien sûr que, comme le disait Mary Douglas, « les institutions pensent », mais elles pensent seulement comme institutions, c'est-à-dire comme parties d’un Tout, et jamais comme des sujets confrontés à la singularité et à sa résistance dans et contre le Tout. Leur pensée n’est jamais que celle d’un agencement et ce que ne se plie pas à cette motivation disparaît du pensable. Le problème est que toute organisation tend à couvrir tout son champ et que l’immense champ des pensées possible finit par donner lieu à une organisation hiérarchique complète où tout ce qui n’est pas absorbé par la formation d’une branche spécialisée, se trouve en situation de représenter le danger d’entropie. Dès lors, on a beau continuer à éliminer les erreurs dans chaque spécialité, l’ensemble interdisciplinaire tend à se figer comme ensemble de procédures d’élimination des dangers, tandis qu’elle parvient de moins en moins à reconnaître la signification de ce qu’elle produit. Tant que l’articulation stratégique « systémique » entre les disciplines réciproquement certifiées continue de fonctionner pour « donner un sens » à chacune d’elles (par exemple collaborer dans l’augmentation des ressources de la culture humaine, jouer leur rôle direct ou indirect dans « l’enrichissement », etc.), il est possible de soutenir que la signification de ce qui est « trouvé » encore dans l’étroite résille de filtres autorisés est l’appartenance à sa place à un mouvement collectif « bénéfique » dans son essence.
Or, tout comme dans l’analogie militaire, quand la victoire est absolue, l’articulation stratégique perd immédiatement toute signification, et risque de devenir plus dangereuse que les risques traités par chacune de ses « cellules ». On continue, fébrilement, à voir du danger partout, ce qui, bientôt, constituera la principale source de danger, jusqu’à ce que, démobilisation aidant, tout le dispositif devenu inutile soit démantelé. Mais on ne démantèle pas un système universitaire global une fois constitué : au contraire, on renforce continuellement ses fonctions de police interne, de balisage de plus en plus fin des moindres énoncés produits. On ne réforme sa fonction que pour laisser s’hypertrophier celle d’une garderie généralisée des esprits et de la jeunesse.

D’un autre côté, il est clair que les protocoles de confrontation constructive des productions d’énoncés deviennent stériles à un moment ou à un autre, ne serait-ce que parce que le « filon de vérité » qu’ils ont permis d’exploiter rationnellement pendant une période a fini par se tarir. On se met à répéter indéfiniment, et l’ou oublie systématiquement, comme sous l’effet d’une sorte d’ Alzeimer institutionnel, pour mieux répéter ensuite. Ce phénomène connu dit de « bureaucratisation » n’épargne aucune institution, même petite, mais reliée aux autres dans une même « toile institutionnelle ». Il est à la fois inévitable et parfaitement incoercible, irrésistible et non réformable pour une raison, là encore, très simple : il est impossible à une structure qui a remplacé un « monde sauvage » de restituer une existence à ce dernier, sauf en se suicidant. Il n’est en effet guère loisible de « rétrécir » un dispositif qui, par définition traite de tout. Un exemple drôle : l’Eglise catholique dispose encore d’un certain nombre d’évéchés virtuels localisés dans des pays d’où le christianisme a été chassé il y a plus d’un millénaire. De même, on peut encore trouver dans les administrations française ou britannique des enclaves traitant d’anciennes questions coloniales. Certes, il y a eu « résidualisation » de ces entités, mais celle-ci est encore plus difficile à réaliser pour le monde du savoir qui ne connaît pas la retraite, mais seulement l’absorbtion d’anciennes doxas par de nouvelles.
De plus, il ne faut pas négliger l’intériorisation des concepts, des mots, des formules, des titres, des paradigmes, des « épistémés », de telle sorte que nous continuons à parler une langue structurée comme telle depuis des dizaines voire des centaines d’années, et qui produit chez nous l’illusion de l’existence de réalités correspondantes, même quand elles ont disparu ou se sont profondément modifiées.

Faut-il donc se résoudre, pour mieux « fonctionner » ensemble, à admettre que, grosso modo, nous ne pensions plus, cette absence de pensée s’imposant tout particulièrement dans les disciplines de pensée ? La réponse est bien triste : oui ! Et c’est ce que nous faisons tous les jours dans ces cadres de fonctionnement où, s’il existait encore un Sauvage venu nous voir depuis un monde extérieur, il nous verrait « fonctionner » c'est-à-dire consacrer toute notre pensée aux manœuvres tolérées dans l’espace de plus en plus réduit des rites communautaires de masse.

Pas besoin d’empereur de Chine pour interdire l’entrée des idées nouvelles : nous le faisons très bien nous même, en tant que chercheurs patentés, ou que journalistes dressés à happer tout événement ou toute préoccupation nouvelle pour les « faire passer », c'est-à-dire les rendre totalement sans intérêt.

Quant à ceux qui cognent à la porte, présumés jeunes et agressifs, ils sont eux-mêmes conduits à ne penser… qu’à rentrer, et non pas du tout à se coltiner la question de la vérité (à laisser aux fous). Ils sont donc, au fond, déjà entrés dans le dispositif global qui anamorphose les comportements et les pensées de chacun.

J’en reviens donc à la sentence première : sans une catastrophe qui fasse apparaître le système de la pensée institutionnalisée comme incapable de contribuer à l’opulence générale et à la croissance qui l’incarne, il est impossible d’imaginer une « pensée libre », et du même coup une « pensée tout court », du fait de la pente irréversible qui rend dangereux chaque énoncé non figé , et finalement toujours trop signifiant.

Cette catastrophe est heureusement en cours : sans même parler de la difficulté de plus en plus insurmontable à faire découler la prospérité générale de la rationalité comptable, le système de la pensée collective (devenue accessoirement pensée unique ou plutôt binaire) se révèle comme en passe de ne plus rien pouvoir penser.

Prenons des exemples :

La plupart des économistes et spécialistes de la finance n’ont pas prévu la grande crise débutée en 2009 parce qu’il est impossible à la fois de penser la réalité et de croire que la dette dépassant toute possibilité de remboursement est réelle. Quand on est plongé dans l’univers de la « science de la gestion », on ne peut tout simplement plus se représenter que l’endettement dépasse à un moment donné toute gestion possible. On invente alors momentanément la chimère de « l’économie virtuelle ». De même, alors qu’il était impossible d’admettre que si les startup n’apportaient ni capital ni travail elles ne sauraient faire longtemps du profit, avait-on inventé la notion de « nouvelle économie », avant qu’elle ne s’effondre rapidement.

Il est aujourd’hui très difficile d’affronter lucidement et publiquement un certain nombre de problèmes :

Mais il existe surtout un impensable radical : la totalité anthropique qui nous englobe tous n’est plus pensable comme Bien ou comme Trésor à cultiver, comme communauté à préserver, mais comme développement cancéreux irrésistible de l’inhumain dans l’humain.

Plusieurs auteurs ont déjà noté ce caractère d’hallucination que l’unité sociétale prend par nature pour imposer les fictions du fonctionnement « ensemble ». Plus rares sont ceux qui ont aperçu la folie consubstantielle de l’unité unicitaire d’un monde sans extériorité, du recouvrement sans distinctions de la planète, de l’espèce, de l’ échange économique, du collège politique.
Dans les sociétés précédant la mondialisation il était toujours possible de former un collectif qui pouvait s’opposer à d’autres façons de vivre et donc se repérer comme tel. C’était difficile mais pensable. Aujourd’hui, comme « l’ailleurs » a disparu, il est simplement devenu impossible de situer un groupe, un projet, une idée, une pensée comme « en dehors » des dispositifs réticulaires couvrant la planète. On ne peut que penser immédiatement et constamment la poussée encore plus quadrillante des réticules. Exemple : toujours dans le cas de l’AF 447, les propositions d’amélioration consistent à « coloniser » les dernières portions de ciel hors contrôle (entre les espaces aériens nationaux) et de remplacer les boîtes noires par une émission permanente des informations de bord en temps réel. On peut prendre de multiples autres situations : la réponse sera toujours la même, à savoir une extension de la validité et de la standardisation des règles.

On peut se demander pourquoi il est impensable de se représenter le monde humain unifié dans lequel on est plongés. C’est en réalité très simple : parce que la pensée est dans son essence comparaison, métaphore. Pour nous penser, nous avons besoin de pouvoir nous comparer à d’autres que nous ne sommes pas, et de même pour penser les choses. Or quand il n’existe plus qu’une totalité, nous ne pouvons plus comparer. Nous pouvons seulement nous considérer comme des éléments du Tout, et nos différences ne sont que des différences articulables dans la totalité. C’est pourquoi également, dans la même mesure où nous ne pouvons plus penser le Tout face à d’autres Totalités, nous dégradons notre pensée de nous-mêmes comme pensée du rapport entre les parties, ce qui n’est pas une pensée mais une métonymie. D’où la conclusion qu’il faut tirer : nous ne pourrons recommencer à penser que lorsque nous aurons accepté de repartager le monde entre « variantes » de l’humanité, ou plus précisément entre « versions de l’homme », entre façons de vivre et de posséder différentes.
Comme cette simple perspective nous est strictement interdite par le mouvement universalisateur, (qui nous renvoie à l’image néfaste et désuète des anciens nationalismes), nous devons considérer que l’hallucination du Tout est désormais notre habitat, avec toute l’absence de pensée qu’implique immédiatement et fondamentalement cet état.

La seule issue imaginaire possible à cette rapide universalisation est celle de la « catacombe », à laquelle par exemple les films « Matrix » ont recours. Il en existe une autre, mais à condition de considérer que la figure de l’universalité systémique peut être « cassée », et remplacée par une nouvelle modalité de la diversité politique, c’est-à-dire de la coexistence de modes de vie et d’espaces-temps différents à la surface d’un monde qui n’appartiendrait plus de droit à aucun appareil international ou transnational de normes.


Première maxime pour continuer à penser : combattre toutes les figures de l’Autre pour lesquelles, consciemment ou non, implicitement ou non, nous prétendons penser. En tout premier lieu les Autres académique et éditorial, entrepreneurial ou spectaculaire. Pour éviter ce que Lacan appelait la « poubellication », tentons de n’écrire, ne composer, ne réfléchir non seulement que par nous-mêmes mais pour nous-mêmes. Essayons de penser pour nous-mêmes car c’est seulement dans cette solitude assumée, à partir de cette non reconnaissance exigée, que nous pouvons découvrir un autre Autre auquel nous adresser : celui qui, en nous, se hisse comme résistance singulière –et de solidarité proche- aux formidables tentations de la fusion dans la totalité sociétale.
Solipsisme ou égoïsme absurdes ? Bien au contraire, c’est seulement à partir de cette position de singularité (tentée, bien que jamais atteinte parce que n’existant pas substantiellement), que nous pouvons avoir quelque chose à dire aux autres, à chacun de ceux qui peuvent s’y intéresser un jour. Les soit disant « Autres » que sont médias, université, puissances économiques, systèmes d’opinions, etc, ne sont en réalité que des facettes du Même : le Tout, qui vaudrait sans aucune contestation possible pour qui que ce soit. Paradoxalement, c’est ce Tout auquel nous ne savons résister en personne, qui représente le principe tautologique, la fermeture sur soi, l’autisme collectif et du même coup individuel. Au contraire, en cherchant au mieux ce qui en moi résiste à cette fusion, et s’avance pour maintenir une différence minimale, que je travaille à la pluralité et que je puis trouver, improbablement certes, des fraternités où la faire valoir et la rendre utile.

Internet et les blogs nous permettent étrangement de tenir cette position plus facilement car nous pouvons tenir des « bouteilles à la mer » disponibles à le lecture de tous sans pour autant démarcher, ou participer à une course d’auteurs (comme on dirait course de lévriers ou de limaces). Fallace, dira-t-on, par rapport à l’idéal pur de celui qui, pour être sûr de ne jamais être publié, n’écrirait ni ne parlerait jamais...




-à suivre-

Samedi 20 Juin 2009 - 04:59
Jeudi 2 Juillet 2009 - 21:09
Denis Duclos
Lu 1207 fois


1.Posté par Jacotte le 23/06/2009 13:08

Plus je pense moins je suis...

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