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Culture de sûreté et sciences humaines 1.

résultat d'une enquête sur la culture de sûreté en entreprise



Pour le résumé, télécharger le document (ne pas citer sans prévenir Denis Duclos).


Association de Recherche, de Technique et d’Expérimentation,
22 rue Paul de Kock, 75019 Paris.



Culture de sûreté, ou
risque pour la culture ?
(“L’apport de la sociologie à la compréhension des pro¬blèmes de fiabilité humaine en contexte
de risque technologique”)

Rapport final d’étude exploratoire.
Contrat EDF n° T54 1 F5706/ N° 0T : T5424.
pour le compte du Département des Etudes de Sûreté et de Fiabilité,
Service RNE,
Direction des Etudes et Recherches,
Electricité de France.


par Michelle Dobré et Denis Duclos



Mai-Juin 1992




Préambule

Il nous a été demandé, à l’initiative de M. Michel LLory, chef du Département des Etudes de Sûreté et de Fiabilité, un travail exploratoire sur l'intérêt et la faisabilité d'une intervention sociologique sur les problèmes de la sûreté à EDF. Il s’agissait plus spéci¬fiquement de traiter le domaine humain, supposé commun aux sciences sociales et à l'entreprise, et d’évaluer en quoi la notion de “culture de sûreté” était pertinente et opé¬ratoire.

Le champ ainsi circonscrit couvre à la fois le domaine pra¬tique et le domaine épistémo¬logique.. La pré-étude elle-même, dont nous présentons les résultats, se voudrait l’esquisse d’une démonstration en acte de ce qu'il est possible de faire avec les moyens de la sociologie pour comprendre l'apparition et la teneur d'un thème tel que la culture de sûreté dans l'organisation. Autrement dit les propositions théoriques et pratiques que nous faisons tiennent compte de la façon dont le débat et l’enquête se sont déroulés, tout autant que du contenu des entretiens. Le choc, l’incompréhension même, les qui¬proquos, les écarts entre attentes des équipes EDF et réponses des chercheurs (mais aussi les conciliations, les ravaudages informels) ont autant de sens ici que les discours consignés. Ils dévoilent un aspect essentiel du problème de l’Humain, toujours en par¬tie hors d’une systématique de la gestion ou même de la transaction, quand les univers de références (les cultures justement) ne sont pas structurés de la même façon.

Lors des séminaires de discussion avec l'équipe du département ESF s'est fait jour une forte demande de spécification des méthodes d'investigation sociologique. Il s'agissait, dans cette pré-étude, de s'interroger sur les conceptions de la sûreté dans l'organisation, et sur les méthodes qui nous permettrait à nous, sociologues, de produire des connais¬sances ayant une validité sur ces problèmes. En outre, la question de la légitimité de l'intervention des sciences sociales dans l'entreprise, était posée : il fallait que soient mises en évidence les conditions sociales d'émergence de cette légitimité, et non les justifications que chaque sociologue pourrait donner de son rôle. La question de la légi¬timité était posée en ces termes : à quoi sert la sociologie dans l'entreprise?
L'exercice qui consistait à es¬sayer de répondre à ces questions était périlleux, et ceci pour plusieurs raisons, et nous voudrions que le lecteur en prenne bien conscience.
Tout d'abord, il y a l'objection de sens commun, qu'un exemple ne saurait rendre compte d'un ensemble régulier de pratiques (ce qui se traduit par l'expression fort juste qu'"une hiron¬delle ne fait pas le printemps"). Lorsqu'on se prête au jeu de l'illustration édifiante, il faut veiller à ce que l'illustration par l'exemple ne soit pas implicitement comprise comme règle générale, ni pour le sujet traité, ni pour la démarche sociolo¬gique. Or l'expérience prouve qu'il est presqu'impossible de garder opérante cette dis¬tinction, quelles que soient les précautions et avertis¬sements préalables. L'exemple ou l'illustration se présentent à l'esprit comme des concrétisations d'une loi générale.
En second lieu, le fait que la façon stratégique d'aborder le "terrain" soit inscrite au coeur du problème à analyser ne simplifie pas les choses. L'enquête qualitative, par en¬tretiens, a beaucoup d'avantages mais aussi des limites. Une de ces limites serait, en l'occurrence, qu'il faut choisir, dans une organisation, les lieux de parole significatifs. Les significations qu'on en retire sont donc dues au choix préalable des personnes inter¬rogées, à défaut d'exhaustivité, et l’on doit alors veiller à ce que les frontières de l'étude soient bien délimitées : il ne s'agit pas de l'entreprise dans son ensemble, mais de quelques personnes dont le rôle dans les définitions et la mise en place de la sûreté a été jugé significatif par entente entre les chercheurs et les demandeurs de l’Etude. Cela limite doublement notre démarche : du point de vue de la "représentativité", et du point de vue de l'exemplarité (car la véritable étude à venir devrait commencer par définir les méthodes en fonction du thème abordé et des populations auxquelles elles sont desti¬nées, et ces méthodes ne se limitent pas à l'entretien).
Mais alors, pourrait-on se demander, pourquoi avoir accepté un tel exercice, où la so¬ciologie et les sociologues risquent de se retrouver sur des posi¬tions (encore) fragili¬sées?
Une première réponse admet que les sociologues, qui ne sont pas exempts d'interrogations (fussent-elles sociologiques) sur leurs propres pratiques, doivent éga¬lement clarifier leur rôle dans l'entreprise, puisqu'ils y sont présents, et qu'il leur semble que cette présence est im¬portante.
En second lieu, il n'y a pas d'étude sociologique qui n'ait à rendre compte des con¬traintes épistémologiques, méthodologiques ou sociales de sa réa¬lisation. En cela, l'exercice promettait d'être fécond pour "l'observateur" autant que pour "l'observé".
Enfin, notre narcissisme disciplinaire. a été tenté par le triple niveau d'investigation qui imposait de rendre compte :
1.-des représentations de la sûreté, de la culture de sûreté et de l'homme chez certains responsables dans l'organisation,
2.-de la place qu'ils accordent aux sciences sociales dans leur travail
3.- de la manière dont la sociologie peut s'emparer d'un tel sujet.
On allait pouvoir s’observer de l'extérieur (depuis l'entreprise) et pratiquer l'introspection pour justifier l'interprétation qu'on allait restituer aux destinataires de l'étude. Le célèbre "regard extérieur" que nous nous targuons de poser sur les “indigènes” allait nous être rendu, et refermer ainsi un cercle d'observation complet!

Néanmoins, les règles de l'exposition sont telles, qu'il semble impossible de tenir les trois niveaux à la fois, malgré l'attrait sportif que peut pré¬senter une telle approche. Nous allons donc, pour la clarté, être obligés de les séparer, et de les traiter un par un.

La tradition (et la demande d'EDF) veut que l'on commence par la “méthodo¬logie”, que nous préférons appeler méthode, (la méthodologie serait-elle le discours qui fait de la méthode un fétiche incontournable ?). Nous allons ensuite présenter les ré¬sultats d’entretiens sur les représentations de la sûreté et de sa culture. Enfin, last but not least, nous aborderons le problème du rôle des sciences sociales dans l'entreprise présentant des risques technologiques majeurs, et nous soumettrons des propositions pour une re¬cherche de sciences sociales en matière de sûreté.

Notre méthode

En remontant loin, aux origines de la formation universitaire des sociologues, on trouve souvent une batterie de méthodes, classées en deux catégories en lutte permanente, avec lesquelles nos maîtres enten¬dent nous armer pour affronter la connaissance du monde social. Il s'agit des méthodes quantitatives et des méthodes qualitatives. On pourrait ajouter à ces classes que l'on trouve dans tous les manuels de sociologie, et une tradition critique de déconstruction qui voit très bien les défauts et les limites des deux premiers types de méthodes, et s'en remet en fin de compte au génie et à l'invention dé¬bri¬dés.1 Cependant, lorsqu'on veut élaborer des connaissances sociologiques à partir de données empiriques, l’on s'aperçoit rapidement qu'il y a des règles à respecter pour es¬pérer une validation par la communauté, -certes polymorphe, des pairs : et c’est en cela que les sciences sociales sont, malgré tout, des sciences.
Il faut donc choisir parmi les différentes manières possibles d'aborder le terrain. Les te¬nants des méthodes quantitatives (questionnaires, données traitées par analyse facto¬rielle des correspondances, archives compulsées de manière exhaustive et quantifiées, par thèmes, etc.) accusent les adeptes des méthodes qualitatives de prétendre obtenir des résultats peu fiables, vite et à bon marché. Ce ne sont pas des accusations dénuées de fondement, tant il est vrai que la mobilisation de grands appareils statis¬tiques de¬mande beaucoup d'argent et de main d'oeuvre, et un temps relati¬vement long pour pro¬duire des analyses. Mais indépendamment des soucis immédiats d'économie, il y a des "terrains" qui ne se laissent pas embras¬ser par ce biais macro-sociologique. Même les virtuoses les plus connus des méthodes quantitatives reconnaissent certaines limites cognitives du recours aux questionnaires.2 On peut constater que l'utilisation si¬multa¬née et harmonieuse des méthodes quantitatives et qualitatives est rare, que les socio¬logues de terrain optent souvent pour l'une ou l'autre catégorie, sans que l'on sache exactement si cela correspond au choix du terrain ou à une attitude résolument critique pour l'une ou l'autre des méthodes.
Cette méfiance (justifiée) face aux méthodes rencontre une autre inquiétude : celle de transformer le moyen en but, de perdre le sens de la recherche, qui est de mettre à jour un savoir sur le social qui ne se trouve pas tel quel dans le social.
De ce point de vue, la révérence à la méthode, révérence que nous faisons aussi ici, -à la demande des destinataires de cette étude- doit donc, d’après nous, demeurer rituelle, et interférer aussi peu que possible (c’est-à-dire comme articulation minimale avec les conversations de la communauté disciplinaire) avec la démarche, toujours singulière et ouverte qui caractérise le palier humain.Sans cela, nous entrons, en pire, dans le schéma que dénonce ce chercheur du SEPTEN : l'escalade des démonstrations d'école dans l'écriture des procédures accidentelles, encouragée par les autorités de sûreté, es¬calade qui finit par être contradictoire avec l'objectif principal qui est d'améliorer la sû¬reté. Cette analogie n'est pas fortuite. L'escalade des démonstrations (d'école) a toujours quelque rapport à une quelconque "autorité", et si les ouvrages de sociologie nous en¬dorment parfois, c'est qu'ils multiplient les références bibliographiques et les démons¬trations à l'intention d'une au¬torité scientifique désincarnée, en oubliant d'offrir un sa¬voir qui ait d'abord un sens pour autrui.

Pour cette étude exploratoire, la technique de l’entretien répond à une demande de con¬versation “entre responsables”, pour ainsi dire déléguée aux sociologues comme tierces parties “objectives”, diplomates couverts de l’immunité scientifique. Nos commandi¬taires désiraient, entre autre, en apprendre davantage sur la façon dont “leurs collègues” (dans EDF et ailleurs) énonçaient les problèmes de l’humain dans la culture de sûreté. C'est avec le conseil et le soutien de ces derniers que nous avons retenu les personnes qui, dans l'organisation, allaient être interviewées : une personne du DSN du SPT, deux personnes du Service Facteurs Humains du SPT (Exploitation), un chercheur du SEPTEN. Il avait été prévu initialement de rencontrer deux représentants de chaque service cité. Une maladie et un déplacement aux Etats-Unis ont empêché ce projet de se réaliser. Nous avons également rencontré une personne res¬ponsable de la Cellule Facteurs humains d'une grande entreprise de transports qui a demandé l'anonymat pour elle-même et pour son entreprise, deux responsables de la Sécurité, la Qualité et l'Environnement d'une entreprise de l'industrie chimique, et le responsable de la Prospective à la RATP.
L'entretien met en évidence des discours. Mais à l'origine du choix de l'entretien comme source d'information fiable se trouve probablement autre chose que le postulat de la discursivité de toute pratique sociale , et autre chose que le postulat d'une trans¬pa¬rence des pratiques pour les sujets de ces pratiques ("acteurs"), qui se¬raient en toute circonstance les mieux placés pour dire la vérité de ce qu'ils font.4 Cette autre chose se¬rait une confiance (relative) dans la ca¬pacité du regard averti de déceler, dans les posi¬tions des personnes interrogées une cohérence ex post, qui permette de répondre aux questions de départ. Les sociologues que nous sommes ordonnent le monde de la pa¬role qui leur est adressée en fonction de grilles d'analyse, qui, pour ne pas être toujours explicites, n'en constituent pas moins l’armature de l'explication. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi de fabriquer un guide d'entretien directif, celui qui se rap¬proche le plus de l’interview. Ce type d'entretien convient parfaitement à ce que l'on sait d'EDF, et aux personnes appro¬chées.
Nous avons fait l'hypothèse d'une conscience organisationnelle forte chez les personnes interrogées : une conscience forte de la place qu"elles occu¬pent dans l'organisation, du rôle qu'elles ont à remplir, des "contraintes" stratégiques qu’elles doivent respecter pour jouer avec ce rôle et pour le mettre à dis¬tance. Nous avons également supposé que la culture de sûreté est un fait de discours des sphères dirigeantes de l'entreprise, dont les personnes inter¬rogées sont suffisamment proches pour se livrer à l'exercice ambiva¬lent de l'appropriation et de la critique.
Nous avons enfin soutenu que ce rôle, cette place dans l'organisation, sont indispen¬sables pour comprendre les conceptions de la sûreté et de la culture de sûreté que ces personnes nous exposeraient.
Nous avions cependant à affronter une difficulté : comment distinguer, dans les dis¬cours, ce qui est dit de l'existant, et ce qui est dit de ce qui est souhaitable? Comment distinguer le constat de l'existant, et le parti-pris normatif de ce qui devrait être? Il y a pour cela une "ficelle" sociologique, qui est loin d’être étrangère à la sociologie spon¬tanée (?) de ceux qui sont aux prises avec la sûreté nucléaire : la redondance. Par exemple, pour distin¬guer ces deux positions dans les discours , on double la question di¬recte (Qu'est-ce que la culture de sûreté pour vous ? ) d'une question incidente, dont les ré¬ponses désignent le contenu, une deuxième fois, de ce qui doit être : qui est-ce qui doit être responsable de la sûreté ? Les réponses portent alors plutôt sur la culture de sûreté qui est). Voici comment le guide d’entretien a été proposé aux personnes inter¬rogées :

1)- Que pensez vous de l'organisation de la sûreté industrielle, et plus particulièrement dans le nucléaire à EDF ?

2)- Comment la décision y est-elle structurée?

3)- Quels types de rapports sont instaurés dans ce domaine entre les con¬cepteurs, les décideurs et les exécutants?

4)- Connaissez-vous d'autres types d'organisation possibles ou souhai¬tables?

5)*- D'après vous, qui doit être responsable de la sûreté ? Quels sont les types de res¬ponsabilité engagés?

6)*-Pensez-vous que le système des consignes de sûreté (par exemple, les procédures) est efficace?

7)*- Pensez-vous que les consignes sont respectées par les opérateurs ?

8)- D'où peut provenir un accident ? Votre opinion sur la cause des acci¬dents rejoint-elle les modèles d'évaluation des risques qui sont en vigueur dans votre secteur d'activité?

9)- En général, quels sont les principaux problèmes que le maintien et l'amélioration de la sûreté vous posent, et quelle place y tient la fiabilité de l'homme?

10)- Une plus grande automatisation vous paraît-elle une solution souhai¬table, inévi¬table? Quels types de problèmes pensez-vous que cela induise?

11)- La notion de "culture de sûreté" dans l'entreprise a-t-elle un sens pour vous? En quoi consisterait-elle?

12)- Que représente pour vous le rôle des sciences humaines dans ces do¬maines ? (Y avez-vous déjà recours?)
13)- Comment définissez-vous la demande d'une organisation et l'apport possible de ces disciplines ?


Pour que la redondance fonctionne dans un entretien, il faut “ruser” avec la personne (aspect “agonique”, ou stratégique de toute enquête; donc son aspect “immoral”, aussi) : une certaine distance est maintenue entre les questions qui se doublent. D'où l'impression de "désordre" relatif du guide d'entretien. On remarquera au moins une règle à respecter dans une enquête par entretiens : l'attention portée à l'élaboration du guide d'entretien, qui doit respecter les nécessi¬tés de la recherche d'informations et de l'interprétation qu'on en attend. Si on regroupe les thèmes, on obtient ( et ce sera aussi l'ordre utilisé dans ce rapport pour l'exposition des résultats) :

1. La culture de sûreté
1.1. La définition de la culture commune : homogénéité, langage com¬mun, connais¬sances de base
1.2. Culture de sûreté : ce qui est, ce qui doit être
1.3. Le modèle de la diffusion, culture commune du SPT

2. L’organisation sociale de la sûreté
2.01 La définition de la sûreté
2.02 Le poids libérateur de l'organisation

2.1. La division du travail
2.2. La décision et la responsabilité

3. La perception de la mise en oeuvre de la sûreté
3.1. Les procédures et les consignes : intérêt et limites
3.2. L'écart entre le prescrit et l'action
3.3. Les causes de l'écart et les moyens d'y remédier
- l'écriture des procédures et la division du travail
- l'humain comme facteur permanent d'écart

4. La place de l'homme et l'automatisation
4.1. La rhétorique de la nécessité de la prise en compte de l'humain.
4.2. L'homme face à la machine : le transfert des compétences.
4.3. L'affrontement des cultures techniques : les représentations de l'opérateur, de l'ingénieur et de l'ergonome

5. Le rôle des sciences sociales
5.0. A quoi servent les sciences sociales ?
5.1- à rien : tout est déjà sur le terrain.
5.2- à rappeler aux techniciens l'existence et la spécificité de l'homme.
5.3- à concevoir des instruments de maîtrise de l'incertitude intro¬duite dans le sys¬tème technique par l'homme.
5.4- à définir un management efficace.
5.5- à produire des alliances stratégiques par la recherche-action, afin de modifier les orientations et les pratiques de l'organisation.

Chapitre I. La culture de sûreté

Entreprendre la genèse d'un thème tel que la culture de sûreté dans l'organisation re¬vient à mettre à plat le résultat d'un processus d'appropriation et de naturalisation qui repose, entre autres, sur l'oubli de l'origine de l'impulsion initiale (l'autorité de sûreté dans le rap¬port Tanguy, ou la direction d'EDF). Mais, c’est précisément ce “blanc” qui va faire mémoire, et se retrouver dans tous les usages que le thème de la culture de sû¬reté a autorisés, sous la forme d’une auto-référence, d’une auto-création . En effet, ce thème particulièrement fécond a cristallisé les discours stratégiques du SPT en un "langage commun" reconnu pour tel par les membres des Services centraux du SPT et à l'extérieur. Ce langage commun devient même (par un effet de purification propre à la définition) le seul exemple de culture de sûreté réellement existante à EDF. Avant d'analyser les différentes définitions qui ont été fournies, arrêtons-nous sur un constat : la première définition implicite de la culture de sûreté est que, indépendamment de son contenu, la culture de sûreté est et doit être un discours cohérent et partagé sur les questions de sûreté. A ce titre, les savoirs-faire "naturels" des gens du terrain s'opposent à la "culture" volontaire et réfléchie des sphères pensantes du SPT. La culture de sûreté est un discours qui vise à modifier et à susciter des pratiques, un discours qui aspire à se faire pratique (un discours performatif et nor¬matif), un discours qui va à l'encontre des pratiques déjà existantes (même lorsqu'il vise à formaliser des pratiques déjà exis¬tantes, mais dont le ré¬gime d'existence est d'être informelles). La culture de sûreté se définit à travers les caractéristiques que nous avons énumérées comme un discours d’autorité.
Nous avons donc distingué les définitions du contenu de la culture de sûreté qui nous ont été données, des usages (ou pratiques) que cette dernière doit instituer sur le terrain.

1.1. Les définitions de la culture de sûreté : langage commun, homogé¬néité des connaissances de base, méthode.

"Je n'ai pas d'idée très claire sur le sujet "..."Je ne sais pas trop ce que cela veut dire " , "Je serais incapable de la définir ". Al'exception d'une per¬sonne du SPT qui affirme que la culture de sûreté fait partie de son "univers quotidien", le reste des personnes inter¬rogées évitent les défini¬tions précises d'un thème perçu soit comme trop extérieur, soit trop riche pour être défini.
Dans un second temps, néanmoins, tous les membres du SPT parviennent à lui affecter un contenu et des fonctions. Le chercheur du SEPTEN préfère ainsi la qualité, notion qui englobe la sûreté parce qu'elle concerne le travail en général, à la culture de sûreté qui lui paraît une notion trop théorique.

-Définition de la culture de sûreté au SPT (position militante et position hié¬rarchique de responsabilité)

La culture de sûreté est une "composante culturelle" de "l'univers" du SPT. La diffi¬culté à la définir ne vient pas de la méconnaissance, mais de l'entrelacs perpétuel entre le constat de ce qui est, et le souhait de ce qui devrait être. Au SPT, la culture de sûreté appelle, de manière plus ou moins ordonnée, les éléments suivants :
- la connaissance des spécifications techniques : il s'agit, chez les opéra¬teurs, de s'assurer d'un minimum de connaissances techniques, sur la dé¬finition de la sûreté ("la sûreté est une marge, non pas une science "SPT-Entretien N.1). Néanmoins, comme nous allons le voir, il y a des différences entre les définitions de la sûreté. La sûreté est définie en termes d'acceptabilité du risque par le responsable du service Facteurs hu¬mains et sûreté. Elle est un risque calculable pour le représentant du SPT-DSN. La connaissance de la signification globale de la sûreté est indissociable d'une connais¬sance du matériel. Le "Mémento de la sûreté nucléaire" est ainsi considéré comme ex¬haustif concernant les connaissances de base indispensables.
- Ceci implique une connaissance des limites de ces spécifications et des méthodes pour apprécier ces limites. Il faut, nous dit-on, “ être rigoureux”, “avoir l'esprit cri¬tique”, “le sens du discernement”, "avoir une certaine curiosité", "être un peu pinail¬leur", “être vigilant”, “pratiquer l'auto-contrôle”, “chasser les défaillances”. Pour mettre en oeuvre un tel état d'esprit, les outils (qui sont des “grands principes”) sont indispen¬sables : savoir comment être rigoureux, savoir à quel moment reconnaître son incompé¬tence, comprendre pourquoi quelque chose ne va pas, savoir à qui s'adresser, à quoi sert le matériel (en somme, savoir se poser des questions et savoir comment y répondre : c'est une ca¬pacité de résolution de problèmes). Ces outils sont dispensés par la for¬ma¬tion ( théorie optimiste sur les capacités d'apprendre "le bon geste" : SPT-DSN) ou par un véritable conditionnement (théorie pessimiste sur les aptitudes des hommes à changer vraiment leur comportement même s'ils en admettent la nécessité intellectuellement : SPT- DFH).
- La "redondance” et la “défense en profondeur" sont des techniques stratégiques qui désignent le recoupement de l'information et la fonction de contrôle indépendant. La défense en profon¬deur consiste à toujours s'assurer, quelque soit l'opération à faire, qu'il reste des "défenses", des possibilités de rattrapage en cas d'erreur. La vérification indépendante (notion dont on rappelle qu’elle a du mal à passer dans les centrales dans la mesure où elle est assimilée à tort à un contrôle hiérarchique) est, pour l'organisation humaine de la sûreté, l'équivalent de la redondance dans le domaine des installations.

-Définition de la culture de sûreté au SPT (position critique, position hiérar¬chique sans commandement)

La culture de sûreté, “si elle devait être définie”, nous disent nos interlocuteurs, serait "l'ensemble des or¬ganisations, des relations humaines, de la technique aussi qui doit al¬ler dans le sens de la sûreté, de façon cohérente."(SPT, Entretien N. 3) La définition minimale impliquerait la conscience civique de travailler dans une industrie à risques :
"Prendre conscience qu'on travaille dans une centrale nucléaire et qu'il y a des risques. On doit faire de façon différente que si on était dans une in¬dustrie sans risques. C'est un plus, elle existe parce que les gens sont quand même conscients, du moins les gens de la conduite, moins à la maintenance. Ils ont la formation, ils savent que dans leurs gestes, avoir un plus que s'ils étaient dans une usine qui fabrique du sa¬von. Même moi, je suis conscient que cela va apporter quelque chose pour la culture de sûreté. Ce n'est pas ma culture de sûreté à moi, c'est plutôt dans les centrales."

Si cette conscience se manifeste fréquemment sur le terrain, les principes énoncés dans la précédente définition de la culture de sûreté le sont moins, pour des raisons histo¬riques telles que l'encouragement et la pression institu¬tionnelle au respect strict des consignes et procédures. La culture de sû¬reté ressemble alors à une nouvelle injonction qui s'ajoute aux autres et qui néglige la façon dont cela marche déjà sur le terrain :
"Pour améliorer la culture-sûreté ...
(Le sociologue suspecte immédiatement un indice supplémentaire de l’effet d’autorité dans la disparition de la copule “de” : nombre d’interlocuteurs disent en effet culture-sûreté, et non de sûreté. Est-ce de l’ordre d’un anthymème, syncope utilisée dans la publicité et la politique pour rendre plus indiscutable un effet rhétorique ?... question laissée en suspens)
Q : Pourquoi l'utilisez-vous, si cela ne vous dit pas grand chose? A quoi cela vous fait-il penser ?
- Cela me fait penser à "sensibilisation", mot qu'on utilisait pour éviter “former” ou “prescrire.” Quand on dit “culture-sûreté” à la maintenance, (Qui ? la direction puis c'est repris par l'autorité de sûreté), parce que c'est un bain, un bouillon de culture. Pour cultiver , il faut que le terrain soit prêt. Or, actuellement, le terrain, on l'a peut-être plus miné qu'autre chose." (SPT, Entretien N.3)
La “culture de sûreté”, comme le "professionnalisme", serait une manière contradic¬toire de surmonter des attitudes de blocage et passivité crées par le système : "L'utilisation de l'expression “professionnalisme” chez nous est dangereuse, parce que dans le temps on disait : il faut tout mettre dans les consignes, il faut une organisa¬tion hiérarchique, il faut faire des comptes-rendus, signer, etc... et puis on s'aperçoit que cela ne permet pas d'enlever toutes les erreurs, toutes les défaillances. Maintenant on a dé¬couvert le professionnalisme : quelle est la part d'esprit critique des gens? Mais au lieu de se demander si le professionalisme est compatible avec le reste, on dit : il faut les deux." ( Entretien N. 3)
Quant aux composantes de la culture de sûreté énumérées précédemment, leur utilité et leur pertinence est mise en cause, à partir du présupposé de l'existence de savoirs-faire de métier qui dépassent le savoir formalisable dans les campagnes d'éducation :
"j'ai l'impression que la culture de sûreté c'est une sorte de couche de peinture qu'on va mettre comme ça...Actuellement, je me bats un peu pour ça, parce qu'on dit, la cul¬ture sûreté c'est connaître ces fameuses règles d'exploitation. En réalité, un bon mé¬canicien, est-ce qu'il a besoin de con¬naître toutes les règles ?"(Entretien N. 3)

Ce qui constitue le "langage commun" du SPT sur la culture de sûreté (acceptée ou re¬fusée) semble donc être présent dans la première définition, en tant qu’idéal normatif. C'est cette interprétation qui paraît autoriser les discours sur la diffusion et les fonctions de la culture de sûreté.

1.2. Culture de sûreté : ce qui est, ce qui doit être.

La définition de la culture de sûreté est la description d'un état idéal, qui est présumé ne pas exister sur le terrain. Il n'existe pas, nous dit-on, parce qu'il n'y a pas de discours commun sur le terrain, "les gens sont trop hétérogènes". Cette hétérogé¬néité désigne tout d'abord le gouffre, en termes de valorisation, qui sépare la conduite de la mainte¬nance. De manière plus ou moins explicite, "l'hétérogénéité", "la différence de cultures techniques" désignent l'insuffisance de formation, de connaissances et de savoirs-faire tech¬niques à la maintenance. Indirectement, le discours global de diffusion de la culture de sûreté concerne le “parent pauvre” de la sûreté nucléaire, la maintenance (avec toutes les précautions oratoires qui s'imposent pour éviter de la transformer en bouc-émissaire).
Selon nos interlocuteurs, le discours de la culture de sûreté s'adresse au terrain, mais ne part pas du terrain. Comme nous le verrons par la suite, le rapport au terrain est vécu dans les sphères centrales de l'organisation comme une rupture, comme une division à surmonter. Le terrain mythique est toujours évoqué par le manque : manque chronique de légitimité vis-à-vis des gens du ter¬rain, manque sur le terrain de cette culture de sû¬reté, idéalement évoquée, qui aiderait, à travers le langage commun, à résorber la divi¬sion entre le terrain et les bureaux :

"Aujourd'hui cette culture de sûreté n'existe pas ", mais une culture d'entreprise assez forte, notion de service public, appartenance à l'exploitation de l'électricité nucléaire . "les relations affectives de la machine à l'individu sont très fortes (Germinal)", l'attachement au statut. Pas de culture de sûreté, parce que les gens sont trop hétéro¬gènes . Il y a une culture de sûreté au SPT(chez nous), parce que nous avons un lan¬gage commun. Pas ailleurs." (Entretien N.1)

"Chez nous, la culture de sûreté c'est une des composantes de la culture d'entreprise. Exploitant le matériel que nous exploitons, si on n'a pas une capacité à raisonner, des niveaux de connaissances sur la maîtrise des risques... Quand on parle de culture de sûreté dans cette perspective, c'est plus quelque chose qui est à construire que quelque chose qui existe déjà. En tout cas, c'est quelque chose qu'il faut faire évoluer.(Entretien N. 2)
“Oui, la culture d'entreprise au sens social, comment on est à EDF, ce qu'on appré¬cie,ce qui nous embête etc., ça, très souvent, est le résultat d'un mode de fonctionne¬ment qui n'est pas toujours voulu, calculé par les diri¬geants. C'est un ensemble de dé¬cisions qui a été pris à un moment donné dans un contexte qui a fait que l'entreprise s'est trouvée comme ça, a fonctionné comme ça, etc. Mais quand on parle de culture technique ou de culture de sûreté, on a quand même une culture technique qui est très forte à EDF, il y a des gens qui maîtrisent bien la technique, la machine c'est im¬por¬tant... par contre, la culture-sûreté est encore petite par rap¬port à ça, elle n'a pas trouvé encore sa place.. " (Entretien N. 2)

La culture de sûreté n'existe donc pas, sauf au SPT. Elle est à transmettre, à faire évo¬luer, à diffuser. La culture tech¬nique, assimilée à l'amour de la machine ("les rapports affectifs") n'est pas considérée comme connaissance rationnelle du matériel (que de¬vrait être la culture de sûreté). La culture d'entreprise, résultat automatique du fonc¬tionnement de l'organisation et de son histoire n'est pas le développement voulu, cal¬culé et réfléchi d'une culture idéalement entendue comme ensemble cohérent de valeurs partagées.
Devant le constat de ce manque, la question se pose de savoir ce qui fait que le travail quotidien s'accomplit, malgré tout et de l'avis général, sans trop de problèmes. Sur ce point, les termes des réponses sont beaucoup plus vagues : la compétence technique, la "prescription" ou le profession¬nalisme sont des entités sans contour mais qui expliquent néanmoins la bonne qualité du travail; ceci même en l’absence de la culture de sûreté idéale :

Q:"Comment cela fonctionne-t-il en réalité?
R : probablement par prescription - (pas pour la conduite, où il y a une for¬mation so¬lide). Mais à la maintenance, celui qui répare une pompe, pour deux pompes iden¬tiques il fera la même opération, sans savoir l'enjeu de ses opérations (et les consé¬quences - le cas où il y a un contrôle parce qu'il y a un risque).Pourquoi on fait ça ? Il y a un manque énorme dans la culture de sûreté. A quoi sert le matériel? par là, on peut diffuser la cul¬ture de sûreté. Ca fonctionne parce qu'on a affaire à de très bons profes¬sionnels.Mais pas de culture de sûreté, pas générale, pas homogène SPT, Entretien N. 1)

"Chez nous on a un bon niveau de compétences. " (Entretien N. 2)

"Il y a une culture de sûreté à EDF, mais ce n'est pas encore tout à fait bon (mais les exigences, entre temps, se sont corsées). Si on partait de zéro, et qu'on se fixait un ni¬veau de sûreté, les gens pourraient évoluer vers ce niveau progressivement. Mais là où ça va pas, c'est que on n'arrête pas de demander aux gens de monter de plus en plus haut; soit il y a saturation, soit les gens perdent confiance dans la fiabilité du système. (Entretien N. 3)
Ce qui marche sur le terrain semble du domaine de l'ineffable. Ces quali¬tés, trop irrégu¬lières et incontrôlables seraient mieux saisies si elles étaient le résultat voulu d'une éducation voulue et homogène des opéra¬teurs. Un véritable dessein civilisateur anime les personnes du SPT qui croient à la nécessité d'instituer la culture de sûreté.


1.3. Le modèle de la diffusion serait une culture commune au SPT.

Ce n'est pas à partir des savoirs-faire du terrain, qui relèvent souvent des mauvaises ha¬bitudes - mais d'un noyau central de savoirs sûrs que l'on va diffuser la bonne culture.
La diffusion de la culture de sûreté n'est pas seulement l'élément unifica¬teur de cultures trop hétérogènes, car elle suppose et implique cette hétérogé¬néité à la fois en son sein (la production thermique en général) et vis-à-vis d'une catégorie désignée comme défi¬ciente et en cela étrangère aux valeurs à transmettre (les "sauvages" hors- sûreté, la maintenance, etc.). Diffuser la culture de sûreté revient à lutter contre la tradition, contre les "mauvaises habitudes" du terrain (éradication des mauvaises herbes?). C'est le contraire de la valorisation des savoirs-faire.
Le sociologue “intervenant” demanderait alors : si les comportements naturels des opé¬rateurs inclinent à une certaine attitude de simplification, pourquoi ne pas en tenir compte ? Pourquoi n'invente-t-on pas des contraintes souples aux dérogations pos¬sibles, puisque telle semble être la prédilection de "l'humain"? Ce travail de civilisation apportée à l'agent de maintenance (à la diffé¬rence de la conduite, noble, déjà civile), suppose une violence symbolique caracté¬ristique du travail de légitimation (des ser¬vices centraux) par rapport au terrain. Pourquoi ?
Une première explication qui ignorerait toute analyse stratégique serait que la perspec¬tive "diffusionniste" provient de la conviction que le mes¬sage est bon. Il s'agit donc de trouver la bonne manière de "le faire passer". Le vocabulaire utilisé par nos interlocu¬teurs pour désigner le rayonnement qui doit se produire à partir de la conception ma¬trice, autoritaire “emprenante” (néologisme pour dire la volonté d’emprise) de la cul¬ture de sûreté indique la force de cette conviction :
- changer la culture.
- agir sur le comportement humain : le conditionnement.
- développer des raisonnements nouveaux.
- choisir la terminologie.
- accompagner une réforme.
- former.
- éduquer.
- présenter.
- expliquer.
- être à la portée de tous les gens.
- utiliser les supports visuels.
- faire passer le message.
- manager de l'information.
- être des pèlerins; des missionnaires de la sûreté.

Cette dernière proposition met en évidence plus que toute autre un pro¬blème qui pour¬rait être comparé à celui de la vérité révélée dans la religion : le croyant sait qu'il croit, mais comment convaincre l'incroyant qu'il dé¬tient la vérité ? : en le persuadant de l'authenticité de sa foi. Ainsi, ce qui se présente comme simple affaire de rhétorique ("comment faire passer un message") touche là à une forme de rationalité souterraine, à l'oeuvre dans l'acharnement à modifier les comportements jugés irrationnels, ra¬tionalité qui est autre que la rationalité instrumentale soucieuse de la seule efficacité. Il s'agit d'une forme de rationalité axiologique (par rap¬port aux valeurs)5 , fondatrice d'une sorte d'éthique de la conviction qui préside à un devoir de transmettre ce qui paraît être la meilleure lo¬gique de l'action. Cette éthique se situe en amont de toute utilisation stratégique de la culture de sûreté, mais ne l'exclut pas. On pourrait même dire qu’elle en est la condition préalable. Les fonctions de la culture de sûreté que nous avons pu mettre en évidence obéissent toutes à cette nécessité interne à l'éthique de conviction.

1.4. Des usages de la culture de sûreté.

Le traitement des entretiens a contribué à mettre en évidence la conviction dans l’idéal d’un langage commun, voire fusionnel, sous la maîtrise des contrôleurs de ce langage. Cette fusion se réaliserait à travers quatre principales fonctions de la culture de sûreté dans le contexte de l'organisation actuelle de la sûreté à EDF. A différents niveaux, la culture de sûreté se présente comme une solution de dépassement des divisions. La cul¬ture de sûreté remplit ainsi une fonction politique (dépassement de la division sociale du travail), une fonction pragmatique (dépassement de la division entre procédures écrites et pratiques informelles), une fonction technique (dépassement de la division entre l'homme et la machine), une fonction sociale (dépassement de l'affrontement et de l'incompréhension entre les différentes cultures techniques) et une fonction éthique (dépassement de la division entre les valeurs de la production industrielle et celles de la sûreté). Nous allons agencer la pré¬sentation des résultats en argumentant autour de ces quatres axes.

1 . Fonction politique : La culture de sûreté comme stratégie de partage des respon¬sabilités. A travers la diffusion de la culture de sûreté un nouveau "contrat social" est proposé, par lequel chaque individu est pris dans une organisation dont la justification réside dans les besoins techniques de la sûreté (non plus dans des raisons historiques, politiques, économiques, etc.). Nous en traiterons dans le Chapitre II : “Organisation sociale de la sûreté”.

2. Fonction pragmatique : la culture de sûreté comme moyen de dépasser la contra¬diction entre respect des procédures et mobilisation des savoirs-faire. L'utilisation de l'esprit critique, de la vigilance et du professionna¬lisme permet de surmonter la dis¬tance, vécue comme une division, entre le terrain et les bureaux, entre ce qui est écrit dans les procédures et les pratiques réelles. La question des écarts par rapport au pres¬crit ne se pose plus en termes de connaissance, mais de prévention : il ne s'agit pas de connaître des savoirs-faire et la manière dont ils sont transmis, mais de pallier des manques dans la culture technique des gens, à partir d'une doctrine établie par “ceux qui savent”. Ce thème sera étudié dans le Chapitre III : “Mise en oeuvre pra¬tique des procédures et le problème des écarts”.

3. Fonction technique : La culture de sûreté comme moyen de projeter sur l'homme les compétences de la machine. La réduction de l'homme à un Facteur (fût-il le plus in¬saisissable) dans le système socio-technique opère une mise en équivalence de l'homme et de la machine par le biais des compétences. Compte tenu de la dynamique irrésis¬tible de l'automatisation et de son intérêt certain pour l'amélioration de la sûreté, définir les com¬pétences spécifiques de l'homme revient en fait à distinguer celles de ses com¬pétences qui sont transférables à la machine. Le Facteur Humain entre en compétition avec l'automatisme. Si on ne peut, d'évidence, transférer sur la machine toutes les quali¬tés des hommes (et a fortiori ,leurs défauts), on peut tenter de régler le comportement humain pour qu'il jouxte l'excellence du fonctionnement des installations. (Chapitre IV: “Le facteur humain et l'automatisation”).
4 : Fonction éthique : Pour les ingénieurs, l'opérateur (sa façon d'être, sa culture) est radicalement autre. Cette altérité radicale est source de malentendus. La culture de sû¬reté, en instituant un langage commun, permettrait de dépasser l'hétérogénéité des dif¬férentes cultures techniques. (Chapitre 5 : “les représentations de l'opérateur”) Faire prévaloir la grandeur (la valeur) de sûreté à côté de la grandeur industrielle (de produc¬tion) à partir de la culture technique (entendue comme amour de la machine) La sûreté dont tous doivent être responsables devient une grandeur civique. L'acceptation de cette responsabilité parta¬gée suppose une diffusion non pas seulement de la culture de sûreté, mais aussi de l'éthique de la conviction qui est, comme nous l’avons entrevu, le moteur de sa diffusion depuis les services centraux.(Ainsi nous pourrions pressentir un autre prochain thème à diffuser : l'éthique de la sûreté). La dimension civique suppose la préémi¬nence de la rationalité axiologique, sur la rationalité instrumentale qui prévaut dans le productivisme de l'organisation (tendanciellement : pro¬duire sans se soucier des moyens pour y parvenir, privilégier les objectifs gestionnaires plutôt que l'harmonie sociale) et, sur un autre plan, dans l'égoïsme des individus qui les conduit à privilégier leurs intérêts maté¬riels privés face à la qualité du travail accompli. Cette fonction en¬globe toutes les autres, car elle en est la justification idéologique.


Chapitre II. L'Organisation sociale de la sûreté


Deux réflexions préliminaires s'imposent avant d'analyser les différentes positions :

2.1.La définition de la sûreté

On aurait pu attendre des quelques personnes interrogées, a priori concernées par la sû¬reté à EDF une définition homogène du la sûreté. Il n'en est rien. La définition techni¬cienne de la sûreté s'oppose à la définition en termes d'acceptabilité du risque par l'opinion publique, de l'acceptabilité sociale du nucléaire - et ceci en fonction de la place occupée dans l'entreprise. Ainsi, pour le membre du DSN ( SPT ) :
"La sûreté est une marge (aptitude des installations à ne pas conduire à des catas¬trophes). C'est un état optimal des installations, un état idéal. L'état réel est en écart par rapport à cet idéal. Plus l'écart est grand, moins l'installation est sûre. La sûreté indique les limites à ne pas dépasser." Entretien N. 1, DSN).
C'est une définition qui se limite au système technique, et qui conçoit le rôle de l'homme en termes de limitation de ses prédispositions à l'erreur, comme nous allons le voir par la suite.
Pour les membres du SPT de la Division des Facteurs Humains, la vision est toute autre :
"La sûreté c'est un engagement qu'on a vis-à-vis de l'extérieur, du grand public, de l'environnement...un peu le justificatif du nucléaire, si on avait un nucléaire sans sû¬reté, on ne serait pas crédibles et pas acceptés. "
(Entretien N. 3.)
La sûreté est présentée comme une contrainte extérieure, plutôt qu'établie de manière intrinsèque, en tant que condition de fonctionnement du sys¬tème technique et humain. Cette condition est considérée comme remplie au préalable, il ne s'agit plus que de lui faire rencontrer le seuil d'acceptabilité extérieur, que de la faire connaître :
"Et puis, relativement au nombre d'incidents, on peut se demander: pour¬quoi on fait tout ça ? parce qu'actuellement on a une image qui n'est pas à la hauteur des exigences qu'on nous demande, parce que de temps en temps il y a un événement qui va défrayer la chronique, parce qu'un inspecteur de l'autorité de sûreté va découvrir un truc, et va dire "vous nous cachez des choses". Mais quand on regarde le bilan, le nombre d'événements, et qu'on le rapporte au nombre de personnes, et au temps, est-ce qu'à vous ou à moi il n'arrive pas d'avoir une défaillance en dix ans? (une défaillance lé¬gère, comme de monter sur le trottoir un jour, alors qu'il n'y a pas de piéton). Mais les exigences se sont ajoutées, et ce n'est pas propre à EDF, on veut un degré de zéro dé¬faut quasi-absolu. Mais soi-même on est incapable de le faire."(Entretien N. 3)"

"Sûreté veut dire se prémunir contre les risques qui sont jugés inaccep¬tables. Or, une première discussion serait sur la notion de risque accep¬table. Qu'est-ce qu'on a ac¬cepté il y a cin¬quante ans,notamment dans le do¬maine des transports, qu'est-ce qu'on ac¬cepte maintenant, quelle est la différence ? La sûreté aujourd'hui c'est vraiment une discipline qui a pour objet de maîtriser l'exploitation de systèmes à risques, pour les cantonner dans des limites acceptables" (Entretien N. 2)

Il apparaît une division du problème de la sûreté en problèmes de commu¬nication (comment présenter un système sûr en lui-même , à un public mé¬fiant) et en problèmes quotidiens de fonctionnement, fiabilité technique ou humaine, qui est plus rarement évoquée d'emblée (ou fait référence à autre chose). La pression extérieure (autorités de sûreté comme avocats du pu¬blic) est ici considéré le principal moteur de l'exigence d'amélioration de la sûreté. Ce qui peut paraître surprenant, c'est que la définition technique de la sûreté relève plus d'une conception de la sécurité intrinsèque que d'un définition probabiliste. Or, la sécurité intrinsèque est réellement une question d'acceptabilité sociale dans une culture technique donnée. Cela voudrait-il dire que le courant de l'amélioration de la sûreté des installa¬tions penserait en termes de sécurité intrinsèque? Et que les responsables du "facteur humain" auraient eux-mêmes tendance à considérer l'humain comme résiduel dans une système que la technique a rendu aussi sûr que possible? Ce point serait à discuter lors de prochains séminaires.
La définition de la sûreté reliée à l'acceptabilité du risque est partagée par ceux qui tra¬vaillent sur les problèmes quotidiens du maintien de la sûreté, et par le chercheur du SEPTEN, qui considère que certaines amélio¬rations qu'on prétend apporter aux procé¬dures accidentelles sont purement formelles, des démonstrations administratives qui s'accumulent et font obstacle à la "sûreté réelle" :
"Si je prends le domaine accidentel, une grande partie de la sûreté consiste, vis-à-vis des autorités de sûreté, en utilisant un certain nombre de règles du jeu partagées avec elle, à faire une démonstration. L'application des règles du jeu en des circonstances données conduit à des situations qui sont à la limite du non-sens." Entretien N.4.)

Est-ce que cela signifie qu'il faut relativiser tous les discours sur le risque d'erreur hu¬maine, qu'il faut les encadrer dans une conception plus globale (et partagée) du risque d'accident très largement conjuré par les moyens techniques ? Le perfectionnisme en matière de fiabilité humaine appa¬raît alors comme un luxe d'autant plus possible qu'il ne concerne pas l'essentiel de la sûreté, qui réside dans l'excellence technique déjà ob¬tenue. Autrement dit, si des améliorations de la sûreté peuvent être apportées, c'est par le facteur humain, justement parce qu'il n'est pas essentiel. Cela suppose également, et à un niveau relativement implicite et intériorisé de la culture technique, une mise en équivalence de l'homme et du système technique, pour les comparer et juger de leurs grandeurs respectives. Cette comparaison implicite, qui mêle classement et jugement en une seule opération cognitive, pourrait se concrétiser, sur le plan pratique, en une compétition permanente entre les hommes et les machines. L'enjeu de cette "dispute" serait de définir la supériorité (en termes de grandeurs) du technicien, qui, dès lors, s'engage dans une épreuve dont l'issue doit prouver son infaillibilité. Nous allons déve¬lopper ces hypothèses plus loin, mais un premier cadrage permet de relever ce clivage à l'intérieur-même des définitions de la sûreté, avant même de parler de culture de sûreté.

-Le rôle libérateur de l'organisation

C'est un lieu commun que d'avancer que l'organisation à EDF est "lourde", "pesante", "bureaucratique", etc. Un autre lieu commun voudrait que l'organisation soit plus souple, plus ouverte, plus apte au changement et à la liberté dans une entreprise du sec¬teur privé, qui n'a pas à gérer l'héritage de l'histoire et autres lenteurs culturelles. Ce double mythe semble porté par les gens du secteur public lui-même. Les per¬sonnes d'EDF se plongent avec délice et lucidité dans l'analyse de leur or¬ganisation, même si c'est pour parler de ses lourdeurs, ou des ses effets pervers; si la lucidité est grande, il y a en même temps un sentiment partagé et unificateur que la taille de l'entreprise, les fonctions qu'elle a à remplir, la haute technicité qui est en jeu rendent cette organisation in¬dispensable :
"C'est une organisation que je sens très lourde, il y a beaucoup de per¬sonnes qui in¬terviennent, on a l'impression que les décisions sont un peu diluées, qu'il y a un poids très lourd de l'histoire, des décisions prises an¬térieurement, il y a une stratification... on est dans un système où la marge de manoeuvre est relativement réduite. Quelquefois je ressens que par cette lourdeur on fait plus de la sûreté au sens formel, qu'au sens pratique et efficace."(Entretien N. 4)

"Q : Ma question concernait surtout l'organisation sociale de la sûreté ?
R : comme elle est, ou comme elle devrait être? La première tentation qu'on peut avoir, dans les entreprises (et à EDF), c'est de spécialiser des gens dans ce domaine. Il en faut. Il en faut pour définir un corps de mé¬thodes, de doctrines, cela ne s'improvise pas, c'est un investissement im¬portant, même si on avait des disciplines de référence au ni¬veau national ou international,il faudrait encore les adapter aux conditions de fonc¬tion¬nement des entreprises. Après, il faut l'application par chacun des acteurs. Or, toute la difficulté est là." (Entretien N. 2)

En revanche, les responsables de la Sécurité d'une entreprise privée du secteur chi¬mique se rangent avec beaucoup de méfiance derrière un dis¬cours officiel de manage¬ment "performant", soucieux de donner une image "positive" de l'organisation dont ils font partie.
"A côté de l'organisation permanente de la sécurité (direction Qualité-Sécurité-Environnement dans chaque unité, puis pour l'ensemble de l'entreprise), on a une or¬ganisation mouvante dans le temps, qui s'appelle le "Plan de Sécurité annuel" qui est une cérémonie assez solennelle, qui a lieu en ce moment. Chaque usine, chaque année prépare un Plan pour l'année qui vient, avec des actions recensées, un processus d'élaboration générale de plus en plus participatif, avec des priorités d'action qui sont recensées. Ce plan, après, il vit un an. Une des responsabilités importantes des ingé¬nieurs Sécurité c'est d'orchestrer et de centraliser l'élaboration de ces plans. "(Entretien N. 5)
Nous observons que cet entretien a du mal à se mettre en route, le locuteur étant balloté entre les exigences permanentes de définitions "pour éviter les malentendus" (comme si la culture de cette entreprise était tellement spécifique, qu'il est impossible de la com¬prendre de l'extérieur sans la juger ), et le désir de prouver que "tout est au mieux". Notre enquête étant lancée depuis EDF, ce qui peut expliquer une meilleure réception des questions à EDF. Mais les personnes rencontrées ont l'habitude de participer à dif¬férents cercles de réflexion sur ces problèmes avec des gens d'EDF et d'autres entre¬prises, cela n'explique donc pas entièrement la méfiance traduite par une certaine "langue de bois" managériale. Il y a la tradition du secret de fabrication dans la chi¬mie, renforcée par les impératifs à mettre en avant une organisation souple, démocratique, et efficace sous-tendue par les discours du mana¬gement. Lorsque le dialogue s'installe, il est souvent brusquement interrompu : un des participants se demande : "est-ce que j'ai le droit de dire cela ?", ou tel autre interlocuteur enchaîne avec des propos qui lui pa¬raissent plus neutres. Il est certain qu'il y a des différences de vocabulaire entre EDF et les autres entreprises confrontées aux risques, ce qui demande des ajustements perma¬nents sur le contenu des questions traitées dans l'entretien. Mais le discours de mana¬gement s'avère plus contraignant quant aux marges critiques laissées à ces mêmes ma¬nagers par rapport à leur propre organisation. La représen¬tation de l'organisation frappe par son caractère paradoxalement bureau¬cratique, et la pré-éminence attribuée la forme organisation sur son contenu.
Pour une personne, interrogée dans une autre entreprise publique , c'est plutôt la rési¬gnation devant une organisation immuable qui prévaut.
"Il y a un niveau hiérarchique qui rédige les consignes, un autre qui l'applique. Beaucoup de consignes sont locales (les gares ne sont pas iden¬tiques, il n'y a pas de parc homogène des machines). Les "briques" du sys¬tème de sécurité sont plus ou moins standardisées, mais il faut ajouter au vieux système des consignes spécifiques pour in¬tégrer les spécificités lo¬cales. Ces textes sont applicables par les agents de maîtrise et l'exécution."(Entretien N.6) .
Malgré le fait que la personne interrogée connaît les commanditaires de l'étude et ceux qui la réalisent, elle refuse l'enregistrement de l'entretien, s'inquiète de l'usage qui en sera fait et demande à ce que le nom de l'entreprise en question n'apparaisse nulle part. Comme si le regard cri¬tique était à dissocier de la position officielle de l'entreprise, comme si l'entreprise ne pouvait pas assumer un tel regard. Ce sont finalement les in¬terlocuteurs d'EDF qui ont fait preuve d'une plus grande liberté de parole par rapport à leurs supérieurs hiérarchiques, aux doctrines officielles et à l'entreprise. Nous avons appelé cela "l’effet libérateur de l'organisation", car il semble que cette liberté de parole soit d'autant plus possible qu'elle repose sur une acceptation quasi-unanime de l'architecture de l'organisation actuelle par ses membres, comme résultat de contraintes techniques, de taille, historiques et cultu¬relles incontournables.
2.2. La nécessaire division du travail et l'organisation

Notre hypothèse de la forte conscience organisationnelle des personnes interrogés a été soutenue par les entretiens : tous nos interlocuteurs ont analysé de manière détaillée le système dans lequel la sûreté est enserré à EDF, tout en parvenant à la conclusion qu'il serait difficile de faire autrement, compte tenu des contraintes. Il y a néanmoins des nuances dans la perception de ces contraintes, selon la place que l'on occupe. Ainsi, l'organisation sociale de la sûreté est perçue comme résultant de contraintes politiques ou hiérarchiques extérieures, ou de contraintes techniques :

- Les contraintes extérieures (autorité de sûreté, opinion publique).
Non seulement les exigences de l'autorité de sûreté sont le moteur de la pous¬sée à l'amélioration à tout prix de la sûreté, mais l'intervention ex¬térieure est ressentie comme une intrusion pouvant conduire à des aberra¬tions sur le plan-même de la sûreté.
"Si je prends le domaine accidentel, une grande partie de la sûreté con¬siste, vis-à-vis des autorités de sûreté, en utilisant un certain nombre de règles du jeu partagées avec elle, à faire une démonstration. L'application des règles du jeu en des circonstances données conduit à des situations qui sont à la limite du non-sens.
Il y a une dérive, le sens de l'histoire c'est d'augmenter la sûreté, et au fait on empile des règles, ou des contraintes,et à un moment donné cet empilage peut dériver par rap¬port à la réalité." (Entretien N.4, SEPTEN)

L'intrusion peut aller jusqu'à dé-réaliser le rapport au risque réel que l'on est censé traiter :
"Q : Vous vous sentez un peu dans l'abstrait..
R : Je pense qu'on travaille sur des choses qui existent réellement, mais les conclusions qu'on en tire me semblent un peu abstraites. Par exemple, actuellement, il y a une évo¬lution des règles de sûreté pour les nouveaux réacteurs, vers des règles plus contrai¬gnantes au niveau de la conception de la machine et des procédures. On arrive à une interface un peu bizarre, parce lorsqu'on conçoit un réacteur on suppose qu'il y a un certain cumul de défaillances, et on vérifie que l'ensemble du dispositif résiste à ce cu¬mul pendant un certain temps. La prolongation qui a été faite c'était de dire, au bout de ce temps qui était de l'ordre de 30 minutes, vous allez au-delà et vous appliquez les procédures de conduite (qu'appliquerait l'opérateur en salle de commande). Le fait de vouloir continuer cette démonstration au-delà, ça conduit en fait à influencer la façon dont on va rédiger les procé¬dures de conduite."
"quand on rédige les procédures de conduite, on essaie de donner la meil¬leure solution à l'opérateur, pour une situation donnée. Là, en faisant cela, on crée une situation qui est purement réglementaire et on impose que la solution à cette situation soit mise dans les procédures. Viennent en quelque sorte parasiter, (parce que c'est une situation qui est pratique¬ment invraisemblable), mais qui permet de vérifier un certain nombre d'hypothèses indépendantes. Il s'agit des réacteurs N4 (en 1995), mais c'est vu comme une amélioration. Ce qu'on faisait avant était relativement cohérent, parce qu'on prenait un certain nombre d'hypothèses d'étude et on vérifiait le dimensionnement, sans inter¬vention opérateur (pratiquement). Dans la pratique, cela correspondait à prendre des marges, avec des cas irréalistes. Cela allait bien (c'est en ce sens que l'empilage est dangereux). Lorsqu'on couple avec une démarche opérateur, cela revient à compliquer l'aide qu'on va lui apporter, puisqu'on va lui imposer, en plus de la situation réelle qu'il va devoir affronter, une situation administrative." ( Entretien n. 4)
“L'intrusion d'une autorité extérieure, dont les objectifs peuvent entrer en conflit avec les objectifs d'EDF, en plus que de compliquer inutilement le travail de l'opérateur, aurait pour effet d'ébranler sa confiance dans la sûreté effective de l'outil de travail : "Si on partait de zéro, et qu'on se fixait un niveau de sûreté, les gens pourraient évoluer vers ce niveau pro¬gressivement. Mais là où ça va pas, c'est que on n'arrête pas de demander aux gens de monter de plus en plus haut; soit il y a saturation, soit les gens perdent con¬fiance dans la fiabilité du système. Est-ce que c'est vrai que les concepteurs avaient prévu les choses ? Si les gens commencent à douter de l'outil avec lequel ils travaillent, cela peut se transformer en son contraire."(Entretien N. 3)

-Les contraintes techniques .
La division du travail est nécessaire parce que le système technique est trop complexe pour que quiconque en ait une vision d'ensemble. La séparation entre les concepteurs, les décideurs, les exécutants est ressentie comme indispensable pour l'organisation complexe, et en tant que telle, elle n'est pas mise en cause, car ceux qui sont sur le ter¬rain, "en temps réel", n'auraient pas le recul nécessaire pour juger de ce qui est à faire.
"On apporte un peu le recul que les gens n'ont pas le temps de prendre. Le temps réel est un rouleau compresseur, mais cela arrange aussi les gens, éviter la ré¬flexion".(Entretien.N.3, SPT-DFH)

"C'est l'organisation d'EDF qui veut ça, mais difficulté sur le terrain, celui qui réalise l'action n'a pas une vue d'ensemble pour juger la pertinence d'une activité, stratégie (cohérence) et tous les compromis."(Entretien N. 1. SPT)

"Quels sont les rapports entre les concepteurs, les décideurs, et les exécu¬tants ?
- c'est très vertical. Je suis sur une enquête concernant le respect des règles d'exploitation, une des choses qui ressortent de cette enquête c'est que les gens de la maintenance ressentent très mal l'application de ces règles et le voient à près de 50% à travers les gens qui rédigent les con¬signes. Un exécutant va exécuter qui est dit dans le consigne, et il va faire confiance, mais il ne va plus être responsable de ce qu'il fait. "

Les opérateurs n'ont pas non plus les connaissances suffisantes pour trou¬ver des solu¬tions à des problèmes hautement techniques.

- "Très taylorisé, en ce moment. C'est vrai que c'est un sujet difficile. Voir une centrale nucléaire dans sa totalité, ce n'est pas évident d'impliquer la totalité des exploitants dans ce genre de choses. Si on prend le cas des procédures accidentelles, procédures qu'ils ne vont jamais utiliser,et on espère bien qu'elles ne le seront jamais,les gens qui travaillent là-dessus sont des spécialistes. A partir d'études probabilistes, mais même déter¬ministes, est-ce qu'il va y avoir fusion du coeur, est-ce que le coeur va passer à travers la cuve, personne n'est capable de répondre. On prévoit quand même des procé¬dures pour le cas où. Evidemment, ce ne sont pas les opérateurs qui font de la conduite quotidienne qui sont les plus compétents pour faire ce genre de choses. Là où le point est le plus discutable, c'est sur les procédures d'exploitation courante. C'est vrai qu'on est encore pri¬sonniers d'un modèle où ce sont les ingénieurs qui règlent le menu détail des actions du personnel, parce qu'on estime qu'une centrale nucléaire est complexe, et qu'un opérateur a du mal à se faire une idée générale du sys¬tème, des interactions entre les systèmes, des redondances sur les sys¬tèmes de protection, sur les sources élec¬triques (on a de problèmes prati¬quement insolubles en dehors des spécialistes avec les alimentations électriques.) Il y a des raisons qui poussent dans ce sens-là. Mais c'est vrai qu'il y a aussi le fait que les "concepteurs savent, les ingénieurs savent, les exécu¬tants exécutent" qui est fortement empreint dans notre mai¬son."(Entretien N. 2, SPT-DFH)

La division du travail, même si elle est ressentie comme inévitable, en¬gendre des diffi¬cultés de transmission des informations et décisions entre les niveaux hiérarchiques, des difficultés perçues en termes de "communication" :

"Quand vous mettez entre une perception qui est claire au niveau des états majors pari¬siens, et le niveau exécution il y a au moins cinq ou six niveaux hiérarchiques. Chacun apporte une distorsion supplémentaire, et quand cela arrive en bas c'est lamentable. Mais il y a vingt mille personnes dans le nucléaire, il faut un minimum d'organisation aussi. Il n'y a pas de miracle " (Entretien N. 2 SPT-DFH)
"Mais cela reste une vue de l'esprit, que de demander aux gens de réaliser les con¬signes, parce qu'ils n'ont pas la connaissance. Il y a des activités de spécialistes. Je ne vois pas comment ça pourrait fonctionner autrement.
Certains disent : Yaka demander aux gens de définir eux-mêmes la méthode de tra¬vail.."(Entretien N. 1 SPT-DSN-DTS).

La division des tâches conception/exécution ou décision/exécution est évoquée parce qu'elle semble être une des causes du non-respect éventuel des procédures. La division hiérarchique explique également la mauvaise réception des réformes d'organisation susceptibles d'accroître la sûreté (par exemple la modification du rôle de l'ISR). Dans le premier cas, comme dans le second, la solution de cette coupure entre le "sommet" et la "base" est pensée sur le modèle de la diffusion verticale des valeurs. Nous avons re¬trouvé ce modèle dans les conceptions de la culture de sûreté, mais rappelons qu’il s’agit d’ expliquer, convaincre, former, développer, "manager" l"information, condi¬tionner, accompagner, faire comprendre etc. afin de gommer l'écart qui s'installe fata¬lement entre les "bureaux pari¬siens" et le "terrain". En somme, une attitude très volon¬tariste de la part de ceux qui ont à défendre et diffuser des valeurs, et qui auront à lutter contre "la résistance au changement", "la culture d'entreprise", les "blocages culturels" et les difficultés des strates hiérarchiques à mettre en oeuvre un management efficace.
L'attitude de chercheur du SEPTEN, (qui se range lui-même dans le camp "concepteur") est différente, même si sa position est fragilisée par des contradictions internes. On peut en voir une dans le fait d'affirmer qu'il y a à la fois trop et pas assez de participation aux décisions. D'une part la personne admet la nécessité de cette or¬ganisation, mais d'autre part elle en est critique : on ne prend pas as¬sez en compte les avis des opérateurs :"les exécutants... on ne prend peut-être pas assez en compte leur avis. On a tendance, dans mon domaine, à considérer que l'interface, c'est "l'exploitant" (qui sont les ingénieurs de conduite). On n'a pas affaire à l'exécutant à proprement par¬ler (l'opérateur en salle de commande). On a affaire à des intermédiaires qui parlent pour eux. A la limite,ils font les essais avec eux, ils observent et ils rapportent, mais c'est assez indirect ".
et en même temps : "C'est un processus qui souffre un peu, du fait d'un problème plus global à EDF, d'avoir une prise de décision collégiale (beaucoup d'intervenants) en pa¬rallèle ou en série, très long, très lourd...qui épargne à la fois la chèvre et le chou mais peut-être pas une situation op¬timale, mais de compromis. Je verrais plus un processus avec moins d'intervenants, mais plus formé, sans besoin de preuves vis-à-vis de l'extérieur. Au lieu que tout le monde participe un peu à tout, un peu à la conception, un peu à la mise au point, faire des équipes plus spécialisées, et plus en série : la concep¬tion d'un côté, la mise au point, les tests et es¬sais avec des retours. Des équipes plus petites. "(Entretien N.4)

Le modèle qui se dessine ici, implique plus de spécialisation et de division des tâches, avec une consultation a posteriori des niveaux concernés. L'intervention de l'autorité de sûreté, avec ses exigences stratégiques menace la pure légitimité technique d'un com¬promis qui est jugé néfaste.

2.3. La décision et la responsabilité

-La responsabilité partagée

Dans un premier temps, nous avons pu observer chez nos interlocuteurs une dissocia¬tion entre prise de décision et responsabilité. Il n'y a pas de "décideur" en matière de sûreté, ou alors c'est tout le monde :

"Q : Qui est responsable de la sûreté à EDF ? Qui prend les décisions ?
- Un opérateur en temps réel, il est derrière son pupitre, il est obligé de prendre une dé¬cision. Un adjoint chef de quart, il va prendre une décision. Ce n'est pas le patron du SPT qui va prendre toutes les décisions qui vont aller dans le sens de la sûreté. On ne peut pas dire qu'il y a une personne qui prend les décisions. Légalement, c'est le chef de centrale par déléga¬tion qui est responsable de la sûreté. C'est peut-être quelque chose qui n'est pas facile à faire comprendre, chacun est responsable d'une partie de la sû¬reté..."(Entretien N. 3).

"C'est chacun dans les gestes qu'il fait, qui est responsable de la sûreté. c'est le rondier qui ne vérifie pas, qui va manoeuvrer une vanne, qui fait des erreurs de localisation (on a une voie qui est consignée pour des tra¬vaux en système de sauvegarde, si on doit faire une intervention, poser un obturateur sur la ligne, s'il ne fait pas attention...) Cela commence par là, la sûreté." (Entretien N. 2)

"Q : Qui doit être responsable de la sûreté à EDF ?
R : EDF. A EDF, tout le monde. On participe tous à la sûreté, et je mettrais plus en avant la qualité. Plus que la sûreté, on doit surveiller la qualité du produit. Plus le pro¬duit sera de bonne qualité, plus la sûreté sera une re¬tombée automatique. Qualité ne veut pas dire productivité. (Cela peut en¬trer en conflit). Matériel, formation, etc. Qualité au sens noble. Qualité des interventions de chacun. Sinon, la sûreté risque d'être un peu dangereuse, un dossier de sûreté un peu creux " (Entretien N. 4)

Face à cette responsabilité collective élargie, la responsabilité formelle, au sens juri¬dique, n'est pas clairement perçue, ou elle est considérée comme ne rendant pas compte de la réalité.
"Q : Est-ce qu'il y a une autorité qui est désignée comme étant responsable de la sûreté?
- Ce n'est pas clair.... C'est le chef de site, le chef du SPT, sera le bouc émis¬saire..."(Entretien N. 2)

Il est évident que, pour ce qui concerne la responsabilité, le normatif l'emporte sur le constatif, à tel point qu'il est possible de définir la cul¬ture de sûreté comme la cons¬cience que chacun aurait de sa part de res¬ponsabilité dans le système, indépendamment de toute décision au sens hiérarchique du terme. Sur ce point, les positions sont una¬nimes. D'ailleurs, dans les descriptions de la responsabilité la décision propre¬ment dite disparaît au profit d'une définition de l'action qui requiert des micro-décisions à chaque instant. C'est le travail lui-même, en tant qu'action quotidienne, qui est source de déci¬sions, et entraîne donc des responsabilités pour la sûreté. En ce sens, plus les procé¬dures sont forma¬lisées, moins les décisions autonomes des opérateurs sont possibles. Ceci a pour conséquence la déresponsabilisation des simples exécutants de procédures.
Pourtant, les décisions concernant l'organisation de la sûreté existent. A analyser les propos du membre du SPT (DSN-DTS), il apparaît que des tour¬nants ont été pris dans la doctrine de sûreté, qui impliquent des modifica¬tions de l'organisation, des différentes fonctions autour des opérateurs, ou qui font qu'à un moment donné l’on s'occupe da¬vantage de la maintenance que de la conduite, ou inversement. De même que pour l'introduction de l'ISR après TMI, on a décidé récemment de ne plus dissocier la pro¬duction et la sûreté, de modifier le rôle du chef de quart et de l'ISR, ou de renforcer la fonction de contrôle dans la maintenance.
"Les Chefs d'exploitation (anciens chefs de quart -auxquels on confiera une mission plus importante dans la sûreté, plus de responsabilités).
Pourquoi les chefs de quart ? Actuellement, le chef de quart est plus tourné vers la pro¬duction (MW) et l'ISR a une fonction de contrôle (trop) et d'évaluation de la sûreté. Il y a, en plus les ingénieurs de conduite. Cela forme un "triangle infernal".
On ne peut pas dissocier la production et la sûreté.
Après TMI, on a renforcé les procédures accidentelles (consignes appli¬cables, ergo¬nomie,etc) des sorte que les opérateurs, même s'ils n'ont plus la formation, sachent faire les bons gestes sans forcément les comprendre. Il fallait des spécialistes de la sûreté, sans intervention en conduite nor¬male. En quart, les ISR se sont rapprochés de la con¬duite normale. Il y a eu dérive vers les chefs de quart, grignotés par les ISR sur l'analyse de sûreté en permanence."(Entretien N.1)
C'est au SPT que ces décisions ont été prises (avec, ou sans intervention des autorités de sûreté).

-La responsabilité diffuse
Pourquoi pense-t-on que le décideur ne se désigne-pas comme tel?
On a peut-être un premier élément de réponse dans les modalités mêmes attribuées à la prise de décision. Là aussi, la place occupée dans l'organisation explique les points de vue. Ainsi la prise de décision doit être participative, avec consultation des destina¬taires des réformes pour les membres du SPT, tandis qu’il s’agit de dissolution des dé¬cisions et de responsabilité diffuse pour la personne du SEPTEN :

"Au niveau national, il y a eu des groupes de travail avec les chefs de quart, ISR, chefs de centrales à partir des lettres de mission et de ce qui se passe dans les centrales, en 1990. C'est une démarche qui redéfinit un métier, répartit l'activité, le rapport a été dif¬fusé à l'ensemble des sites pour avis et commentaire. Ces com¬mentaires ont été inté¬grés, pris en compte, et le projet n'a pas été rejeté. La démarche n'est pas très an¬cienne, mais elle a été généralisée (référentiel de métier, faits par les gens du ter¬rain)"(Entretien N. 1, SPT)

"Je suis dans le camp concepteur. Les décideurs... on a l'impression d'une décision collective, relativement peu de points d'entrée uniques, beaucoup de gens qui inter¬viennent, des décisions qui sont prises à plusieurs ni¬veaux, qui font l'objet de réunions, de discussions... on n'a pas le sentiment d'avoir un décideur unique en face de soi (un décideur final). Le problème c'est de savoir à qui s'adresser, comment, dans cette structure multi¬forme, s'y prendre pour essayer de faire remonter une idée, pour qu'elle passe à travers toute cette structure" .(Entretien N. 4, SEPTEN)

La confrontation de ces deux positions dépasse la simple opposition de points de vue sur le modèle du management participatif. Si les décideurs ne se désignent pas comme tels, c'est peut-être parce que la décision est réellement collective (cela nécessiterait une étude approfondie des circuits de la décision à EDF, ce qui n'est pas l'objet de cette recherche); les enjeux qui se dessinent dans le jugement de la prise de décision collec¬tive comme bonne ou mauvaise pour la sûreté sont différents :
- la décision collective est mauvaise pour le chercheur du SEPTEN, parce qu'elle intro¬duit du compromis et de la négociation dans la pureté tech¬nique des décisions et des preuves de la sûreté
- la décision collective est bonne pour le membre du SPT parce qu'elle permet le par¬tage des responsabilités.

-La culture de sûreté : stratégie de partage des responsa¬bilités

Les définitions de la responsabilité ont ainsi rejoint les définitions de la culture de sû¬reté par leur côté également normatif. Ce déplacement peut nous éclairer sur ce qui est en jeu dans la transmission de "valeurs de sû¬reté" depuis les sphères du SPT jusqu’au “terrain” des centrales.

Nous avons admis que, selon un accord (à vérifier, évidemment) les décisions enga¬geant la sûreté à EDF étaient considérées col¬lectives. Il n'est est pas de même pour la responsabilité. Dire que tout le monde devrait être responsable de la sûreté implique que tout le monde ne l'est pas, ou que tous ne le savent pas. Or nous avons suggéré que la défini¬tion commune implicite de la culture de sûreté pourrait être la conscience que cha¬cun aurait de sa part de responsabilité dans le système. Nous pouvons aller plus loin, en avançant l'hypothèse que quelque soit le contenu de la culture de sûreté, elle est, pour ceux qui auront à la diffuser, une entreprise stra¬tégique de partage des respon¬sabilités. Partage de la responsabilité de la sûreté, d'une part, parce qu'il est impossible de l'imputer à une seule par¬tie de l'organisation, le SPT :
"Qui doit être responsable de la sûreté?
- Je crois que c'est tout le monde. Justement, on voudrait nous faire porter le chapeau de la sûreté, c'est un modèle qui est absurde." (Entretien N. 2, SPT)
Le sentiment d'avoir son importance dans le système susciterait, outre la responsabilité, une plus grande implication dans le travail, et atteindrait ainsi le but des réformes de management, dont le management par la qua¬lité :
"Puisque je ne mets pas la confiance dans la technique, non plus dans le surplus d'organisation, c'est de démontrer aux gens que tout le monde a une part active, que son travail n'est pas quelque chose de pas marrant, d'ennuyeux, caché derrière une procé¬dure, mais que cela représente quelque chose par rapport à l'ensemble du système, qu'il apporte sa pierre, et que c'est important. Ce n'est pas parce que c'est un ouvrier qui moins bien payé qu'un opérateur en salle de commande, qu'il n'apporte pas sa quote-part" (Entretien N. 3, SPT)

Mettre en avant la culture de sûreté à construire, par opposition à ce qui existe déjà, contribue à dépolitiser les tentatives de changement dans l'organisation. En cela, cette première fonction est bien une fonction poli¬tique, voire idéologique. Toute une argu¬mentation stratégique peut en effet se bâtir à partir des exigences bien comprises de la sûreté, et non plus de l'organisation hiérarchique.
Cette argumentation débarrassée politiquement de connotations politiques pour les ré¬formes dans l'organisation (tels que la modification du rôle des chefs de quart ou le contrôle dans la maintenance), se construit sur la base des principes contenus dans la culture de sûreté, et garantirait à ces réformes une meilleure réception et une nouvelle légitimité :
"On s'oriente vers : (modification des tâches et responsabilités)
- fonction de contrôle : chef d'exploitation
- vérification indépendante : ISR (hors temps réel, l'évaluation)
Diffuser la culture de sûreté signifie convaincre de cette nécessité." (Entretien N. 1, SPT)

"La culture de sûreté : cette vérification indépendante ne passe pas dans les centrales, les gens conçoivent le contrôle comme contrôle de l'individu - et non pas de l'extérieur, trop "d'affectivité" y est liée."(Entretien N.1, SPT)

"(Q : cela va avoir une incidence sur les responsabilités ...) Ce qui dérange, c'est l'introduction des contrôles. Les gens prennent ça comme étant de la défiance.(nous n'avez plus confiance en nous, on est surveillés par des flics). Ce que les gens ne com¬prennent pas, ce que les strates hiérar¬chiques n'ont pas compris et n'ont pas su expli¬quer à leurs gens, c'est de dire : il n'est pas question de mettre en cause la con¬fiance des gens, c'est ce que je disais, développer la redondance. Le prin¬cipe de qualité est très simple dans ce cas là, on fait les choses avec un très bon niveau de qualité au ni¬veau des interventions, mais comme on a des exigences très élevées en matière de fia¬bilité, sur toutes les inter¬ventions, et qu'en plus la maintenance se fait sur des matériels qui sont arrêtés, on a un laps de temps disponible pour faire des vérifications, pour chasser les défail¬lances qui ont pu être introduites lors des interventions. Cette fonc¬tion de contrôle est de la redondance, elle doit être assurée par quelqu'un d'autre, mais il n'a jamais été dit qu'elle soit assurée par un contrôleur statutaire, ni par quelqu'un d'hiérarchiquement supérieur. Cela peut être une organisation interne d'une équipe. Il faut assurer cette re¬dondance par rapport aux interventions par le contrôle. Ce n'est pas jouer la défiance, ni mettre en cause les qualifications des agents. Là, il y a vrai¬ment un malen¬tendu! "(Entretien N. 2, SPT)

On pourrait construire un véritable dictionnaire à partir de ces "malentendus" et déné¬gations, contre lesquels tous les thèmes sensibles de l'organisation seraient rétablis en "langage commun de sûreté" :

- non pas contrôle, mais vérification indépendante.
- non pas défiance, mais redondance.
- non pas déqualification des agents, mais travail dans la qualité.
- non pas augmentation de la charge de travail, mais disponibilité pour améliorer la sû¬reté.
- non pas hiérarchie, mais travail d'équipe.
- non pas réforme, mais malentendus à expliquer.
On pourrait allonger la liste de ces transpositions, tant il est vrai que le vocabu¬laire de la culture de sûreté rejoint, à son insu, l'argumentaire managérial du changement des habitudes. A ce titre, nous pourrions ajouter une pénultième (car d’autres métaphores lui succéderont sans doute) : non pas culture d'entreprise, mais culture de sûreté. Il ap¬paraît que le rôle stratégique du regroupement sous la dénomination de " culture de sû¬reté" des enseignements de la doctrine de sûreté du SPT est de débloquer les résistances au changement dans l'organisation, d'offrir une sorte de ciment social recherché déjà, mais sans grand succès dans les réformes telles que le "projet d'entreprise". Notons à ce propos, que cette évolution métaphorique fonctionne par oppositions, car la culture d'entreprise est synonyme d'histoire, d'habitude, d'identité, de résistance au change¬ment, et elle est à ce titre l’inverse de la culture de sûreté :

"Aujourd'hui cette culture de sûreté n'existe pas. Il y a une culture d'entreprise très forte, notion de service public, la plus forte appartenance à l'exploitation d'électricité nucléaire. On est là pour produire des MW. Les relations affectives de la machine à l'individu (sic!) sont fortes. ( Germinal : SNCF) puis l'attachement au statut; mais il n'y a pas de culture de sûreté, parce que les gens sont trop hétérogènes."(Entretien N.1, SPT-DTS)

"Oui, la culture d'entreprise au sens social, comment on est à EDF, ce qu'on appré¬cie,ce qui nous embête etc., ça, très souvent, est le résultat d'un mode de fonctionne¬ment qui n'est pas toujours voulu, calculé par les diri¬geants. C'est un ensemble de dé¬cisions qui a été pris à un moment donné dans un contexte qui a fait que l'entreprise s'est trouvée comme ça, a fonctionné comme ça, etc. Mais quand on parle de culture technique ou de culture de sûreté, on a quand même une culture technique qui est très forte à EDF, il y a des gens qui maîtrisent bien la technique, la machine c'est im¬por¬tant... par contre, la culture-sûreté est encore petite par rapport à ça, elle n'a pas trouvé encore sa place..." (Entretien N.2, SPT, DFH)

Si la culture de sûreté est opposée à la culture d'entreprise ou à la culture technique très fortes à EDF, c'est parce que ces dernières sont comme une nature pour l'EDF, ce sont des effets non-voulus de l'histoire de l'entreprise. Pour dépasser cette nature, la culture de sûreté propose un contrat social nouveau, qui engagerait la responsabilité de tous en surmon¬tant les divisions organisationnelles (de statut, hiérarchiques, fonction¬nelles, culturelles, techniques etc.).

Pour conclure sur cet aspect : une première investigation sur l'organisation sociale de la sûreté débouche donc sur les catégories suivantes pour une enquête systématique ulté¬rieure :

- deux conception différentes de la sûreté se dégagent : une définition technique con¬cernant les installations (DTS) et une définition relativiste en termes d'acceptabilité sociale du risque (DFH).
- A la charnière de ces deux définitions, un constat qui intègre les deux positions pré¬cédentes(SEPTEN), mais pour montrer que l'organisation d'EDF et l'intervention exté¬rieure des autorités de sûreté interfèrent trop dans la définition, qui devrait être pure¬ment technique, de la sûreté. Ceci implique déjà des cultures différentes en matière de sûreté, selon que l'on s'occupe du Facteur humain ou de la machine, au SPT ou au SEPTEN.
- les critiques de l'organisation sociale de la sûreté rejoignent les cri¬tiques classiques de la division du travail, la division des tâches de con¬ception et d'exécution, de décision et d'exécution, la distance entre Paris et le terrain. Deux point communs caractérisent toutes les positions ren¬contrées :
- cette organisation, même imparfaite, est nécessaire, compte tenu de la complexité technique, de la taille, des contraintes historiques et cultu¬relles d'EDF.
- les défauts de l'organisation entraînent des conséquences négatives pour la sûreté. Pour y remédier, il s'agit de diffuser dans l'organisation un mo¬dèle homogène de cul¬ture de sûreté (mais qui s'appelera différemment en fonction des définitions particu¬lières de la sûreté). Ainsi, il n'y a pas de définition homogène de la sûreté, mais recon¬naissance commune de la né¬cessité de construire un modèle et de le diffuser. Les con¬tenus du modèle à construire sont essentiellement liés aux conceptions de l'homme, de la machine et de l'organisation.
- par le biais des conceptions de la responsabilité, nous pourrions mettre en évi¬dence le rôle stratégique de la culture de sûreté pour le SPT. Selon cette première acception, la culture de sûreté signifie conscience commune du partage des responsabilités pour la sûreté. Cette prise de conscience est considérée comme à construire comme un nouveau contrat social à côté et en harmonie avec la culture d'entreprise d'EDF. Elle permettrait, dans l’idéal, de surmonter les divisions.




Chapitre III. Perception de la mise en oeuvre pratique de la sûreté

La critique par les personnes interrogées des effets de l'organisation bureaucratique, de la division du travail qui consiste en la séparation des tâches de conception et d'exécution, de l'intrusion des autorités de sûreté dans la définition de la sûreté, nous accompagnera tout au long de l'analyse. Comme nous l'avons dit dans l'introduction, seules les exigences de l'exposé nous ont amenés à distinguer les différents thèmes à travers lesquels la problématique de la culture de sûreté peut être éclairée. Il en va ainsi des procédures et con¬signes, dont la critique rejoint celle de l'organisation. Tout comme le thème de l'organisation, l'évocation des consignes et procédures aboutit à une mise en perspective de la culture de sûreté, à travers les descriptions du savoir-faire et du professionnalisme.

3.1. Les procédures et les consignes : intérêt et limites

L'impression générale qui se dégage des propos sur les procédures pourrait être résu¬mée ainsi : depuis Three Miles Island, “le ver est dans le fruit”. Pour décrire la situation actuelle, tous les discours s'ouvrent par un récit des origines. Au commencement il y a TMI, et les enseignements qu'on en a retenus. En situation de conduite normale, l'opérateur est fiable. Par contre, il perd ses repères quotidiens en situation accidentelle, ce qui l'amène à faire des erreurs dont la gravité peut être grande. Après TMI, on a ren¬forcé les procédures accidentelles, on y a ajouté de plus en plus de détails pour réduire au minimum l'intervention spontanée des opérateurs. En même temps, une forte pres¬sion institutionnelle a été à l'oeuvre pour le stricte respect des procédures, puisqu'on pensait limiter ainsi le risque d'erreur humaine. Or, il s'avère que le respect des procé¬dures n'est pas une panacée. La pression inverse, qui consiste à demander aux opéra¬teurs de s'adapter aux situations et de corriger les défauts des procédures, a placé ces derniers devant une injonction contradictoire. De ce retournement plus récent, les récits ne situent pas l'origine, peut-être parce que les facteurs d'explication sont nombreux.

-A quoi servent les procédures ?
Les réponses à cette question sont moins abondantes que les critiques de l'état actuel de leur mise en oeuvre. On peut néanmoins retenir deux élé¬ments :
- les procédures perpétuent la mémoire de l'entreprise, et assurent une permanence de¬vant les changements de lieu des individus :
"Les consignes, les procédures, sont une nécessité, pour perpétuer la mé¬moire des in¬dividus, y suppléer." (Entretien N. 1, SPT)
La trop grande sédimentation des ajouts successifs dans les procédures est, au con¬traire, un défaut.

- les procédures doivent constituer une aide pour les opérateurs, ce qui suppose que leur savoir-faire déborde le cadre strict de ce qui est pres¬crit. Il est très difficile de s'entendre sur le contenu spécifique de ce sa¬voir-faire. L'existence de ces compétences de métier est une hypothèse confirmée par le non-respect effectif des procédures (dont on a eu con¬naissance par des enquêtes, des analyses d'incidents, des retours d'expérience).
La notion d'aide est également problématique. Pour ce responsable des Facteurs hu¬mains du SPT, l'aide qui doit être apportée concerne de vrais professionnels, non pas des "suiveurs de procédures" :

"Il faut promouvoir la redondance entre le professionnalisme et les procé¬dures, à condition que ces procédures soient conçues comme des aides pour des vrais profes¬sionnels. Jusqu'à mainte¬nant, on n'a pas bien su faire la part des choses. On a voulu tout mettre dans les procédures, tout expliquer comme à un débutant, toutes les inter¬ventions de l'autorité de sûreté vont dans ce sens-là, il faut toujours ra¬jouter des choses, et qu'est-ce qu'on voit en face de ça ? C'est que les gens, ou bien ils suivent les procédures à la lettre, ne font plus aucun exercice critique par rapport à ce qu'on leur dit, auquel cas dès qu'il y a la moindre erreur dans la procédure, on y a droit, ou bien, ils font de l'écrémage sur les procédures, font jouer leur professionnalisme... et dans un cas, comme dans l'autre, la situation n'est pas satisfaisante; il y a un vrai problème autour de ça." (Entretien N. 2, SPT-DFH)

Il est intéressant de noter que, dans cette vision, les défauts qui font que les procédures ne peuvent pas être respectées en tant que telles ne sont pas importants. Même la "procédure idéale" serait encore imparfaite à cause de l'effet psychologique de déresponsabilisation qu'elle entraîne¬rait. La cause du non respect éventuel de la procédure ne se trouve pas dans la qualité de la procédure, mais dans le "comportement humain".

"On voit qu'on a un comportement induit des opérateurs, à partir du moment où on a une consigne qui est complète, qui dit tout, qui est relativement bien construite, un peu le modèle idéal de la consigne, comment se fait l'adaptation de individus en face de cela? Le mécanisme est relativement simple : optimisation de l'énergie, "j'ai tout dans la consigne, donc je n'ai rien à préparer avant". On va démarrer l'essai, je sors mon papier, pourquoi me poser des questions, puisque de toute façon, tout m'est indiqué dans la procédure? Donc, ils ne s'investissent plus dans leur travail, cela peut avoir des effets tache d'huile quand on voit comment ces équipes ce com¬portent sur le simu¬lateur, dès qu'ils n'ont plus la sacro-sainte procédure ils ont tendance à être paumés." (entretien N. 2, SPT-DFH)

De l'autre côté, pour le concepteur de procédures accidentelles du SEPTEN, l'aide à apporter à l'opérateur n'est pas du tout un complément de connais¬sances de métier qu'il pourrait avoir par ailleurs, mais un complément par rapport aux possibilités de la ma¬chine (définie comme système asservi). Ce qui revient à l'opérateur est en quelque sorte un résidu impossible à résorber dans la machine :

"Q : les procédures de conduite. On les rédige en fait après que la machine ait épuisé...
- toutes ses ressources; normalement, quand on rédige les procédures de conduite, on essaie de donner la meilleure solution à l'opérateur, pour une situation donnée. Là, en faisant cela, on crée une situation qui est pure¬ment réglementaire et on impose que la solution à cette situation soit mise dans les procédures
Ce qu'on faisait avant était relativement cohérent, parce qu'on prenait un certain nombre d'hypothèses d'étude et on vérifiait le dimensionnement, sans intervention opé¬rateur (pratiquement). Dans la pratique, cela correspondait à prendre des marges, avec des cas irréalistes. Cela allait bien (c'est en ce sens que l'empilage est dange¬reux). Lorsqu'on couple avec une démarche opérateur, cela revient à compliquer l'aide qu'on va lui appor¬ter, puisqu'on va lui imposer, en plus de la situation réelle qu'il va devoir affronter, une situation administrative. "(Entretien N.4, SEPTEN)

Ainsi, du côté Facteur humain du SPT et du chercheur du SEPTEN il n'y a pas de cri¬tique de la procédure en tant que telle. Les raisons en sont diffé¬rentes : pour le premier les procédures, même parfaites, ne peuvent pas remplacer l'implication des individus dans ce qu'ils font, pour le deuxième les procédures sont, de toute façon, les meilleures possibles. Elles le se¬raient encore plus si les autorités de sûreté n'imposaient pas des démons¬trations artificielles, qui compliquent inutilement le travail des opéra¬teurs.
"Q : (les procédures) Sont-elles, selon vous, applicables telles quelles ?
R : A peu près. Certaines choses je ne les verrais pas comme ça, mais c'est difficile d'être sûr de détenir la vérité. Globalement, elles sont tout de même correctes. Mais elles peuvent être améliorées." (Entretien N. 4, SEPTEN)

Limites du système des procédures et des consignes

Lorsqu'on examine l'ensemble des limites des procédures qui ont été citées par nos in¬terlocuteurs, on s'aperçoit qu'elles peuvent être classées globa¬lement en trois catégo¬ries, selon l'origine de ces limites :

1.Limites intrinsèques (techniques)

- les consignes ne sont pas exhaustives, ni parfaites (il y a des coquilles); elles ne sont pas ajustées, à jour, ou en phase avec les installations. On ne peut donc pas demander à ce qu'elles soient appliquées à la lettre.(SPT1).
- les consignes sont trop formalisées.
- les procédures sont conçues pour des cas bien définis, elles peuvent ne pas s'appliquer à des situations nouvelles, non-prévues, où il faut improvi¬ser.

2.Limites extrinsèques (d'usage)

a.) Elles proviennent de l'utilisation des procédures par l'homme :

- dans le respect pur et simple de la procédure, il s'installe un état de dé¬pendance qui ôte à l'opérateur toute possibilité d'exercer son esprit cri¬tique. Cela a pour conséquence la déresponsabilisation et le manque d'implication dans le travail, dommageables pour la sûreté.(les personnes "se cachent derrière la procédure")
- le comportement "naturel" des opérateurs va dans le sens de l'optimisation de l'énergie, donc de la simplification de toute prescription, aussi compliquées soient-elles.
- les procédures de surveillance sont très difficiles à rédiger parce qu'elles stipulent l'attention ("la vigilance").

b) Elles proviennent de l'intervention d'institutions extérieures à EDF

- les procédures sont compliquées artificiellement, au-delà des exigences techniques de la sûreté, par l'intervention extérieure dont les enjeux ne sont pas les mêmes que pour EDF.

3. Limites ayant trait à l'organisation, à la division du travail et au rapport de forces entre les différentes cultures techniques à EDF.

- les consignes sont trop détaillées, on y rajoute sans cesse des écritures sous la pres¬sion des autorités de sûreté ou à partir des enseignements is¬sus des retours d'expérience (les gens n'ont même plus à réfléchir). L'analyse d'incidents et les retours d'expérience mettent en évidence des cas particuliers, qu'on intègre ensuite dans les procédures et on généra¬lise, ce qui rend les procédures trop chargées. D'autre part, pour ce qui est des procédures accidentelles, on demande à l'opérateur d'accomplir des opérations très dé¬taillées, pour lesquelles il est très guidé, ce qui a pour effet de lui ôter toute vue d'ensemble. (l'effet de tunnel)

- au niveau de la conception : ce sont les personnes qui font partie de la chaîne de con¬ception qui testent elles-mêmes leur produit. Il arrive ainsi que le concepteur ne re¬tienne durant les tests que les éléments qui entrent dans son schéma d'interprétation, et de faire l'impasse sur les observa¬tions qui pourraient le remettre en cause.

- les procédures ne sont pas écrites par ceux qui les utilisent. Conçues par des ingé¬nieurs, elles ne sont pas à utiliser par des ingénieurs.

3.2. L'écart entre l'action prescrite et l'action réelle

A la pression institutionnelle pour le respect strict des procédures, a succédé une pres¬sion de même type pour que les opérateurs exercent leur esprit critique et mettent en oeuvre leur savoir-faire pour corriger les éventuels défauts des procédures.

"Après TMI, on a renforcé les procédures accidentelles (consignes appli¬cables, ergo¬nomie,etc) des sorte que les opérateurs, même s'ils n'ont plus la formation, sachent faire les bons gestes sans forcément les comprendre.
Mais, malgré les familles, les consignes ne sont pas exhaustives, il y a des coquilles, ne sont pas à jour. Donc c'est casse-gueule de se fier rien qu'à la consigne.
Mais on n'est pas clair dans ce domaine ; on demande d'appliquer la con¬signe sans faire les erreurs que cela impliquerait."(SPT, Entretien N.1)

"Il y a un temps, quand on a voulu travailler avec des procédures, cela a été rejeté parce que c'était la dépersonnalisa¬tion, la culture a changé et maintenant on ne peut plus s'en passer, et ne sait plus faire jouer son professionnalisme. Quand on voit ce genre de phé¬nomène, on tire le signal d'alarme."(SPT-SFH, Entretien N. 2)

"(à la conduite)Ils ont encore une petite marge de manoeuvre, mais on est en train de formaliser davantage toutes consignes, d'en rajouter de nou¬velles (ce n'est peut-être pas le sens dans lequel on devrait aller). Nous les premiers, quand on fait du retour d'expérience, parce que cela fait aussi partie de l'amélioration de la sûreté d'exploiter les incidents des autres, ou de trouver ce que les autres font de bien, et d'en faire part aux autres, on le fait en rajoutant des lignes dans une consigne..".
"L'utilisation de l'expression professionnalisme chez nous est dangereuse, parce que dans le temps on disait il faut tout mettre dans les consignes, il faut une organisation hiérarchique, il faut faire des comptes-rendus, si¬gner, etc... et puis on s'aperçoit que cela ne permet pas d'enlever toutes les erreurs, toutes les défaillances. Maintenant on a découvert le profes¬sionnalisme : quelle est la part d'esprit critique des gens? Mais au lieu de se demander si le professionalisme est compatible avec le reste, on dit il faut les deux. On dit aux gens : tant que vous êtes dans le cadre de la pro¬cédure vous avez in¬térêt de la respecter, mais s'il y a une situation (ce n'est pas le bonhomme, mais la si¬tuation qui va s'imposer), où vous ne pou¬vez pas appliquer la procédure, vous avez in¬térêt à faire fonctionner votre professionalisme." (SPT-DFH, Entretien N.3)

"Actuellement on est dans une situation un peu ambiguë, où on ne veut pas vraiment franchir le pas, parce que d'avoir un opérateur très guidé cela rassure (on lui a donné toutes les informations dont il avait besoin) et de l'autre côté, s'il y a quelque chose qui n'a pas été très bien exprimé, qui est un peu ambigu, il sera capable d'ajuster, en fonc¬tion de sa connaissance en temps réel. On veut faire jouer à l'opérateur deux rôles contradictoires : à la fois un rôle d'exécutant stricte et discipliné, et en même temps d'avoir un oeil critique et ajuster lorsque c'est nécessaire ( c'est un peu plus confor¬table, sauf pour l'opérateur, auquel on dit : s'il applique trop bien, "vous auriez du ne pas appliquer")."(SEPTEN, Entretien N. 4)

Les avis sont unanimes pour relever le caractère contradictoire et incon¬fortable pour les exécutants des injonctions venant de l'institution. Ces injonctions contradictoires sont d'autant plus mal vécues, que la tendance générale est à la formalisation excessive des procédures, tendance qui provient d'un double constat :

- les procédures ne sont pas applicables en toute situation, parce qu'elles sont impar¬faites (il faut donc les améliorer constamment).
- les procédures ne sont pas appliquées de toute façon. La conduite quoti¬dienne des opérateurs est en écart permanent par rapport au prescrit (il faut donc connaître ces écarts et les formaliser, pour mieux les maîtri¬ser).
Les solutions préconisées diffèrent quant au point d'impact de l'intervention : il faut améliorer les procédures et les modalités de leur réception sociale (par la participation aux décisions, la consultation préalable et l'accompagnement). Deuxième solution : il faut changer l'homme, améliorer sa capacité de s'adapter aux situations nouvelles par la culture de sûreté.
Des différences significatives apparaissent quant à l'imputation des écarts, qui relient les causes des limites citées plus haut à leurs effets sur l'organisation de la sûreté. Les différentes positions peu¬vent être résumées ainsi :

SPT - DSN
Les consignes ne sont pas applicables "parce qu'elles ne sont pas nécessai¬rement cor¬rectes ou adaptées à la situation, et parce qu'elles ne sont pas établies par ceux qui les appliquent, mais par des gens qui n'ont pas fait l'activité (méconnaissance des savoirs-faire) (Direction de l'Equipement pour les consignes acci¬dentelles ou incidentelles. Pour les autres : les in¬génieurs du bureau des études qui ont évolué avec les remarques des opéra¬teurs)". L'écart est négatif, il faut oeuvrer à le réduire.

SPT- DFH
Les procédures ne sont pas appliquées parce qu'elles entrent en conflit avec le fonc¬tionnement réel des opérateurs (l'optimisation de l'énergie), qui pousse à outrepasser les principes généraux de sûreté (défense en profondeur, préparation, redondance, recou¬pement des informations). Pour que les principes de sûreté soient intériorisés par les personnes, il faudra réaliser un véritable conditionnement (la connaissance consciente n'est pas suffisante). Si les procédures étaient appliquées, ce serait dangereux pour l'exercice de l'esprit critique. Il faut apprendre à s'adapter à chaque situation particu¬lière. l'écart n'est pas dû aux caractéristiques techniques de la procédure, mais au com¬portement humain. L'écart est donc positif, à condition qu'il soit fait en connaissance de cause, par professionnalisme.

L'écart est non seulement inévitable, mais nécessaire.
Même si les procédures contiennent de moins en moins d'erreurs, les ins¬tructions se¬condaires peuvent se contredire, il faut alors un puissant sens du discernement pour dé¬partager ce qui est important de ce qui ne l'est pas. Si ce sens du discernement se perd, ou s'il y a excès de zèle dans le respect des règlements, le risque d'erreur ou de blocage est encore plus grand.

SEPTEN
La question de l'écart ne se pose même pas. S'il fallait que les procédures soient respec¬tées à la lettre, il vaudrait mieux inventer des systèmes au¬tomatiques. La question de l'écart est liée à la présence même de l'humain dans le système technique.

3.3. Les causes de l'écart et les moyens d'y remédier

Parmi les causes d'écart entre le fonctionnement réel et le fonctionnement prescrit, il en est deux qui sem¬blent illustrer au mieux l'impasse organisationnelle dans laquelle la mise en oeuvre pratique de la sûreté est placée à EDF :
- l'écriture des procédures et la division du travail comme obsession de la distance conception-terrain.

Nous allons nous pencher un instant sur ces points :

"Là où le point est le plus discutable, c'est sur les procédures d'exploitation courante. C'est vrai qu'on est encore prisonniers d'un modèle où ce sont les ingénieurs qui rè¬glent le menu détail des actions du person¬nel, parce qu'on estime qu'une centrale nu¬cléaire est complexe, et qu'un opérateur a du mal à se faire une idée générale du sys¬tème
Il y a des raisons qui poussent dans ce sens-là. Mais c'est vrai qu'il y a aussi le fait que les "concepteurs savent, les ingénieurs savent, les exécu¬tants exécutent" qui est forte¬ment empreint dans notre maison. "(Entretien N. 2, SPT-DFH)

Pourtant, il n'y a rien qui interdise de penser que des objets techniques conçus par des ingénieurs soient correctement utilisables par des profanes, comme c'est le cas avec tous les objets techniques domestiques, qui sont certes moins complexes qu'une cen¬trale nucléaire, mais dont les modes d'emploi doivent obéir à des exigences de clarté et de simplicité pour pouvoir être utilisés par tout le monde (et qui sont loin de traduire la complexité des appareils eux-mêmes). Comme nous allons le voir , il semblerait que la distance entre les ingénieurs-concepteurs et les techniciens-utilisateurs soit très grande dans les représentations, et que cette distance soit préjudiciable à une utilisation sans problèmes des pro¬cédures.

- la division entre les bureaux de Paris et le terrain : L'abondance de dé¬tails formels qui s'accumulent dans les procédures est le résultat de la néces¬sité pour chaque représentant des services centraux de se prouver son impor¬tance :

"- Parce qu'on nous attend au tournant, il y en a qui... les autorités de sû¬reté, pour elles, il faut que ce soit écrit, c'est une espèce de garantie, que, parce que c'est écrit, cela va être appliqué, c'est rassurant..
De temps en temps il y a des instructions (nos règlements à nous) qui se téléscopent, et l'exploitant demande aux services centraux de se mettre d'accord. Mais ce n'est pas toujours le symbiose et la cohérence dans ces services, il y a une partie qui va écrire "il faut peindre cela en blanc", et deux jours après on va recevoir une lettre d'un autre service en disant "il faut peindre ça en rouge". Si on prend consigne au sens large, bien sûr,(qu'elle peut être respectée) parce quelqu'un peut appliquer la procédure telle quelle, mais s'il y a quelqu'un d'autre qui dit, il y a telle recomman¬dation qui la con¬tredit, alors..
Quand vous êtes dans un beau bureau à Paris, que vous êtes payé pour faire une ana¬lyse, pour trouver des solutions, et qu'on vous dit " cette solution-là est secondaire par rapport à une autre"... Le système est inflationniste, parce que chacun a son impor¬tance. La centrale est coupée en systèmes élémentaires. Ici, vous avez trois cent per¬sonnes. Chaque personne est res¬ponsable d'un système élémentaire (à peu près). Sa raison d'être va être qu'au moins, chaque année, d'envoyer un courrier dans les cen¬trales pour demander de surveiller tel paramètre "dans mon système". A la fin, en bas, se trouve l'opérateur qui reçoit deux cent courriers qui lui disent "ça c'est important".
On est dans un système où on veut tout tout de suite. La tête d'un bon¬homme déjà cela ne se change pas comme ça, d'autant plus celle d'une or¬ganisation, cela demande du temps. Quand on est dans un bureau, au-dessus de la mêlée, on ne voit pas tout cela. ." ( Entretien N. 3, SPT-DFH)

Le point commun des propos cités est ainsi une égale horreur de la distance. Dans une organisation aussi grande, complexe, hiérarchisée et ramifiée comme EDF, est-il sur¬prenant que se développe dans les services centraux une telle vénération du terrain, une telle culpabilité de se trouver dans de "beaux bureaux", et non pas "au feu de l'action" ? On peut présumer que moins il y aura de gens sur le terrain, et plus cette nostalgie pé¬trie de frustrations sera douloureuse (cela rappelle la nostalgie de la société de Cour pour la campagne, lorsque la noblesse a dû s'exiler de ses terres pour venir auprès du Roi. La littérature pastorale est là pour témoigner de la force de cette nostalgie. On pourrait établir des analogies intéres¬santes avec la nostalgie et la vénération du terrain dans les hautes sphères d'EDF, dont les membres subissent du fait de la promotion in¬terne un véritable parcours de curialisation tel qu’il est décrit par Norbert Elias, c'est-à-dire d'attachement à la Cour et à ses moeurs. Il y a peut-être à EDF des écrits sur le ter¬rain perdu qui serait l'équivalent du paradis rural perdu de la littérature pastorale ) .
Ce malaise de l'enfermement dans les bureaux est d'autant plus douloureux que les in¬génieurs se pensent eux-mêmes comme des gens de terrain, fas¬cinés par l'action et par l'opérationalité. Mais plus que l'action, c'est le rapport direct, de personne à personne qui est regretté dans l'éloignement du "terrain" :

"En écoutant, en allant voir... Par exemple, maintenant dans les entreprises, ce qui fait mal, c'est l'introduction de l'informatique, qui est en train de creuser encore plus le fossé qui était déjà grand, entre les cols blancs et les cols bleus. Les contremaîtres, la première ligne hiérarchique qui de¬vrait écouter et retransmettre l'information, font aussi filtre. Actuellement, ces gens se trouvent devant des claviers pour faire des comptes-rendus, au lieu d'écouter les gens. On voit la hiérarchie quand cela ne va pas. Mais c'est facile de dire tout cela quand on est dans un bureau...
Q : Ce n'est pas un péché, d'être dans un bureau...?
- Mais tout le système est fait pour confiner les gens dans les bureaux.. au lieu d'aller voir sur le terrain. L'informatique enlève le contact humain. A la SNCF quand on met des copilotes c'est aussi pour donner une dimension humaine à un train, pas seulement pour la sûreté. Dans de grosses boîtes comme la nôtre, il y a un effet de taille. Si on ne vient pas par plaisir au boulot, on se focalise sur le salaire." (Entretien N. 3, SPT-DFH)

La distance entre "les bureaux" et "le terrain" inscrit concrètement dans l'espace la di¬vision hiérarchique. La considérer comme néfaste pour la sû¬reté relève de la mauvaise conscience : de quel droit, nous, ingénieurs, installés confortablement dans les services centraux, donnerions-nous des leçons à tous ceux qui travaillent dans les centrales, et qui ne s'en sortent pas trop mal ?
"On est en train de dire aux gens il faut travailler avec méthode, vigilance, rigueur, contrôle etc, regardez mon bureau, on ne peut pas dire que ce soit un exemple de ri¬gueur et de méthode. Je me sens un peu mal à l'aise, je balance des tas de beaux trucs, mais je suis incapable de travailler comme je dis."(Entretien n. 3, SPT-DFH)

Cette hantise de la division et de la distance au terrain est la culture commune de la hié¬rarchie supérieure d'EDF. Observée sous cet angle, l'élaboration d'un thème comme celui de la culture de sûreté obéit à une nécessité d'unité de langage et d'action, de res¬sort communautaire. Pourtant, parler la même langue et partager les mêmes valeurs ne garantit pas l'abolition de la division sociale du travail, que personne ne songerait d'ailleurs à abolir, puisque sa nécessité a été reconnue. Ce qui serait à abolir, est-il avancé, ce n'est pas la division du travail, mais les effets d'aliénation, de désimplication, de déresponsabilisation qu'elle est réputée entraîner y compris dans le domaine des procédures et des consignes. La culture de sûreté commune et partagée, est ainsi convoquée pour combler cette distance : c'est là sa première fonction stratégique (la culture de sûreté comme stratégie de partage des responsabilités, (cf.plus haut, p.14)

-L'humain comme facteur permanent d'écart

L'écart entre ce qui est prescrit dans les procédures et les consignes et ce qui se fait sur le terrain, dans le travail quotidien, est également ressenti comme une autre forme de la distance. Au-delà de l'organisation sociale de la sûreté et de ses apories, au-delà des dé¬fauts intrinsèques des procédures et même de leur perfectionnement possible, se des¬sine la figure de l'humain dont le compor¬tement spontané, même conscient, défie toute tentative de prévision, met à mal les calculs de fiabilité humaine. Seulement, les tenta¬tives de maî¬triser cette distance par la pression au respect strict des procédures se sont révélées inefficaces. Maîtriser cette incertitude signifie aussi aug¬menter son pouvoir dans l'organisation. Pour les tenants des Facteurs Humains, l'enjeu stratégique est de prouver qu'ils sont autant ingénieurs que les techniciens, à savoir qu'ils appliquent un savoir scientifique pour obtenir des objets qui marchent bien. Et que, moyennant une bonne éducation, un changement de culture, on peut même atteindre un bon degré de prévisi¬bilité du comportement humain :
"Ce schéma, dans l'esprit d'un ingénieur est superbe, mais voyez comment cela se passe sur le terrain, comment il est. Une situation récente, ils ont fait des check-list( à l'arrêt), des trucs très formalisés, etc. On constate qu'il y a autant d'erreurs au¬jourd'hui, alors ils sont désespérés. Sur les consignes administratives : c'est un cir¬cuit de sauvegarde, sur lequel on fait peu de manip, donc on pose une consi¬gnation admi¬nistrative, on va con¬damner les matériels dans une position pour être sûr qu'on ne va pas y tou¬cher, et par conséquent le circuit va rester en état de fonctionnement. (condamnation administrative, terme mal choisi, c'est en fait une condam¬nation de sû¬reté). Lors de la condam¬nation, on s'est trompés sur deux vannes.(fermé au lieu de les ouvrir). Le quart après va faire la vérification, il faut aller au local pour voir ça. Mais ils ont regardé : le quart d'avant qu'est-ce qu'ils ont mis? Ils ont mis que c'était OK. On n'a rien fait sur ce circuit aujourd'hui, donc c'est O.K.. Si la consignation administrative est po¬sée, les vannes sont ouvertes. La logique est imparable. Pendant plus de quinze jours on a été sans système de sau¬vegarde. Sur le papier, pour les ingénieurs, cela ne peut que marcher. Mais quand on sait que les opérateurs vont s'ajuster à ce système dans l'optique de l'optimisation de l'énergie, nous on arrive à leur dire ce qui va se pas¬ser. Il ne faut pas lever les bras au ciel, cela arrive tout le temps. Mais quand on sait que les opéra¬teurs vont s'ajuster à ce système dans l'optique de l'optimisation de l'énergie, nous on arrive à leur dire ce qui va se pas¬ser. Il ne faut pas lever les bras au ciel, cela arrive tout le temps. Donc on a une plus-value à apporter, les sciences so¬ciales" . (Entretien N.2, SPT-DFH)

Que l'écart par rapport aux procédures et consignes soit attribué à leurs défauts intrin¬sèques, à l'organisation sociale de la sûreté ou à l'individu, cet écart pose un réel pro¬blème de maîtrise du risque d'accident (mais aussi de maîtrise stratégique) dont la re¬connaissance est unanime. Nous pouvons désormais envisager un deuxième rôle de l'appropriation par le SPT du thème de la culture de sûreté :

La culture de sûreté : dépassement de la contradiction entre respect des pro¬cédures et mobilisation des savoirs-faire.

Cette fonction s'accompagne dans les discours de la technicisation de l'humain comme facteur. Cette technicisation -"mise en facteur" de l'homme n'est pas, loin s'en faut, le fruit d'une vision inhumaine, instru¬mentale, machinale de l'homme chez les personnes en charge du comporte¬ment humain. Elle est un fait d'organisation, comme nous pou¬vons le cons¬tater dans la contradiction permanente dans les discours sur l'homme entre un fatalisme face à une nature humaine irréductible, qui échappera toujours aux calculs rationnels, et un volontarisme tout aussi présent qui porte l'espoir que l'on a, pour maî¬triser les comportements irrationnels et imprévisibles de l'homme, la possibilité de le soumettre à un véritable conditionnement, à la manière d'un dressage réflexe. L'aspiration à la te¬chnicisation de la définition de l'homme correspond à un effort(et une op¬portunité) de la part des spécialistes des Facteurs Humains d'occuper dans l'organisation une place stratégique comparable à celle des techni¬ciens, c'est-à-dire légi¬time parce que efficace.




Chapitre IV. La place de l’Homme et l’Automatisation

Après l'organisation, la question de la place de l'homme dans le système technique s'est ainsi d'emblée posée dans les termes de la place de l'homme par rapport à l'automatisme. Cette convergence n'est pas sans raison. Du point de vue de la sûreté, on est souvent amené à comparer l'homme et la ma¬chine selon leur fiabilité respective. Nous avons rencontré la con¬viction unanimement partagée que la machine est bonne pour la sûreté, parce que la machine est globalement fiable. Cette conviction partagée a pour corollaire l'idée que l'homme est moins fiable que la machine, mais qu'il en est le complément indispensable si l'automatisme est défaillant. Il ne suffit pas de relever ce que cet enchaînement logique dévoile d'une vi¬sion foncièrement négative de la pré¬sence de l'humain, l’autre humain (jamais soi-même) comme concurrent insuffisant de la machine. Encore faut-il essayer de l'expliquer, en analysant comment s'articulent les arguments mis en avant dans les discours sur l'humain, et ceci y compris dans les ten¬tatives de restituer de manière positive le rôle de l'homme dans le système tech¬nique. En effet, la vision dite "positive" du rôle de l'homme pour la sûreté doit pour con¬vaincre se servir des arguments du camp opposé, et tombe par là-même dans le piège du technicisme dont elle entend se préserver.

4.1. La rhétorique de “la prise en compte de l'humain”

"Etant donné que le système technique est désormais stable, il faudra que l'interface (articulation) avec l'individu soit mieux prise en compte. Les incidents en majorité sont des problèmes d'interface mal gérés.
Il faut plus automatiser. Ne pas supprimer l'intervention de l'opérateur, mais l'alléger. On ne pourra pas se passer de l'individu pour surveiller l'automatisme. Pour un missile oui, mais une centrale nucléaire non, il faut garder la possibilité d'intervenir sur le système; on ne peut pas sur¬veiller de l'extérieur, mais en reconstruisant le processus, en validant cer¬tains points-clé.
Si tout est automatisé, il se peut que plus personne ne comprenne comment ça marche. Les gens tournent, il faut régénérer la mémoire en permanence."
(Entretien N. 1)

"On ne peut pas prévoir toutes les situations. On est incapable de tout au¬tomatiser, il faut donc composer avec l'individu.(il faut garder un minimum d'intervention humaine pour que les opérateurs ne se désintéressent de la conduite : si tout était automatisé, il faudrait un système pour surveiller. Si ce sont des individus, il faut qu'ils aient une ex¬périence de la conduite. Or, s'il n'y a plus de conduite manuelle, plus d'expérience.

L'objet de la réflexion c'est : vu ce que nous cherchons à obtenir, en termes de résul¬tats, la fiabilité ou sûreté progresse par des méthodes d'exploitation, par des disposi¬tions maté¬rielles. Si on veut continuer à faire un progrès sensible, dans les incidents que nous analysons il y en a au moins 50% qui ne peuvent pratiquement être corrigés que par des modifi¬cations de comportement ... toute une série d'incidents d'erreur de maté¬riel..ou de tranche.... le matériel est étiqueté de manière très lisible, on ne peut pas vraiment aller plus loin, sur un problème comme ça.”..(Entretien N. 2)
“Depuis le démarrage du parc, on a deux fois moins d'incidents significatifs au¬jourd'hui, malgré ça, le jugement de l'autorité de sûreté c'est que c'est presque deux fois plus intolérable,en 1991. On est contraint à faire des progrès toujours des progrès. Aujourd'hui, ce que disent beaucoup et je suis d'accord, c'est que la ma¬chine arrive à ses limites, les méthodes d'exploitation arrivent à leurs limites, si on veut faire des gains, c'est par un changement de comporte¬ment des personnels. Des changements de com¬portement qui touchent à des traditions et des habitudes pro¬fondes."(Entretien N. 2)

"Q : La défaillance peut être autre qu'humaine?
- elle peut être organisationnelle. Les défaillances techniques dans notre système, cela coûte de l'argent, mais au point de vue sûreté...le système fait qu'il y a des essais pé¬riodiques, toute une organisation de prévention qui fait que les défaillances matérielles ont des conséquences sur la sû¬reté qui sont minimes. Actuellement, quand on prend l'impact dans l'échelle de gravité (potentiellement), ce sont les défaillances humaines qui ont l'impact potentiel le plus important. C'est plutôt du côté humain que vien¬drait l'incident le plus grave." (Entretien N. 3)
"- Non, je suis pour l'automatisation si on doit faire quelque chose très vite, ou si les choses sont répétitives. Mais il ne faut pas mettre de l'automatisation à tout crin. Sinon, quel est le rôle de la personne? elle va surveiller que l'automatisme marche bien? mais surveiller, cela veut dire qu'il faut qu'il soit encore conscient du processus qui doit se passer, si c'est l'automatisme qui détient tout le processus, et que l'opérateur n'en a plus conscience, comment va-t-il réagir le jour où l'automatisme ne mar¬chera pas? Le problème actuellement est que, compte tenu des évolutions technologiques, on veut mettre de l'automatisation partout parce qu'on le peut.” (Entretien N.3)

"si on va au bout (de la tendance à rendre les procédures de plus en plus contrai¬gnantes) il faut automatiser au maximum. Seulement, automatiser à l'heure actuelle, je ne suis pas sûr qu'on sache-non pas le faire- mais le démontrer . Si on voulait automa¬tiser davantage la conduite, il faudrait arriver à démontrer que notre automate est fiable. On tombe sur le pro¬blème de la démonstration vis-à-vis des autorités de sûreté, et même vis-à-vis de nous-mêmes. Comment démontrer qu'un logiciel ne contient pas d'erreur de conception? Plus surveiller l'automatisme : les opérateurs se¬raient encore plus dé-responsabilisés. Est-ce qu'ils seront encore capables de prendre le relais au cas où l'automatisme serait défaillant?"(Entretien N. 4)

Tous ces témoignages nous amènent inéluctablement à la question de fond : Pourquoi des hommes ?

Une première chose est à remarquer : la dynamique du progrès technolo¬gique est telle qu'elle incite à un raisonnement binaire, du tout ou rien; on apprécie les limites de l'automatisation dans la perspective de l'automatisation totale, qui est en effet l'horizon possible de la technique. En revanche, on ne s'interroge guère sur ses prémices, à savoir l'inversion qui s'est opérée entre l'homme et la machine avec l'invention d'outils de plus en plus per¬fectionnés et puissants : la machine est première, l'homme est son com¬plé¬ment (ou son instrument), pour la faire marcher et pour la remplacer si elle faillit à ses tâches. Si on prend en compte ces prémices, l'automatisation totale n'est plus cet élé¬ment d'un raisonnement par l'absurde, comme il pourrait paraître de premier abord, mais l'aboutissement logique de cette dynamique qui produit tous les jours des ma¬chines qui s'avèrent supérieures à l'homme.
Ces considérations préliminaires ne sont pas des pures spéculations. Il se trouve que l'apparition tardive, dans les conditions historiques bien con¬nues, de services concernés par les Facteurs Humains dans la sûreté nu¬cléaire dans une entreprise comme EDF in¬troduit dans l'organisation une exigence de clarification et de légitimation du rôle de l'homme. Aussi déplacé que cela puisse paraître, cette discussion dans l'entreprise est de nature philosophique : déterminer quelles sont les qualités humaines qui rendent l'homme indispensable aux côtés de l'automatisme devient affaire de conviction.9 Il s'agit , en d'autres termes, d'un affrontement entre personnes appartenant à différents ordres de valeurs dans l'organisation, d'une dispute (au sens précis de la disputatio scholastique dans la Sorbonne du XIVème siècle) entre des personnes autour du statut des objets techniques. Cette "dispute", dont l'accident ou l'incident (et le comportement héroïque ou non des hommes en situation) serait l'épreuve , a pour but non seulement de définir et de ré-ajuster les grandeurs des techniciens purs face aux spécialistes des Facteurs humains, mais aussi la grandeur de l'homme face aux machines avec les¬quelles ils sont en compétition permanente.
Une telle lecture qui tiendrait compte à la fois de la logique juridique (dans la mesure où il s'agit d'établir la justice, ou la place juste des hommes et des ma¬chines), et de la logique du récit (dans la mesure où l'épreuve ou l'obstacle contribue à une nouvelle dis¬tribution des grandeurs, ou mérites au vain¬queur) satisferait doublement notre analyse.
D'une part, la logique juridique réintroduit dans la question de la fiabilité la notion de contrat. La tradition sociologique qu'incarne le sociologue allemand Max Weber at¬tribue au développement de la prévisibilité dans les pratiques sociales un rôle moteur dans la genèse de la rationalité occi¬dentale; si la prévisibilité des relations sociales n'est pas assurée, à tra¬vers le contrat qui limite l'arbitraire de la domination, il n'y a pas de cal¬cul possible, et donc pas de marché. Dans un ensemble technologique à risques où la prévisibilité des machines peut être calculée, il est néces¬saire que se développe un sa¬voir qui garantisse un minimum de prévisibi¬lité humaine. Les principes de l'organisation taylorienne sont, de ce point de vue, plus rassurants que les réquisits du management actuel . En assi¬gnant à chacun une place bien définie, en harmonie avec le système tech¬nique qui fait de l'homme un appendice ou un rouage de la machine, l'organisation taylorienne ne se pose le problème de l'homme que lorsque celui-ci lui oppose des résistances qui sont autant de freins à la rentabi¬lité. La logique technicienne de la division du travail et de la parcellisa¬tion des tâches est inséparable du calcul éco¬nomique. Ainsi, malgré les critiques du taylorisme qui commencent dès les années trente, le taylo¬risme demeure un ordre social satisfaisant aussi longtemps qu'il s'avère rentable et efficace économiquement et socialement. Désormais, les ré¬formes post-tayloriennes de l'organisation ont à répondre à une question lancinante qui relève de l'aporie : les changements technologiques impli¬quent-ils des changements de l'organisation du travail, ou l'organisation du travail est-elle relativement indépendante des techniques ? Cette question est aussi indécidable que la question de l'oeuf et de la poule, et il y a de nom¬breux exemples où les techniques les plus sophistiquées s'accommodent d'un ordre taylorien, même renforcé, grâce aux possibilités accrues de surveil¬lance du personnel qu'ouvre l'informatisation des opérations. Les tenants de cette position plaident pour une véritable souveraineté politique des managers pour modifier l'organisation du travail indépendamment des progrès techniques, qui n'ont pas un ca¬ractère humaniste intrinsèque, mais dépendent de l'utilisation sociale qui en est faite. D'un autre côté, nous pouvons envisager que l'introduction de technologies nouvelles puisse rendre plus insupportable une organisation sociale taylorienne, dans la mesure où l'on tente d'introduire dans un ordre social ancien, avec sa hiérarchie formelle et ses valeurs, des impératifs contradictoires d'autonomie, de responsa¬bilité, d'implication dans le travail et de délégation inconciliables avec le système de valeurs ancien, qui ne cesse pas brusquement d'avoir cours.
On désigne couramment l'immobilisme qui résulte de la nécessité de résister à ces im¬pératifs contradictoires par le vocable "blocages culturels". Considérés comme des dys¬fonctionnements à réduire, en usant de toute la force de discours missionnaires, ces "blocages", appelés également (et sans plus de clarté), "résistances au changement", se¬raient moins sources de morigénations dé¬sabusées, si on les comprenait comme des ré¬ponses rationnelles à une or¬ganisation qui n'ose pas se réformer radicalement, en élimi¬nant la contradiction qui consiste à vouloir conserver les bénéfices du taylorisme sans en assumer les inconvénients.
Nous avancerons donc ici une explication autre que stratégique à la structuration con¬tradictoire des discours sur l'homme chez les personnes que nous avons rencontrées : dans une entreprise qui essaie de rompre diffici¬lement et lentement avec les résidus tayloriens de son organisation, on peut avoir le sentiment d'une perte de prévisibilité du comportement hu¬main6. Ce sentiment s'exprime alors par le souci d'inventer un nou¬veau contrat social pour homogénéiser pratiques et langage, contrat qui est proposé dans le partage d'une culture commune, la culture de sûreté. C'est la deuxième fonction de la culture de sûreté que nous avons mise en évidence (p.14).
Le problème est que ce nouveau contrat est proposé selon les modalités anciennes de l'organisation taylorienne : Celle-ci, est caractérisée par la conception concoctée dans les "hautes sphères" et une cam¬pagne autoritaire de diffusion sur le terrain, où seront fatalement constatés (de façon en fait tautologique) ces fa¬meux "blocages culturels".
Il importe de se préserver de la tentation d'une trop rapide métaphore de la "machinisation de l'homme" à partir de l'exigence de pré¬visibilité. La nécessité de la prévisibilité des attitudes humaines est inscrite dans tout ordre social rationnel. En re¬vanche, ce qui relève réel¬lement d'une mise en équivalence de l'homme et de la ma¬chine, c'est l'idée d'une imprévisibilité presque totale du comportement de l'homme comparé à celui de la machine. La perte de légitimité de l'ordre taylorien pousse à rendre sy¬nonymes autonomie et imprévisibilité. La différence entre l'homme et la ma¬chine serait alors que la machine peut être autonome et prévisible, mais que l'autonomie concédée à l'homme le rend imprévisible.

Ce moment théorique nous semble indispensable, parce qu’il est impossible de com¬prendre le jeu des arguments en faveur de la présence de l'homme dans le système technique à travers une simple analyse stratégique (ou agonique du rapport entre “acteurs”). Il est né¬cessaire d'avoir une vision d'ensemble des contradictions entrete¬nues dans l'organisation par des politiques de progrès technique comme valeur en soi, de progrès social et de rentabilité immédiate. Ceci explique la distribution des discours sur l'homme entre la recherche d'une légitimation par la technique et la recherche d'une légitimation par l'économique, avec l'accumulation des deux types d'argumentation voire un troisième, dans le service DFH du SPT.

Gardant cela à l’esprit, il est cependant possible de donner des exemples d'analyse stra¬tégique des positions sur l'homme et l'automatisme :

Ainsi, on peut interpréter les hésitations entre deux pôles logiques et philosophiques, à travers l’existence de corps sociaux qui les défendent, dans l’organisation, ou qui , précisément, se situent à la charnière du choix. Par exemple, les discours sur la néces¬sité de prendre en compte l'humain pour l'amélioration de la sûreté hésitent entre deux pôles, un pôle technique et un pôle économique. Or cette hésitation est justement carac¬téristique de la position fragile des défenseurs des Facteurs Humains à l'intérieur d'EDF, qui ont à compenser un déficit de légitimité vis-à-vis des "politiques" et des "techniciens". Cette hésitation est, en revanche absente des propos des personnes qui occupent une place claire, qu'elle soit "politique" (DSN-SPT) ou technique (SEPTEN). Les positions concernant l'automatisation se distribuent ainsi :

SPT-DSN : Il faut automatiser plus, et garder en même temps des opéra¬teurs avertis pour surveiller l'automatisme de l'intérieur. (Pôle politique, argument politique)
SPT-DFH 2. On ne peut pas tout automatiser, donc il faut prendre en compte le com¬portement de l'individu. D'autre part, les améliorations du matériel sont moins rentables que la modification du comportement de l'individu. (Pôle opérationnel : Argument technique et économique)
SPT-DFH 3. On ne peut pas tout automatiser, parce qu'on ne le doit pas. L'automatisme plus poussé déssaisirait l'opérateur de ce qui lui reste d'autonomie. Le risque de défail¬lance humaine est plus élevé que le risque de défaillance du matériel, donc il faudrait améliorer la place de l'individu dans le système.(Pôle opérationnel : Argument tech¬nique, économique et sociologique)
SEPTEN : On peut tout automatiser, mais ce ne serait pas plus sûr. L'opérateur ne pourrait plus intervenir pour prendre le relais d'un automa¬tisme défaillant. (Pôle tech¬nique : Argument technique)

Les spécialistes des Facteurs humains qui occupent avec des "outils" de sciences hu¬maines un pôle opérationnel (situation dont l'originalité à EDF a été soulignée) mobili¬sent le plus grand nombre d'arguments pour défendre l'importance de l'homme. Ces ar¬guments ont été bâtis pour convaincre les pôles tech¬nique et politique, et n'ont donc pas l'autonomie "humaniste" qu'on pouvait escompter. L'analyse des deux principaux ar¬guments pour la prise en compte privilégiée de l'humain dans l'amélioration de la sûreté montrera de manière encore plus visible la subordination de facto de la "culture des Facteurs Humains" à une vision technicienne de l'homme.
1. La question du “peut-on tout automatiser?” : un éventuel aveu d'impuissance ne fait qu'ajourner la question.C'est la dynamique même de l'automatisation qu'il faudrait sai¬sir, dans ce qu'elle implique de définition (et donc de choix de l’objectivation, versus le respect) de l'humain, malgré son aspect spécifique et irréductible, représentant de l’”ouvert” du réel. Les arguments du parti de “l’Humain”doivent puiser dans la rhéto¬rique du "ce n'est plus possible" d'automatiser, plutôt que dans le ce n'est pas souhai¬table, parce que le dé¬bat moral n'est pas audible dans l'entreprise.
2. La question d’un partage des compétences homme-machine. De ce point de vue le dis¬cours sur les Facteurs humains, même effet de mode ou idéologie (lors d'accidents, où on ne veut pas mettre en cause des machines coûteuses), rend possible stratégique¬ment d'aborder une campagne Facteurs Humains. Mais l’expression “Facteurs hu¬mains” veut dire à la fois égalité des facteurs techniques et humains, en tant que fac¬teurs justement (manière fonctionnaliste de traiter le problèmes) et maillon faible de la chaîne, le plus fragile donc de loin pas à l'égalité avec le facteur technique matériel. La machine perfec¬tionnée serait donc, de toute façon, supérieure à l'homme.



- "on ne peut pas tout automatiser"

Ce premier argument, en apparence technique, est intéressant parce qu'il enferme en fait des positions normatives sur le Facteur Humain. On le re¬trouve chez les personnes du SPT-DFH, scindé en trois démonstrations dont les implications sont importantes pour la conception de l'homme.
-L’humain est défini “par défaut”.
Fondée sur l'idée que la machine arrive à ses limites, l'impossibilité de l'automatisation évoquée dans l'entretien N. 2 définit l'intérêt de l'humain par défaut. L'amélioration de la sûreté a reposé d'abord sur le perfection¬nement des installations. Dans ce domaine on a atteint un haut niveau de fiabilité, on ne peut guère faire plus. Par contre, l'homme qui est (encore) indispensable pour surveiller l'automatisme et intervenir en cas de défail¬lance du matériel est en retard. Ce n'est pas un argument pour contenir l'automatisation dans des limites acceptables pour l'homme, mais pour agir et réduire la propension à l'erreur des individus. Rien ne prouve la né¬cessité de la présence de l'homme pour ses qualités indispensables. On ne pourra pas se passer de l'homme et l'homme sera tou¬jours le maillon faible de la sûreté (l'idée de comportement fondamental de l'homme implique cela).
La seule chose qui semble s'opposer à la dynamique de l'automatisation totale est la crainte de la disparition de savoirs-faire transmissibles, ac¬quis par l'expérience.
-Les humains sont aussi des “automatiseurs menteurs”
On ne doit pas tout automatiser, parce que l'automatisation est réalisée par des hommes, qui ne peuvent pas tout prévoir. Il faut résister à la tendance qui consiste à automatiser tout ce qu'on sait automatiser, pour préserver à l'humain une part active dans le travail; le problème qui se pose alors, mais qui n'est jamais posé dans la déci¬sion d'automatiser, c'est de définir le minimum manuel indispensable pour que l'homme ne soit pas réduit à surveiller des écrans (comment ferait-il pour rester "vigilant", si l'intérêt de la tâche est très faible ?)

-"Il n'est pas rentable de continuer à améliorer la sûreté des installations".
L'utilité marginale et la rentabilité des améliorations à apporter à la sûreté humaine sont plus grandes que ce qui pourrait être fait avec les installations :
"L'objet de la réflexion c'est : vu ce que nous cherchons à obtenir, en termes de résul¬tats, la fiabilité ou sûreté progresse par des méthodes d'exploitation, par des disposi¬tions maté¬rielles. Si on veut continuer à faire un progrès sensible, dans les incidents que nous analysons il y en a au moins 50% qui ne peuvent pratiquement être corrigés que par des modifications de comportement ... toute une série d'incidents d'erreur de matériel..ou de tranche.... le matériel est étiqueté de manière très lisible, on ne peut pas vraiment aller plus loin, sur un problème comme ça... Un autre domaine c'est celui des communications orales ou récupérations d'incidents, qui viennent des défauts de communi¬cation... ils sont beaucoup trop implicites dans l'expression, parce que les gens se connaissent, ils ont l'habitude de travailler ensemble ( "t'as fermé la vanne?" Mais laquelle !?) Pour des erreurs comme ça on ne peut pas faire autrement que de jouer sur le comportement des gens, c'est à dire amélio¬rer leur méthode, plus de vigi¬lance. La question qui a été posée à un mo¬ment donné : investir plus dans la prépara¬tion, demandant d'être plus sys¬tématique sur les contrôles en cours de réalisation, re¬couper plus systé¬matiquement les informations ... on voit bien qu'il y a des blocages sur les sites, les gens disent qu'ils n'ont pas le temps, que cela remet en cause la confiance, des blocages culturels" (Entretien N 2, SPT-DFH)

La sûreté des installations coûte de l'argent parce qu'elle conduit (par le biais des diffé¬rentes redondances) à des arrêts de production. Mais elles ne peuvent causer d'accident grave. En revanche, l'homme qui conduit ou qui assure la maintenance peut, par ses er¬reurs, provoquer de graves dysfonctionne¬ments.
"C'est plutôt du côté humain que viendrait l'incident le plus grave. C'est normal aussi, parce que les études probabilistes de sûreté arrivent à chiffrer les probabilités de dé¬faillance du matériel, on arrive à lui donner une certaine fiabilité. Un bonhomme, c'est difficile, tout le monde parle de fiabilité humaine, mais il n'y a rien de plus aléatoire qu'un bonhomme. On peut dire qu'il y a des chances que l'homme se plante à un cer¬tain endroit, et on prend ça comme une certitude. Quand on voit les évolutions des réacteurs futurs, on parle de réacteur pardonnant, c'est-à-dire si on fait une erreur, il va rattraper la situation tout seul; ou au moins laisser plus de temps. C'est séduisant comme idée. Il y a un travers avec la technique, c'est que des fois on se fait plaisir à complexifier un système. Or, plus un système est complexe, plus il est difficile à exploi¬ter, moins il est fiable. C'est pour cela que maintenant les défaillances de matériel vont coûter cher, parce qu'ils conduisent à des arrêts de production, parce qu'on y a mis de la redondance en pagaille, et finalement c'est une défaillance sur un capteur qui va ar¬rêter la tranche. Alors qu'on aurait un système plus simple, où les gens arrivent à se retrouver plus facilement""..(Entretien N.3).
Risque d'accident et risque financier sont mis en balance, pour opposer la grandeur gestionnaire à la grandeur de sûreté. Mais l'humain est désigné comme source probable d'accident grave justement parce qu'il ne possède pas les qualités de l'automatisme. Ainsi, grandeur machinale et grandeur humaine, grandeur industrielle et grandeur de sûreté entrent dans un chassé-croisé, dans un jeu à somme nulle; l'homme en sort grandi parce qu'il est dangereux de l'oublier, mais perd en même temps ce bénéfice face à la machine qui le dépasse.
4. 2. Le transfert des compétences : vecteur de la machinisation de l’homme ?

"L'idéal serait de trouver une bonne ligne de partage entre l'homme et la machine". (Entretien N.1, SPT)
"Q : Si vous aviez des craintes( pour la sûreté), vos craintes porteraient plutôt sur le côté humain ou sur le côté technique ?
- c'est un mauvais débat, parce quand on a un problème avec la technique soit la ma¬chine a été mal conçue, soit elle a été mal fabriquée, soit elle a été mal montée". (Entretien N. 2)

Selon cette acception, et paradoxalement en apparence, l’argument de départ est que l'homme est partout : il ne s'agit pas de réifier l'homme et la machine en deux entités distinctes, comme si la machine n'était pas créée par l'homme. Si nous les distinguons, nous disent les tenants de cette position, c'est parce que, dans le débat sur l'automatisation, elles sont dressés ainsi pas le monde social et technique dans lequel ils se trouvent.

En fait, nous dit-on encore, il suffit de prendre en considération la source exclusive¬ment humaine de la machine et de l’organisation, pour voir qu’elles incorporent des er¬reurs, des défaillances structurelles pour lesquelles l’homme doit revenir sur sa créa¬tion, apparaissant du même coup équivalent à ces faiblesses locales.
La machine étant un produit humain, l'erreur serait toujours hu¬maine, et si on la dis¬tingue de la défaillance technique c'est parce que l'autonomie relative du système tech¬nique est construite comme une pro¬jection de la rationalité la meilleure. La machine est séparée de l'homme dans les représentations (on pourrait aussi dire que l'erreur hu¬maine est l'erreur de l'opérateur : cf. M.LLory "l'homme, le maillon faible de la chaîne"). Il n'y aurait aucun besoin de s'occuper de l'interaction homme/machine si la machine était conçue d'abord avec l'homme. Mais elle est conçue comme un ins¬trument autonome, qui doit remplir un certain nombre de fonctions, d'actes pré-programmés, assistée par l'homme.
Cependant toute cette argumentation nous paraît supposer une logique plus profonde, qui est la métaphore machinique de l’humain lui-même, par le biais de la compétence.
-Compétence au travail, et machinisation de l’homme
L'homme comme facteur se décompose en effet en plusieurs aptitudes ou compétences . Qu'est-ce qu'une compétence ? Qu'est-ce qu'on entend par "comportement humain" ?
D’un point de vue sociologique, nous ne pouvons parler de comportement humain de manière fonctionnaliste : la situation (le contexte) de l'action interagit toujours avec les compétences humaines à répondre à un problème donné. On ne peut donc pas limiter la compréhension de l'action à une vague théorie sti¬mulus/réponse behavioriste. Chez les humains, il n'y a pas de compétence pure, ni de “schéma comportemental” comme di¬sent les sociobiologistes à propos des mangoustes ou des primates,e observant précisé¬ment les “compétences” (innées ou acquises par apprentissage) des réponses cohérentes avec la menace, l’alimentation, la reproduction, etc. d’une population considérée comme système. Ces expressions sont intéressantes en tant que métaphores. Elles cor¬respondent aux métaphores de l'homme-sûreté idéal, un homme qui a une forte parenté avec les machines qui l'entourent, dans la mesure où celles-ci se consacrent à “exister” comme parts d’un système. Mais le nombre de situations uniques est infini. On atteint rapidement les limites du calculable. Dans un même souci de prévisibilité, à défaut de pouvoir calculer, on répertorie des classes d’objets sans rapports entre eux. Il s'agit de tentatives de répertorier les situations possibles, de dresser des inventaires à l'image d'un catalogue de toutes les compétences, y compris de celles qui consistent à affronter l'imprévisible. Toutes les tentatives de qualifier le contenu des "savoirs-faire", du pro¬fessionnalisme vont en ce sens, même si un certain flou dans les définitions autorise l'utilisation tautologique de ces termes.
Nous avons vu que l'une des dimensions de la culture de sûreté consiste à définir le contenu du professionnalisme, cet être ineffable qui permet aux opérateurs d'avoir de l'initiative et de rattraper des situations hors procédure, en exerçant une compétence particulière : celle défaire jouer le professionnalisme au bon moment.
Ainsi, dans le contexte technique de l'automatisation et de la sûreté, les seules choses qui peuvent augmenter la maîtrise du système ce sont les compétences des hommes, pour autant que ce soient des compétences transférables à la machine. C'est parce qu'elles ne sont pas transférables que des qualités humaines telles que l'affectivité (émotions, peur, amour, haine etc) sont considérées comme des freins à la rationalisa¬tion des comportements et à leur prévisibilité. L'amour de la machine, par exemple, supposé très fort dans la culture technique d'EDF est différent de la connaissance ra¬tionnelle des fonctions du matériel. On peut certes s’appuyer sur cet amour de la ma¬chine pour diffuser la culture de sûreté, mais il n'est pas satisfaisant, en soi. Les seules qualités humaines qui sont évoquées pour soutenir la nécessité de l'humain sont donc des compétences , et des compétences que la machine n'a pas encore incorporées (mais qu'elle pourra incorporer un jour : c'est la logique même de l'automatisation) . Inversement, les compétences qui relèvent du "professionnalisme" ou du métier sont des compétences que l'humain a en commun avec la machine. Un parallèle peut être fait avec les sciences cognitives : la connaissance de traits de fonctionnement supposés du cerveau a permis le développement de l'intelligence artificielle. Inversement, les connaissances acquises en IA ont permis de tenter de modéliser l'esprit humain autour des seules compétences qui sont transférables, tôt ou tard .

Pour que le soupçon d'un “anti-automatisme” implicite dans nos propos ne s'installe pas chez le lecteur, il est nécessaire d'expliciter la teneur de cette analyse : il est clair pour nous que personne, ni les techniciens , ni les concepteurs, ni les décideurs n'en veulent particulièrement à l'homme en général (même s’ils en veulent à d’autres hommes, ceux, qui dans la lutte de prestance , dans le tymos, la fierté platonicienne re¬prise par Fukuyama, leur résistent en s’accrochant à une parcelle de pouvoir). La dy¬namique de l'automatisation est en quelque sorte extérieure aux acteurs, et son carac¬tère est irrésistible parce qu'elle se nourrit de convictions culturelles profondes, qu'elle est partie-prenante du progrès et de la modernité, du procès d'industrialisation lui-même. Ce que nous essayons de mettre en évidence c'est ce que la cohabitation de l'homme et de la machine dans un même cercle (que l'on appelle faute de mieux socio-technique) produit comme enjeux sociaux, une redéfinition de valeurs dont la portée symbolique est très vaste.
En prenant un par un les différents arguments “pour” et “contre” la présence de l'humain, on découvre quelle est sa valeur véritable dans le système. Or, à l'évidence, le modèle de l'homme qui prévaut dans la métaphore du transfert des compétences -même vers l’homme-, c'est la machine.

Ainsi, l'homme est considéré comme dangereux dans les situations où il est le plus loin de la machine, à savoir en situation accidentelle. Au contraire, il est rassurant en situa¬tion quotidienne, dans lesquelles la routine engendre des comportements quasi-auto¬matiques. L'événement qui bouleverse le quotidien rend l'homme dangereux parce qu'il le fait sortir de l'exercice de ses compétences machinales.

Qu’en situation quotidienne, l'homme se rapproche autant que possible de la machine, c’est ce que les responsables de la sécurité d'un établissement de l'industrie chimique expriment le mieux, en parlant de la perte de fiabilité humaine en situation accidentelle. Dans cette entreprise "on ne s'est rien refusé" quant à l'automatisation. Les principaux problèmes que pose aujourd'hui l'automatisation sans prise en compte de l'humain, c'est la vigilance dans la surveillance de l'automatisme et la perte de conscience, devant un écran, de l'usine concrète qui se trouve derrière. Les mêmes personnes remarquent que ces problèmes sont loin d'entamer de quelque manière que ce soit le courant d'automatisation qui continue dans le même sens ( il y a la conviction fortement ancrée que l'automatisation est bonne en soi) :

"Par définition, un accident, un incident, c'est quelque chose d'exceptionnel. Ce n'est pas la routine de tous les jours, et qui devient un automatisme réflexe. Cela c'est quelque chose que l'on peut encore améliorer, c'est-à-dire l'habilitation par la forma¬tion, pour les situations de crise. On a quelques systèmes experts..
Et à côté de cela, on a des contre-exemples où sur des opérations épiso¬diques on trouve que la fiabilité humaine a été jugée très médiocre. Alors, quelle réflexion on fait à travers tout cela ? L'homme, au fil de l'eau, dans les opérations quotidiennes, dans les gestes de son métier qu'il maîtrise bien, est très fiable (à condition d'être très pro¬fessionnel), il est capable d'avoir une maîtrise complète de ce qu'il fait. Par contre, dans des opéra¬tions de moindre vigilance (c'est pour cela qu'on revient au débat sur l'automatisme), lorsque quelque chose ne va pas, on a une variabilité des opérateurs, qui vient probablement du stress, des effets de panique, de la qualité de l'homme, de sa réponse à lui qui est dispersée. Et là, on a une fiabilité globale qui est médiocre." (Entretien N. 5)

Si le rôle de l'homme est conçu en complémentarité avec celui de la machine, si le tra¬vail quotidien des hommes est naturellement en phase avec le fonctionnement des ma¬chines, comment s'étonner que l'opérateur ne sait plus comment réagir quand il y a une défaillance de la machine, ou que celle-ci piège l’opérateur dans une sorte de malignité impensable ? (le cas de la numérisation inductrice d’erreur, des tableaux de bord de l’A 320 est emblématique à ce propos).
L'automatisme est conçu pour prendre en charge des opérations que les humains font moins bien , ou ne peuvent pas réaliser du tout, ou pour aider les opérateurs à gérer un système complexe (systèmes experts). Mais l'automatisme est conçu de toute façon comme s'il devait seul remplir les fonctions auxquelles il est destiné. L'homme vient après, lorsqu'on adapte la machine en prenant en compte l'interface avec l'utilisateur. (l'ergonomie de conception est une discipline récente, qui se heurte, en plus de difficul¬tés intrinsèques de la tâche, à la nécessité de prouver son intérêt dans un milieu qui ar¬rivait très bien à s'en passer). La comparaison implicite ou explicite de la fiabilité de l'homme et de la machine ne fait que renforcer cet aspect diachronique de la prise en compte de l'humain.

Qualités comparées de l'homme et de la machine


L'homme n'a pas la régularité de l'automatisme

"Q : si on est plus proche de la machine, dans ce sens, vous pensez que ce serait sou¬haitable...que les gens soient conditionnés.
- Je pense que oui, si on faisait une meilleure préparation systémique, si on faisait toujours du recoupement d'informations, par exemple si, avant d'agir sur un matériel on vérifiait toujours par rapport à l'étiquette du matériel qui est posé, la manoeuvre qu'on a à faire, on a une fiche de ma¬noeuvre entre les mains, sur laquelle il y a l'identification du matériel qu'il y a à manoeuvrer, tous les matériels sont étiquetés, si on faisait simplement cette vérification, on gagnerait dix pour cent des incidents. On fait des milliers de manoeuvres par jours, si on fait la vérification 999 fois, la fois où on ne la fait pas on a une chance sur dix de se planter, mais cela veut dire que tous les dix jours on va se planter... c'est vrai qu'on est à la frontière là des exigences de ce qu'on peut attendre par rapport au com¬portement spontané des hommes...(Entretien N. 2)


L'homme ne peut traiter qu'un ensemble limité de données à la fois mais il possède la mémoire sociale (l'expérience et sa transmission)

"Une centrale est un ensemble extrêmement complexe, parce que ce n'est pas modu¬laire. Il y a une quantité énorme de systèmes élémentaires, avec des fonctionnements imbriqués de ces systèmes. Il y a de multiples inte¬ractions entre systèmes, de nature fonctionnelle, puis liées aux systèmes-support (serveur) de contrôle-commande, venti¬lation, distribution élec¬trique, location géographique. Mais ce n'est pas modularisé. On ne connaît pas de gens qui maîtrisent l'ensemble du fonctionnement, même normal, quelqu'un qui ait une représentation mentale telle... pour intégrer des mil¬liers d'informations /minute." (Entretien N. 2)

"Deuxième problème : arriver à maintenir l'information à travers le renou¬vellement des gens, arriver à transmettre le savoir-faire, éviter que tout ce qui a été décidé à un moment donné ne soit perçu comme définitif, qu'on les mette en cause ou qu'on les balaie trop vite...On a peut-être un effort à faire pour stocker la connaissance, et expli¬quer le pourquoi des décisions". (Entretien N.4)

La machine sait reconnaître son incompétence; l'homme doit l'apprendre

"A quel moment je dois reconnaître que je suis incompétent. A qui je m'adresser qu'est-ce que je cherche ?" (Entretien N. 1 : manière de se poser des questions à apprendre par la culture de sûreté)

En équipe, l'homme ne pratique pas le recoupement de l'information, qui est l'équivalent de la redondance dans le domaine des installations :

"Développer l'auto-contrôle, dévelop¬per le recoupement de l'information... alors que tout le comportement fon¬damental humain va dans le sens de l'optimisation de l'énergie investie. Si on regarde comment les gens fonc¬tionnent, il est clair qu'ils re¬cherchent toujours le chemin le plus écono¬mique du point de vue de la dépense d'énergie. Leur demander de travailler avec trois paramètres, à un moment donné il n'en prendra plus qu'un, si vous leur demandez de faire jouer leur professionnalisme et de travailler avec une procédure, ils vont soit tra¬vailler avec la procédure soit faire jouer leur professionnalisme. Si deux personnes travaillent ensemble, une va faire une tâche, l'autre devrait vérifier, mais en réalité ils partagent ou alors il y en a un qui se repose sur l'autre... Ce qu'on demande, c'est la re¬dondance partout, au moins deux ni¬veaux sinon trois, parce que l'homme est faillible, et par conséquent, il faut en perma¬nence la détection des défauts. Et là on va contre les compor¬tements humains fonda¬mentaux.
"Ce qu'on demande, c'est la redondance partout, au moins deux niveaux sinon trois, parce que l'homme est faillible, et par conséquent, il faut en perma¬nence la détection des défauts. Et là on va contre les compor¬tements hu¬mains fondamentaux. Si on veut obtenir cette redondance, cette ri¬gueur, c'est une éducation à faire, c'est presque du conditionne¬ment. Intellectuellement les gens comprennent bien ça, quand on leur dit, sont très souvent consternés de ce qui se passe en cas d'incident, on leur propose de voir avec eux les problèmes de communica¬tion, c'est pas com¬pliqué...mais quand on voit ce qui se passe quotidienne¬ment, il ne se passe rien, c'est trop culturel."(Entretien N. 2)

L'improvisation en situation accidentelle non prévue et le conditionne¬ment, mode de réponse réflexe en situation normale (prévue)

On ne peut pas prévoir toutes les situations. On est incapables de tout au¬tomatiser, il faut donc composer avec l'individu. Hors procédure, il a été enregistré deux incidents graves depuis le début. On a besoin de l'improvisation en temps réel, ce qui demande un professionalisme as¬sez élevé. (il faut garder un minimum d'intervention humaine pour que les opérateurs ne se désintéressent de la conduite : si tout était automatisé, il faudrait un système pour surveiller. Si ce sont des individus, il faut qu'ils aient une ex¬périence de la conduite. Or, s'il n'y a plus de conduite manuelle, plus d'expérience." (Entretien N. 2)


La vigilance/ veille permanente de la machine (qui n'est jamais distraite)

"je crois qu'il faut changer la culture des gens, il faut vraiment développer des compor¬tements presque pavlo¬viens, ce qu'on ne sait pas bien faire, et ce n'est pas évident dans la cul¬ture française d'aujourd'hui. On a(urait) l'impression de travailler comme des ro¬bots, et si vous regardez ce qui fait que les gens conservent leur person¬nalité au tra¬vail, ce qui marque leur individualité dans un groupe, en adop¬tant des choses qui râ¬lent chez nous, vont plutôt dans le détriment de la fiabilité que dans le sens de la fiabi¬lité. " (Entretien N. 2)

L'homme a des capacité d'analyse et de décision que la machine n'a pas.

"On ne voit le bonhomme que par son côté négatif. Or, l'homme a des capaci¬tés d'analyse, de décision, que la machine n'a pas. Peut-être que plus tard, des systèmes experts, mais il y aura toujours une marge à ce qu'on peut imaginer, parce que dans les machines on ne met que ce qu'on peut imaginer. On arrive encore à découvrir des manques à la conception, la preuve qu'on ne peut pas inventer d'un seul coup...Quand on voit ce qui se passe sur des chaînes automatisées dans d'autres industries, les gens qui surveillent l'automatisme doivent appeler des personnels spécialisés pour réparer une panne... c'est peu enrichissant.
Il y a des séquences qui peuvent être automatisées, mais cela veut dire qu'on met l'opérateur au courant de l'évolution de la séquence, ce qui veut dire qu'il va falloir ramener des fins de course, de tout ce qui se passe sur le tas, et plus le système est compliqué, moins il est fiable".(Entretien N.3)

La méthode, qui doit être le résultat de la diffusion de la culture de sûreté (Rigueur, Résolution Rationnelle de Problèmes, Connaissance des Spécifications Techniques, la Préparation systématique des opérations, la Redondance) est déjà incorporée dans les installations, conçues par des ingénieurs. C'est à la société des opérateurs que certaines de ces qualités font défaut. En ce sens, la culture de sûreté est une manière de projeter sur l'homme les compétences de la ma¬chine. A défaut de pouvoir définir ce que serait le nécessaire humain irréductible, on définit ce que seraient les qualités techniques d'un ensemble humain qui fonctionne bien avec les machines. La culture de sûreté appro¬priée par les individus opérerait un rapprochement ex post entre l'homme et la machine, plus efficace que la simple adaptation des interfaces. Elle retraduit en langage techni¬cien des exigences de prévisibilité pour l'organisation humaine ( "favoriser la redon¬dance entre le professionnalisme et le respect des procédures" Entretien N. 2)

Les qualités spécifiques de l'homme sont toutefois contradictoires en partie avec celles qu’implique la métaphore machinique


"Après, le problème est de savoir si on guide beaucoup l'opérateur, quel est l'intérêt d'avoir un opérateur, soit pour appliquer strictement ce qu'on lui dit, soit pour faire des écarts, qui seront à ce moment-là des erreurs.
Pour appliquer strictement ce qui a été prévu d'avance, rien ne vaut un système auto¬matique !" (Entretien N.4)

Lorsque l'on examine les qualités irréductibles de l'homme, à savoir les qualités que les hommes ont, mais que les machines n'ont pas, ou pas encore, on s'aperçoit que tout ce qui est évoqué comme aspect positif de la présence de l'homme a soit :
- un caractère social : la mémoire, la capacité d'apprentissage, l'accumulation et la transmission de l'expérience. Ces caractéristiques ne sont pas transposables en termes de "compétences" que la culture de sûreté aurait à diffuser, mais elles peuvent faire l'objet des incursions de connaissance des pratiques du terrain
- un caractère individuel : les capacités cognitives des individus (capacités d'analyse et décision). Ces qualités font partie des compétences transférables à la machine.
La capacité plus complexe "d'improvisation en temps réel", à laquelle est associé le professionnalisme, se situe à la frontière des deux catégories, entre les qualités des in¬dividus et un environnement social (formation, expérience) propice.
La culture de sûreté s'adresse aux individus, sur lesquels on peut projeter un certain nombre de compétences techniques sans sortir de la hiérarchie instituée historiquement et culturellement entre l'excellence de la machine et la faiblesse de l'homme. Pourtant, ce qui ressort de l'analyse des discours de nos interlocuteurs sur l'homme, c'est que la présence positive de l'homme dans le domaine de la sûreté se signale par des qualités qui sont résolument dans l'ordre du social. Alors que les compétences techniques défi¬nies dans la culture de sûreté peuvent et doivent se transmettre de haut en bas, "le pro¬fessionnalisme", l'expérience, l'apprentissage ne peuvent qu'être connus à partir des pratiques de terrain. Ces pratiques sont longues et difficiles à appréhender, mais une "culture de sûreté" réellement partagée ne saurait en faire l'économie, faute de quoi ce ne sera qu'un autre discours venu d'en haut. Il est, de ce point de vue, impropre de par¬ler de l'homme, mais de la hiérarchie entre ingénieurs, techniciens et opérateurs. Il y a l'homme rationnel, qui sait et qui conçoit (l'ingénieur), et il y a l'homme qui peut se tromper parce qu'il sait moins et qu'il connaît moins la machine (c'est l'opérateur).

-Peut-on faire confiance au Facteur humain ?

Cette question comporte une partie sous-entendue : peut-on faire confiance au "facteur humain" autant qu'à la machine ? De manière générale, on se montre beaucoup plus méfiant à l'endroit de l'homme qu'à l'endroit des machines complexes. Un automatisme incorpore de l'autonomie déléguée, mais on a du mal à accepter l'autonomie réelle des humains. La même intransigeance se manifeste dans le domaine du savoir. Par exemple la machine de Türing dispose de moyens insuffisants pour faire le tour de ce qu'elle est capable de faire , et l’axiomatique gödelienne ne peut se définir elle-même, la mathé¬matique du chaos bute sur l’indéterminable, mais on tente tout de même de cataloguer le "comportement" humain comme plus imprévisible et cela sans tenir compte de l'infinité des situations humaines où la cognition doit se “partager”, et du caractère spécifiquement social de l'agir humain. Bien qu’incroyablement performant comme animal évolué, et comme être culturel symbolisant, (infiniment plus complexe que toutes systématisations abstraites) le facteur humain est constamment et avec acharne¬ment réduit, à travers la simplification du monde qu’est la production industrielle, à une liberté “en trop”. Mais la question demeure, tout aussi lancinante, de savoir si ce type de production n’est pas une réduction de la complexité de la vie à l’entropie sim¬plifiante et appauvrissante des modes inférieurs de la matière. Produire beaucoup d’énergie doit-il s’effectuer à ce prix d’une réduction de l’humain (de beaucoup d’humains) à l’état de variable de systèmes simples ? En tout cas, c’est parce qu’il dé¬borde toujours la simplicité disciplinaire que le "Facteur humain" n'e doit pas être auto¬nome, et qu'il doit être évalué et surveillé de l'extérieur. En intelligence artificielle on tente de réduire à des éléments algorithmiques simples les capacités morphologisantes intégratrices hypercomplexes de l’humain, puis on décide de maintenir l’interface en abaissant l’humain à ce que la machine peut faire mieux que lui . Toutefois,, compte tenu de l'organisation sociale et culturelle de l'entreprise où il est inséré (lieu de pro¬duction, mais aussi de "maîtrise des marges d'incertitude", donc lieu de pouvoir), l’humain tend constamment à regimber contre cet appauvrissement formidable de ce qu’il est comme forme de vie (et non comme instrument).. La maîtrise de l'incertitude introduite par la présence de l'humain dans le système technique se déplace donc cons¬tamment sur la question de savoir qui, et au nom de quoi veut asservir (au sens de la commande technique aussi bien que de l’esclavage) l’opérateur ? Se pose constam¬ment, le problème de la hiérarchie sociale entre les hommes (la société est hiérarchisée, stratifiée sur la base des compétences), et de la hiérarchie historique et culturelle entre les hommes et les machines Il ne s'agirait pas, dans cette perspective, d'accorder aux subordonnés des compétences qui concurrenceraient celle des dirigeants (cadres, maî¬trise), mais de les rapporter à celle des machines. Il serait intéressant d'estimer, en termes de valorisation, la place des machines dans la hiérarchie d'EDF. (Sérier les dif¬férentes cultures techniques)

4.3. Eux et nous : l'affrontement des cultures techniques : les représentations de l'opérateur.

Même si cet objet mérite à lui-seul une investigation particulière, nous pouvons d'ores et déjà tenter de saisir dans les discours les différentes représentations de la catégorie de l'Autre chez les personnes interrogées (en majorité des ingénieurs). Comment "l'opérateur" apparaît-il dans les discours sur la culture de sûreté?
L'opérateur est un terme générique, qui désigne tour à tour les techniciens de conduite, le personnel de la maintenance ou la figure du rondier, qui illustre souvent l'attitude non encore bien pénétrée par la culture de sûreté de la "base".

- le rondier comme cible privilégiée de la culture de sûreté (en tout cas, l'exemple type "d'inculture" de sûreté)

"le rondier constate une fuite, remonte l'information au chef de service d'entretien, puis réparation. Il faut consigner le systèmes pour l'isoler. Il faut décider : peut-on continuer à produire ? Arrêter ? Mais quel est le bon moment? Quand intervenir? Quelles sont les conséquences sur la sûreté?"(Entretien N. 1, SPT)

"C'est chacun dans les gestes qu'il fait, qui est responsable de la sûreté. c'est le rondier qui ne vérifie pas, qui va manoeuvrer une vanne, qui fait des erreurs de localisation (on a une voie qui est consignée pour des tra¬vaux en système de sauvegarde, si on doit faire une intervention, poser un obturateur sur la ligne, s'il ne fait pas attention...) Cela commence par là, la sûreté." (Entretien N. 2, SPT-DFH)

- L'opérateur en général peut être source d'erreur par son comportement na¬turel spontané:

"Un autre domaine c'est celui des communications orales ou récupérations d'incidents, qui viennent des défauts de communi¬cation... ils sont beaucoup trop implicites dans l'expression, parce que les gens se connaissent, ils ont l'habitude de travailler en¬semble ( "t'as fermé la vanne?" Mais laquelle !?) Pour des erreurs comme ça on ne peut pas faire autrement que de jouer sur le comportement des gens, c'est à dire amé¬lio¬rer leur méthode, plus de vigilance." (Entretien N. 2)

- l'opérateur a une vision limitée de l'ensemble technique:

"C'est l'organisation d'EDF qui veut ça, mais difficulté sur le terrain, celui qui réalise l'action n'a pas une vue d'ensemble pour juger la pertinence d'une activité, stratégie (cohérence) et tous les compromis." (Entretien N. 1, SPT)

"Si on prend le cas des procédures accidentelles, procédures qu'ils ne vont jamais utili¬ser, et on espère bien qu'elles ne le seront jamais, les gens qui travaillent là-dessus sont des spécialistes.Evidemment, ce ne sont pas les opérateurs qui font de la conduite quotidienne qui sont les plus compétents pour faire ce genre de choses. C'est vrai qu'on est encore prisonniers d'un modèle où ce sont les ingé¬nieurs qui règlent le menu détail des actions du personnel, parce qu'on es¬time qu'une centrale nucléaire est complexe, et qu'un opérateur a du mal à se faire une idée générale du système, des interactions entre les sys¬tèmes, des redondances sur les systèmes de protection, sur les sources électriques". (Entretien N. 2)

- l'opérateur est un individu qui doit connaître l'automatisme de l'intérieur pour pouvoir le surveiller (qui doit pouvoir être intégré à l'automatisme à la manière d'un rouage)

"Il faut plus automatiser. Ne pas supprimer l'intervention de l'opérateur, mais l'alléger. On ne pourra pas se passer de l'individu pour surveiller l'automatisme. Pour un missile oui, mais une centrale nucléaire non, il faut garder la possibilité d'intervenir sur le système; on ne peut pas sur¬veiller de l'extérieur, mais en reconstruisant le processus, en validant cer¬tains points-clé." (Entretien N. 1, SPT)

L'esprit des opérateurs ne peut recevoir que des choses simples :

"Or, plus un système est complexe, plus il est difficile à exploiter, moins il est fiable. C'est pour cela que maintenant les défaillances de matériel vont coûter cher, parce qu'ils conduisent à des arrêts de production, parce qu'on y a mis de la redondance en pagaille, et finalement c'est une défaillance sur un capteur qui va arrêter la tranche. Alors qu'on aurait un système plus simple, où les gens arrivent à se retrouver plus faci¬lement...." (Entretien . N 3, SPT)

"Lorsqu'on couple avec une démarche opérateur, (noter la suppression de la préposi¬tion) cela revient à compliquer l'aide qu'on va lui apporter, puisqu'on va lui imposer, en plus de la situation réelle qu'il va devoir af¬fronter, une situation administrative. L'opérateur, on a intérêt à lui présenter les choses les plus simples possibles, et les plus réalistes. Or, en introduisant des solutions pour répondre à une démonstration d'école, on lui impose des solutions d'école. C'est une perversion de la sûreté " .(Entretien N. 4, SEPTEN)

"Après TMI, on a renforcé les procédures accidentelles (consignes appli¬cables, ergo¬nomie,etc) des sorte que les opérateurs, même s'ils n'ont plus la formation, sachent faire les bons gestes sans forcément les comprendre." (Entretien N. 1, SPT)


- l'opérateur a un rapport affectif à la machine. Il est en général sujet à une forte affectivité (sinon à des blocages culturels)

"Les relations affectives de la machine à l'individu sont fortes. ( Germinal, SNCF) puis l'attachement au statut; pas de culture de sûreté, parce que les gens sont trop hétéro¬gènes. Langage commun : au SPT il y a un langage commun. Mais pas ailleurs." (Entretien N.1, SPT)

"La culture de sûreté : cette vérification indépendante ne passe pas dans les centrales, les gens conçoivent le contrôle comme contrôle de l'individu - et non pas de l'extérieur, trop "d'affectivité" y est liée." (Entretien N.1, SPT)

"La question qui a été posée à un mo¬ment donné : investir plus dans la pré¬paration, demandant d'être plus sys¬tématique sur les contrôles en cours de réalisation, recouper plus systé¬matiquement les informations ... on voit bien qu'il y a des blocages sur les sites, les gens disent qu'ils n'ont pas le temps, que cela remet en cause la confiance, des blocages culturels" (Entretien N. 2, SPT)

"Mais quand on parle de culture technique ou de culture de sûreté, on a quand même une culture technique qui est très forte à EDF, il y a des gens qui maîtrisent bien la technique, la machine c'est im¬portant... par contre, la culture-sûreté est encore petite par rapport à ça, elle n'a pas trouvé en¬core sa place..." (Entretien N. 2)

L'opérateur de conduite, à la différence de l'opérateur de maintenance, fait preuve d'une mystérieuse qualité professionnelle :

"Quand on fait du retour d'expérience d'une équipe sur l'autre, on voit sou¬vent que les gens pensent cela les concerne, qu'ils devraient changer. Il y a des tas d'effets pervers dans le système. Les gens chez nous ont quand même un bon niveau de compétences, un bon niveau de conscience profes¬sionnelle. On peut donner des tas d'exemples où les gens, sur des manips un peu difficiles,"assurent", véri¬fient trois fois la préparation, ré¬pètent en¬semble, s'il y a des points de synchronisations ils en parlent ensemble... et puis on voit bien qu'au mo¬ment de faire ces interventions les gens font très attention." (Entretien N. 2)

"Quand on dit exploitant, trop souvent on ne pense qu'à la conduite. En réa¬lité, les gens qui font la maintenance (le rapport de la mission facteurs humains, en 1989 il y a eu deux incidents qui ont eu pour origine deux in¬terventions de maintenance, toutes petites, avec de très grosses consé¬quences pour la sûreté. ) C'est un peu le piège de notre système, on n'a re¬gardé que celui qui conduit" (Entretien N. 3, SPT)

"Comment cela fonctionne-t-il ?
Probablement par prescription (pas pour la conduite, où il y a une forma¬tion solide). Mais à la maintenance, celui qui répare une pompe, pour deux pompes identiques il fera la même opération, sans savoir l'enjeu de ses opérations (et les consé¬quences - le cas où il y a un contrôle parce qu'il y a un risque). Pourquoi on fait ça ? Il y a un manque énorme dans la culture de sûreté. A quoi sert le matériel? par là, on peut diffu¬ser la culture de sûreté. Ca fonctionne parce qu'on a affaire à de très bons profession¬nels.Mais pas de culture de sûreté, pas générale, pas homogène." (Entretien N.1, SPT)

On voit que l'ensemble des représentations qui se rattachent à la figure de l'opérateur dessinent une sorte de profil du "bon sauvage" : un individu dont le comportement spontané échappe à son propre contrôle et l'amène à faire des erreurs qu'il regrette en¬suite, un individu dont l'esprit (dans l'exercice de son travail) requiert des choses simples, un individu qui n'a pas une vision d'ensemble du monde qu'il habite (cette vi¬sion est nécessairement extérieure), un individu enfin dont il faut reconnaître le profes¬sionnalisme et les compétences - en somme son efficacité de nature mystérieuse ( l'efficacité quasi-magique) malgré tous ces traits qui font de lui un terrain "à cultiver". La figure du "sauvage" est pertinente pour souligner la distance énorme qui sépare l'opérateur de l'ingénieur ( tout en gardant présente à l'esprit la hiérarchie entre les dif¬férents types d'opérateurs, la distance entre le terrain et les bureaux et la division du travail, comme autres clivages existants). Si la stratégie de la culture de sûreté n'existait pas, elle aurait été inventée pour surmonter ces clivages entre "eux" et "nous".

Nous pouvons maintenant comprendre le sentiment d'incompréhension que les ingé¬nieurs ressentent envers certaines réactions des opérateurs :

"Ce schéma, dans l'esprit d'un ingénieur est superbe, mais voyez comment cela se passe sur le terrain, comment il est. Une situation récente, ils ont fait des check-list( à l'arrêt), des trucs très formalisés, etc. On constate qu'il y a autant d'erreurs au¬jourd'hui, alors ils sont désespérés." (Entretien N. 2, SPT)
"On a des difficultés pour comprendre pourquoi ils n'arrivent pas à appliquer des choses qui paraissent faciles...il y a des retours d'expérience qui sont surprenants." (Entretien N. 4, SEPTEN)
Nous pouvons aussi comprendre la recherche de "langage commun" qui anime les "missionnaires" de la culture de sûreté : la culture de sûreté aurait pour fonction de ré¬sorber l'hétérogénéité et l'inégalité entre les différentes cultures techniques.




Chapitre V :Les sciences sociales dans l’entreprise à risque.

La légitimité des sciences sociales semble tellement fragile, qu'il faut toujours ré¬pondre à la question de son utilité - et par là-même de l'utilité de toute connaissance du social, en niant d’emblée que le social n’a pas de sens, mais existe simplement, en soi, comme tous les autres phénomènes réels, dans une ouverture et une disponibilité très grandes aux singularités, aux “bifurcations”, à l’indéterminable.
Pour répondre de façon astucieuse à cette question (qui n’en demeure pas moins légi¬time) nous devons donc faire violence à toute une série d'évidences, sur lesquelles la sociologie, comme tout autre métier, doit fonder ses pratiques quotidiennes.
L’entreprise est-elle une société ?
Nous avons tendance à penser que le monde nous apparaît plus clair et plus abordable, dès lors que nous nous intéressons aux faits sociaux, au lien social, aux modalités à chaque fois nouvelles selon lesquelles les sociétés règlent les rapports entre leurs membres. De là à inférer que l'entreprise est une société comme une autre il n'y a qu'un pas, que nous n'allons pas franchir en raison de l'impossibilité de décider de la justesse de cette affirmation. En tant que sociologues, nous nous devons d'interroger également les problématiques à la mode chez nos confrères. Il se trouve que l'entreprise n'a reçu que récemment son accréditation comme terrain légitime de recherche sociologique. Cette admission de l'entreprise comme terrain légitime s'est faite durant la décennie précédente, et elle a culminé avec le numéro spécial de la revue "Sociologie du Travail" de 1986 intitulé "Autour de l'entreprise" et cela de façon d’autant plus para¬doxale que cela correspondait au constat de mort lente du concept sociologique de “travail”. Car de plus en plus de sociologues ont déplacé leur intérêt du travail propre¬ment dit et des relations industrielles vers l'entreprise ( la crise des sciences sociales d'inspiration marxiste n'est pas étrangère à ce déplacement), alors que l'entreprise, (notion hypostasiant l’acte de décision et de direction) n'était pas jusque là considérée par la sociologie du travail comme une unité autonome et pertinente pour l'analyse so¬ciologique (à la différence de l'atelier, du métier, de l'automatisation, du capitalisme, du marché du travail, etc).

Lorsque de plus en plus de sociologues sont allés sur le terrain “en entreprise" , est donc apparue la nécessité de légitimer ce terrain devant la communauté des pairs. Tout le numéro de la revue citée est consacré à cette mission de légitimation de l'entreprise comme terrain de recherche acceptable. L'argument principal est que l'entreprise est une société comme une autre. A partir de cet argument, toutes les analogies avec les composantes de la société globale (ou “civile") deviennent possibles. Si l'entreprise est une société comme une autre, elle a sa culture (la culture d'entreprise des managers est, en revanche, considérée comme un sous-produit de cette “réflexion théorique"), elle a son gouvernement et ses politiciens, ses citoyens et ses contrats sociaux etc. Nous pourrions ajouter qu'elle a aussi ses façons spécifiques d'affronter les incertitudes et les risques, de nature technique ou sociale.

Mais le fait de mettre l'accent sur les spécificités de l'entreprise, ou sur ce qu'elle a en commun avec une société civile est une question de perspective. C'est à partir de ces prémisses que se construisent les problématiques. Quant à savoir si l'entreprise a une culture propre, si elle contient même des sous-cultures techniques ou "de sûreté", c'est également une question de perspective. Il peut être profitable de réfléchir en ces termes dans la mesure où des acteurs entendent définir ainsi leurs pratiques, et l'authenticité de l'appellation "culture" n'est pas un enjeu.

La sociologie des risques ne peut-être qu’une sociologie générale.
Depuis peu de temps, l'entreprise est donc devenue un objet légitime pour les socio¬logues. Une certaine sociologie appliquée aux relations humaines (ou industrielles) a depuis longtemps sa place dans l'entreprise aux côtés de la psychologie. Mais la socio¬logie dans le domaine des risques technologiques doit encore démontrer son intérêt aux “gardiens du temple”.
Nous ne pouvons, ni ne voulons décider ici si l'entreprise est une société comme une autre. En revanche, il semble important de faire une remarque préliminaire : que l'entreprise soit où non une société à part entière à étudier, la sociologie qui s'intéresse à la maîtrise des risques technologiques dans l'entreprise ne peut être qu'une sociologie générale, tant il est vrai que les problèmes qui se posent concernent tous les aspects du social : l'entreprise en tant qu'organisation, l'équipe en tant que groupe humain ouvert ou fermé, le politique en tant que fonction de pouvoir, d'idéologie et de décision etc. C'est à l'entreprise de définir ensuite l'usage qu'elle peut faire des connaissances socio¬logiques (pour l'édification ou pour la décision, ce sont les deux types d'expertise de¬mandés les plus courants). C'est à l'entreprise également de définir si elle a réellement besoin d'un "regard extérieur" sur ses pratiques sociales, ou si la présence permanente de sociologues dans l'entreprise présente d'autres avantages. Nous allons présenter dif¬férents points de vue rencontrés à ce propos dans nos entretiens, en laissant le soin aux lecteurs de faire le lien entre ces conceptions de la place des sciences sociales dans l'entreprise et une conception générale de la place de l'homme dans le système tech¬nique.

5.1. A quoi servent les sciences sociales ?

Première réponse : - à rien : tout est déjà sur le terrain.
Cette position est celle du responsable de la Cellule Facteurs humains de l'entreprise de transports. Celui-ci se déclare en faveur d'un usage des sciences sociales, qui soit limité aux besoins ponctuels, et surtout pas de la sociologie :
"On fait des études sociologiques sur le climat social, au service des Ressources Humaines. Quant à nous, on préfère des équipes structurés par discipline, mais pas comme chez C...(EDF). On préfère coordonner des choses sur des demandes précises, et faire appel à l'extérieur lorsqu'il y a besoin.
Ce qui nous manque le plus, c'est quelqu'un qui connaisse suffisamment la technique pour parler avec les techniciens des problèmes sociologiques. Autrement, la sociolo¬gie, on a beaucoup de mal à l'asseoir sur autre chose que sur un constat de l'existant, avec un vocabulaire plus compliqué. Je préfère travailler avec des psychologues, des ergonomes, des ethnologues, des médecins. La sociologie, on n'en obtient que des choses que l'on sait déjà. Des études, il y en a des wagons entiers qui gisent là....
Ce qui est important, ce n'est pas de chercher des compétences ready made, mais de créer un lieu à l'intérieur, un lieu de réflexion et d'expression d'où les gens peuvent re¬garder leurs métiers. (pour cela, la psychosociologie est à préférer). Il faut que les gens évoluent au contact d'autres spécialistes. Cette démarche fait appel à des petits groupes de tra¬vail, où on pose le problème, on lève les ambiguïtés, et on propose des so¬lutions. Les études lourdes, il y en a des wagons qui n'ont jamais rien donné... Maintenant, on a un réseau relativement efficace qui nous permet de faire des choses." (Entretien N. 6)

Deuxième réponse : - cela sert à concevoir des instruments de maîtrise de l'incertitude intro¬duite dans le système technique par l'homme

"Contrairement aux Etudes et Recherches, on nous demande d'apporter des solutions. L'originalité d'une équipe FH dans le SPT, c'est d'apporter des solutions." (Entretien N. 3, SPT-DFH)

"Si la consignation administrative est po¬sée, les vannes sont ouvertes. La logique est imparable. Pendant plus de quinze jours on a été sans système de sau¬vegarde. Sur le papier, pour les ingénieurs, cela ne peut que marcher. Mais quand on sait que les opé¬rateurs vont s'ajuster à ce système dans l'optique de l'optimisation de l'énergie, nous on arrive à leur dire ce qui va se pas¬ser. Il ne faut pas lever les bras au ciel, cela ar¬rive tout le temps. Donc on a une plus-value à apporter, les sciences sociales." (Entretien N. 2,
SPT-DFH)

"On se doit de proposer des solutions applicables, vite. On est dans un système tech¬nicien, qui veut dire solution/application rapide. Les sciences humaines c'est beaucoup plus long, changer une organisation, cela ne se fait pas du jour au lendemain. On a du mal à faire comprendre ce genre de message. Le problème des sciences humaines, c'est que souvent cela en¬traîne des études qui vont prendre un temps fou, ce qui fait que ce n'est pas compatible avec notre système. En introduire, avec l'idée qu'il ne faut pas que ce soit de la recherche.. actuellement, les gens sont assez récep¬tifs à cela, aux sciences sociales, parce qu'ils se rendent compte des li¬mites du système technique, des limites de l'organisation (bureaucratique, avec organigramme etc) ils se rendent compte que c'est fonction des indi¬vidus, et que à EDF, quand on a un problème avec un individu, on ne peut pas le changer de place comme on veut..pourtant, il faut parfois arriver à des so¬lutions comme ça. Aujourd'hui, si quelqu'un dit de faire une bêtise, il y a quand même réaction.." ( Entretien N. 3, SPT-DFH).


Troisième réponse - cela sert à définir un management efficace.

"Donc on a suivi avec intérêt tout ce qui s'est passé ces dernières années, on a eu à se colleter avec cette réflexion sur le management des hommes en particulier sur les sites à risques (M. M. a été sous-directeur de la plus grosse usine du groupe). D'abord, on n'a pas conclu. On a fait des tas de choses, à un moment donné on s'est posé des ques¬tions sur le projet d'entreprise, le management des équipes, on a commencé à cons¬truire une charte et on n'est pas allé au bout de la construction du projet. Aujourd'hui, on se dit qu'on a bien fait. On n'a pas trop cédé aux incantations qui étaient autour de ces projets. Par contre, on a fait beaucoup de choses en management social, de développement social dans nos usines. On a incité les gens du développent social de tra¬vailler avec les gens de la sécurité. Ce type de réflexion dans l'élaboration participa¬tive du plan de sécurité relève de cette démarche. Aujourd'hui on n'a pas de démarche organisée, avec un corps de doctrine de management social, basé sur des idées socio¬logiques...il y a un tas de gourous qui reviennent à la mode, la théorie des gestalt, en ce moment, on suit cela avec intérêt...mais on est a priori assez prudent, parce que c'est la culture du groupe de ne pas rester en retard dans ces trucs là...Mais au¬jourd'hui on n'a pas de démarche organisée qui consiste à faire des corrélations mé¬thodologiques pré-établies entre des méthodes de ce type, et les sciences de l'ingénieur." (Entretien N.5)


Quatrième réponse - cela sert à traduire en langage des ingénieurs et techni¬ciens l'existence et la spécificité de l'homme :

"Pour les projets nouveaux, on a une équipe qui contient un ergonome et un psycho...et qui a développé un savoir-faire. Il y a des fois quelques incompréhensions entre les eux et les ingénieurs, il y a des tensions, mais ils avancent ensemble, dans le dialogue. C'est une question d'ouverture d'esprit. De plus en plus, on quantifie les accidents, on sait ce qui arrive chez les autres, et on connaît mieux ce qui arrive chez nous. On sait qu'on n'a pas la sécurité absolue. Nous sommes très modestes, nous savons tous que nous avons des choses à apprendre d'autres." (Entretien N.5)

.".Nous faisons con¬naître notre avis soit auprès des gens qui rédigent les procédures, soit auprès du site, soit auprès de la direction, des gens qui ont à savoir... Ce que je peux dire aujourd'hui, c'est que nous pouvons nous exprimer en toute liberté, et auprès de n'importe qui. De temps en temps cela crée quelques tensions, mais... notre action est comprise et, je pense, globalement ap¬préciée. Cela ne se fait pas du jour au lende¬main, inclure une équipe sciences humaines, nous sommes un des seuls cas, et nos rap¬ports avec les ingénieurs, jusqu'à présent, s'améliorent de jour en jour... peut-être aussi parce qu'on fait un effort pour nous adapter à la culture des ingé¬nieurs, parler leur langage, essayer de leur expliquer selon des schémas de pensée qu'ils comprennent, en particulier nous démarquer de nos collègues de la DER, que je connais très bien, et qui restent très atta¬chés à un lan¬gage marqué par des concepts d'ergonomie, etc..Il faut savoir dire les choses, on appelait cela la vulgarisation, je crois qu'il faut savoir s'adapter, dire les mêmes choses mais dans un langage compréhensible et admissible ...
Q : Comment vous voyez l'intervention des sciences humaines dans ces do¬maines?
- Je la vois très bien, parce que je me sens très à l'aise dans le travail que je fais, nous on vit avec ça, elle est écoutée, appréciée aujourd'hui, c'est le sentiment que j'ai, on a quelque chose à apporter dans la mesure où on est pédagogique, c'est-à-dire, être ca¬pable, sans trahir le fond, d'expliquer nos raisonnements et nos analyses dans un lan¬gage d'ingénieur, selon des modes qu'ils sont capables de comprendre. Pédagogique aussi dans le sens où il faut être patient. L'une des erreurs (débat à la DER), c'est que les "humanistes" se mettent en ghetto, avec leur pancarte,"on n'est pas com¬pris". Si c'est la stratégie, c'est une stratégie d'échec. Dans l'équipe ici j'ai eu des problèmes de cette nature. Se tenir à l'écart du système pour sauve¬garder ses valeurs de sociologue, de psychologue etc, parce qu'on ne voulait pas rentrer dans le schéma des ingénieurs. C'est tout bêtement en termes de sociologie, un problème de rapport de forces entre les petits et les grands. S'adapter, se faire accepter par le système, et agir de l'intérieur du système. C'est vrai que c'est au prix de compromis, et nous on doit être ca¬pables de comprendre les problèmes techniques. On a un tra¬vail à faire sur le professionnalisme, c'est un travail de réflexion, de construction de rai¬sonnements, qu'est-ce que le profes¬sionnalisme chez nous, quelles limites avec une procédure, avec l'automatisation,etc;( Entretien N. 2)


Ce problème de la traduction semble d'autant plus aigu que les spécialistes des sciences humaines qui s'intègrent dans les entreprises croient s'adapter à l'esprit des ingénieurs en leur fournissant pour chaque problème des solutions spécifiques.
"La sociologie, la psychologie et même l'ergonomie apportent une capacité de raison¬nement sur les méca¬nismes, que ce soient les mécanismes personnels, de l'individu face à son travail, les mécanismes des individus dans les interactions avec les autres; il faut avoir aussi un minimum d'investissement dans le manage¬ment, donc il n'y a pas au¬jourd'hui de produit tout fait qui sort de l'université. Les capacités de raisonnement qu'on acquiert sont plus impor¬tantes que les doctrines. Il faut examiner, chaque cas est différent." ( Entretien N. 2, SPT-DFH)

Or, il semblerait que la crédibilité des ergonomes et des autres spécialistes de sciences humaines serait plus grande auprès des ingénieurs s'ils énonçaient des "règles générales de l'humain", Que les ingénieurs appliqueraient ensuite eux-mêmes. Il est inutile de souligner encore une fois la vision scientiste et positiviste des sciences de l'hommes qui travaille l'imagination des ingénieurs. Si les sociétés humaines "fonctionnaient" selon des lois générales bien établies et reproductibles en laboratoire, il y aurait alors la pos¬sibilité d'une véritable ingénierie du social. Comme ce n'est pas le cas, l'ingénieur du social reste une métaphore à portée limitée.

"Q : Avant de construire les procédures, pour l'interface homme-machine, vous prenez en compte des connaissances accumulées à EDF, des études, compte tenu du compor¬tement quotidien des gens?
R : Assez peu. Il n'y a pas vraiment une partie conception ergonomique. On a affaire à des ergonomes, mais après coup.
Q : Pourquoi ?
R : Problème de langage. On a plus de difficultés à se comprendre, le monde des in¬génieurs et des ergonomes n'est pas forcément le même...Et puis, historiquement on a introduit les ergonomes après coup, et ils on pris l'habitude d'agir ainsi. D'un autre côté, je n'ai pas d'expérience où les ergo¬nomes...on arrive plus souvent à s'entendre en parlant (la critique) d'un existant, que de garder des enseignements pour la concep¬tion. (mais indi¬rect) Au niveau de la mise au point, c'est pris en compte. Ce qui m'a semblé aussi avec les ergonomes... cela manque d'une approche plus théorique. Les ergonomes sont capables de répondre sur un point très précis, mais je n'ai pas encore vu de principe général, qu'on puisse appliquer systématiquement à la conception (par exemple : vous ne devez pas poser plus de dix ques¬tions à la suite...) Ou des choses plus ... sur ce qui est difficile à appréhen¬der, c'est qu'à la conception on a parfois des choix à faire entre des sys¬tèmes un peu plus lourds, qui semblent plus logiques, mieux structu¬rés...est-ce qu'il vaut mieux ce système-là, qui est mieux structuré mais plus dif¬ficile à appliquer, ou bien un système plus facile à appliquer, mais qui restera plus fouillis, moins pragmatique, plus difficile à expliquer...
Q : moins intéressant esthétiquement pour l'ingénieur...
R : qui séduirait moins d'un point de vue esthétique l'ingénieur.
Q : On dit que les ingénieurs sont très satisfaits de ce qu'ils font, qu'il considèrent comme étant la meilleure manière rationnelle de résoudre un problème...
R : Je ne pense pas qu'on puisse le dire pour tout le monde, cela dépend de l'ouverture des individus. Mais il y a une espèce de "solidarité culturelle", on partage un peu tous la même culture, le même goût esthétique. A un moment donné il peut y avoir une solu¬tion qui peut plaire esthétiquement à tous les ingénieurs et laisser complètement froids les ergonomes. Ce sera difficile pour eux d'imposer leur point de vue, ce n'est pas for¬cément un refus de l'autre...c'est un gros défaut, que ce qui est conçu par les ingé¬nieurs ne soit pas à utiliser par des ingénieurs." (Entretien N. 4, SEPTEN)

Le choc entre les spécialistes de l'humain et les ingénieurs peut aboutir à des malenten¬dus comparables à ceux qui se produisent entre les ingénieurs et les opérateurs :

"Je pense que on fait travailler des personnes qui sont ce qu'elles sont, on ne va pas aller décortiquer leur vie, leur façon de voir les choses... mais on s'aperçoit que ce qui est important c'est comment travaillent ces per¬sonnes ensemble, et comment elles s'insèrent dans une grande organisa¬tion. C'est peut-être pas pour essayer d'améliorer maintenant, mais pour comprendre, pour plus tard. Mais à ce moment-là, c'est de la Recherche. Ici, on ne prend pas de décision..on fait des propositions de ré-organisation d'équipes (pour un problème de manutention combustibles), dans les ins¬tructions qui ont été envoyées sur les sites cela a été enlevé...parce qu'on considérait que l'organisation c'était du ressort des sites...mais cela évolue. Parfois, on est mala¬droit...si on dit il faut des gens qui aient un niveau de qualification plus élevé, cela se transforme en "il faut embaucher des BTS", forcément les gens qui y sont déjà réagis¬sent mal. Pour empêcher le blocage par les niveaux hiérarchiques intermédiaires, l'idée du chef d'exploitation a été de créer une nouvelle "race" d'homme qu'on injecte au milieu du système et qui doit déstabiliser le système parce qu'investi d'un pouvoir supérieur à celui qu'on avait avant.. c'est à voir, mais si on n'a pas préparé le terrain...
Le problème maintenant c'est que pour beaucoup de lignes hiérarchiques, culture sû¬reté, cela veut dire organisation. On va mettre en place des con¬trôleurs, des gammes de requalification, tout un ensemble de filets de protection, pour se donner bonne con¬tenance, pour dire "il y a un système qui fait que...". Les gens qui travaillent en des¬sous, ils voient peut-être plus une implication personnelle, il y a un décalage. Au des¬sus, il y a les autorités de sûreté, qui vis-à-vis du grand public veulent pourvoir dire"on a mis en place telle personne qui est chargée de contrôler.."( Entretien N. 3, SPT-DFH)

La culture de sûreté, telle que nous l'avons décrite dans l'organisation, serait-elle le ré¬sultat d'une traduction ratée ? (un malentendu). Ou alors une réappropriation en "langage-ingénieur" d'intentions humanistes à l'origine ? (on se souvient qu’une des spécificités du langage des ingénieurs que nous avons pu remarquer consiste à suppri¬mer les prépositions. Ainsi, la culture de sûreté devient rapidement culture-sûreté. Le langage d'ingénieur devient le langage-ingénieur.)

Cinquième réponse - cela sert à produire des alliances stratégiques par la re¬cherche-action, afin de modifier les orientations et les pratiques de l'organisation

Une conception très élaborée du rôle des sciences sociales dans l'entreprise nous a été fournie par le directeur de l'Equipe de Prospective de la RATP (Entretien N. 7) . Après avoir situé historiquement la création de cette équipe à la RATP, notre interlocuteur s'est livré à une analyse très détaillée de la Recherche en entreprise. ce n'est pas d'un compromis qu'il s'agit, mais d'une stratégie réfléchie pour s'assurer des résultats au sien d'un rapport de forces défavorable. Cette stratégie est le fruit d'une synthèse entre les intérêts propres de la "science", de la connaissance, et les nécessités stra¬tégiques (d'une part vis-à-vis de la direction de l'entreprise qui est la condition d'existence d'un groupe de recherche, et d'autre part vis-à-vis des opérationnels du terrain. Le but de cette stra¬tégie est d'acquérir l'autonomie de la démarche de recherche définie en termes opéra¬tionnels pour faire profiter à la RATP des acquis en sciences sociales. Pour ce faire, il fallait traduire la problématique "scientifique" (de recherche) dans les termes straté¬giques de la direction et dans les termes des des¬tinataires opérationnels, techniciens pour la plupart. La solution a été de préserver une certaine au¬tonomie de la définition théorique des sujets de recherche, comme condition de préservation de la substance de la démarche, mais sans au¬tisme disciplinaire. Pour que la démarche ne soit justement pas emportée dans la contingence stratégique, il a fallu la définir en termes de savoir, de connais¬sance, alors même que la stratégie de la direction impose un alignement de la recherche sur les be¬soins conjoncturels immédiats. Il fallait créer un besoin de science, et un besoin de consultation de ce groupe dans l'entreprise. La recherche-action est une formule qui permet de détecter sur le terrain les personnes intéressés par un sujet, asso¬cier à la recherche du début à la fin. e sociologues de re¬nom ont ainsi travaillé pour la cellule prospective de la RATP, et dans la pratique cela a abouti à des résultats concrets : la réflexion sur concept de réseau, par exemple, a donné lieu à une modification de la vision de la RATP, qui ne privilégie plus comme par le passé la ligne, la circulation, mais les points, les noeuds, les arrêts (les noeuds d'échange). Le paradoxe de cette dé¬marche est de pré¬tendre à une véritable place de la recherche, sans mépriser pour autant l'opérationalité, mais sans s'y soumettre non plus. La soumission totale à la contin¬gence stratégique de la direction fait perdre jusqu'aux objectifs d'opérationalité de la recherche (puisqu'elle y perd son identité).





Conclusions et propositions
La définition de l’humain est un acte stratégique
La réalité et la place de l'homme ne sont, en effet, pas des données, mais un enjeu. Il faut que les spécialistes de l'homme se battent pour une autre définition, autonome et première de l'homme, mais cela implique de sortir en partie de la “grandeur indus¬trielle”, ou tout du moins cela exige que les tenants de celle-ci acceptent de transiger sur l’universalité des critères de leur monde local. Qu’ils admettent qu’on ne peut dé¬ployer la connaissance de l’humain dans le seul registre de l’efficacité technique, né¬cessairement machinique, y compris pour définir cette efficacité. Cela im¬plique qu’ils acceptent de constater que le facteur humain n’est pas humain, ou en tout cas qu’il n’est pas le tout de l’Humain.
Redéfinir l’objet à partir d’une position plus autonome.
La question des rapports hommes/ machines est souvent posée de manière fonction¬nelle, technique : "l'ergonomie est liée à l'utilisation de l'outil par l'opérateur dans les meilleures conditions et avec la meilleure efficacité".(Montmayeul et alii).C'est l'impératif d'opérationalité qui le veut. Mais un service de recherche doit aussi avoir ses objectifs propres, qui doivent maintenir la tension entre les nécessité immédiates de l'entreprise et les nécessités du savoir proprement dit, et ceci dans l'intérêt même des objectifs d'un service de recherche dans une entreprise. Tous les impératifs ne peuvent pas être sur le plan de la productivité immédiate, sinon cela revient à couper à la racine les possibili¬tés mêmes d'un véritable savoir sur la réalité. Si tel est le but, ce qui reste à prouver : car la fonc¬tion d'un service dit “de recherche” peut être multiple : répondre à la dernière mode lancée par les autorités de sûreté, prestige, etc.
Il s'agit de repartir de nécessités formulées en termes de connaissance (intérêt socio-anthropolo¬gique des sujets traités).
Il faut donc en finir avec le Facteur Humain et avec la culture de sûreté:
Tout du moins comme source conceptuelle de la recherche, même s’ils restent intéres¬sants comme “cas exemplaires” de production sociale de représentations. D’autres con¬cepts doivent être trouvés, dont le départ et la diffusion ne peuvent pas être hiérar¬chiques mais discutés dans une transaction beaucoup plus large, y compris par les gens de sciences humaines, et dont les implications symbo¬liques et institutionnelles soient en accord avec un véritable intérêt de connaissance pour l'ensemble humain.

La position du chercheur est immédiatement confrontée aux topiques sociologiques des acteurs eux-mêmes, qui, comme l’ont montré les ethnométhodologues, ne sont pas plus naïves ni profanes que celles des sociologues professionnelles. Elles sont simplement stratégiquement différentes. Par exemple, la dichotomie constatée dans l'organisation entre "hautes sphères" et "terrain" et culpabi¬lité des uns par rapport aux autres : Qu'est-ce qui fait que cette dichotomie est intériorisée (même par des anciens du terrain), est-ce une idéologie? un déficit de réel? une valorisation de l'acte de production? Une dé¬finition du terrain, comme territoire de l'action vraie, par rapport à l'action fausse de la réflexion ? Est-ce acceptable pour un sociologue, sans analyse critique de son implicite ?

En tout cas, sur le terrain lui-même, la libération du point de vue est à la fois intéres¬sante pour la recherche "fondamentale" sur les sociétés contemporaines (dépasser les questionne¬ments stériles des apôtres du "destin technologique") empreintes de tech¬nique, et pour l'entreprise qui est au coeur de ces questions, et dont les connaissances sur l'interaction homme/machine sont soumises à l'impératif d'efficience, qui les enfer¬ment souvent dans d’insolubles paradoxes et les enfermements sado-masochiques où ils conduisent quand l’injonction est maintenue.
Quelques exemples : l'événement vécu par l’opérateur n’est pas une catégorie seule¬ment “locale” ou définie par un statut. Il est rupture du quotidien et du même coup épreuve du modèle cosmologique implicite en vigueur dans telle ou telle culture (celui de la “montre” bien remontée qu’est la société pour Diderot et qui peut se détraquer avec un choc, ou celui du “papillon qui tape du pied” et change le climat, etc.). Les no¬tions de vie quotidienne, les rythmes peuvent nous renseigner sur la définition philoso¬phique de l'événement. S’agit il d’un temps continu, linéaire ou d’un temps fragmenté (circulaire?). Que signifie par exemple le "temps supposé réel" par rapport au "temps fictionnel" du simulateurs? De même , le rapport à l'espace : dans la salle de com¬mande, dans les interstices, les couloirs, les barrières, le milieu ouvert, le rapport au centre, l’espace intersubjectif, communautaire, et sa fermeture par rapport à l’espace social plus large ? Dans tous ces problèmes concrets, c’est toujours de grandes catégo¬ries de présence au monde dont-il s’agit, et qui mettent en question toute la culture in¬terne et externe , comme univers, même si cette mise en question est balbutiée à mi voix ou dans le for intérieur de quelques individus qui se pensent isolés. Parler de “point de vue” de la recherche signifie donc -non pas une académisation du pro¬blème- mais plutôt une retrouvaille avec toute la complexité d’un problème réel, en partie occulté par le carcan d’injonctions nécessaires mais réductrices, en provenance d’un certain milieu, de certains acteurs, de certaines subcultures.

Les sciences humaines ne doivent pas démissionner comme sources de cette défi¬nition.
La question du point de vue et de la perspective est d’emblée posée. Ainsi , mener une réflexion sur le système socio-technique, cela veut -il d'abord dire se placer du point de vue d’une société d'objets techniques, ou vivre en société humaine avec des machines ? Le fait même d'insister sur cet aspect est révélateur de la tension homme /machine dans l'entreprise.
La question du "modèle de l'homme" comme homme concret , ou comme l'homme-modèle ( dans quelle mesure est-il parent de la machine ?) se trouve constamment et prati¬quement posée : quel homme modèle est sous-jacent dans une société où les objets techniques sont à la place d'honneur? Et inversement, quel est le statut anthropologique des objets techniques ?

Si nous acceptions en tant que sociologues la suggestion d’un humain de pure compé¬tence ou de pure performance neuronale, ce serait une démission dramatique de la pen¬sée, en substituant à la recherche de la construction sociale du sens, la sémantique par¬ticulière de l’efficience, et en la généralisant à l’ensemble du fait social .
De ce point de vue, il y a un rapport étroit entre ce qui se passe à EDF et ailleurs dans le champ de la technoscience : la présence de Jean Pierre Changeux à la tête des ins¬tances de l’Ethique nous pose problème dans la mesure où il s’est toujours efforcé de faire l’impasse sur le palier spécifique du symbolique, dans sa définition de l’Humain. De même, Bruno Latour nous semble représenter le paradigme même d’une “épistémologie pour l’ingénieur” qui démissionne de son devoir d’autonomie, en tra¬vaillant à confondre nature et culture, machine et homme (dans ses derniers ouvrages “Aramis”, et “Nous n’avons jamais été modernes”), car cela revient, (même avec charme et subtilité), à rapatrier le continuum socio-naturel dans la métaphore cyberné¬tique.
Or rien ne nous dit que le modèle de la société globale (si cela existe, ce qui n’est pas évident, malgré les efforts des ingénieurs orbitaux pour nous faire croire à un système climatique global et à un nouvel ordre météorologique mondial, etc.) puisse se ramener à la métaphore de la machine, qu’elle soit prise du côté de la commande (entreprise) ou du côté de l’exécution (travail). Au contraire, tout nous incite à penser que l’aspect ou¬vert et foisonnant de la vie sociétale infléchit la trajectoire des groupements qui tentent de se fermer autour d’une technologie, ou même de la seule technologie comme en¬semble d’alternatives. Cet aspect ouvert (bien au delà de l’idée de système dissipatif) contribue à remettre en cause en permanence les métaphores utilisées par les acteurs qui y construisent leurs intérêts de corps ou de coalitions. Avoir conscience de cela peut éviter -peut-être- le blocage des transactions nécessaires pour une évolution plus harmonieuse du “fait EDF” dans la société, y compris en termes de limitation des risques techniques.

Il faut s’appuyer sur une théorie spécifique de la culture humaine.
Pour cela, il faudrait s’appuyer sur une véritable discipline de la culture humaine, et de ses conditions de distinction (symbolisante) avec la machine et le reste du vivant.
Le rapport homme-machine, par exemple, s'inscrit dans le rapport plus général entre l'homme et l'environnement non-humain (les objets, la matière, la nature). La richesse de cette exploration est infinie. Nous partageons des valeurs et les représentations de la culture globale.

Nous prenons ici position dans le champ sociologique (qui est tout sauf homogène) en assumant qu’une épistémologie autonome (ni pour ni contre l’ingénieur) se doit d’affirmer le caractère spécifique et irréductible de la culture humaine, y compris dans son aventure scientifique et technique, comme aspect de son aventure en général.

Nous avons proposé dans un document intermédiaire destiné à la discussion en sémi¬naire quelques éléments d’une telle théorie (et nous en reprenons très succinctement l’esquisse dans le schéma “tétralogique” présenté en fin de rapport). Rappelons sim¬plement ici qu’une théorie de la culture doit tenir compte de la façon dont le symbo¬lisme langagier force l’humain à se séparer de la réalité en instaurant une barrière de mots, puis à se séparer à nouveau des mots en éprouvant leur dérive imaginaire sans fin, et en renonçant à vérifier leur totale adéquation aux choses, découvrant du même coup l’expérience du “signifiant”. Cette double séparation culture-nature permet para¬doxalement à la culture de ne pas se piéger dans les mots (par exemple dans le mot “culture de sûreté”, répété mille fois). Mais cette même double séparation constitue l’expérience culturelle en champ polarisé en même temps ou successivement par les quatre lieux qu’elle organise en s’effectuant. Nous les avons signalé par les quatre allé¬gories grecques de Mètis, Epistémê, Thémis et Tychè.
Rien de métaphysique dans cette tétralogie, qui prétend seulement exprimer l’effet mi¬nimal de culture aussi bien chez les individus que chez les groupes :
En produisant la séparation mots-choses, toute culture met en effet en opposition un réel (qui reste indicible, et que même les maths ne peuvent cerner) et une image de ce réel, approchée par des repères. Le réel, c’est ce que les Grecs appelaient Tychè, le hasard incalculable, et l’image, c’est Mètis,(la déesse de la gestion des contraires, de la lutte de prestance) au sens du conflit des identités en miroir. C’est en effet autour des mots que nous donne la culture pour dire nos noms, définir des choses, des trajectoires, que nous sommes captivés, saisis dans la terreur de disparaître. La grande question de l’emprise, du pouvoir, de la tendance à tout couvrir jusqu’aux confins (un EDF univer¬sel ?) se situe dans cet effet culturel fondamental, de même que la catégorie de gens de pouvoir qui, plus que les autres vivent de cette passion et de cette peur de l’effacement de leur marque.
Mais la culture, nous l’avons dit, a un deuxième effet immédiat, contemporain des deux autres : elle constitue l’acte de nommer, de placer les mots sur les choses en “doute”. Car, qui nous assure que ces mots représentent adéquatement les choses, rendent bien compte de la réalité ? Nous entrons ici dans la démarche de savoir, dans le questionne¬ment qui a aboutit, par des prodiges de subtilité et de rigueur, à la science actuelle. C’est Epistémê, qui jamais ne s’épuise, car toujours elle remet en doute ce qu’elle a avancé comme intangible, y compris la meilleure procédure, le meilleur système, le meilleur calcul. Enfin, la culture, c’est le partage social des discours, des mots : Thémis, la dimension politique, la recherche de l’équité, la dénonciation de l’injustice, la recherche de la justesse.
Qui ne voit, en y songeant un moment, que toute culture oscille entre ces quatre polari¬tés, les entrecroise, les allie ou les sépare, met l’accent sur l’une ou sur l’autre ?
Nous croyons que la culture industrielle prévalant à EDF s’appuie également sur quatre pôles (ce que démontre étonnamment, et de façon non préméditée), dans les quatre fonc¬tions politiques (thémis), pragmatique (tychè), technique (épistémê) et éthique (métis) que nous avons décelées à propos de la culture technique dans les témoignages de nos interlocuteurs. Mais bien évidemment, le pôle de Métis, du pouvoir traduit dans la vo¬lonté de convaincre, de manipuler, d’influencer, d’imposer une conception s’est révélé prééminent. De même, le pôle “épistémê” dans sa recherche fébrile de traduction de l’humain et de la machine par le biais du calcul et de la numérisation est très puissant . EDF pourrait même ici être représenté par un champ où le bipôle Epistémê-Métis l’emporterait sur le débat politique (thémis) et sur la pragmatique qui doit gérer les écarts entre le prescrit et le réel (avec son grand rire, si exaspérant pour les norma¬teurs). Nous reconnaîtrons toutefois que l’amplitude du risque nucléaire a certainement poussé EDF à ne pas se refermer sur une culture de la pure norme (comme celle du règlement de la SNCF), et à accepter une petite niche écologique à Tychè. Nous suggé¬rons également que la tétralogie de la culture peut être transposée sur un schéma de la culture des risques.
Nous ne développerons pas davantage ces éléments ici, mais nous proposons d’en tenir compte comme d’une piste très fructueuse pour la théorisation des phénomènes cultu¬rels en général et dans notre domaine, ainsi que pour la configuration de modèles his¬torico-herméneutiques très vraisemblables, pouvant servir tous les acteurs désirant comprendre (avant d’exploiter les ressources des sciences humaines).

L’idéal de culture de sûreté s’explique dans une théorie plus large de la culture.
En adoptant ainsi un point de vue plus autonome, plus soucieux de la théorie culturelle qui montre la manière dont les convictions se “polarisent” dans des champs de repré¬sentation du rapport homme-machine-nature, on pourrait en effet s'apercevoir que les différentes représentations de la place de la machine ont des conséquences décisives pour la sûreté.
Il serait intéressant d'interroger le rapport à la ma¬chine dans ces différentes subcul¬tures. Le "modèle de l'homme" implicite en ressortirait indirectement, mais de façon plus précise. Car c’est d’un certain rapport culturel à la machine qu'est issu le Facteur humain, puis d'un type d'organisation socio-technique par facteurs convergeants. Or, le "transfert des propriétés" de l'homme à la machine est en lui-même un enjeu qui fa¬çonne des représentations et l’ on peut montrer quelles subcultures de métier cela pro¬duit, comme “déformations locales” d’une structure générale de la culture..
Le conflit des représentations est interne à la culture
Ces représentations se stratifient en effet dans l'organisation en fonction de la position (site) que l'on occupe : instrument de travail, création/conception, faire-valoir de puis¬sance, puis en fonction de la formation/éducation, du temps d'interaction (cultures de métier) . Ce rapport est constamment tendu par l'enjeu permanent du trans¬fert possible des compétences (par opposition aux qualités), de l'homme à la machine, et inverse¬ment, de la projection sur l'homme des attributs de la machine. Ces enjeux, même (ou surtout) non-explicités (sauf dans les sphères de débat sur l'automatisation) et non né¬gociés, peuvent entraîner des conduites de défi, de dépit, de concurrence dans l'auto-dé¬finition de la “supériorité” hu¬maine (attribuée aux concepteurs, par exemple).
On serait ici dans une situation de prééminence du pôle “métis”, de la lutte de prestance qui pousse à des positions ennemies dans l'organisation, pour l'homme contre la ma¬chine, et inversement ? Quel est le sens de l'interrogation sur l'effet de l'introduction des nouvelles technologies sur l'organisation, si ce n'est qu'il y a changement objectif, irrésistible, d'un côté, et adaptation nécessaire ou résistance au changement, de l'autre ?Ce sont deux positivismes qui s'affrontent, d'un côté tout est dans l'homme (ou la so¬ciété), de l'autre tout est dans la machine : c’est la théorie des deux cultures, celle-ci prévalant du fait même d’une insistance sur la question de l’agonique, de la relation stratégique et du pouvoir.


Cette approche n’est pas aveugle : elle permet de saisir des “dessous” aux affichages de bonnes volontés ou d’utilitarismes sans ombre.
Parce qu’il n’existe sans doute aucun “pur” discours, aucun “système de valeurs” pu¬rement positif, patent, l'investigation pourrait aussi mettre en évidence un rapport am¬bivalent à la machine : -un rapport toute-puissance/faillibilité : ceux qui la conçoivent ne sont-ils pas, de façon latente, ceux qui en doutent le plus? Ne veulent-ils pas aussi déstabiliser la confiance des agents, en même temps qu’ils affirment la conforter?
-Un rapport chose morte/animée : la machine ne se manifeste-t-elle pas à ceux qui la côtoient tous les jours comme une forme spéciale (et plutôt inférieure) de vie qui les “absorbe” dans sa simplicité fascinante?

Cela dit, les eaux troubles de l’agonique ne suffisent pas à définir toute une culture, pour la bonne raison, qu’elle doit également trouver des solutions aux apories que la réalité impose à ses jeux et à ses doctrines. Par conséquent, Quoi qu’il en soit de ces dominances, personne ne peut échapper au problème de la transaction entre les diffé¬rentes cultures techniques. Si un langage partagé soutient une définition de la culture, quels en sont les rapports avec différents langages, et notamment les différents lan¬gages de métier et la façon dont ils envisagent chacun le monde en perspective de leurs objets?
C’est la question de Thémis, que Thévenot et Boltanski ont notamment traitée dans leur thèse sur “la justification”.
Mais cela ne suffit pas encore : il nous faut aussi traiter de cette lancinante et passionnante question des limites du cognitif, de l’ouverture asystémique du monde, et des formes non classiques de rencontre plus ou moins heureuse (même si non “maîtrisée”) avec le réel. Et il faut enfin, aller à la rencontre faciale avec l’indéterminé (Tychè) et ce qu’il implique de prudence lorsque la prestance s’est affaissée, et que nous ne pouvons plus troquer l’inquiétude des autres contre “notre” honneur d’ingénieurs ou de mili¬taires (de maîtriser le risque majeur). Alors l’astuce et l’ingéniosité doivent se remettre au travail entre les sillons du pouvoir pour “bricoler” quelque arrangement nouveau avec l’indomptable réalité, et la présence de cette indomptabilité dans l’Humain, même si cela doit impliquer des changements culturels importants, bien au delà de l’entreprise.


°


° °

Annexe.
Deux applications de la théorie du symbolique à deux aspects de la société contemporaine : le rapport Nature/culture et le risque de société.





Culture de sûreté, ou
risque pour la culture ?
(“L’apport de la sociologie à la compréhension des pro¬blèmes de fiabilité humaine en contexte de risque technologique”)

Table des Matières
Préambule 2
Notre méthode 5
Chapitre I. La culture de sûreté 10
1.1. Les définitions de la culture de sûreté : langage commun, homogé¬néité des connaissances de base, méthode. 11
-Définition de la culture de sûreté au SPT (position militante et position hié¬rarchique de responsabilité) 12
-Définition de la culture de sûreté au SPT (position critique, position hiérar¬chique sans commandement) 13
1.2. Culture de sûreté : ce qui est, ce qui doit être. 15
1.3. Le modèle de la diffusion serait une culture commune au SPT. 17
1.4. Des usages de la culture de sûreté. 19
Chapitre II. L'Organisation sociale de la sûreté 21
2.1.La définition de la sûreté 21
-Le rôle libérateur de l'organisation 24
2.2. La nécessaire division du travail et l'organisation 27
- Les contraintes extérieures (autorité de sûreté, opinion publique). 27
-Les contraintes techniques . 29
2.3. La décision et la responsabilité 32
-La responsabilité partagée 32
-La responsabilité diffuse 34
-La culture de sûreté : stratégie de partage des responsa¬bilités 36
Chapitre III. Perception de la mise en oeuvre pratique de la sûreté 40
3.1. Les procédures et les consignes : intérêt et limites 41
-A quoi servent les procédures ? 41
3.2. L'écart entre l'action prescrite et l'action réelle 46
3.3. Les causes de l'écart et les moyens d'y remédier 49
-L'humain comme facteur permanent d'écart 52
La culture de sûreté : dépassement de la contradiction entre respect des pro¬cédures et mobilisation des savoirs-faire. 54
Chapitre IV. La place de l’Homme et l’Automatisation 54
4.1. La rhétorique de “la prise en compte de l'humain” 55
- "on ne peut pas tout automatiser" 63
-L’humain est défini “par défaut”. 63
-Les humains sont aussi des “automatiseurs menteurs” 63
-"Il n'est pas rentable de continuer à améliorer la sûreté des installations". 64
4. 2. Le transfert des compétences : vecteur de la machinisation de l’homme ? 65
-Compétence au travail, et machinisation de l’homme 66
Qualités comparées de l'homme et de la machine 70
L'homme n'a pas la régularité de l'automatisme 70
L'homme ne peut traiter qu'un ensemble limité de données à la fois mais il possède la mémoire sociale (l'expérience et sa transmission) 71
La machine sait reconnaître son incompétence 71
En équipe, l'homme ne pratique pas le recoupement de l'information, qui est l'équivalent de la redondance dans le domaine des installations : 71
L'improvisation en situation accidentelle non prévue et le conditionne¬ment, mode de réponse réflexe en situation normale (prévue) 72
La vigilance/ veille permanente de la machine (qui n'est jamais distraite) 73
L'homme a des capacité d'analyse et de décision que la machine n'a pas. 73
Les qualités spécifiques de l'homme sont toutefois contradictoires en partie avec celles qu’implique la métaphore machinique 74
-Peut-on faire confiance au Facteur humain ? 75
4.3. Eux et nous : l'affrontement des cultures techniques : les représentations de l'opérateur. 76
- le rondier comme cible privilégiée de la culture de sûreté (en tout cas, l'exemple type "d'inculture" de sûreté) 77
- L'opérateur en général peut être source d'erreur par son comportement na¬turel spontané: 77
- l'opérateur a une vision limitée de l'ensemble technique: 78
- l'opérateur est un individu qui doit connaître l'automatisme de l'intérieur pour pouvoir le surveiller (qui doit pouvoir être intégré à l'automatisme à la manière d'un rouage) 78
L'esprit des opérateurs ne peut recevoir que des choses simples : 78
- l'opérateur a un rapport affectif à la machine. Il est en général sujet à une forte affectivité (sinon à des blocages culturels) 79
Chapitre V :Les sciences sociales dans l’entreprise à risque. 82
L’entreprise est-elle une société ? 82
La sociologie des risques ne peut-être qu’une sociologie générale. 83
5.1. A quoi servent les sciences sociales ? 84
Première réponse : - à rien : tout est déjà sur le terrain. 84
Deuxième réponse : - cela sert à concevoir des instruments de maîtrise de l'incertitude intro¬duite dans le système technique par l'homme 85
Troisième réponse - cela sert à définir un management efficace. 86
Quatrième réponse - cela sert à traduire en langage des ingénieurs et techni¬ciens l'existence et la spécificité de l'homme : 87
Cinquième réponse - cela sert à produire des alliances stratégiques par la re¬cherche-action, afin de modifier les orientations et les pratiques de l'organisation 91
Conclusions et propositions 92
La définition de l’humain est un acte stratégique 92
Redéfinir l’objet à partir d’une position plus autonome. 93
Il faut donc en finir avec le Facteur Humain et avec la culture de sûreté: 93
Les sciences humaines ne doivent pas démissionner comme sources de cette défi¬nition. 95
Il faut s’appuyer sur une théorie spécifique de la culture humaine. 96
L’idéal de culture de sûreté s’explique dans une théorie plus large de la culture. 98
Le conflit des représentations est interne à la culture 99


Lundi 31 Août 2009 - 15:28
Mardi 15 Septembre 2009 - 20:41
Denis Duclos
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