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séminaire de SORISTEC









Science ou civilité ?

(Analyses sur les enjeux de pouvoir autour
de la technique et de ses risques)




Travaux du Groupe de recherche 949 du CNRS :
“Sociétés et Risques technologiques”
(SORISTEC)
1990-1995



Tome 1






















Préambule
Introduction
Les sociétés face à “l’avenir ’ouvert”


L'interaction entre les études de terrain et la réflexion de fond ont conduit plusieurs chercheurs à poser la question du risque technologique pour l'environnement naturel et humain, comme un enjeu fort à la fois pour la société, mise en cause dans son axiomatique de fonctionnement et d'idéal, et pour la sociologie ébranlée dans ses paradigmes fondamentaux.
Il ne s'agit donc pas d'élaborer une énième sociologie spécialisée après tant d'autres sous-disciplines liées à un problème généralement traité dans les termes de l'administration de référence qui s'en préoccupe, mais d'utiliser la thématique du risque et de l'environnement comme un lecteur de la crise épistémologique des sciences sociales, elle-même symptôme d'une interrogation sociétale plus vaste sur les buts de l'action organisée en vue de l'utilité et de l’efficacité technique.
Placés par la modernité au coeur même de ce qui motive ses actions de transformation de l'univers, les ingénieurs, les scientifiques, les industriels et les administrateurs du risque sont les premiers à éprouver l'angoisse des limites de cette axiomatique, après deux ou trois siècles de fonctionnement enthousiaste. C'est en négatif, en creux, que se manifeste chez eux l'appel à une ressource cachée que recéleraient peut-être les cultures humaines pour maîtriser leurs propensions à générer le désastre. J'ai pu ainsi me rendre compte au cours des enquêtes menées en milieu professionnel que lorsque le monde technique découvrait sa propre crise et acceptait, dans certaines conditions, de la dévoiler au sociologue, c'était au prix d'en propager l'inquiétude bien au-delà de ses murs. Et si les ressources classiques de la sociologie pouvaient suffire pour expliquer certaines difficultés de l'organisation face à la complexité (C.Perrow), ou certains aspects tourbillonnaires de l'adaptation sociale à la découverte et à l'incertain (M.Callon, B.Latour), pour rendre compte de la division sociale des attitudes face au risque (M.Douglas), voire pour comprendre l'incertitude comme enjeu stratégique (M.Crozier, F.Pavé) ou encore pour saisir l'erreur humaine comme construction sociale, il fallait maintenant aller plus loin, et confronter la discipline à la question même du péril technologique comme problème de société : c’est-à-dire comme modèle de culture symbolique, comme forme démocratique, ainsi que comme rapport de pouvoir et d’emprise sur la nature.

Cette question surgit telle quelle de la bouche même des acteurs du risque, lorsque parcourant les topologies qui leur servent pour se repérer dans le monde (division du travail, échanges d'utilités, compétence technique, calcul, équivalent monétaire des risques, identités et cultures professionnelles du risque, espace public, etc), ces acteurs témoignent de la présence d'un vide à la place où certaines régulations désormais indispensables pourraient être possibles. Car si le calcul du danger vient à achopper sur sa propre indécidabilité, si la fierté professionnelle en vient à tourner en aveuglement structurel sur soi-même et sur son rapport à autrui, si la loi et le règlement deviennent inapplicables par impossibilité d'imputer la faute à une civilisation entière, si l'assurance devient impensable pour un dommage planétaire, si le marché de nuisances (que certains économistes prônent parfois) prend un tour absurde au-delà de certaines quantités, si l'institution nationale et internationale voit monter son niveau de blocage bureaucratique à mesure que s'élève l'échelle des problèmes à résoudre, où donc fonder les bases d'une entente minimale pour éviter la catastrophe ?

Au fond, quand la société globale (voire mondialisée) doit régler le problème de sa coextension à un substrat naturel (comme l'évoque M.Serres, longtemps après K.Boulding), et que cela ne concerne plus seulement de grands super-acteurs internationaux, mais chaque contributeur local voire individuel à une pollution de portée générale, que se passe-t-il ? Comment fonctionne alors le lien social ? Quelles ressources apporte-t-il dans une action qui dépasse le jeu stratégique puisque chacun sait à l'avance qu'à un certain point cela deviendra un jeu à somme nulle avec pertes inacceptables pour tous, et que cela transcende nécessairement les difficultés et les biais culturels ou cognitifs de la perception ?
Ces questions importent parce qu'elles correspondent à une période où les nations industrielles ne savent plus que faire de leurs déchets, où l'explosion démographique n'est pas sans impacts à échéance rapprochée, et où les conséquences d'un effet de serre commencent peut être à se faire sentir. Elles importent aussi parce qu'elles nous placent devant certains aspects irrésolus de l'activité sociale à des échelles plus réduites. Du village à l'entreprise, en passant par le service de bureau ou l'association de parents d'élèves, le lien social fonctionne toujours en partie grâce à la ressource non stratégique du symbolique et de la place qu'il réserve -par construction- à ce qui n'est pas encore mis en règle au-delà de l'ordre goffmanien de l'interaction ou de l'agir communicationnel (qui supposent l'un et l'autre des compétences préétablies).

Nous touchons aussi là aux phénomènes associés à la religiosité : la dérive actuelle des peurs et des sollicitudes environnementales, la “redécouverte” de la nature, comme essence mise “à risque”, nous rappellent ce qu’il y a vingt ans Clément Rosset nommait le “naturalisme” comme fondement permanent de la métaphysique . Que nous ne puissions aujourd’hui nous débarrasser de la question du risque sociétal (planétarisé) ne signifie pas que nous devions nous laisser -comme observateurs critiques- envelopper par un sentiment de perdition et de nouvelle salvation. La discussion sur l’artificialisme et sur la destinée humaine “libre de toute nature” revient donc à propos du risque comme un point d’ancrage aux grandes questions philosophiques que le sociologue peut étudier comme significatives de son champ.. tout en participant à leur avancement.



Dans le projet que nous tentons de réaliser en collaboration avec les autres membres du Groupe de Recherche “Sociétés et Risques technologiques” (949) , nous avons déterminé 9 thèmes distincts (8 spécialisés, un transversal), les éventuels domaines de recherche et de débat scientifique à conduire sur la base des résultats acquis. Quelques commentaires peuvent illustrer ce que pourrait être le contenu de chacun d'entre eux.


THEME I . La Science et l'établissement du péril :
de la controverse à l'incertitude.

Le danger ne devient pas impunément un objet de science. Lorsque cela se passe, cela entraîne en même temps une visibilité plus grande des mécanismes de la science (discussion d'un protocole de recherche, critères de financement et de découpage disciplinaire, etc) et un facteur de "bousculement" de la science normale : l'accident est un fait qui ne rentre jamais complètement dans les schémas établis. C'est un stimulant à la recherche, mais comme il prend par surprise, c'est aussi un déstabilisateur des positions de savoir, un enjeu de combat interdisciplinaire : et de ce fait, la controverse de plus en plus bruyante qui se manifeste (la dioxine est-elle ou non dangereuse ?, les radiations à faible niveau entraîneront-elles des cancers supplémentaires?, l'environnement des usines chimiques constitue-t'il un risque sanitaire pondérable ?, l'augmentation du CO2 amorce-t-elle un effet de serre et quand? , de quoi exactement sont mortes les victimes de l'isocyanate à Bhopal?, etc..) A travers ces controverses, ces errements publics, la science apparaît plus que jamais un corps social comme les autres, divisé et subissant l'influence des guerres de classes, des pouvoirs économiques et politiques. La posture qui permet la mobilisation savante autour de certains programmes (démonstration de l'hiver nucléaire, effets des pesticides, etc..) peut également être intrinsèquement liée à des idéologies tendant à séparer l'homme de la nature observable, en y appliquant des jugements moraux marqués socialement : critique des comportements démographiques, jugement sur l'effet du loisir ou du tourisme sur la "protection de la vie sauvage", etc.. La science se montre également la proie de ses propres polarisations internes, qui sont autant de déformations d'un processus idéal d'accès à la vérité. Selon qu'un danger est lu et décrypté par des toxicologues, des écologistes, des épidémiologistes, des chimistes, il change de nature, de limites, de causalité, de liaisons avec d'autres phénomènes. Il change d'histoire, de nom, de consistance. Les basculements des conjonctures scientifiques seraient en fait autant dûs aux "codes d'honneur" qu'aux changements des connaissances : la notion de pluie acide en témoigne admirablement, (P. Roqueplo) mais il en existe bien d'autres exemples que nous pourrions étudier systématiquement : controverses sur le trou d'ozone, sur les risques de dissémination des organismes recombinés, etc.. Il en découle que l'image d'une science unifiante, globalement salvatrice et régulatrice, s'en trouve sérieusement ébranlée, sans pour autant que la spécificité du travail scientifique ne cesse d'être, mais le passage à une discipline du diagnostic et de l’imputation pose le problème de la réorganisation des pratiques scientifiques par les instances décisionnelles: ce qui rejoindrait d'autres interrogations de la sociologie de la science. La question (très ambitieuse) qui se trouve alors posée à travers ce “lecteur” du risque est : ne va-t-on pas assister avec la carence du référentiel scientifique, et au delà d’un repli sur les logiques pragmatiques de la gestion politique, à un déplacement de la science du diagnostic vers l’éthique religieuse d’une nouvelle cosmogonie définissant le risque ainsi que ses normes morales ?

THEME II. L'ingénieur et l'accident systémique :
l'inévitable facteur humain ?.

L'époque se voudrait celle de la rationalité technique peut-être plus encore que celle de la science. Les corps d'ingénieurs sont considérés comme capables de chasser l'erreur jusque dans des pourcentages statistiques infimes. Mais à mesure que l'information se précise, se régularise, s'accélère, et que tout processus se trouve pris dans un chemin critique toujours plus affiné, la pratique ingéniorale se trouve l'objet d'une étrange coupure interne et d'une non moins étrange faille aux limites de la professionalité : A l'extérieur, l'ingénieur doit pouvoir s'appuyer sur des critères justifiant "l'acceptation d'un risque" et cautionnant son aspect négligeable, ce qui implique par exemple de prendre pour argent comptant une définition probabiliste et une définition économique du risque : or ni l'une ni l'autre ne sont indubitables, et leur "forçage" autoritaire n'exclut en rien des secousses violentes en provenance du débat scientifique: la statistique mathématique, par exemple, ne se traduit pas directement en ordination possible des niveaux de probabilité matérielle. Et la "plausibilité" (d'un accident) ne peut pas se ramener sans coup de force à une régularité. Il y a toujours une forte singularité de la catastrophe aérienne, ou de l'emballement de coeur nucléaire, qui ne permet pas vraiment de les ramener à une série. Quant à l'acceptabilité elle se présente comme un choix de raison proposé par l'économiste à une opinion publique fabriquée par sondage (combien de francs êtes-vous prêts à dépenser pour éviter une mort supplémentaire ?) Ce qui, là encore, force la nature hétérogène des rationalités limitées tant des individus que des groupes face à des risques différents .

Bref, l'ingénieur ne reçoit pas la certitude suffisante de critères extérieurs. Mais en même temps, à l'intérieur, ses pratiques se clivent rapidement : l'ingénieur-constructeur, l'ingénieur-concepteur, l'ingénieur-exploitant, le fiabiliste, le contrôleur de sûreté, etc.. développent des rationalités différenciées. Or, celles-ci semblent toutes renforcer un effet similaire : celui qui consiste à séparer radicalement la "technicité" de l"humanité". A la rationalité poussée de la première s'opposerait toujours plus le fait incontournable du comportement humain à la fois irrationnel et potentiellement criminel. Une compulsion irrésistible de quadrillage, de contrôle, de prévision, s'empare des ingénieurs, quelque soient par ailleurs leurs positions individuelles, les poussant à traquer le "facteur humain" au nom de la sécurité et de l'efficacité économique. La représentation de l'acteur comme découpable en une partie "fiable", techniquement adaptable, et une partie proprement humaine qui serait de l'ordre de la négociation, de la sanction, de la manipulation psychologique, du contrôle sécuritaire, s'avère souvent une idéologie de base du technicien dans ses diverses assomptions de savoir et d'autorité. Or, cette conception ne correspond guère à une pensée absolument "rationnelle" : elle reflète bien la présence, à l'intérieur du projet technique, de l'idéal du "maître" supposé capable de juger des actes d'autrui, en termes de raison ou en termes de droit: bref, l'ingénieur se double ici d'un chef, d'un psychiâtre et d'un juge implicites. Lorsque l'ingénieur en question occupe simultanément ou successivement la position de producteur et celle de contrôleur, cette coupure peut carrément entrainer en lui-même un effet schizophrénique. Loin de diminuer le risque réel, cette conception le déplace et l'aggrave d'autant plus que les exécutants peuvent moins se défendre de ces injonctions et se trouvent, par exemple, effectivement coupés entre des exigences d'initiative et des obligations réglementaires et procédurales de plus en plus lourdes. Ce qui est typique de la situation nucléaire actuellement en évolution et en dérive permanente. Les opérateurs de Tchernobyl ont-ils été "fautifs", ou victimes d'un "double bind" typique entre rendement et réglement ?. La multiplication des positions fonctionnelles et hiérarchiques ne résoud pas le problème, car on assiste alors à une croissance des causes de conflits de compétences. Quant au transfert des risques sur l'informatique, il ne fait que rendre le dispositif plus obscur, moins discernable, moins intuitivement contrôlable, ce qui revient à multiplier les contrôles préventifs etc... L'un dans l'autre, le poste "sécurité" ne cesse alors de croître en coût et en travail : ce qui n'est pas sans rapport avec la tendance à limiter les emplois dans ces domaines. Paradoxalement, plus la technicité s'élève, et plus la performance humaine (intuition, initiative, courage physique, conscience éthique etc..)devient essentielle au maintien des grands systèmes, sans pouvoir être reconnue comme valeur positive, puisque son aveu serait dénégation de la "vitrine" technique. Alors que la plupart des nouvelles générations d’équipements voient diminuer le nombre des intervenants humains (voire disparaître complètement), ces derniers semblent refoulés à la périphérie des processus (sous-traitance) , ce qui conduit à d’autres risques. Pour le moment, l’insistance sur l’automatisation et l’informatisation contribue à faire diminuer les accidents, et à rendre “pardonnants” (ou plutôt indifférents) les systèmes vis-à-vis de l’erreur humaine, quand bien même l’humain devient de plus en plus dangereux (en étant isolé et précarisé, périphérisé). Mais jusqu’où peut-on aller dans ce sens ? Jusqu’où l’humain et le social (la question de l’emploi étant également un aspect de la sécurité) peuvent-ils être évacués sans retour du danger ? C’est en tout cas une question que les transitions actuelles du nucléaire nous posent de façon tout-à-fait inquiétante, à travers une sorte de clivage psychique des acteurs techniques concernés, à la fois conscients de cette dérive, et “impuissants” à jouer un autre rôle que celui qui est prescrit par l’évolution de leur champ professionnel.


THEME III. L'acceptabilité sociale des risques: le critère économique, le droit et la formation du citoyen d'une société à risque.

On doit reconnaître à l'Economie des dangers, surtout développée aux Etats-Unis depuis 20 ans, un effet important : celui d'avoir permis l'unification du débat sur le risque technologique de société, devenant ainsi un objet "réel", circulant entre de nombreuses sphères de la vie sociale : accidents de la route ou de la vie domestique, pathologie iatrogène, "épidémiologie" du travail et du mode de vie, dommages écologiques, périls planétaires, situations de crises, etc, sont tous susceptibles, à terme, d'être comparés, ramenés à une évaluation sociale plus homogène, et à travers cela à un regard possible de la société sur ses propres choix et ses valeurs.

Mais ce ralliement conceptuel autour d'une question dominante (finalement : quelle est le prix de la vie humaine ?), ne s'est pas effectué sans problèmes, sans simplifications ou oblitérations d'autres façons de voir. D'une part le thème du calcul coût-avantage du risque a été surtout utilisé par des puissances industrielles et technologiques ayant intérêt à minimiser leur propre effort d'innocuité, et à limiter le domaine des réglementations publiques. D'autre part, il se heurte à des limites conceptuelles, morales et juridiques. Sur le plan théorique, il suppose un sujet de choix économiques du risque qui reste largement abstrait, et qui ne correspond pas à l'hétérogénéité des critères réellement utilisés : risques volontaires ou risques subis, risques individuels ou risques collectifs, dangers matériels ou dangers issus du pouvoir attribué à autrui, etc..

Sur le plan moral, ce modèle est en difficulté: par exemple, face au fait -dont il ne rend pas compte- que les glowboys du nucléaire ou les opérateurs chimiques n'ont pas la possibilité d'un choix rationnel et bien informé de leurs risques; où face à celui que des attachements symboliques légitimes rendent immoral l'instauration d'un "marché des risques": on n'échange pas la santé de ses enfants pour un prix plus bas du logement construit sur une décharge toxique (et pourtant on est parfois obligés de s'y installer).

Sur le plan du droit, enfin, l'économie du risque ne sera pas la même si l'on en prend pour base le droit à polluer où à accidenter dans certaines limites de responsabilité, ou le droit à être indemne de toutes ces nuisances (théorème de Coase). De même, le type de droit de propriété individuel ou collectif (ou son absence) a des effets immédiats sur la possibilité d'une répartition des responsabilités (par exemple en termes de pollution des eaux internationales). Mais, malgré un grand développement des recherches qui ont montré l'extrême difficulté de constituer un homo economicus en matière de risques technologiques (tout autant que de fonder une objectivité scientifique ou technique), la plasticité du discours économique lui a incontestablement permis d'obtenir des positions d'influence en matière de critères de prévention. Le principe de l'évaluation coût-avantage des actions de prévention progresse aux Etats-Unis, en Europe, en France, soutenu par l'Etat et les institutions techniques. S'il permet souvent des rationalisations effectives, comme il est peu capable de prendre en compte toute une série "d'externalités " (incalculables ou inaffectables), il est également utilisé pour freiner largement certaines interventions, et donc, pour différer, voire repousser indéfiniment la question même de la croissance exponentielle de certaines nuisances planétisées, par exemple. En même temps, le raisonnement économique dominant tend souvent à s'associer étroitement à la logique ingéniorale, confortant réciproquement l'ignorance de leurs apories propres : limites de faisabilité technique, limites de calcul de "l'acceptabilité".

Mais ce pouvoir de l'expertise technico-économique n'est pas sans failles ni contradictions, et donc sans compétition avec d'autre critères d' organisation sociale face aux dangers : ce qui est posé ici est bien le problème de la définition d'une symbolique des dangers qui puisse circuler dans la société en général, et permettre un débat commun, et donc une norme efficace. En s'appuyant sur la subjectivité du risque ("préférence révélée"), l'approche économique tente effectivement de rationaliser le non-technicisable. Ce faisant, ne repousse-t-elle pas encore davantage dans "l'irrationnalité" ce qui n'est décidément pas mesurable, en désignant aussi la présence inévitable ? Ne favorise-t-elle pas dans les entreprises une démission devant l’enjeu technique en remettant le pouvoir aux tenants d’un discours superficiellement rationnel (les “princes-management”) qui réorganise les fonctions actives autour du tissu fibreux du contrôle bureaucratique ? Il y a là, sous prétexte de rendement, risque (classique mais accru) de découragement des éthiques de métiers et des pratiques d’implication morale et juridique qui soutiennent la responsabilité face au risque. Dans une structure “managérialisée” (c’est-à-dire bureaucratisée en organisation sadique, selon les concepts de Merton), il n’y aurait plus de possibilité d’imputer à la couche directionnelle devenue techniquement incompétente les accidents graves, ni les nuisances extérieures importantes. La question de la responsabilité pose en tout cas le problème de la représentation dans l’action industrielle d’acteurs portant des logiques extra-économiques : celles du technique, mais aussi celles du droit.

THEME IV. Les médias et l'événement néfaste: la difficile circulation des connaissances techniques.

Le problème des médias en matière de dangers ne serait pas très éloigné de celui des économistes : faire circuler des repères d'évaluation. Mais plus encore que pour ces derniers, apparaît la difficulté essentielle d'une volonté de "transparence". C'est que les médias constituent en eux-mêmes une sorte de résumé étonnant des "biais sociaux" qui soutiennent toute représentation sociale des événements et des faits : en les reconstruisant de façon théatrale, pour simplement leur donner du sens humain, ils en fabriquent la substance même ; ils les sélectionnent , leur constituent une historicité, un passé et un avenir, les multiplient et les oublient. Les effets de série d'incidents nucléaires après Three-Mile Island, ou les pollutions du Rhin par la Chimie bâloise, sont aussi artificiels de ce point de vue que le silence qui accompagne la quotidienneté de faits analogues hors de ces périodes. L'extraordinaire impact d'un événement comme Seveso ne put être ramené à aucune "factualité" évidente, alors que des accidents beaucoup plus graves en termes de vies humaines n'ont toujours pas fait parler d'eux.

Pourtant, malgré cette transposition, il est clair que l'événement artificiellement produit n'est pas sans retombées multiples sur le vaste univers des faits de nuisance inconnus. Se révèle également l'importance essentielle de la place sociale de l'acteur médiatique : son inhibition fréquente devant les compétences des techniciens, la capacité, parfois étonnante, d'amnésie de ses journalistes spécialisés, ou leur polarisation acharnée sur certaines affaires rebondissantes (du genre du pyralène), s'expliquent largement par l'objet propre du média, beaucoup plus que par une théorie des influences occultes (pressions policières ou politiques, par exemple). De même que l'objet de la science est le découpage dans le réel d'un continuum alimentant une discipline, de même l'objet du média, est la construction, dans la concurrence, d'un événement vite disparu mais répétable, parfois "gonflable" à une échelle plus longue, mais toujours limitée. Rares sont les compétences journalistiques qui ne s'usent ou ne se recomposent pas sous le rythme "stroboscopique" imposé par la fonction. En même temps, la compétition ouverte avec les autres corps de pouvoir et de savoir s'affirme par cette capacité précise à jouer de la mémoire et de l'oubli. La controverse scientifique peut être ainsi l'objet d'une des lignes ouvertes à la série de longue durée, contribuant, non sans malignité, à "désacraliser" les experts. Quant à l'effet d'amplification des vagues émotives autour des risques les plus "irrationnels", il est connu et critiqué par tout un chacun, souvent sans constater que c'est précisément la vulnérabilité de l'emphase médiatique qui en permet la critique, constituant à son tour la vague émotive elle-même en objet de répulsion ou de phobie. En cela les médias sont bien des porteurs de circulation symbolique, mais leur puissance d'affouillement et de communication n'en font pas pour autant des paliers de raisonnement et de débat social sur les peurs et la réalité des dangers. Certains types d'interprétations investigatives sont rarement proposées par les médias, qui préfèrent reprendre les cadres de dramatisation proposés officiellement par les acteurs. Le média apparaît paradoxalement, à la fois comme "plein" de sa propre logique de fabriquant d'événements et de calendriers, et "vide" d'intentions investigatives propres, ceci pour mieux se réserver la "gestion du sentiment public". Comment et pourquoi fonctionnent ces traits professionnels caractéristiques ? Quelles sont, à,propos du risque technologique et scientifique, les limites de la rhétorique (presque toujours implicite et “spéciale”) qui fait l’essentiel du métier des médias ? Comment les publics réagissent-ils (éventuellement par la désertion) à cette rhétorique et à ses oeuvres les plus “parfaites” (telle la mise en scène de la guerre du golfe) ? Comment apparaissent, à propos de ces risques, le partage entre ce qui “n’est pas dicible” et ce qui l’est, entre ce qui n’est plus “manipulable” (par les campagnes publicitaires ou les mobilisations de professionnels des médias par les acteurs industriels), et ce qui l’est encore ? Au delà : comment s’élabore une “cognition sociale” des risques utilisant les “déformations” d’un réel (peut-être impossible à connaître “en soi”) à travers les médias ? Comment s’élabore sur le long terme, le jeu entre scientifiques, acteurs spécialisés, adminstrateurs, politiques et citoyens, “en dépit” de formes lourdement biaisées de la communication ?

THEME V. Le risque, une affaire d'Etat. Jusqu'où peut-on réglementer le risque ?

Le risque technologique est l'un des objets où l'Etat apparaît le mieux, au delà de son apparente unité, comme effet d'agencements très divers de forces, d'institutions, d'éthiques sociétales, de rapports entre autorités et mondes civils. Ainsi, dans la gestion des dangers, l'Etat Français ne peut être bien saisi dans la relativité de son approche technico-économique (décrite par F. Ewald) qu'en comparaison d'autres modêles : par exemple, l'extraordinaire confiance dans les corps techniques centraux, qui conduit le corps des Mines à promouvoir et à surveiller en même temps le risque nucléaire, puis à contrôler les nuisances environnementales tout en intervenant dans la production industrielle, n'a pas sa contrepartie aux Etats-Unis. Le contentieux juridique est en effet le moyen dans ce pays, de constamment brider voire de casser l'expansionnisme technique, ou de le contraindre à des contournements, notamment à rester plus dépendant des exigences du "Business". La bureaucratie centrale ne parvient pas, comme en France ou en Grande Bretagne, à généraliser une logique d'assurance liée au contrôle technique des usines. Les inspecteurs fédéraux ne peuvent guère faire appliquer une réglementation envahissante, mais se rabattent facilement sur un traitement judiciaire et pénal qui peut être extrémement douloureux pour les groupes industriels "pris en grippe", comme les trusts de l'Amiante, ou certaines entreprises pharmaceutiques sanctionnées pour des créations chimiques insuffisamment testées. Alors qu'en France, la puissance administrative s'associe étroitement à l'ingéniorat militaire, formant une pyramide souvent cachée de surveillance des dangers, les agences régulatrices américaines s'allient aux scientifiques et aux juristes, constituant des coalitions relativement autonomes ou même contradictoires avec d'autres segments de l'Etat. Lorsque l'administration reaganienne s'oriente résolument vers la limitation des protections, il se forme alors auprès du Congrès, de véritables contre-administrations (OTA, divers sous-comités spécialisés ayant à juger des choix technologiques, etc..), participant à une sorte d'évolution de la notion même d'Etat autour du risque de société. En France, au contraire, ce dernier reste subordonné à une conception plus ancienne, stabilisée, mais qui tend à recevoir les nouveautés comme autant de "coups" venant de l'extérieur, voire de l'étranger: ainsi du développement, particulièrement fort en France, d'une véritable "paranoia d'Etat" contre la contestation écologiste (le coulage du Rainbow Warrior en étant une pointe visible), scientifique (dénégation des effets des pluies acides ou des dangers du placement des déchets nucléaires, etc..) ou sociale. La théorie des "rumeurs" (critiquant le nucléaire) élaborée par des partisans du nucléaire est caractéristique d'une élaboration de cette tendance à "sataniser" ce qui est étranger à la logique dominante d'institution, de technique, et d'idéal national.

En termes d'efficacité du traitement des risques, cependant, la comparaison est difficile: l'homogénéité relative du système français (par exemple pour les statistiques nationales d'accidents corporels ou industriels), permet une mobilisation relativement simple des divers échelons d'exécution des politiques de prévention. D'un autre côté, le secret généralisé absorbe le potentiel scandaleux des événements dramatiques, le média restant un recours possible, intégré "fonctionnellement" (cellules interministérielles d'information sur les accidents etc). Dans le cas américain, la puissance de certains programmes scientifiques soutenus par l'Etat génère des pans de "transparence", mais leur fragilité dans le temps, la concurrence des systèmes de collecte de données, l'évolution chaotique et souvent régressive des législations, le caractère imprévisible d'une jurisprudence maîtresse de nombre de décisions, (emplacement des centrales, légalité d'un nouveau produit) etc.. affaiblit la cumulativité des actions publiques, et rend parfois leur évaluation impossible.

Face au risque technique diffus, pouvant surgir à l'impromptu de tel ou tel secteur de recherche ou de production, l'Etat semble ainsi réagir en l'identifiant à des dangers déjà traités dans le passé: que ce soit le paradigme de l'agression militaire aux frontières, que ce soit celui de la subversion, ou encore celui du "mal" devant faire l'objet d'un jugement populaire ou d'un exorcisme, celui, enfin du désordre à règler rationnellement. De toutes façons, sa "nature intime" de régulateur par l'autorité s'y trouve mise à nu, les piliers de sa force (qu'ils soient juges, techniciens, savants, militaires) soumis à des vibrations plus ou moins fortes. Le risque n'est-il pas une occasion d'évolution ou de rigidification de l'Etat, et, à terme, de méditation collective sur la légitimité de ses actions ?: l'incertitude marque en effet la limite de tout critère de rationalisation et d'autorité. Le risque, serait d'une certaine façon, la frontière de l'Etat, l’un des lieux significatifs où se remodèleraient les définitions réciproques de l'Etat et de la Société civile.


THEME VI. L'industriel face aux dangers de son activité pour autrui.

L'industrie qui lance des milliers de nouvelles substances par an, induit des déchets toxiques, construit des dispositifs hautement dangereux, pollue l'environnement de ses sites productifs, se trouve évidemment au centre du problème social du risque : mais le "sujet" de la nuisance introduit par le droit pénal dans divers pays est en partie artificiel , car l'usine n'est qu'un segment d'un mode de production et de consommation qui se trouve lui-même pris en bloc dans la contradiction entre plusieurs types de risques: risque pour le capital, risque pour les emplois, dangers pour la santé, pour la vie, etc.. Plusieurs constatations s'imposent à l'observateur du monde industriel: c'est d'abord qu'il existe toujours une élaboration symbolique de ces contraintes diverses, qui n'a que peu de rapports directs avec chacune d'entre elles, ou avec une sorte de calcul d'optimisation. Il se dégage en effet des "styles" de comportements industriels qui peuvent être assez différents pour des entreprises comparables: ainsi, le "cursus" accidentel d'une entreprise comme Union Carbide est-il particulièrement marqué depuis les années trente . Dow Chemical s'est fait une tradition de certaines productions à haut risque, la Montedison est apparue davantage sur certains créneaux de recherche éthiquement problématique, etc.. Bien sûr la position de marché, la structure du groupe, expliquent-t-elle en partie ces différences, ces choix, ces vulnérabilités différentielles. Mais il semble bien que se constituent dans la durée de véritables modèles moraux auxquels adhèrent les membres (dirigeants, cadres, exécutants) dans lesquels les dangers sont ou non perçus, représentés, motivés, interprétés. Ce qui est étrange, c'est qu'aucune variable sociale, technique ou matérielle ne semble décisive en elle-même pour rendre compte de ces styles de propension au risque. Des grandes entreprises peuvent être plus polluantes et meurtrières que des petites, des usines syndiquées peuvent avoir des pratiques plus dangereuses pour leurs membres et leurs riverains que des usines non syndiquées. Une installation bien visible, moult fois condamnée, peut fièrement continuer à détruire son environnement pendant des décennies alors qu'une entreprise au bon score de sûreté peut s'effondrer à la première critique... Tout dépend, semble-t-il, de la façon dont les relations sociales dans l'entreprise et autour d'elle, ont lentement construit un véritable univers de représentations de soi, d'autrui, de la valeur de son action, de la notion même de nuisance. Ces complexes "culturels" ne sont certes pas isolés du reste de la société et en dépendent largement : mais ils se cristallisent à l'instar des personnalités individuelles comme des systèmes d'engagement moral susceptibles davantage de blessures narcissiques effondrantes que de critiques "rationnelles" sur le taux de profit accru ou amenuisé par l'investissement de sûreté.

Cela dit, de grands traits structurels, d'un pays à l'autre, rendent néanmoins compte de variantes dans l'attitude industrielle face au risque. Par exemple, la grande entreprise polluante ou dangereuse est prise en France dans un réseau de contrôles intérieurs (CHS, services de sûreté) et extérieurs (Mines, Agences de Bassin, Sécurité sociale, Inspecteurs du travail, etc) qui en font une sorte d'arrondissement décentralisé de l'Etat lui-même; mais le secret et la discipline qui en sont la contrepartie autorise des accrocs divers : l'ignorance de la sous-traitance à qui l'on délègue les actes dangereux (irradiation plus grande des "jumpers", ou charge des rejets toxiques, transports périlleux, etc).

Aux Etats-Unis, le caractère frondeur des groupements industriels est décisif pour comprendre comment le niveau de pollution devient partie d'une stratégie politique de confrontation aux organismes de réglementation (qui n'existe pratiquement pas en France): l'acceptation du risque de société devient un objet de débat , voire de bataille, (par exemple à propos des décharges toxiques, ou de la mine à ciel ouvert) dans laquelle le corps industriel agit en "classe" non seulement d'intérêts immédiats, mais d'éthique, de conception civique.Dans tous les cas, il importe de saisir que le moral l'emporte sur la raison : l'exemple de l'accident de la navette Challenger fut à ce propos extraordinaire, car il montra que, tous les risques étant connus, il se produit une sorte de "folie" institutionnelle du défi, qui emporte les dirigeants et les cadres d'un grand nombre de puissantes entreprises associées au projet.

Comme tout autre acteur social, le décideur industriel est-il confronté, à propos du risque, à l'"être même" de l'appartenance sociale qui est de savoir où placer son honneur, c'est-à-dire comment définir ce qui doit être combattu. L'emphase mise par les industriels sur la morale de l'action et, en contrepoint sur les dangers de l'inaction ou de l'hyper-protection est, bien sûr contrainte par le motif du profit : mais elle ne s'y arrête pas. Ici encore, comme pour l'Etat, le problème est posé d'un lien social contradictoire : comment admettre que produire soit en même temps un bien et un mal ? et surtout comment faire pour que celui qui est chargé de produire supporte principalement de gèrer cette contradiction..sans être accusé de faire du chantage à l'emploi ? Comment l’industrie peut-elle devenir, sans être chargée de taxes ou de règles rigides, une “unité d’implication civique”, aussi bien en matière de répartition de travail, des gains de productivité , que de sûreté des installations, de qualité des produits ou d’innocuité de leurs déchets ? Comment la mobilisation salariale, dont l’industrie reste le paradigme, peut-elle désormais respecter des besoins de “sécurité environnementale” (incluant l’accès à des aires de non-emprise, tout comme l’apparition de “poches d’autonomie” individuelle ou locale) qui empiètent nécessairement sur les modes de socialisation dominant jusqu’ici ?


THEME VII. Travailleurs, syndicats et risque industriel : le lien de plus en plus explicite entre sécurité, environnement, emploi et partage du travail.

Les syndicats de salariés constituent de bons marqueurs de l'ambivalence des identités individuelles: membres d'une institution productive et usagers du cadre de vie et de travail. On retrouve ces deux pôles de l'action possible dans les syndicats dans divers pays, mais leur contradiction est gérée différement, et cela s'affiche tout particulièrement à propos des risques technologiques. En général, en France, le pôle principal reste l'adhésion à l'identité d'entreprise, ce qui fait de toute action pour la limitation des risques pour l'environnement, ou pour les consommateurs, une sorte d'appendice toujours menacé de résoption ou d'affadissement. De nombreux exemples indiquent, que depuis 15 ans, les syndicats ne peuvent s'opposer durablement à la "discipline de firme" qui marque fondamentalement le rapport des travailleurs à leur usine, et qui conduit à "euphémiser" ou ignorer les dangers, et à considérer les critiques extérieures comme autant d'atteintes à leur dignité. Le problème des risques professionnels (dans l'usine) ne constitue pas vraiment un phénomène distinct, et se trouve marqué par les mêmes minimisations, d'autant plus grandes que l'emploi est précaire. Il existe, certes, une pression syndicale s'exerçant pour la sécurité, la protection des travailleurs, le droit à connaître les dangers potentiels des substances ou des processus. Mais elle est souvent assez formelle. Il appert que les organisations syndicales sont le plus souvent prises dans des faisceaux complexes de rapports entre catégories et positions professionnelles, dans lesquels le risque devient un élément d'"idéologies défensives (Dejours) ou de systèmes de représentation de la vie au travail, qui excluent certaines perceptions de la réalité. Les individus, par contre, restent porteurs de façons de voir et de sentir plus disparates, et manifestent de nombreuses manières leur peur, leur appréhension, leur conception différente de la sécurité.

Dans d'autres pays (comme en Allemagne ou aux Etats-Unis), on assiste toutefois à un clivage entre les syndicats d'entreprises (aux réactions similaires) et les organismes fédéraux conduits à de complexes coalitions pour le soutien de propositions législatives ou de tentatives jurisprudentielles : ainsi leurs signatures sont-elles souvent associées à celles de mouvements écologistes, consuméristes, ou de scientifiques, pour de meilleurs dispositifs de protection des citoyens vis-à-vis des dangers techniques. Ainsi se trouve marqué d'une façon privilégiée sur ce thème, le problème classique en sociologie d'une opposition entre les formes macro-sociales de régulation, et les institutions "locales" (ici les unités de production), qui sont de puissantes images suscitant l'intégration des gens à des conceptions très partielles et "aveugles" du réel. D'un autre côté, on constate que sans ces adhésions très fortes, la "démotivation" peut entraîner des comportements aux limites du sabotage (ce que montre nombre d'exemples tirés de la chimie et du nucléaire.) Comment interprêter ces variantes, et là-encore, quel est le rôle joué par l'appartenance syndicale au modèle général d'une civilité moderne ? Peut-on imaginer en France qu’un dépassement de la crise aiguë du syndicalisme pourrait aller de pair avec l’acceptation de nouvelles fonctions (comme la reconnaissance d’un droit des travailleurs à contrôler les dangers extérieurs, à vérifier l’innocuité des modes de fabrication et de consommation, etc ?)


THEME VIII. Ecologisme et dangers technologiques : entre le consumérisme et la dérive métaphysique , où est le “lieu” social d’une mouvance politique ?

Le mouvement social peut-il affronter en tant que tel le risque technologique? L'histoire récente de l'écologisme et du consumérisme dans divers pays semble indiquer qu'il subit en fait une torsion irrésistible, qui n'est pas sans signification : mal à l'aise pour le traitement quotidien des contentieux avec les industriels (qu'il gère cependant avec d'autant plus d'efficacité que les groupes de plaignants sont "indépendants" de grandes orientations idéologiques), il se révèle assez intéressé par la confrontation symbolique avec des "figures de haine" : En France, a été montrée de façon convaincante, la tendance de l'écologisme à la lutte de prestance contre une image du pouvoir technocratique centralisé. Aux Etats-Unis, le succès des groupes Nader et d'autres, semble en partie dû à la mobilisation morale contre des images d'un monde d'affaires supposé dépourvu du sens civil américain.

Cette critique du pouvoir, comme ce moralisme (qui continue à marquer les générations post-Yuppies ou New Age intellectuellement favorables aux régulations de sécurité et de protection de la nature, et qui imprègne tout le débat plus récent sur les risques de la manipulation bio-chimique), semblent constituer pourtant des formes "d'évitement" de la problématique technologique qui reste l'apanage des ingénieurs (plus que des scientifiques). D’une part, la focalisation de ces thèmes sur "l'humain" favorise l'emploi des militants dans des positions d"advocacy", ou d'intervention politique professionnelle, et à terme, on assiste à un fusionnement avec des catégories assez classiques de prestateurs de services relationnels, administratifs ou privés, où le tranchant de la critique sociale tend à s'émousser. Est également caractéristique sur la longue durée la tendance à la fragmentation du mouvement en une variante plutôt "hédoniste" ou conservationniste, et une variante plus "catastrophiste", elle-même clivée dans les deux sous-ensembles du politique et du religieux. Comment analyser ces dérives et ces diffractions, voire ces "hésitations" d'un mouvement historique ou d'une génération éthique (Mannheim)? A quelle type d'appartenance à la modernité (ou à la post-modernité comme renoncement “cybernétique” au débat civique) ces oscillations renvoient-elles ?
Comment interpréter sociologiquement l’apparition de coalitions entre nouvelles religiosités cosmogoniques ( Reeves, Sagan, Lovelock, etc.), nouvelles éthiques militantes (Deep Ecology, Droits des Générations Futures, Droits des Animaux etc.) et nouveaux discours gestionnaires du risque (Sustainable yield, etc.)

Quels sont les rapports entre ces coalitions plus ou moins nébuleuses, et la montée des mouvements écologistes au plan politique ? Quelle place tient la question du risque et de sa diminution dans les programmes de ces partis ?



THEME IX, transversal : Le danger, structurant de la raison sociétale ?

La dualité entre peur (l’innacceptable, l’idéal blessé, etc.) et raison (la nécessité, la pratique, la gestion, etc.) ne paraît pas l'apanage de nos sociétés. L'anthropologie (Cf. M.Douglas) et l'histoire (Chesnais, Delumeau, Vovelle) nous montrent de nombreux exemples de cette ambivalence qui paraît, finalement, consubstantielle de tout lien social. Il faut peut-être se représenter un objet d'effroi pour être capable de définir des règles collectives de protection et d'organisation. Ce "sacré" négatif, cette part maudite, (qui fait peur justement parce qu'elle n'a pas le droit d'être explicitée) serait nécessaire à symboliser, simplement pour reprendre conscience de nous-mêmes, et des étroites limites de viabilité de nos collectivités. Il serait aussi une cristallisation de la reconnaissance -difficilement supportable- de l'arbitraire culturel, facteur, en soi, d'angoisse indestructible et récurrente. Du coup, la définition du danger devient un enjeu permanent : car d'elle dépend la règle qui va être respectée, c'est-à-dire le pouvoir collectif lui-même, pouvant à son tour devenir un risque non représenté. Il existe donc une lutte constamment mouvante, que l'on peut repérer dans des sociétés très différentes, pour déterminer ce qui est objet de peur et, en miroir, ce qui est censé rassurer, calmer, ordonner, autoriser l'action humaine.

S'il est vrai que l'on peut déchiffrer dans la culture contemporaine (ce qui reste à démontrer précisément) une mise en commun de repères symboliques efficaces autour du traitement rationnel des risques, et donc autour de l'exclusion des aspects moraux ou émotifs (ne pouvant guère, dès lors, faire retour que dans les figures hallucinées du bouc émissaire, de l'ennemi extérieur, ou de l'imprévisible "facteur humain"), les effets d'illusion, d'emphase ou d'euphémisation du risque que cela entraîne, sont-ils durables, stables, rigides ? Existe-t-il des indices d'augmentation des effrois et de leur fixation sur certains objets de prédilection?, sur de nouveaux ou de classiques référentiels naturalistes ou religieux ? (Rosset) Existe-t-il au contraire des formes de dénouement, de délitement des images ou des axiomatiques de cette modernité, saisissables dans des cultures intermédiaires du risque ? Dans quelle mesure le risque est-il prétexte à renfermement dans de nouvelles morales, de nouvelles légitimités du pouvoir, (s’appuyant à terme sur une croisade cosmique pour la Nature), ou est-il aussi jeu “pour se faire peur” et éprouver de nouvelles libertés ? N’est-il pas un objet privilégié du “jeu social de la philosophie” ?, une occasion de relancer les débats civils absorbés dans l’ouate de la gestion et des manipulations de l’assentiment public ?



PARTIE I. LA TECHNIQUE FACE A L’INDOMPTABLE.
Erreur humaine, ou inadaptation mécanique ?
Session SORISTEC DE CHANTILLY (16 et 17 mars 1990)



Atelier

"RISQUE ET FACTEUR HUMAIN"
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débat autour de l'article de Véronique de Kayser

"L'ERREUR HUMAINE"

paru dans La Recherche (N°216, Décembre 1989 pp.1444-1455)


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INTRODUCTION


Le débat dont il va être rendu compte constituait le premier du Groupement de Recherche SORISTEC sur la question du facteur humain. D'une certaine façon, il s'agissait de faire connaissance, les uns et les autres, étant bien entendu que certains - mais seulement certains - se connaissent et connaissent leurs positions mutuelles sur cette question. C'est ce qui a conduit les responsables de SORISTEC à proposer que cette première rencontre consiste en un débat sur un texte - par ailleurs reconnu comme de grande qualité - écrit par quelqu'un d'extérieur au groupe. Ce texte devait avoir été préalablement lu par tous et le débat devait être introduit par deux brefs exposés de M.LLORY et J.P.GALLAND.

Dans le compte rendu qui suit, les paroles attribuées à M.LLORY et J.P.GALLAND au cours de leurs exposés introductifs sont la reprise de notes qu'ils ont eux-mêmes fournies. Au contraire le reste de ce compte rendu correspond à l'enregistrement effectué par magnétophone: le transcription en a été effectuée par M.DOBRE dont le texte a par la suite été revu par Ph.ROQUEPLO.


Il est prévu que l'ensemble constitué de ce texte et du compte rendu des travaux de DRAVEIL donne ultérieurement lieu à publication. Bien entendu chaque intervenant aura préalablement été consulté afin qu'il soit en plein accord avec les propos qui lui sont attribués.


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Interventions de M.LLORY et J.P.GALLAND.



M.LLORY: DE "L'ERREUR HUMAINE" A "L'ERREUR EST HUMAINE"


Les "Cartes du jeu"

Autant le dire tout de suite... Je ne partage pas vraiment l'analyse de V. de Keyser, tout en reconnaissant qu'il y a entre son analyse et la mienne un certain nombre de points communs.

Il y a effectivement un grand nombre de points intéressants dans l'article, mais c'est l'articulation de ces points, certaines conclusions qu'on en tire, avec lesquelles je ne suis pas d'accord. L'article me fait penser à un jeu de cartes, j'ai l'impression d'en avoir un semblable (de nombreuses cartes sont identiques, apparemment), mais les cartes paraissent battues, mélangées, entre nos deux jeux.

Je ne vais pas reprendre en détail l'analyse de V. de Keyser. Je suppose que l'assistance en a pris connaisance.Je vais me contenter de rappeler quelques points essentiels de l'article de la Recherche.

D'abord le contexte général:

- L'indulgence à l'égard de l'erreur humaine a bien diminué. Se profile l'ombre des systèmes complexes et à risques et, au-delà, vraisemblablement, des choix, des enjeux de notre société.

- L'erreur humaine est comme l'arbre qui cache la forêt, qui par conséquent occulte d'autres facteurs qui "obligeraient à une révision en profondeur du développement et de l'avenir de ces systèmes".

V. de Keyser construit ensuite son article sur 3 points:

a S'il commet des erreurs, "l'homme est agent de fiabilité" des systèmes. Il n'est pas "isolé"...ce qui importe c'est le "collectif de travail".

b "l'erreur peut souvent être interprétée comme une inadéquation entre les caractéristiques d'une situation et les limites du fonctionnement cognitif de l'homme".

c l'erreur humaine a une valeur pédagogique. Elle permet aux opérateurs de progresser.

Il me semble que l'article hésite entre deux positions:

- l'une, de type "savant", qui s'attache à analyser le fonctionnement cognitif des individus, à classer les erreurs humaines et à discuter les problématiques mécanismes d'erreur;

- l'autre, de type pratique, opératoire, qui, à plusieurs reprises, apparaît, suggère des discussions collectives sur les erreurs humaines suite à des incidents, met l'accent sur l'importance des communications,... mais ne va jamais complètement au bout de cette logique.

Je partirai d'emblée d'un point de vue différent.


Les limites de l'analyse des erreurs

Ce qui me préoccupe c'est qu'au fond V. de Keyser n'est guère sortie de l'omniprésente notion d'erreur humaine ...

L'erreur humaine a sans doute un caractère pédagogique ... mais sa recherche systématique,

(vérifier le texte)


un processus d'analyse et de recherche, de sûreté, trop exclusivement fondé sur l'erreur humaine conduisent à des mesures inefficaces voire contre-productives! Pourquoi?

- on met l'accent sur les ratés, la pathologie des comportements, ce qui renforce la culpabilité des opérateurs; l'insatisfaction du personnel peut en résulter et la tendance à cacher certaines formes d'erreurs,

- la détection des erreurs conduit naturellement à les corriger, à vouloir supprimer la cause de ces erreurs, leur possibilité de répétition... dans une perspective pointilliste, au coup par coup... Ne risque-t-on pas de perdre la vue globale du fonctionnement de l'organisation?

Comment peut-on procéder pour supprimer la cause des erreurs, diminuer leur fréquence, etc?

- il y a des limites dans la mise en place de dispositifs physiques destinés à empêcher les hommes de faire des erreurs...

- on est donc conduit à augmenter les procédures écrites, ou au moins à les corriger, les modifier: d'où une complexification et une certaine lourdeur. Finalement les spécialistes de la sûreté sont conduits à adopter deux types d'attitudes:

. multiplier les rappels à l'ordre, à la vigilance, au professionnalisme, etc... qui, s'ils n'exaspèrent pas les opérateurs (ou les culpabilisent) peuvent créer des effets de focalisation...

. renforcer la formation et le recyclage (les "rappels"). Peut-on par ailleurs fonder une formation d'opérateurs sur un catalogue d'erreurs ?

Enfin, dans les analyses pratiquées la plupart du temps, il me semble que l'on suppose implicitement que l'on peut remonter à des causes premières, des causes profondes, les "root causes" chères aux Américains, un mécanisme de fonctionnement humain de base qui aurait jusqu'ici échappé à la sagacité des experts en facteurs humains.

Donc la plupart du temps "on trouve l'homme", au bout de la chaîne des événements qui conduisent à un incident ou constituent un incident, ce qui n'est pas étonnant, puisque celui-ci intervient à toutes les phases du cycle de vie du système technique. Mais comment modifier ses comportements ? Et quel homme (opérateur) trouve-t-on réellement au bout de la chaîne d'analyse ?


Modèles de l'homme et de l'organisation

Ceci nous conduit à l'une des interrogations les plus importantes de notre exposé: la question des conceptions sous-jacentes de l'homme, des modèles de l'homme, plus ou moins explicites qui guident l'analyse, la recherche des causes, orientent ensuite les décisions, la prévention.

Trop souvent, dans la communauté technique, préexiste un modèle mécaniste, très réducteur, de l'homme, un modèle très influencé par les conceptions tayloriennes:

- exécutant de consignes, de procédures avec le plus de rigueur possible, à la lettre. Celles-ci ont été conçues, élaborées par l'encadrement.

- mais doit interprêter ces procédures, faire preuve d'initiative.

- suit la "loi d'airain du moindre effort"...(cf. J. REASON, par exemple, cité dans l'article de V. de Keyser).

- obéit à un principe cumulatif de connaissances à travers la formation - mais qui oublie: d'où les "piqûres de rappel" nécessaires...

Ici se pose la deuxième question centrale, celle de la réalité. De quelle réalité parle-t-on ? Comment les choses se passent-elles sur le terrain ? Et dans les bureaux, les salles de réunion ? Comment fonctionne l'organisation ? Comment les gens coopèrent-ils ? Communiquent-ils ?

V. de Keyser évoque trop brièvement la fluidité des communications dans l'organisation comme garante de la sécurité. Faverge, il y a plus de 3O ans, pointait déjà qu'un des facteurs importants d'accident était l'interface entre les équipes.

A ne se pencher que sur les erreurs humaines, on en viendrait à oublier l'essentiel que je voudrais rappeler en une formule toute galiléenne: "Et pourtant ça tourne !"

"Mais comment ça tourne ?"


L'analyse des incidents: des experts aux collectifs

Entre parenthèses je voudrais mentionner que plutôt que d'erreur humaine il s'agit d'incidents que l'on analyse systématiquement dans les organisations (aviation, nucléaire...), de near-miss... qui sont une combinaison plus ou moins complexe, imbriquée, de défaillances de matériel et d'"erreurs humaines".

Bien entendu leur analyse a un rôle essentiel dans la prévention, encore qu'on soit amené à se poser des questions que j'aurais aimé voir posées dans l'article de V. de Keyser:
- qui réalise les analyses ?
- et pour qui ?
- à quelle distance du terrain ?
- confie-t-on l'analyse à des experts qui édictent des recomman-dations? Mais comment les appliquer ou les faire appliquer? Je rappelle l'interrogation obsédante de nombreux spécialistes: Comment faire passer le message auprès du terrain ?

Cete difficulté conduit parfois les responsables, les décideurs, à s'adresser à des spécialistes de facteurs humains (psychosociologues, ergonomes, etc...) pour les aider à "faire passer le message".

Mais on n'a pas encore souligné le rôle réparateur de l'analyse d'incident au niveau de l'équipe, du collectif de travail. Reparler de l'incident c'est aussi permettre au collectif de se réajuster, de trouver de nouveaux points de repère... peut-être de régler des comptes.


Des enquêtes de terrain et l'analyse du quotidien

Donc, comment ça tourne? Comment ça se passe?

La communauté technique a réalisé des efforts considérables pour comprendre l'accident de Tchernobyl. Reconstitutions minutieuses, simulations des phénomènes physiques... Confrontations, séminaires et congrès sont tenus; des polémiques scientifiques sur l'interprétation des phénomènes physiques (USA-URSS) se sont développées...depuis le Congrès de l'AIEA en Août 1986...

On a pu dire :"on sait tout de l'accident de Tchernobyl". Mais quelles études ont-elles été effectuées à propos des humains? Quelles questions ont-elles été posées par la Communauté Scientifique aux spécialistes soviétiques? Finalement, on ne sait rien ou peu de choses sur l'accident de Tchernobyl, c'est ma thèse:

. Rien sur les pratiques de métier; sur la culture de sûreté du terrain; sur le partage des responsabilités et des tâches; sur les conflits éventuels; sur les modes de coopération; sur la formation... Des incidents précurseurs s'étaient-ils produits?

. A-t-on conduit des enquêtes (ou suggéré qu'on le fasse), ne serait-ce que sur les trois autres tranches du site? Sur les autres RBMK?

. On s'est arrêté aux 6 ou 7 erreurs... maladresses ou négligences commises comme si on se trouvait dans l'incapacité de penser au-delà. Ne serait-ce que pour montrer que les facteurs humains ont de nombreuses dimensions, de multiples aspects... Dépasser l'immanquable conclusion: "tout se passe comme si les opérateurs avaient perdu la raison".

Donc je reviens à cette position compréhensive, constructiviste, qui propose plutôt d'enquêter dans le quotidien en dehors des incidents et accidents. "Comment cela se passe réellement?" pose la question des méthodes d'investigation sur le terrain. Quels types d'information va-t-on recueillir sur le terrain? On ne trouve que ce que l'on cherche?

On renverse donc la perspective: non plus tellement l'étude de l'erreur, aussi fine, détaillée soit-elle, mais l'analyse du quotidien.


L'organisation informelle, cette inconnue

Troisième point central que je me permets de rappeler: l'écart entre tâches prescrites et activité réelle, entre organisation formelle et organisation informelle.

Il faut donc connaître un peu cette organisation informelle, ces réajustements mutuels, car des prescriptions, une nouvelle organisation, peuvent casser ces processus d'ajustement et défiabiliser le système sociotechnique... au moins désorienter les équipes.

L'efficacité de l'organsiation informelle n'est plus à démontrer. Des réseaux informels se constituent, qui ont leur adaptabilité, leur flexibilité (et leurs limites). On ne peut tout légiférer. Sinon des tendances à la rigidification, l'apparition d'effets contre-productifs risquent de se manifester.

Même au cours des accidents, des interprétations des procédures doivent être faites, des adaptations locales, des microdécisions prises (contrairement à ce que dit V. de Keyser page 1451: "Dans les entreprises à risque, il est nécessaire d'avoir des plans d'urgences dont on ne peut se distancer, pour certaines parties très normalisées du travail.( ) Mais dans la plupart des entreprises (...) les tâches prescrites n'existent guère ou ne sont pas suivies, car elles sont indapatées à la situation".

Car on ne peut prévoir tous les cas; cela conduirait en effet à:
- l'explosion combinatoire des cas possibles.
- l'illisibilité des procédures.
- la complexification et l'alourdissement de l'organisation.


La dimension de l'organisation et la vie des collectifs

J'ai évoqué la notion de système sociotechnique. Nous revenons à la dimension de l'organisation en filigrane dans ma présentation... C'est sans doute sur ce point que je me démarque le plus de l'article de V. de Keyser:.la notion d'erreur humaine cantonne au fond toujours à un certain nombre de mécanismes individuels.

Oui, l'erreur est humaine, et on peut chercher à dépasser cette difficulté. On méconnait ou on néglige trop:

- le travail en équipe, le collectif de travail, ses règles de métier (cf. C.Dejours),
- l'organisation: une tranche, plusieurs services, plusieurs tranches, l'opinion publique... Avec quelles parties de l'organisation (ou de l'environnement) doit-on mettre en rapport des faits apparemment "isolés",...localisés ?

Comment peut-on progresser en ignorant ces deux dimensions? Quels modèles des équipes, de l'organisation, peut-on développer? On fait l'hypothèse que nos grandes organisations sont encore taylorisées, que la conception de la sûreté y est "verticale descendante"... et que pourtant:

- on ne peut toujours complexifier par de nouvelles procédures, de nouvelles spécialisations dans la division du travail...sans atteindre comme on l'a vu un maximum dans l'efficacité...et provoquer l'apparition de phénomènes de saturation (ne serait-ce que par le papier)

- il y a un intérêt à mobiliser les ressources humaines du terrain, son inventivité, sa créativité, son engagement... Les agents ne sont pas passifs. Ils ont des idées sur la communication, l'organisation, la formation, les dysfonctionnements, certains défauts du système, des améliorations possibles...

La question est de savoir si on peut construire une culture de sûreté, de qualité...à partir du terrain également. Comment? Est-ce utopique? On peut noter déjà la mise en place de cercles de qualité, de groupes de résolution de problèmes... C'est une première réponse qui permet dans certains cas la restauration de certains circuits de communication.


Quelques conclusions

Donc, en résumé:

- intérêt des enquêtes de terrain: de "réinjecter" de la réalité dans l'organisation (antidote contre le développement d'imaginaires défensifs)

- défi posé aux sciences humaines de venir relayer les sciences de l'ingénieur. Comment ?

. les systèmes sont sociotechniques et non pas seulement tech-niques.

. Intérêt de construire, renforcer une culture de terrain (favo-riser les récupérations, les rattrapages).

. expérimenter des solutions sur le terrain (recherche-action),

. quelle est la place du chercheur ?


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J.P.GALLAND: A PROPOS DE L'"ERREUR HUMAINE" ( )

(voir intervention en annexe)




J.P. GALLAND (Ministère de l'Equipement).

J.P.G. exprime un certain agacement devant l'utilisation médiatique du "facteur humain" dans une acception qui se trouve restreinte à l'erreur de pilotage (dans les transports par exemple). Cette utilisation est liée à l'histoire de la notion - Vilmer d'EdF a écrit un livre sur la sûreté du fonctionnement des systèmes industriels dans lequel il retrace un historique rapide de la notion (chapitre "Domaines des facteurs humains") dans lequel on peut lire: "Après la seconde guerre mondiale, la fiabilité s'est considérablement développée en se concentrant sur la fiabilité des matériels en délaissant la fiabilité humaine. C'est dans l'aéronautique que naissent les premières préoccupations de facteurs humains vis-à-vis du pilotage des avions". Et, à propos de la science des facteurs humains: "c'est surtout dans l'aéronautique qu'elle se développe, devant la nécessité de réduire les catastrophes aériennes aux deux tiers". En intervenant comme ils le font, les médias se réfèrent donc à l'histoire de la notion.

Au contraire, dans des cas où l'intervention humaine est évidente, on ne parle pas d'erreur humaine: anisi par exemple dans le caas de la catastrophe de Nimes.

L'idée d'erreur humaine est très liée à la technique, aux systèmes industriels (encore qu'elle puisse s'étendre au domaine des risques naturels ou des risques liés à des événements naturels exceptionnels). Ainsi: pour le tunnel en construction à Nice, où la rivière est canalisée avec une voie sur berge, on a prévu, en cas de précipitation, un système de protection avec un temps de décalage avant l'arrivée de la crue signalée. S'il arrive un accident à Nice, il est possible qu'on parle d'erreur humaine, parce que ce sera une erreur de pilotage d'un système et non pas une erreur de programmation ou de conception.

La définition de Véronique de Keyser comprend justement les erreurs de pilotage, les erreurs de conception / program-mation et les erreurs d'organisation du travail. La notion de fiabilité humaine n'est pas seulement négative, l'homme étant également un correcteur d'erreurs (même de conception). Cette définition manifeste une volonté de sortir de la conception simpliste de l'erreur humaine.

Véronique de Keyser fixe au collectionnement des erreurs quatre finalités de natures différentes:

1 mettre à jour des carences de l'organisation du travail,

2 provoquer des discussions entre des opérateurs et créer ainsi un climat de confiance,

3 développer des aides et des supports techniques - et éventuellement des systèmes d'aide à la tâche de l'opérateur,

4 mettre en chiffres la fiabilité humaine.

Les réponses, très variées, renvoient à des disciplines scientifiques différentes: dans son article on peut retrouver des tendances spécifiques à se rérérer à sa propre discipline (la psychologie), qui accrédite l'idée que l'on collecte surtout les erreurs pour mettre en chiffre la fiabilité humaine (4e niveau). Lors de la classification des erreurs, V. de Keyser dit : "Ainsi le souci d'objectivité et de la mesure des erreurs a conduit A.D. Swain a ne tenir compte que des erreurs d'exécution". Après avoir nuancé la définition de l'erreur humaine, force lui est donc de constater que, dans la pratique de sa discipline scientifique (la psychologie), la majeure partie des choses mesurables en matière d'erreur humaine, ce sont les erreurs d'exécution. D'où la question: est-ce que la science des erreurs humaines peut se construire autrement qu'en délimitant son champ: soit aux erreurs d'exécution, soit aux erreurs de conception ,etc...?

Les médias tentent de pousser l'erreur humaine vers une définition assez restreinte (les erreurs de pilotage, conduite, exécution) et la discipline scientifique qui s'intéresse de près aux erreurs humaines va également dans cette direction.

Ce problème a été par Ph. Roqueplo lorsqu'il parlait de la difficulté pour une discipline de garder ses résultats, ses acquis tout en en sortant pour se combiner combiner à d'autres disciplines: c'est-à-dire, à propos du facteur humain, la difficulté de l'interdisciplinarité.


- La difficile interdisciplinarité: l'exemple de la sécurité routière.

A travers le programme "Réagir" lancé au début des années 8O, le gouvernement français avait considéré qu'il fallait sortir de la présentation dualiste des accidents dont les raisons étaient réparties en deux catégories: les raisons liées à l'infrastructure et les raisons liées au facteur humain; il fallait, selon lui, essayer d'améliorer les connaissances en matière de recueil d'accidents. D'où cette grande opération qui demandait aux fonctionnaires de l'équipement de la police, ainsi qu'à des médecins de lancer des enquêtes multidisciplinaires sur les accidents mortels de la route, et cela dans un esprit très ouvert à la mise en présence de toutes les sortes de facteurs.

Or cette enquête ( ) n'a pas très bien marché. Malgré le dépouillement de 1O.OOO questionnaires, le résultat fut relativement peu intéressant par rapport à ce qui était demandé.


Deux types de dépouillements ont été faits:

1 un tri qui reprend les grandes catégories (l'usage, l'infrastructure, le véhicule) et dans lequel on redécouvre les différents facteurs d'accident un peu plus finement,

2 un tri à partir d'une situation d'accidents (entre autobus et piétons, par exemple).

Cette opération débouchtait essentiellement sur les niveaux 3 et 4 de la classification de V. de Keyser, à savoir: l'amélioration des techniques et une quantification des sources d'erreur. Quant à la discussion entre les opérateurs et l'organisation du travail - ces deux niveaux n'ont pas du tout été abordés, ce qui est un échec.

D'où la question: comment, compte tenu de ces difficultés, fabriquer une sociologie - et non pas seulement une psychologie - de l'erreur humaine?


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J.G.HEINTZ (SNCF)

J.G.H. effectue une présentation de l'erreur humaine dans le contexte des transports ferroviaires.

Les risques ferroviaires ont été pris en compte immédiatement,dès la construction des premiers trains et des premières voies. Si les trains déraillaient, les négligences des employés étaient automa-tiquement en cause.

Jusqu'à il y a quelques années, on ne parlait pas d'erreur humaine: les notions utilisées étaient: la débilité humaine, la négligence, la faute. L'erreur humaine a été introduite de l'extérieur dans les Chemins de Fer (lors de l'accident de la gare de Lyon) par des experts. A l'intérieur les ingénieurs évoquaient la faute pour non-application du règlement . Le règlement, à la SNCF, prévoit (en principe!) TOUT. Le technosystème est mû par la volonté de tout prévoir.

Dans quelle mesure la notion d'erreur humaine est-elle vraiment un progrès? La notion de faute permettait de vérifier si les textes étaient réellement applicables, si les règlements étaient bons. La notion d'erreur humaine permet de justifier beaucoup de choses: l'erreur n'implique pas forcément un accident.

Les facteurs humains: la notion existe aux Etats-Unis depuis plusieurs années. La CECA avait mené dans les années 50 des études sur la Sécurité et les facteurs humains. La conception américaine des facteurs humains est très pragmatique: il y a la psychologie, les réflexes, les angles de vision des personnes devant les machines etc... Quand on a commencé à trouver les notions de facteurs humains dans les médias et les discours, on est alors passé des facteurs humains au pluriel à la notion de facteur humain au singulier, sans explication, dans un sens beaucoup plus vague: c'est un terme qui, en général, désigne l'erreur.

Point important: pour la SNCF la notion générale de Facteur Humain prend nécessairement en compte tous les autres (les autres cheminots mais aussi les entreprises privées) qui contribuent à la mise en place du système qui doit être utilisé par les cheminots exécutants.
Le facteur humain - comme l'erreur humaine - est toujours présent. Mais qu'est-ce qu'on explique en réalité avec cette notion ?


A.OUDIZ (CEA, IPSN)

Parler d'erreur humaine peut être très intéressant à condition d'en parler avec les arguments du milieu qui produit les risques: un milieu d'ingénieurs. Le milieu d'ingénieurs ne s'interroge pas sur le "comment ça tourne", sauf à utiliser l'erreur humaine pour ouvrir la question du "comment ça peut tourner mieux". L'organisa-tion du travail, le réseau informel qui crée les solidarités... sont pour les ingénieurs d'EdF (où d'ailleurs) des sujets de sciences humaines: il faut l'expérience de l'erreur, de l'accident, pour faire accepter ces interrogations au milieu technique dominant.

Quant à la faute, c'est une notion totalement étrangère à l'industrie nucléaire. Si on veut obtenir la remontée des informations sur un accident il ne faut pas menacer de sanctionner.

L'erreur humaine doit permettre - dans un premier temps - de prouver que ce qui était apparemment imputable à l'individu relève d'un défaut d'organisation, d'un défaut d'interface, de consignes qui ne peuvent tout régir. Amener le milieu de la culture technique dominante à s'intéresser aux vrais problèmes à travers le dépasse-ment de la notion d'erreur humaine: tel peut être le rôle du Facteur Humain.

Le Facteur Humain c'est tout, sauf de la psychologie. Ce n'est pas le comportement de l'individu qui est en cause, mais de comprendre pourquoi telle erreur a été possible dans une organisation. On débouche rapidement sur les problèmes d'interface, de consignes... On peut dès lors tirer des leçons généralisables et mettre en place de meilleures consignes, une meilleure organisation. Il est plus difficile de toucher à l'aléa, aux raisons pour lesquelles une personne fera une erreur. Il vaut mieux réfléchir en termes de "système pardonnant" (moyens de tenir compte du fonctionnement humain dans sa composante d'infiabilité) pour proposer des systèmes qui empêchent qu'un aléa, un dysfonctionnement entraîne une catastrophe.

Il n'est pas anodin qu'une revue comme La Recherche évoque ces problèmes avec un titre racolant: "L'erreur humaine". C'est le cheval de Troie pour captiver le milieu producteur du risque. Par ailleurs, l'article de V. de Keyser présente des analyses des fonc-tionnements collectifs ou individuels qui sont loin de se limiter à la "faute du lampiste" ou à une démarche psycholo-gisante.

Françoise ZONABEND (EHESS)

Concernant la participation des chercheurs en sciences sociales,F.Z. insiste sur deux points:

1 Il y a plusieurs types de sciences sociales et d'enquêtes en sciences sociales qui peuvent être évoquées.
2 Question de terminologie: on emploie parfois des termes pour désigner des choses totalement différentes. Ainsi de la faute: on peut l'interpréter différemment selon l'acception qu'on lui donne.

1 A propos du premier point on peut prendre l'exemple de l'enquête sur les accidents de la route. On retire d'une enquête ce qu'on y a mis au départ. Quel est le type d'enquête que les grandes insti-tutions ou les industriels souhaitent avoir? Lorsqu'on est chercheur en sciences sociales et que l'on entreprend des recherches sur des sujets "d'actualité", dits "brûlants", qui ne sont pas des sujets courants des sciences sociales, on est rapide-ment accusé de "nous occuper de ce qui ne nous regarde pas": il y a des barrières qui se sont élevées vis-à-vis de certains chercheurs qui ne participent pas à des institutions, mais qui s'intéressent à ces objets de la modernité.

2.Quant à la faute: la faute humaine (technique) faite par un techni-cien qui n'a pas respecté les protocoles - imputable à l'individu ou à la collectivité - ne peut pas être comprise sans faire appel à l'imaginaire du technicien; cet imaginaire n'est pas seulement individuel, mais appartient à l'ensemble de l'établissement où il travaille, ce qui est souvent complètement occulté dans les recherches sur ces sujets.

Il faudrait mener une réflexion sur le type de recherche à faire sur ces objets de la modernité; proposer d'autres questions, d'autres approches.



Y. CHICH (INRETS) ne partage pas les réserves à l'adresse de l'article de V. de Keyser. Cet article résume remarquablement bien ses travaux: l'attention très forte qu'elle a toujours accordée au réel dans une tentative pour comprendre le fonctionnement des postes de travail en passant par la récolte d'informations et par les commen-taires des opérateurs in situ).

- A propos de l'exposé de J-P. Galland et sur ce qu'il a dit de l'enquête "Réagir": cette enquête sur les accidents n'avait pas pour objectif d'augmenter le savoir sur la sécurité routière ou les accidents. Il est important de préciser l'objectif des initiateurs originaux de l'enquête: à partir du modèle d'une enquête scienti-fique sur la genèse des accidents, un praticien et en même temps un administrateur comme Pierre Maillet a été convaincu que ce qui manquait en matière de sécurité routière en France c'était l'implication d'un certain nombre d'acteurs importants de la circulation: par exemple les ingénieurs des Ponts, la Police, la Gendarmerie, etc... L'objectif principal était l'activation d'un milieu professionnel à travers l'enquête qui devait ouvrir le dialogue.

- A propos de l'intervention de J.G.HEINZ et de sa question: "le passage (à la SNCF) de la faute à la notion d'erreur humaine est-il un progrès?", je répondrai: passer de l'univers de la faute à celui de l'erreur est un progrès fondamental. C'est un changement de nature essentiel.

L'agacement par rapport à l'erreur humaine vient du fait que le statut qui est généralement accordé au Facteur Humain est celui de résidu, à savoir: tout ce qu'on n'a pas pu expliquer dans l'ordre de la technique. C'est une entreprise obscurantiste. Mais ce n'est qu'un élément. Si l'on sait comment on peut y répondre, alors c'est au contraire une porte qui va s'ouvrir progressivement, un progrès considérable dans l'analyse multidisciplinaire d'acteurs agissant concrètement sur les choses.


Ph. ROQUEPLO

- A propos de la faute: lors d'un débat dans le cadre de l'Observa-toire de la Décision Publique, le cas de la SNCF a été évoqué par les représentants des sciences sociales qui ont manifesté les contradictions résultant de toute tentative d'automatiser un ensemble humain. Certains ont en particulier insisté sur le fait que si la SNCF ne sait pas faire face à un accident, ce serait à cause de sa culture, qui consiste à utiliser la morale pour instrumentaliser et automatiser le comportement des hommes par le moyen des règlements.

En effet, il se peut que le recours à la notion de faute soit essentielle si on veut automatiser un ensemble humain. On arrive à persuader tout le monde que quiconque ne fait pas ce qui est dit dans le règlement est coupable; que s'écarter de la consigne, c'est déjà commettre un accident virtuel. On culpabilise le personnel pour lui inculquer une éthique de la réglementation. Pourquoi? Parce qu'on est convaincu que la seule manière d'évacuer l'acci-dent, c'est l'automatisation de l'ensemble humain lui-même. Mais alors se pose la question cruciale suivante: est-ce que ce ne sont pas les conditions mêmes qui permettent d'évacuer l'accident qui rendent impossible son traitement lorsqu'il survient? N'y a-t-il pas une cohérence fondamentale entre d'une part le fait que soit aménagé un ensemble socio-technique dans lequel le comportement de l'homme et de la machine sont en quelque sorte "collés" l'un à l'autre et d'autre part la relative impuissance à laquelle l'homme est réduit dès qu'il y a une faille dans la machine?

- Autre question: dans la psychologie des acteurs qui gèrent les grands ensembles techniques, quelle est la référence ultime en cas d'accident? Est-ce le règlement ou est-ce le sens de sa propre responsabilité? Dans le domaine des accidents, considère-t-on les gens comme "chefs", comme des responsables, ou bien comme des subordonnés, des "moments" d'un dispositif automatisé? Est-ce que l'on peut demander simultanément à quelqu'un d'agir en tant que chef dans une situation inédite dont il porte la responsabilité, tout en lui imposant comme référence ultime sa correspondance à une réglementation? Il s'agit de savoir si, en situation d'accident, la considération de l'imputabilité d'une faute l'emporte dans l'esprit de l'acteur concerné sur le sentiment d'avoir à se comporter en responsable de la situation.

Y. CHICH - Le plus grave c'est que la plupart des ensembles complexes fonctionnent de manière différente de celle dont ils ont été conçus. Personne ne s'intéresse à cela pendant que les choses vont bien. De là viennent les difficultés de l'analyse du dysfonc-tionnement, car cette analyse oblige à tenir compte de la réalité, de la capacité d'adaptation mise en jeu tous les jours et sans laquelle aucun fonctionnement ne serait possible.

Ph. ROQUEPLO - Est-ce qu'à la SNCF la conception régnante n'est pas que s'en tenir au règlement est en toute situation plus "sûr" que le fonctionnement informel où chacun devrait s'adapter aux situa-tions nouvelles?


J.G.HEINTZ

- A propos de la faute: la faute, pour la SNCF, c'est le non-respect du règlement. La faute entraîne la punition. A la différence du nucléaire - technologie nouvelle, d'une génération donnée - le système ferroviaire est le résultat d'une sédimentation de technologies différentes qui datent du XIXe siècle jusqu'à aujourd'hui-même (le TGV), en sorte que coexistent des techniques archaïques, classiques et ultra-modernes. Et à côté de ce système technologique il y a "l'armée" des cheminots. Ce qui lie cette "armée" à l'utilisation technique du chemin de fer, c'est la réglementation. Ces trois éléments évoluent en même temps (le nombre d'accidents depuis le XIXe siècle a diminué).

- Les cheminots, jusqu'à il y a 1O ans, étaient formés très jeunes par la SNCF; ils étaient souvent cheminots de père en fils. Or, depuis une dizaine d'années, cette culture (ou éthique) est en train de changer. Les nouveaux arrivants n'ont pas cette histoire, et cette culture classique s'affaiblit.

- Quant à la réglementation, elle est mise au point par des ingénieurs dans des bureaux: ce que l'on pourrait appeler la techno-structure.

- Le système fonctionne bien à condition que les trois éléments se retrouvent: que l'homme arrive à utiliser la technique à partir de la réglementation. Quant à celle-ci, il convient de souligner que si elle permet d'imputer la faute en cas d'accident (les tribunaux l'utilisent pour condamner les cheminots en cas de faute - même si récemment la SNCF a été aussi mise en cause lors de jugements), elle permet aussi de protéger l'individu.

Le problème, c'est que la réglementation n'est visiblement plus adaptée; elle n'est plus facilement appliquée par les cheminots: en partie parce qu'elle est mal faite, en partie parce que l'éthique n'est plus suffisamment "militaire".

"La volonté de tout prévoir" était la démarche systématique de la SNCF. Aujourd'hui on commence à s'éloigner de cette optique, pour ne plus considérer les gens comme des soldats ("l'armée des cheminots"!) mais comme des professionnels qui connaissent leur métier. On peut donc supprimer toute une partie de la réglemen-tation et n'y laisser que l'essentiel. D'ailleurs le problème se pose aussi dans d'autres industries.

Ph. HUBERT

"La faute au lampiste" réveille toujours le réflexe du citoyen qui en a fait l'expression type de l'échappatoire aux vraies responsabilités. Le "facteur humaine" a un aspect à la fois immoral et dangereux: immoral parce qu'une entreprise peut essayer, en l'invoquant, d'échapper à ses responsabilités; dangereux, parce qu'en ayant rejeté la faute sur l'individu, on ne s'occupe plus de rien. Ainsi pour l'accident de Tchernobyl: tout le monde a incri-miné le facteur humain mais ce facteur humain, personne ne l'a étudié. D'ailleurs les responsables de la fiabilité humaine s'en occupent-ils en profondeur? Dans le transport des matières dangereuses, par exemple, cette préoccupation est totalement absente. La notion d'erreur humaine y est toujours la notion de faute; les responsables de sécurité présentent des procédures très compli-quées (au point d'ên être inapplicables) et si elles ne sont pas respectées, eh bien "c'est la faute à l'individu". Cette conception est celle de la majorité des gens qui font la sécurité dans la plupart des entreprises.

L'erreur humaine a un intérêt juridique: elle permet à l'entreprise d'évacuer sa responsabilité sur la personne qui a fait la faute. C'est moralement inacceptable. Dans l'opinion publique et même pour les responsables de sécurité de certaines administrations, la responsabilité d'une défaillance mécanique, même si elle est due à un sous-traitant, retombe sur l'entreprise. Tandis que s'il s'agit "d'erreur humaine", non seulement l'entreprise est juridiquement couverte, mais elle est aussi moralement absoute! Pour quelle raison une entreprise serait-elle irresponsable vis-à-vis des erreurs de ses hommes? Prenons l'exemple d'AIRBUS: on nous dit que cent pour cent des accidents sont dus à l'erreur humaine! Quant au système technique, il est,lui, considéré infaillible. Comment faire pour que l'erreur humaine cesse d'être une absolution donnée à l'entreprise?

Ph. ROQUEPLO. Dans le cas d'AIRBUS, les choses semblent claires: il faut dire que le système technique est bon pour pouvoir continuer à vendre des AIRBUS. Tel est l'enjeu réel de "l'erreur de pilotage". D'ailleurs quel est la plupart du temps l'enjeu du facteur humain sinon un enjeu de ce type?

Y. CHICH. Ce n'est pas par hasard que l'erreur humaine - en tant que résidu, prétexte ou possibilité d'amélioration - apparaît dans les systèmes où l'enjeu est énorme, plutôt que dans des systèmes à enjeu diffus (comme les transports ou la sécurité routière). Il y a une sorte de dialectique liée au niveau de l'enjeu: le risque serait trop grand pour se permettre de négliger quelque facteur que ce soit.



D.PIGNON(CNRS)

Pour D.P., "Le gros système et le petit opérateur" constituent une structure que l'on peut complètement renverser. L'exemple inverse de l'évolution des interfaces est la position de l'opérateur dans l'informatique: jusque dans les années 70 il y avait des systèmes très complexes et très coûteux, avec des interfaces très mauvaises, et la rentabilité de l'opérateur était très faible. Avec la micro-informatique, toute la problématique a été changée. On s'est aperçu que les interfaces étaient décisifs et on a vu apparaître après le système XEROX et MACINTOSH des systèmes où tout était inversé.

L'exemple type est celui de la navette de la NASA: la navette a été conçue par une "Federal Division System" de l'IBM dans les années 70, (donc avant la naissance de la micro-informa-tique) avec des protocoles de communication entre le système de la navette spatiale et les opérateurs très compliqués: les opérateurs devaient, pour un plan de vol, apprendre des codes par coeur; à chaque fois qu'on changeait un programme de vol, il fallait réapprendre toute la procédure. Or, maintenant, tout est fait avec des écrans, de manière analogique (rôle de l'intuition), et l'informatique tradi-tionnelle ne fonctionne plus. Le facteur humain, au lieu d'être "résiduel" est donc au premier plan.

Dans cette optique: est-ce qu'on peut représenter de manière séquentielles toutes les tâches à accomplir ? Ou bien est-ce qu'il n'y a pas toujours quelque chose qui échappe et qui exige de faire intervenir l'intuition de l'être humain?

Le paradoxe, c'est que l'automatisation et l'intervention de l'informatique dans les procédures des centrales nucléaires (ou des avions) ayant été développées au début des années 7O, sont par le fait même en retard par rapport à l'informatique actuelle. On y constate une augmentation des procédures séquentielles (descrip-tives) qui ont pour conséquence de rendre inaccessible l'inter-vention humaine. Pour AIRBUS, par exemple, l'interface est problématique, et cela indépendamment de la qualité technique de l'avion ou des conditions atmosphériques.

Le problème du facteur humain, qui est celui du couplage d'un individu et d'une machine, c'est que ce couplage ne peut pas entrer dans un schéma traditionnel. Pour les centrales nucléaires, tous les exemples montrent que le fonctionnement est ambigu: soit on va à la catastrophe en respectant la réglementation (la discipline formelle du système) laquelle laisse s'échapper la réalité, soit on laisse réagir l'individu qui connaît la machine et parvient à maîtriser autrement la situation. Les pilotes de centrales nucléaires sont-ils des techniciens ou des commandants de bord ? Cette question est encore mal posée.

Hélène MEYNAUD (EDF) - dont le rôle à EdF a été d'assurer l'interface entre les ingénieurs et les sciences humaines - rejette les propos de M.OUDIZ (CEA) sur les ingénieurs. A l'EdF, les sciences humaines ont pu s'introduire grâce à l'ouverture d'esprit des ingénieurs qui sont loin d'être uniquement concernés par le système technique.

Philippe ROQUEPLO, répondant directement à Hélène Meynaud, pense que la distinction des mentalités entre praticiens des sciences humaines et ingénieurs, même schématique, est indispensable pour l'analyse des situations concrètes. Quoi qu'il en soit d'EdF, la difficulté de faire admettre les sciences humaines aux milieux techniques semble indéniable. Les ingénieurs sont, dans l'ensemble, des gens qui fabriquent de la technique à partir des sciences exactes, ce qui entraîne des mentalités particulières.

Ainsi l'idéologie de l'optimum mathématique, le jacobinisme technocratique qu'EdF a étendu à l'ensemble de l'économie française sont des traits culturels importants. Ainsi encore, les enquêtes auprès des responsables de l'environnement dans l'industrie ont fait apparaître une préférence exclusive pour les ingénieurs face à des professionnels de l'environnement. De la même manière (mais dans un sens différent), on observe que, dans les cabinets ministériels, un énarque sera a priori considéré comme supérieur à un universitaire même s'il s'avère incompétent. Ainsi s'effectue au niveau des mentalités une sorte de coagulation de la préférence française pour les itinéraires standards.

Il faut essayer de distinguer ces "continents culturels", de typifier à la manière de Weber les comportements issus de formations et de rôles différents: cela permet de mieux comprendre certaines des difficultés qui s'opposent indéniablement à l'approche des milieux techniques par les praticiens des sciences humaines.



A.OUDIZ : Il y a peut être une différence de stratégie institutionnelle entre d'une part le fait de s'interroger directement sur le "comment cela tourne-t-il" comme le fait J.P. Pagès et d'autre part l'obligation de passer par le "comment cela peut-il mieux tourner?" pour faire accepter l'interrogation sur le fonctionnement pur et simple; mais il y a un point commun entre les deux démarches: la conviction qu'il faut prendre en compte l'activité réelle des opérateurs sur le terrain. Le travail ne peut pas être réservé aux ingénieurs, mais à des équipes formées d'ingénieurs et de gens des sciences humaines.

Les ergonomes de langue française paraissent particulièrement bien préparés à assumer la mise en oeuvre de la psychologie, l'analyse des organisations, le recueil des données, l'observation des interfaces,... dans un travail multi-disciplinaire avec des ingénieurs. Il s'avère néanmoins très difficile de faire entrer les ergonomes dans les usines: cela demande un temps de préparation et de réalisation beaucoup plus long que les délais opérationnels - très courts - des ingénieurs. Une des difficultés du travail multi-disciplinaire vient de cette différence des temps et délais respectifs des ingénieurs et des gens des sciences humaines, les ingénieurs n'obtenant pas à partir du travail des ergonomes ou des autres représentants des sciences humaines les outils opérationnels à court terme qu'ils désirent.

F.ZONABEND. Cette demande d'opérationnalité adressée aux sciences humaines ne se limite pas à l'entreprise: elle est générale. Ainsi, avant la construction d'une ville nouvelle, ou d'une centrale, l'enquête est toujours trop longue! Pourquoi, alors, n'a-t-on pas discuté ensemble pour trouver un ajustement entre les sciences "dures" et les sciences "humaines"? Pourquoi les sciences humaines devraient-elles toujours s'adapter à la démarche des sciences opérationnelles? Il ne faut pas que la force soit toujours du même côté!

J.THEYS. (Cabinet Ministre Environnement)

Selon J.T., le problème de l'erreur peut être envisagé sur trois plans:

1 le plan juridique de la responsabilité;

2 le plan idéologique de la manipulation de ce thème par les médias; à ce propos J.G. Heintz a noté l'apparition brusque du facteur humain dans les médias, mais ce ne sont pas les médias qui on inventé le terme, étant donné que 8O% de leurs informations sont fournies par les entreprises ou les ministères: il ne faut donc pas s'étonner que le facteur humain soit apparu dans la presse;

3 le plan de la gestion: en l'occurrence celui de la gestion des systèmes complexes. Les grandes organisations, qui ont des grands systèmes complexes à gérer, ont à faire face à des problèmes difficiles qu'elles ne savent pas résoudre; devant quoi, elles proposent des solutions contradictoires. Alors, pour résoudre ces contradictions, on envoie sur le terrain les sciences sociales!

Prenons l'exemple d'EdF: dans le récent rapport de TANGUY sur la sécurité, on peut relever des contradictions apparentes: "Pour ce qui est des hommes, si tout s'accorde pour dire qu'ils doivent constituer la plus grande richesse de l'entreprise, dans le cas d'EdF, je pense qu'il faut reconnaître qu'ils en sont aujourd'hui le point le plus critique - au moins sous l'angle de la sûreté. Je ne veux pas mettre ici en cause les exécutants. Par contre, la qualité des hommes, leur comportement individuel et collectif, leur pratique de travail, plus généralement leur culture, ne paraissent pas adaptés à l'enjeu, et ceci à tous les niveaux de responsabilité, en particulier ceux de la hiérarchie et des managers". Il y a déjà une contradiction à affirmer que les exécutants ne sont pas en cause, mais "la qualité des hommes". Il y a aussi une contradiction dans les solutions que l'on propose. En effet EdF a proposé successivement:

- de développer les automatismes,

- de spécialiser: avoir une double organisation, avec des gens qui continuent leurs tâches d'exécution habituelles, et - en seconde instance en cas de risque ou d'accident - un deuxième type d'organisation, greffée sur la première, avec des spécialistes du risque et de la sécurité .

- des solutions de type ergonomique (améliorer l'interface homme-machine),

- réformer l'organisation: les cercles de qualité, les relations de travail... ,

- enfin la culture du risque. A ce sujet, on peut s'étonner que, vingt ans après la mise en place du nucléaire, le rapport TANGUY propose d'inventer dans l'entreprise une culture du risque.

Considérées ensemble, toutes ces solutions sont des solutions contradictoires. Et on demande ensuite aux sciences sociales de résoudre ces contradictions, tout en en enlevant les problèmes qui sont hors du champ de l'erreur et que l'on évacue. Par exemple: si on veut donner des responsabilités aux gens en matière de risque, il faut peut-être aussi leur donner une responsabilité dans la conception des appareils. On sépare l'exécution, la gestion de la sécurité et la conception. On enlève les problèmes de sous-traitance, le rapport entre l'organisation du travail, la formation et les salaires. On utilise la sécurité pour redistribuer les cartes à l'intérieur de l'entreprise, mais on retire du champ des négociations entre les acteurs tous ces côtés embarrassants. Les sciences sociales n'ont ainsi aucun moyen d'agir pour résoudre ces contradictions.

En fait on fait appel à des techniciens des sciences sociales qui interviennent sur une partie limitée du problème. C'est un exemple parmi d'autres d'utilisation des sciences sociales pour gérer les problèmes d'une entreprise, dans le cadre d'une réorganisation limitée, sans leur donner la possibilité de tout remettre en question. Ce qu'on peut alors obtenir, c'est simplement une amélioration à la marge de la gestion de l'entreprise.


D.DUCLOS. Faute ou erreur? Il y a un progrès indéniable dans le passage de la faute (métaphore appartenant à une culture militaire, de l'ordre) à l'erreur. Les lignes de fuite de ce progrès se trouvent dans le retour psychologisant sur l'individu, sans remise en cause du système socio-technique.

Ch. Perrow montre bien comment des systèmes socio-techniques conduisent en tant que tels à l'accident (normal accidency). Il est, par excellence, le sociologue qui s'est adressé aux ingénieurs, en employant leur langage, pour leur poser la question de fond: l'erreur humaine, en tant qu'erreur du système humain, n'est-elle pas la limite de la maîtrise humaine? Le système le plus rationnel, le plus scientifique, reste un système humain. L'erreur humaine serait donc la limite même de la rationalité du système.

Peut-on abandonner la notion d'erreur - et de vérité - si on aborde le système sous l'angle le plus large: celui de la culture? Par analogie avec les systèmes fermés, on parle souvent des "cultures" des entreprises. Or, l'entreprise n'existe que par son ouverture sur les sociétés globales complexes. Lorsqu'on parle de culture, ne faudrait-il pas immédiatement mettre en rapport des habitudes, des traditions locales et leur sens dans l'ensemble de la culture globale? La notion de faute - et de loi - concerne la société globale. La culpabilité de l'opérateur par rapport au règlement est aussi la culpabilité du professionnel par rapport à l'ensemble de la société. Avec C. Dejours, qui a travaillé cette queston en psychopathologie du travail, le constat est le même: on ne peut pas éliminer la vérité humaine de l'erreur. Il y a là de véritables limites: les sciences humaines peuvent essayer de déterminer la nature de ces limites.

B. KALAORA. Question aux ingénieurs: les qualificatifs du risque vu sous l'angle du facteur humain, ce sont souvent l'erreur ou la faute. Or il en est un qui n'a pas été évoqué, au sujet de ces systèmes complexes: c'est le qualificatif "d'accident du travail". Au XIXe siècle, au moment de la législation du travail, l'accident du travail faisait partie des impondérables de la production et la responsabilité en incombait à l'entreprise, non aux individus. Comment s'emboîtent ces notions d'erreur humaine, de faute et accidents du travail?

J-J. HEINZ. Dans les chemins de fer, on distingue la sécurité des circulations ferroviaires de la sécurité du personnel. Le droit du travail (le droit commun) n'est applicable à la SNCF que depuis 1984-85; jusque là, le droit du travail y dépendait entièrement du Ministère des Transports: en effet, il est évident que la sécurité de la personne qui travaille a une influence sur sa capacité à assurer la sécurité des circulations ferroviaires.

Ph. ROQUEPLO. Pourquoi sépare-t-on d'un côté l'accident et de l'autre l'erreur ou la faute?

J.G. HEINTZ. Il y a une réglementation qui prévoit dans le détail ce qu'est un incident et ce qui est un accident.

Y.CHICH. L'erreur ou la faute sont des éléments explicatifs d'un événement qui s'appelle accident.

F.ZONABEND. On peut s'interroger sur le passage de l'incident à l'accident.


O. GODARD.

A propos de la responsabilité on observe une double évolution qui est contradictoire: considérer, d'un côté le passage de la faute à l'erreur comme un progrès et de l'autre tenter de "responsabiliser" l'exécutant de la base, considéré comme un maillon d'un dispositif qui le dépasse. Plus on va dans le sens d'une déculpabilisation, d'une déresponsabilisation des comportements, plus on accrédite l'idée que l'homme n'est qu'un appendice d'une méga-machine. A l'inverse, si on essaie de moins codifier, de moins réglementer afin de laisser à l'homme une véritable autonomie dans la tâche, on est obligé de réhabiliter le concept de responsabilité: donc de faute. Alors que faute et erreur sont présentés comme allant dans le même sens, ce sont des notions qui entraînent dans des directions opposées. V.de Kayser aborde dans son article le changement de position de l'erreur: comme s'insérant dans une dynamique d'apprentissage collectif. Comment cela peut-il s'intégrer dans un contexte juridique de responsabilité, de faute commise?

La vision positive de l'erreur concerne les erreurs sans conséquence. Lorsque les conséquences sont graves, il y a imputa-tion de la faute: ceci rend problématique qu'on puisse utiliser dans une perspective d'apprentissage collectif quelque chose qui a eu des effets aussi négatifs pour la personne responsable.


Y.CHICH. Le passage de la faute à l'erreur est un progrès pour deux raisons:

1 C'est le seul moyen d'être en position de réunir l'information, la participation, le savoir énorme sur la réalité du fonctionnement actuel et pour comprendre de la sorte certains dysfonctionnements inapparents;

2 La deuxième raison est présente dans l'article de V. de Kayser: la considération de l'erreur et sa caractérisation amène directement, dans le dialogue avec le concepteur du système, à poser la question: "Quand allez-vous faire en sorte que le système soit tolérant à l'erreur?". C'est un levier d'une puissance considérable pour faire évoluer les systèmes eux-mêmes.

A propos de l'opposition forte entre la tendance à la responsa-bilisation et le risque de déresponsabilisation, il faut bien voir que cette opposition n'est qu'apparente. Mettre au premier plan l'erreur ne signifie pas qu'on exclue la responsabilité, la faute. En matière de sécurité, on se situe sur les deux terrains à la fois.

J.P.GALLAND, revenant sur l'interprétation exprimée par'Y. Chich de l'enquête "Réagir": l'objectif de sensibilisation des gens de terrain ne pouvait pas mobiliser à lui seul les acteurs de l'enquête. L'intérêt de connaissance constituait la principale motivation des gens du terrain. Un des échecs de l'enquête "Réagir" est de ne pas avoir réussi à articuler l'objectif de sensibilisation promu par les initiateurs avec les motivations de connaissance des acteurs sur le terrain.

Ph. ROQUEPLO. Dans le domaine du risque et de l'erreur, il est essentiel qu'il y ait un débat de type sémantique pour élucider ce que j'appellerai le "coefficient de réalité" des paroles prononcées. Par exemple: les ingénieurs au bureau des méthodes mettent au point un système pour éliminer le risque; mais ont-ils quelque rapport que ce soit au risque qu'ils prétendent éliminer? Dans une grande partie du monde de la sécurité, le risque est vécu comme ce qu'on a éliminé (cf. la littérature du risque zéro, et certaines décisions de Bruxelles). Si c'est éliminé, c'est vécu comme "rien". Il existe tout un discours sur le risque et la sécurité qui, pour une grande part, sert à évacuer le problème du risque; en tout cas: le problème de la confrontation réelle au risque.

A cela s'ajoute le problème de la simulation. A propos de "confrontation", il convient de noter qu'une grande partie de la confrontation aux systèmes complexes - que ce soit le pilotage des avions, ou celui des ensembles nucléaires - se fait par simulation. Dans la simulation, on peut créer des automatismes ou des réflexes pour répondre à des conjonctures. Mais ce ne sont que des conjonctures simulées. La question qui se pose aux gens qui travaillent sur le problème du risque est alors la suivante: a-t-on une raison sérieuse de croire que l'on passe sans difficulté de la conjoncture simulée à la conjoncture réelle? La mise en présence de l'éventualité de la mort (tout simplement: le danger) ne perturbe-t-elle pas les automatismes acquis par la simulation?

Il est à craindre que le discours sur le risque ne soit que le discours sur le risque maîtrisé. Or, le propre de la situation à risque, c'est d'impliquer un risque que l'on ne maîtrise pas ou que l'on ne maîtrise que partiellement. Est-ce qu'il y a une continuité entre le risque éliminé et le risque à accueillir? Au lieu de simulation, ne vaudrait-il pas mieux, par exemple, un entraînement au risque en montagne, pour former les gens à réagir à un événement inattendu? Le risque simulé, c'est le risque acclimaté dans le "régime du même", du "déjà connu"; mais le risque réel n'est-il pas toujours - comme la mort - dans le "régime de l'autre", de l'inconnu, voire: de l'inconnaissable?

R.DAMIEN. Faute et erreur n'appartiennent pas du tout au même registre. La faute appartient au registre théologique: "Comment voyant le meilleur, puis-je faire le pire?", ce qui s'inscrit dans le débat sur l'évitement du mal des choses du monde, alors que Dieu a créé le monde. C'est la question du statut du libre-arbitre. Le seul moyen d'expliquer qu'il y ait du mal dans le monde, c'est que l'homme en est seul responsable. Le système créé par Dieu devrait fonctionner parfaitement. Le mal vient de l'exercice de la liberté de l'homme, de la nature humaine. Alors qu'il sait qui peut faire le mieux, l'homme choisit le pire: il est donc coupable.

La catégorie de l'erreur fait partie du domaine épistémologique: le propre de l'erreur, c'est d'être réductible, alors que la faute, elle, est irréductible.

Ph. ROQUEPLO. Est-ce sûr? La faute d'inattention n'est-elle pas une faute? La sentinelle qui s'endort ne choisit pas de s'endormir et pourtant elle commet une faute, et non pas une erreur: elle sera jugée coupable.

R.DAMIEN. On lui dit que c'est une faute, parce qu'elle est respon-sable de s'être endormie. La possibilité que l'acte humain induise le mal est inscrite dans la nature de l'acte. Alors qu'au contraire l'erreur implique qu'on peut toujours la réduire; il y a dans l'erreur des instruments pour dépasser l'erreur.

D. DUCLOS. Le mot “faute” finit par vouloir dire erreur, et le mot erreur finit par vouloir dire "faute". Le problème de définition est général, et les taxonomies de la norme dérapent sans cesse. C’est bien le “risque du risque” qui est ici pointé : celui de se confronter aux limites des ressources langagières des acteurs.


M.LLORY.

M.L. entreprend de fournir quelques éléments de réponse à certaines questions qui ont été débattues.

- A Françoise ZONABEND, sur les sciences humaines: la solution est dans l'interdisciplinarité. De ce point de vue là, les travaux ont déjà largement commencé dans des organisations comme EdF. Des ingénieurs coopèrent avec des ergonomes, des psychologues, des sociologues, des psychopathologues du travail...

- A propos de V.de KEYSER: M.L. a présenté et discuté un texte d'elle, non l'ensemble de ses travaux, nombreux et variés. Il y a des ambiguités dans la façon dont V.de Keyser présente le problème de l'erreur humaine, en particulier une oscillation entre une position savante, de l'extérieur et la préconisation d'une méthodo-logie de terrain.

- ERREUR et FAUTE à partir du vécu de l'intérieur, dans un secteur technique comme EdF: il y a eu la volonté de ne pas se placer sur le terrain de la faute parce qu'il y avait une relation très étroite entre la faute et la sanction. L'idée d'erreur déplaçait vers quelque chose d'indépendant de l'homme. Mais l'idée de faute réapparait en permanence, ne serait-ce qu'à travers l'idée actuelle, dans le système socio-technique, de "réacteur pardonnant" (ce qui évoque la faute).

- Sur la réaction des opérareurs en cas d'accidents. La question de Ph. ROQUEPLO était: "Est-ce que les opérateurs suivraient plutôt les consignes, ou bien donneraient-ils cours à leur intuition?". La réponse sera mitigée: cela dépendra beaucoup du contexte. Exemple: il résulte de ce qui a été dit sur l'accident de Three Miles Island par les opérateurs que, avant la décision (mauvaise) du chef de quart, il y a eu une discussion entre eux dans la salle de commande, parce que les indicateurs montraient des phénomènes très complexes. Leurs connaissances habituelles ne pouvaient plus suffire, ils ont donc fait appel à leur intuition. La procédure, faite par les ingénieurs, était mauvaise: il aurait fallu ne pas la respecter dans cette situation critique.

(texte visiblement incertain)

- En ce qui concerne la notion d'erreur humaine, on peut se demander si les centrales nucléaires ne manifestent pas les limites de cette notion. Les opératreurs, sur le terrain, vivent très mal les situations d'incident et à travers l'analyse, le recours à "l'erreur humaine". Etudier les erreurs sur le terrain, cela revient en effet à intervenir uniquement lorsqu'il y a incident ou accident. Mais comment cela fonctionne-t-il en dehors des périodes d'incident? On aurait beaucoup à apprendre de l'analyse d'activité.

L'aspect le plus intéressant de l'erreur humaine, c'est l'idée avancée par V. de Keyser selon laquelle les collectifs de travail ont à gagner à discuter des erreurs humaines. Cela doit-il se faire avec ou sans experts? La question reste entière. De doute façon, les collectifs de travail n'attendent pas les experts pour discuter des erreurs. Il y a un effet réparateur de la discussion sur l'incident, qui permet aux équipes de se réajuster...

Dernier point: toute la discussion a peut-être montré cette prégnance de l'erreur humaine et de l'incident, voire de l'accident. On n'a pas réussi a sortir du catastrophisme des accidents. Il y a une sorte de fascination, d'emprise de l'erreur humaine. Il est intéressant de renverser la perspective, parce qu'il y a quelque chose de malsain dans cette préoccupation unique pour les questions d'accident ou d'incident.

A partir de l'analyse de l'activité, on peut mieux concevoir les postes de travail, les interfaces entre opérateurs et les machines. Les analyses sur l'organisation informelle ne sont pas, pour le moment, directement opérationnelles; l'intéressant pour les respon-sables, c'est justement l'existence des processus informels. Un certain nombre de niveaux hiérarchiques n'ont pas, du fait même de l'organisation, de contact avec la réalité du terrain, sa complexité, sa diversité. Une des missions des sciences humaines serait de ré-injecter du réel dans l'organisation hiérarchique.

Ph.ROQUEPLO. La distance entre le comportement informel et l'organisation formelle ne rend-elle pas très nécessaire une observation de type ethnographique (à condition évidemment qu'on puisse en faire le "rendu"!)?

A.OUDIZ. C'est un enjeu considérable que de vouloir changer l'organisation. Vouloir changer de manière radicale un système parvenu à un équilibre peut être dangereux. Cela implique toute une réflexion sur la formation des hommes nécessaire pour pouvoir accorder plus de place à l'initiative individuelle sans pour autant déclencher les effets pervers de la démotivation, du déséquilibre du système...

D.DUCLOS. Il y a aussi le problème du droit: en l'occurrence, le droit des individus d'exister dans leurs relations sociales comme des citoyens, y compris sur les lieux de travail.

Y.CHICH. L'analyse du fonctionnement réel ne se traduit pas forcément par des solutions opératoires, mais cela rend modeste. Par ailleurs, certains types d'accidents sont dus à des comportements renforcés par la pratique quotidienne. L'expert peut être présent pour attirer l'attention sur ces habitudes qui ne se révèleront dangereuses qu'au moment de l'accident. Il y a quelque chose de pervers à ne vouloir étudier que le fonctionnement normal. Il faut étudier les deux: l'analyse d'activité et les dysfonctionnements d'une situation d'accidents.

D.DUCLOS. A propos du culturel: il y a une compétence commune, dans les relations micro-sociales, pour régler les interactions( ). Patrick Pharo( ) montre aussi comment, dans les relations banales et de façon presque inconsciente, sans qu'on s'en aperçoive, s'opèrent de multiples ajustements de l'ordre du droit, construits en termes de négociation constante. Cette compétence sociale existe à plusieurs niveaux, du micro-social les cultures d'entreprise. Les experts, les sociologues, peuvent aider à re-introduire un jeu social en permettant d'éviter ainsi des erreurs dues au système intermédiaire que constitue l'organisation.

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JP GALLAND.

- Remarque préalable: on n'évoque pas le facteur hummain pour des catastrophes naturelles, même si le facteur humain intervient: exemple de Nîmes. Contre exemple du tunnel de Nice. (erreur éventuelle de pilotage d'un système).

L'idée d'erreur humaine est paradoxalement liée à la technique et à des systèmes de sécurité prééxistants: l'erreur humaine vient se greffer là dessus.

- V.de KAYSER a une conception large de l'erreur humaine, incluant les erreurs de conception. En outre elle porte un regard positif sur l'intervention de l'homme.

- Elle assigne quatre finalités à la considération de l'erreur humaine:
1.Mettre à jour des carences dans l'organisation du travail
2.Provoquer des discussions entre les opérateurs
3.Développer des supports techniques (systèmes experts) d'aide à la tâche de l'opérateur
4.Mettre en chiffre la fiabilité humaine

- Mais dans la pratique: erreur humaine équivaut à erreur d'exécution: est-il possible d'avoir une approche scientifique qui n'adopte pas ce point de vue? Tout va dans ce sens.

- Difficulté de l'interdisciplinarité dans ce domaine


Excursus sur le Programme REAGIR: enquête multidisciplinare sur 10.000 cas d'accidents de la route. Résultat presque nul du point de vue de l'accroissement des connaissances.

Y. CHICH contestera ce point: l'enquête REAGIR n'avait pas pour but la connaissance, mais la mise sur pied d'un travail collectif entre des acteurs dont elle manifesta à quel point ils sont hors de la perspective des causes réelles des accidents. Cf.infra.

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J.G.HEINTZ. Spécificités du transport ferroviaire

- L'erreur humaine est un concept nouveau à la SNCF. Origine externe. A l'intérieur on parle de FAUTE conçue comme non respect du réglement censé prévoir tout: on se situe d'emblée dans le domaine de l'exécution. Heintz se demande si le passage de la faute à l'erreur est vraiment un progrès: si on en était resté à la faute, il aurait fallu montrer que les réglements étaient réellement applicables!

- Le facteur humain: la notion de facteurs humains (au pluriel) existe depuis pas mal d'années aux USA + CECA = sens très paragmatique: psychologie, réflexes, angles de vision des gens, etc ...

- Puis on est passé au facteur humain au singulier comme concept assez général qui expliquerait à peu près tout. C'est vague et ça n'explique pas grand chose: dans ce sens général, ça englobe toute la technique! Mais alors, qu'est-ce qu'on explique en réalité avec cette notion si englobante?

cf. infra Réponse de Y.CHICH

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OUDIZ. Thèse: parler d'erreur humaine ça peut être très intéressant à condition d'en bien parler. Le milieu dans lequel se produisent les risques, c'est un milieu d'ingénieurs qui n'a pas grand intérêt à savoir "comment ça tourne" (expression de LLORY) sur le plan des hommes qui font tourner la machine. Ils n'en ont rien à faire: ils le régulent par des procédures.

- L'erreur humaine nous permet d'aller au "comment ça tourne" en passant par "comment ça peut mieux tourner". Pour les ingénieurs, l'organisation du travail, les circuits informels,... tout cela, c'est du message de sciences humaines, c'est-à-dire fumeux et sans grand intérêt. (Ce point sera contesté par Hélène Meynaud. Cf. infra).

- Difficultés de faire rentrer les sciences humaines dans les milieux qui, à propos du risque, en auraient le plus besoin: pour y arriver, revenons sur les échecs ou les erreurs, tirons- en les leçons et essayons d'aller plus loin: en effet notre milieu ingénieur dominant ne réagit "que lorsqu'il a pris des claques".

- Il ne s'agit pas de rechercher la faute du lampiste: une telle problématique est absolument étrangère à l'industrie nucléaire, en tout cas au niveau de la hiérarchie.

- Donc: tirer parti de ce concept d'erreur humaine et montrer que cette erreur, qui semble imputable à un individu, relève d'une organisation, d'un défaut d'interface, de consignes qui prétendent tout régir mais qui ne peuvent pas tout régir, etc...

- Comment fonctionne un collectif: a priori ça n'intersse pas l'ingénieur, mais a postériori - après une erreur -, ça peut le passionner.

- L'erreur humaine est donc un domaine qui permet de déboucher sur les vrais problèmes et amener la culture technique dominante à s'interroger sur "comment ça peut mieux tourner": cela conduit à s'interroger sur "comment ça tourne?", mais cette dernière question est une question que l'on ne peut pas poser d'emblée.

- En ce sens, le facteur humain, c'est tout sauf de la psychologie: la question, c'est "pourquoi finalement telle erreur a été possible?" et on débouche très vite sur des problèmes d'organisation et de consignes, sur des conclusions généralisables, comme les systèmes "pardonnants" , lesquels constituent des moyens de tenir compte de la composante d'infiabilité de l'homme.

- Enfin, il n'est pas indifférent que La RECHERCHE publie un tel article avec ce titre racoleur de "l'erreur humaine". Cela ne constitue-t-il pas un véritable "cheval de Troie" introduit dans le milieu scientifique? D'autant que V.K. ne s'en tient pas, tant s'en faut, à une approche psychologisante qui ne s'en prendrait qu'au lampiste!

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FR.ZONABEND.

- On demande de la science sociale, mais qu'entend-on par là?

- On utilise le mot faute, mais celui-ci a de multiples acceptions:

- faute technique, mais mettant en question tout l'imaginaire du technicien: peut-être imaginaire collectif du milieu de travail, souvent occulté par les recherches psychologiques ou de sciences sociales actuellement menées.

- Peut-être y a-t-il une autre façon d'envisager l'intervention des SHS en ce domaine: quel type de recherche faut-il faire sur ces objets de la modernité. Les chercheurs doivent ici faire preuve d'imagination.

- On parle d'enquête, mais quel type d'enquête? En fait le chercheur en sciences sociales travaillant sur un sujet brûlant est rapidement accusé de s'occuper de ce qui ne le regarde pas et on tient fort peu compte de son travail. Résultat: les chercheurs en SHS sur de tels sujets sont souvent hors institution...

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Y.CHICH.

- à LLORY: connaît Véronique de KAYSER depuis 25 ans et trouve son texte à la fois remarquable et représentatif de tout un courant ergonomique actuel en ce domaine. Il s'étonne donc devant les réserves de LLORY. Selon lui, V.de K. porte une attention très forte au fonctionnement REEL des ateliers, entre autres en faisant de nombreuses enquêtes in situ...

- à J.P.GALLAND: l'objectif de l'enquête REAGIR n'était pas d'augmenter le savoir. Pierre MAYET a conçu cette enquête pour rendre manifeste la très faible implication d'un très grand nombre d'acteurs importants de la sécurité routière (ingénieurs des ponts, ingénieurs routiers, police, gendarmerie...). Il y a des machines qui tournent chacune pour elle-même, sans se parler, la "sécurité" étant une référence abstraite et non pas une référence concrète prise en charge dans une perspective d'action. L'objectif de l'enquête était l'activation sociale du milieu pour l'amener par cette enquête à commencer un certain dialogue, ce qui constitue d'ailleurs un objectif fondamental lorsqu'il s'agit de la sécurité considérée concrètement.

- à J.G.HEINTZ qui se demande si le passage de la faute à l'erreur est un véritable progrès, Y.CHICH répond de façon catégorique que passer de l'univers de la faute à l'univers de l'erreur constitue un progrès absolument fondamental.

- à OUDIZ, Y.CHICH déclare qu'il partage pleinement son point de vue. Lui aussi est agacé par la façon dont on parle du facteur humain, parce qu'on lui confère le statut du résidu. Par certains côtés, c'est une entreprise obscurantiste. Mais ce n'est qu'un aspect: si on cherche à répondre à cette interpellation, c'est une porte qui progressivement va s'ouvrir et à partir de laquelle des progrès considérables pourront être faits dans une analyse multidisciplinaire d'acteurs visant une action concrète sur les choses (et non pas simplement sur les discours).

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ROQUEPLO. Evoque une discussion avec ROUSSELOT au cours de laquelle les gens des sciences humaines dénonçaient la façon, dont à la SNCF, on convoque la morale pour faire adhérer les agents à une réglementation censée éviter tout accident, ce qui, selon eux, aurait pour conséquence que, une fois l'accident survenu, les gens seraient perdus: en fait, la morale fonctionnerait comme ressort subjectif pour automatiser un ensemble humain: "si tu t'écartes de la consigne, tu commets déjà un accident virtuel".

- ROQUEPLO trouve cette critique trop facile, car il faut aussi se demander pourquoi il y a si peu d'accidents et si cela ne vient pas, précisément, de cette "adhérence" morale à la réglementation. D'où la question: est-ce que ce ne sont pas les conditions mêmes qui permettent d'évacuer l'accident qui rendent son traitement impossible lorsque l'occurrence se produit?

- Autre question: au moment de l'accident, quelle est la référence ultime des agents? Eviter qu'il leur soit imputable ou bien mettre tout en oeuvre pour sortir de l'impasse? Un chef de guerre n'a qu'un souci: gagner la bataille. Mais lorsqu'il s'agit de la sécurité d'un ensemble technologique, considère-t-on les agents comme des "chefs de guerre" ou bien, au contraire, comme des subordonnés devant se conduire en subordonnés, voire: comme des "moments" d'un dispositif automatisé devant se comporter comme moments de tels dispositifs? N'y a-t-il pas deux demandes simultanées et contradictoires correspondant à deux conceptions antagonistes du rôle de l'homme au sein du fonctionnement d'un dispositif technique? Ce qui pose la question de savoir quelle est, en cas de crise, la référence ultime de l'agent concerné. N'est-on pas en situation de "double bind"?

CHICH. Ce qui est pire c'est que, en fait, la plupart des ensembles socio-techniques complexes marchent en s'écartant de la règle qui a été édictée. Tant que ça marche, on ne veut pas aller y voir. La problématique de l'erreur a l'avantage qu'elle oblige à tenir compte de la réalité concrète et à prendre en compte cette formidable capacité d'adaptation de tous les jours, sans laquelle aucun fonctionnement ne serait possible.

HEINTZ. A la SNCF, la faute, c'est simple: c'est le non respect du règlement.

- Le chemin de fer constitue une sédimentation de technologies et de réglementations successives qui coexistent.

- Trois éléments:
. un système technique complexe
. l'"armée" des cheminots
. et pour souder l'un à l'autre: la réglementation.

- Ces trois éléments évoluent, en particulier les "cheminots" ou en tout cas la société qui les entourent. Alors que pendant très longtemps les recrues étaient surtout fils de cheminots, depuis 1O ans, beaucoup viennent de l'extérieur de la culture de l'entreprise

- Quant à la réglementation, elle est conçue dans les bureaux et elle n'est plus aussi appliquée qu'avant. Cela pose maints problèmes:
. est-ce que c'est parce qu'elle est mal faite?
. est-ce que c'est l'éthique qui flanche?
. est-ce qu'il ne faudrait pas considérer les gens comme des professionels et réduire la réglementation à l'essentiel?

- En tous cas, faute ou non, les tribunaux interviennent ... et condamnent le lampiste. Ici la réglementation peut servir à protéger le petit.

- A quoi Heintz ajoute qu'il a peut-être fait une présentation "un peu réac" des choses, ce qui conduit Roqueplo à se demander si l'on peut parler de sécurité sans se situer dans une idéologie aisément qualifiée de réactionnaire.

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Philippe HUBERT

- Le facteur humain a un aspect immoral (c'est le lampiste qui trinque) et dangereux (ayant mis la faute sur un individu, on ne s'occupe plus de rien). Pour Tchernobyl, tout le monde était très content que ce soit le facteur humain et finalement, ce facteur humain, on ne l'a pas étudié!

- Est-ce qu'il existe beaucoup de spécialistes du facteur humain? Ph.HUBERT se demande s'ils "ne sont pas tous dans la salle!". En d'autre termes: est-ce que cette notion pénètre vraiment dans les entreprises?

- Dans les transports de matières dangereuses, ça n'existe pas: c'est toujours la FAUTE d'imbéciles qui font des bêtises; quand Ph.H. voit les procédures opératoires, il n'y comprends rien: mille détails, on est certain d'y passer. L'ingénieur de sécurité ne fait aucun effort pour que ce soit plus simple. Sa conclusion: erreur humaine, c'est-à-dire: c'est leur faute, ils n'ont qu'à...

- On comprend l'intérêt juridique de l'erreur humaine: disculper l'entreprise. Ce qui est choquant, c'est que ce soit moralement possible dans notre société et que les medias se prêtent à ce jeu. Quand il y a une défaillance technique, même si ça vient d'un sous-traitant, c'est l'entreprise elle-même qui est responsable, mais si c'est une "erreur humaine", alors ce n'est plus l'entreprise, c'est le lampiste...

Exemple de l'accident d'Airbus: si c'est le moteur qui a flanché et si c'est imputable au fabriquant de moteur, ça retombe quand même sur Airbus; tandis que si c'est le pilote, non: en ce cas on est non seulement tranquille mais absous, ce qui est scandaleux. Il n'y a pas de raison qu'un système complexe soit irresponsable vis-à-vis de ses hommes....

ROQUEPLO. Mais ce qu'on vend, c'est l'Airbus sans pilote!. Finalement quel est l'enjeu de "l'erreur humaine", sinon de pouvoir continuer à pouvoir dire que le produit vendu est digne de confiance?

HUBERT. Reste à expliquer pourquoi on y parvient si aisément. Pourquoi cette complicité générale?

CHICH. Ce n'est pas par hasard si c'est dans les systèmes ou l'enjeu est absolument énorme (centrales nucléaires) que, prenant prétexte de ce résidu que constitue l'erreur humaine, on en vient à remettre en cause les procédures, le système.... Ce n'est pas par hasard si c'est dans de tels domaines que cela se passe plutôt que dans les domaines où l'enjeu est diffus (transports...). C'est parce que l'énormité de l'enjeu est telle que l'on ne peut plus courir le risque... Il y a un sorte de dialectique liée à l'énormité de l'enjeu.

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PIGNON. En informatique la problématique est inverse. Avec la révolution de la micro, on s'est aperçu que les interfaces jouent un rôle essentiel.

- Exemple de la navette, conçue avant la micro: les opérateurs devaient apprendre des codes invraissemblables. Maintenant: retour de l'analogique et de l'intuition. Le facteur humain est mis en avant

- Question: est-ce qu'on peut représenter et codifier de façon séquentielle tout le fonctionnement d'un système? Le paradoxe, c'est que de nombreux grands systèmes ont été conçus en faisant cette hypothèse parce qu'ils l'ont été dans le cadre de l'informatique traditionnelle: d'où l'augmentation des procédures séquentielles qui rendent inaccessible l'intervention humaine. C'est le cas de l'Airbus: c'est peut-être un magnifique avion mais on n'arrive pas à le piloter. Les faits montrent qu'il y a "erreur humaine" par temps clair et sans vent, etc ...!

- Il convient de distinguer la description et le savoir d'usage (machine à laver, ordinateurs... ) et de se demander si, entre les procédures et le pur savoir-faire intuitif (Three Mile Island), il n'y a pas une voie possible. La question est actuellement posée mais mal posée: ainsi dans les centrales nucléaires, c'est le recours à l'intelligence artificielle pour aider l'opérateur..., mais, pour que cette solution soit fiable, il faudrait être sûrs qu'il n'y a pas de "trou" dans le système...

- Si l'on ne parvient pas à en être sûrs, alors le facteur humain n'apparait plus comme un résidu négatif mais comme un élément central.


Hélène MEYNAUD trouve "choquantes" les réflexions de OUDIZ sur les ingénieurs et déplore la façon dont il considère leur attitude à l'égard des sciences humaines. Ce n'est pas en considérant que les ingénieurs sont des ânes qu'on fera avancer les choses. Ce sont des gens fort divers. Ainsi assiste-t-on à EdF à une "grosse cour" aux SHS...

ROQUEPLO. Justifie une certaine approche idéal typique au risque de schématiser. Une des conclusions de son étude sur les pluies acides en matière d'environnement industriel, c'est que, pour s'occuper de ces questions, les ingénieurs veulent des ingénieurs qu'ils considèrent comme seuls fiables. De même en va-t-il des énarques dans les cabinets ministériels: par définition, ils sont à leurs propres yeux, seuls fiables. Il ne faut pas transformer en querelles individuelles ou corporatistes des analyses qui "typifient" certains acteurs sociaux.

OUDIZ: tient à redire son accord complet avec LLORY sur le fond de la question. Il s'agit d'une question de stratégie. Il évoque les ergonomes de langue française particulièrement bien placés, mais qu'il est néanmoins très difficile de faire entrer dans les usines.

- Autre difficulté: le temps de réponse des SHS est très long. L'ergonome a besoin de temps. D'où une difficulté considérable: pour créer l'interdisciplinarité sur le terrain, on butte sur le fait que les temps de l'ingénieur ne sont pas les temps des sciences sociales et les ingénieurs reprochent aux SHS de n'être pas directement opératoires, ce qui, selon OUDIZ, n'est pas totalement faux.

F.ZONABEND pose aussitôt la question: "pourquoi est-ce que c'est toujours nous qui devons-nous adapter?"

DUCLOS. L'interface est de toute façon fragile: elle l'est aussi du côté des SHS. Ceci concerne d'ailleurs directement notre GDR: si nous n'avions rien fourni d'ici deux ans qui soit reconnu comme valable par la sociologie académique... ce serait terminé pour nous!

CHICH tient à rappeler ici que Véronique KEYSER passe depuis 20 ans la moitié de son temps dans les ateliers!

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J.THEYS
On peut placer le problème de l'erreur sur trois plans:
- le plan juridique de la responsabilité
- le plan idéologique de la manipulation de ce thème par les médias; ici il faut s'intéresser à la façon dont les medias fonctionnent et dont l'information est produite. 80% vient de communiqués de presse qui sont l'écho d'informations fournies par les entreprises et les ministères. Ce n'est pas la presse qui a inventé le facteur humain!
- Troisième niveau: organisation des systèmes complexes.

Ici on assiste à des propositions contradictoires. Et de fournir en exemple le rapport de Tanguy sur la sécurité.

(fin de l'enregistrement de la discussion.)

-Débats du Samedi 17 Mars 1990 sur la culture du risque et sur la quantification : respectivement retranscrits dans le sous-dossier III (Médias, Culture, Opinions et Risque), et dans le sous-dossier II (Procédures).
D.Duclos rappelle que de nouvelles interrogations ont surgi sur les médias, l'opinion publique et les risques, sur l'interprétation du Facteur Humain, sur la définition des modes d'évaluation (dont l'évaluation probabiliste). Cette première réunion du GDR-SORISTEC a ouvert des voies à la réflexion qu"il faudra poursuivre au-delà des premières mises au point indispensables à tout début.
Le GDR continuera à se réunir en séance plénière ou par groupes de réflexion autour des problématiques ayant suscité le plus d'intérêt.










oL'ERREUR HUMAINE


Note de Ph.ROQUEPLO


à titre de contribution
à la préparation de la session
de Novembre 1990



Cette note portera sur 4 points:

1. Erreur ou faute?
2. Technique et imputabilité.
3. Ergonomie et maîtrise de la nature
4. Le débat amorcé entre LLORY et OUDIZ


1. ERREUR OU FAUTE?


1.1. Un débat a été amorcé, en particulier entre HEINTZ et CHICH. Il conviendrait d'en préciser l'enjeu: pourquoi attache-t-on tant d'importance à déclarer que le comportement humain qui se trouve (au moins partiellement) à l'origine d'un accident relève de la catégorie de l'erreur ou de celle de la faute? Quel est le véritable enjeu de cette catégorisation?

1.1.1. Une première justification du recours à la catégorie de faute consiste à considérer comme indispensable de recourir à la dimension éthique pour assurer l'adhérence du collectif humain gestionnaire d'un ensemble technologique à l'ensemble des procédures qui constituent le "mode d'emploi" de cet ensemble technologique.

Entre les hommes et les infrastructures techniques, il faudrait donc deux médiations:

1. La médiation "objective" des procédures
2. La médiation "subjective" de l'obligation morale


1. D'une part la médiation des "procédures" dont la mise en oeuvre constitue en quelque sorte la face humaine du fonctionnement des infrastructures techniques. Il est possible d'envisager le contenu de ces procédures comme la techno-logie de la technique considérée. Le "logos" de cette technologie doit être attesté dans des écrits, enseigné, appris, assimilé et finalement transformé en savoir faire: non seulement en un ensemble de savoir-faire individuels, mais en des savoir-faire collectifs qui constituent la "forme" des divers travailleurs collectifs dont l'articulation constitue ce travailleur collectif global qu'on nomme entreprise, lui-même articulé à d'autres travailleurs collectifs dont l'ensemble articulé constitue la société: du moins l'un des aspects de la société en tant que société laborieuse..... A travailler.

- Il faut insister sur l'importance de toute cette littérature procédurale de la technologie: sans cette littérature, les ensembles techniques ne sont plus que cadavres disjoints, faute de pouvoir être "maîtrisés et possédés" par les hommes qui ne peuvent les faire fonctionner que sur la base des connaissances attestées dans cette littérature.

- Cela pose aussitôt maintes questions: non seulement sur le fonctionnement intrinsèque de l'ensemble technique "matériel" envisagé (qui est lui-même oeuvre humaine!), mais sur l'adéquation de la littérature procédurale qui permet d'en prendre possession: à l'heure actuelle les insuffisances "littéraires" touchant les modes d'emploi des objets manufacturés et des machines coûtent à la France des milliards de francs chaque année (dans le seul domaine de la lutte anti-corrosion: de l'ordre de 15 milliards par an). Or ceci est la manifestation d'un dysfonctionnement dans la maîtrise sociale de la technique, dysfonctionnement qui, bien entendu, ne peut pas ne pas affecter la sécurité.


2. Deuxième médiation: l'obligation morale.

- Pour faire "adhérer" les travailleurs à cet ensemble de procédures, on érige ces procédures en "réglements" s'imposant aux travailleurs non plus au titre de condition de leur maîtrise sur les machines, mais au titre de leur obéissance à ceux - quels qu'ils soient- qui sont reconnus comme les responsables légitimes du fonctionnement desdites machines.

- Dès lors s'introduit au coeur du fonctionnement du système socio-technique une dimension morale elle-même considérée comme condition "subjective" du fonctionnement du système. Du même coup les procédures sont revêtues d'une nouvelle signification: la conformité aux conditions de maîtrise de l'outil technique implique non seulement la connaissance mais la soumission et l'obéissance. A qui?, c'est une autre question, d'ailleurs fondamentale (à travailler). Mais pour l'instant l'essentiel est de mettre en évidence le fait que l'écart devient faute parce que l'adhérence est obtenue par l'adhésion. Désormais l'écart par rapport aux procédures "méritera punition": non pas par référence au dysfonctionnement technique qu'il rend possible, mais parce que cet écart constitue une "transgression" des conditions morales considérées comme la base "subjective" de la fiabilité de l'ensemble socio-technique dont il s'agit d'assurer non seulement le fonctionnement mais la sécurité.


1.1.2. Si j'en crois les interventions de HEINTZ et de CHICH, cette perspective s'applique à la sécurité lorsque le risque est diffus, comme c'est le cas dans les transports et surtout dans cet énorme travailleur collectif que constituent les chemins de fer, mais cela ne s'appliquerait plus lorsque le risque est à la fois ponctuel et d'une gravité exceptionnelle, comme dans le cas de la sécurité d'une centrale nucléaire.


- Je poserai alors la question: la catégorie éthique n'est-elle pas, dans un tel cas, remplacée par la catégorie tragique? Au fait: celui qui doit appliquer les réglements est, en cas d'accident, le plus exposé. Il n'a peut-être pas besoin de la morale pour s'intégrer au processus technique. La "faute" cesse d'être une catégorie pertinente. Si écart il y a, ne doit-il pas a priori être interprété en d'autres termes? Mais lesquels. Cela n'est pas si clair car il peut y avoir de multiples formes d'écart: l'imprudence et la "folie du risque" ne sont point exclus.... A travailler.


1.1.3. Question: "l'exécutant" doit-il, dans le domaine de la sécurité, être culpabilisé? Et surtout: à quel point de vue faut-il se placer pour répondre par oui ou par non à cette question? A quel point de vue se placent ceux qui veulent que l'écart par rapport aux procédures en matière de sécurité relève a priori de la catégorie de la faute? A quel point de vue se placent ceux qui refusent cette imputation morale de l'écart? Je suis persuadé que nous devons élucider cette question: le désaccord résulte probablement du fait que les points de vue sont dès le départ différents. J'y reviendrai.

- Je signale que, sauf erreur de ma part, le droit en matière d'environnement qualifie de délit toute pollution industrielle d'une rivière par une usine et cela quelle que soit le responsabilité subjective du pollueur. A travailler


1.2. Question aux tenants de l'erreur.

1.2.1. Refuser que l'écart par rapport aux procédures relève des catégories de la morale ne revient-il pas implicitement à considérer la relation de l'homme à la machine en termes de pur savoir-faire. Est-ce totalement admissible? Cela ne revient-il pas à refuser à cet homme un aspect fondamental de ce qui le qualifie comme homme? A considérer le travailleur en relation à la "machine" comme une prothèse humaine de la technique? A l'intégrer au fonctionnement de la technique, voire: à le considérer comme un "segment technique", son dysfonctionnement ne lui étant pas plus imputable que la rupture d'une canalisation n'est imputable à la tuyauterie? Mais alors, l'activité technique, ainsi considérée, serait-elle encore une activité humaine?

- Si la question est si importante, c'est parce que, comme on le verra plus loin, cette problématique peut envahir toute l'activité industrielle du haut en bas de l'échelle des responsabilités. Oui ou non, le dysfonctionnement "humain", qu'il soit erreur ou non, est-il imputable?

1.2.2. Ceci pose d'ailleurs une question subséquente: l'opérateur d'une centrale nucléaire se trouve au point de convergence d'une double limite de la technique: la possibilité de "dysfonctionner" et le besoin d'être "opérée". Il est là pour "courir le risque" d'avoir à remédier au "risque inhérent au fonctionnement technique". Plus on automatise, plus la contradiction est flagrante: l'automatisme, apparemment, pose la nécessité de l'homme qu'il élimine. Et les concepteurs d'automatismes font, apparemment, comme s'ils pouvaient lever cette contradiction en cherchant à automatiser par les procédures qu'ils édictent celui-là même dont la nécessité s'impose à eux à cause des limites des automatismes qu'ils conçoivent. La place ainsi faite à l'opérateur est donc, dès le départ, théoriquement contradictoire.

1.2.3. Au fond de tout ceci, n'y a-t-il pas l'idée de plusieurs machines: celle, matérielle, que l'on appelle, par exemple, une centrale nucléaire. Celle, conceptuelle, qui a présidé au plan de la première et à la rédaction des procédures qui permettent de la dominer, c'est à dire de la FAIRE fonctionner au gré des décisions de ceux qui la DIRIGENT. Et puis vient une autre machine dont l'existence résulte des limites des deux premières: c'est la machine sécuritaire qui s'exprime à son tour en une machine matérielle et une machine conceptuelle procédurale, mais qui semble avoir deux caractéristiques essentielles: d'une part il faut qu'elle boucle parfaitement sur elle-même et n'exige pas au dessus d'elle une autre méta-machine sécuritaire; d'autre part le "gré des hommes" est d'emblée évacué: la machine sécuritaire est toute entière vouée au fonctionnement de la machine qu'elle est censée contrôler.

- Où l'on retrouve la contradiction déjà évoquée: ce qui rend nécessaire la machine sécuritaire, ce sont les limites et imperfections de la machine elle-même mais il est a priori interdit à la machine sécuritaire d'avoir de telles limites et imperfections. Certes, chacun sait que c'est impossible; mais si l'on demande à l'opérateur, en cas d'incident, de suivre aveuglement les procédures, c'est au nom de l'hypothèse que, en l'état actuel des choses, ces procédures constituent la forme la plus parfaite possible de domination de la machine. Est-ce une domination par l'homme? Ou une domination par cette machine que constitue le système sécuritaire, l'homme (l'opérateur) n'étant que l'élément "le moins fiable" de cette domination de la machine par la machine, la seule chose qu'on attende de lui étant qu'il ne commette pas d'erreur. Dès lors il ne faut surtout pas parler de "faute", car ce serait le rétablir dans sa qualité d'homme, l'extraire de la machine et, par le fait même, accroître le risque d'écarts de la machine (dont il constitue par hypoyhèse un segment) par rapport à elle même.

- L'enjeu du refus de la faute n'est-il pas là: dans la crainte de faire réémerger une subjectivité dont le mythe de la machine sécuritaire exige l'évacuation ... tout en maintenant (mais pourquoi?) la nécessité d'un opérateur.


1.2.4. Questions subsidiaires: ne convient-il pas de considérer l'opérateur ainsi "amoralisé" mais néanmoins mis en situation d'erreur éventuelle et par le fait même de danger potentiel comme une victime en puissance? S'interrroger sur la signification exacte du "salaire" qu'on lui verse. N'est-il pas à la fois mythiquement placé en situation de "responsable" tandis qu'on lui dénie cette responsabilité "positive" pour ne retenir que son manque de fiabilité et le placer dès le départ en "bouc émissaire", victime potentielle des limites de cette technique dont on le prétend (mais qu'est-ce que cela veut dire dans un tel contexte?) opérateur? Est-il tellement certain que l'on trouvera toujours des gens pour jouer un tel rôle?

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2. PEUT-IL Y AVOIR TECHNIQUE SANS IMPUTABILITE?

2.1. Je n'envisagerai que très brièvement cette question sur laquelle je suis souvent intervenu (cf.Penser la technique Le Seuil 1983). L'activité technique a pour résultat de nous faire vivre au sein d'un environnement en grande partie artificiel, que je propose de désigner par le terme de "techno-nature": "techno" pour signifier qu'il s'agit du fruit d'activités humaines; "nature" pour signifier qu'il s'agit d'une part du milieu au sein duquel, "tout naturellement", nous naissons, vivons et mourons et d'autre part le fait que, artificiels ou non, les fruits de nos activités sont régis par les lois qui régissent la "nature".

- Je n'ai pas l'intention d'entrer ici plus avant dans l'analyse sinon pour souligner ceci: du fait que notre environnement est artificiel, il est spontanément pensé comme "imputable". Si un accident se produit, c'est leur faute? A qui? Ce sera la question et l'on ouvrira un procès. Ceci est absolument fondamental: les réalisations techniques sont l'expression du pouvoir de la société sur la nature. Elles ne sauraient être mises au même niveau que la nature elle-même: ce serait oublier que l'activité technique est d'abord une activité sociale. Ce serait oublier qu'à travers les activités techniques, la société se donne les infrastructures qui la conditionnent et, que de ce point de vue, la technique est un "moment" du mouvement de la société. Aussi les réalisations techniques d'envergure posent-elles une question proprement POLITIQUE: tel est le cas pour les grands systèmes de transport et pour l'énergie nucléaire: les questions qu'ils posent sont des questions "de société" impliquant décision; elles sont par le fait même "politiquement imputables".

2.2. J'ai écrit: "si un accident se produit, c'est leur faute? A qui? Ce sera la question et l'on ouvrira un procès". Cela laisse entière la question des critères d'imputation, mais je prétends que la question ici posée est incontournable. Il est exclu que la société accepte la mise en oeuvre d'une technique "irresponsable". Le fameux "facteur humain" est constitutif de la technique: c'est une évidence si fondamentale que l'on doit s'étonner qu'on en fasse une sorte de "résidu". Loin d'être résiduel, il est proprement matriciel. Son lieu n'est évidemment pas "l'exécution" des consignes, comme si l'homme n'était présent à la technique que dans l'éxécution? Ceci est aberrant: l'homme est infiniment plus présent dans l'activité technique "proprement dite" qui se trouve dans la conception et dans la formulation des procédures. C'est là que se trouve d'abord l'homme. C'est là qu'il faut l'aller chercher s'il y a dysfonctionnement.

2.3. Je me demande si sous ce problème "faute ou erreur", il n'y a pas une hypothèse scandaleuse: celle selon laquelle un ouvrage technique aurait un statut de nature (oubliant qu'il a été conçu et fabriqué); celle selon laquelle la présence du "facteur humain" en amont de cet ouvrage pourrait être complètement oubliée; selon laquelle s'il y a "facteur humain" c'est dans la mesure où les hommes interviennent dans le fonctionnement de l'ouvrage.

- Mais ceci est une erreur grossière: si l'homme constitue une condition du fonctionnement d'un ouvrage technique, c'est bien davantage en tant que réalisateur de cet ouvrage que en tant qu'"opérateur" ou "exécutant". Il conviendrait d'ailleurs de mettre en évidence que cette distinction"concepteur - exécutant" ne trouve nullement son lieu primordial auprès de la machine en fonctionnement. Elle se retrouve lors de la fabrication de la machine, lors de la fabrication de ses composants, au sein même des bureaux d'études où elle a été conçue; elle se retrouve entre le physicien, l'analyste et le programmeur: conception et exécution sont la respiration même de toute activité technique. A supposer - ce qui resterait à démontrer - que l'erreur humaine soit forcément une erreur d'exécution, celle-ci n'a aucune raison d'être a priori imputée à l'opérateur qui contrôle le fonctionnement de la machine. D'ailleurs l'activité de contrôle elle-même s'étend tout au long du circuit de sa conception/fabrication et l'erreur d'exécution peut être une erreur de contrôle de fabrication se situant tout-à-fait en amont. Rien n'interdit en outre de penser que l'erreur, si erreur il y a, se situe dans la conception de tel ou tel élément de la machine.....

2.4. Conclusion: il me semble que cette question de l'imputation de l'accident au "facteur humain" est tout à fait passionnante dans la mesure même où elle oblige à considérer la totalité historique d'un ouvrage technique en quittant le terrain contingent de l'événement/accident. Force est de questionner l'histoire entière qui a abouti à l'ouvrage où cet événement/accident est advenu.


2.5. Il convient néanmoins de souligner à quel point la sophistication extrème des ouvrages techniques rend extrèmement difficile de situer la part de responsabilité des uns et des autres au sein de l'immense "travailleur collectif" qui en assume la responsabilité globale. Un ouvrage technique complexe est opaque à l'investigation. Se méfier du mythe de la transparence de la technique à elle-même. Exemple: un programme informatique une fois terminé "échappe" quasi-totalement à celui qui l'a programmé. A travailler.


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3. ERGONOMIE ET MAITRISE DE LA MACHINE.

3.1. On dit: l'ergonomie cherche à adapter la machine à l'homme, mais, en matière de sécurité, est-ce vraiment la machine que l'on adapte? Adapte-t-on les locomotives au conducteur? Adapte-t-on les centrales nucléaires à leurs opérateurs? En fait, ce que l'on adapte, c'est l'interface homme-machine en tant qu'interface de contrôle: les postes dits "de commande" et non pas la machine "commandée".

- Il faudrait ici analyser cette notion de "commande". Elle me paraît pleine d'équivoques dans la mesure où elle laisse croire que c'est l'opérateur qui commande la machine, ce qui est manifestement faux. Il est certes là pour faire en sorte que la machine, d'une certaine façon, demeure soumise à l'homme; il est peut-être là pour maintenir les conditions de cette soumission, mais ce n'est nullement à lui que la machine est soumise. A qui, s'il parvient à maintenir cette soumission, la machine demeure-t-elle soumise? C'est une question fondamentale et il n'est pas certain qu'il soit possible d'y répondre.

3.2. Je me risquerai ici à faire une suggestion que j'introduirai par une question: y a-t-il, du point de vue de l'erreur ou de la faute humaine, une différence entre le trou d'ozone, un chiffon dans une tubulure d'Ariane, l'existence d'une fissure dans la tuyauterie d'une centrale nucléaire, l'impossibilité d'interpréter la signification de cinquante voyants rouges s'allumant ensemble sur un tableau de bord, le défaut de stabilité d'une solution d'un calcul numérique en fonction des aléas sur la valeur des paramêtres ou le manque de convergence d'un algorythme ? Ma suggestion est la suivante: nous fabriquons des CFC, mais lorsque nous les fabriquons, nous ne pouvons pas savoir tout ce qui adviendra d'eux dans la stratosphère. Nous mettons en place une organisation de travailleurs pour fabriquer et lancer Ariane, mais nous ne pouvons ni prévoir ni empêcher certains gestes aux conséquences catastrophiques. Nous fabriquons une centrale, mais ne maîtrisons pas la totalité de ses caractéristiques. Nous installons un opérateur devant un tableau de bord, mais n'avons pas fait l'inventaire de la totalité des configurations auxquelles il risque de se trouver confronté. Nous inversons une matrice, mais ignorons la sensibilité du résultat à telle ou telle variation de tel ou tel facteur... Evaluer la trajectoire complète de nos initiatives techniques est impossible. Pour revenir au concept de "techno-nature" évoqué plus haut, je suggérerai ceci: nous la maîtrisons en tant que nous la concevons: en tant qu'elle est notre oeuvre; mais une fois que notre oeuvre est détachée de nous (entrée en "nature") elle suit son chemin et peut se trouver sujette à des aspects de la nature qui n'ont point été pris en considération lors de sa conception. Ceci est inéluctable. Analyser l'ensemble de ces conséquences relève d'une science autre que celle qui préside à l'activité technique. C'est précisément une question que je suis en train de travailler et je soutiens que la "science du diagnostic" a un autre statut que la science de l'ingénieur: elle lui est même, par bien des aspects, antagonique. A travailler.

- Autre façon, plus abstraite (excusez-moi) de dire la même chose: le donné, fût-il construit, dès lors qu'il est donné échappe à l'activité constituante. Cet "échappement" pose une question essentielle à la société. Il constitue une sorte de convocation. L'espace de cet échappement, de cette question, de cette convocation est une espace qui, structurellement, contient l'incertitude, le risque, la menace. Ce dont il s'agit, ce n'est rien moins que la "maîtrise" des contradictions inscrites au sein même de la nature par le caractère limité de notre "maîtrise et possession de la nature". Maîtriser les conséquences naturelles de notre maîtrise technique de la nature est autre chose que de maîtriser techiquement la nature.


3.3. Pour revenir à l'ergonomie: la conclusion de ce qui précède est que l'ergonomie (cf. Véronique de KEYSER) concourt considérablement à la sécurité dans la mesure où elle adapte à l'homme les conditions de son travail de contrôle, mais ceci reste extérieur à la pertinence de l'activité même de contrôle et à fortiori à une véritable "commande" de la machine. Bien des aspects de la machine risquent d'échapper au contrôle et le "facteur humain" se situe tout autant dans cet "ailleurs du contrôle" que dans un dysfonctionnement de l'activitéé de contrôle elle-même.


4. RETOUR SUR LE DEBAT LLORY-OUDIZ



4.1. Si je peux me permettre d'être très schématique, je dirai que Llory suggère d'étudier "comment ça marche" pour comprendre pourquoi ça peut ne pas marcher (donc: d'aller du fonctionnement quotidien au dysfonctionnement possible), tandis que Oudiz propose d'étudier "comment ça ne marche pas" pour faire que ça marche mieux et par conséquent comprendre comment ça marche (donc: d'aller des dysfonctionnements effectifs et de la volonté de les éliminer au fonctionnement quotidien).

4.3. Il m'a semblé que cette différence de problématique ne constituait nullement une opposition mais une différence tactique résultant d'une appréciation différente de la capacité des ingénieurs à s'interroger sur le fonctionnement socio-technique d'un ensemble complexe.

4.3. Mais sous cette apparence purement tactique se cache, à mon avis, une question importante: car si les ingénieurs n'étaient pas capables de s'interroger sur un ensemble socio-technique complexe, ils seraient par le fait même incapables de reconnaître le "facteur humain" dans la totalité du processus technique. Si tel était le cas, il serait normal que le "facteur humain" se situe "en bout de chaîne", dans l'intervention des opérateurs contrôlant non la machine elle-même, mais son "fonctionnement".

4.4. Or il serait important de mesurer le poids du "social" dans la technique: retour sur les arbitrages relatifs à tel ou tel investissement (y compris de sécurité), sur les conflits de tous ordres, les allégeances, les points d'honneurs,... Croire quel'ouvrage technique ne porte pas les cicatrices de ces "pathologies humaines" est une erreur grave: mais peut-être la mentalité "objectiviste" de l'ingénieur lui rend elle difficile d'admettre ce point, même s'il admet la pathologie elle-même.

4.5. Par le fait même le débat ainsi engagé mérite, à mon avis, d'être poursuivi car il est d'une grande portée en ce qui concerne l'articulation des sciences humaines aux questions envisagées.

Interview de M. Llory Chef du département Etudes de Sûreté et Fiabilité, Service RNE, DER-EDF.

Q. Pouvez-vous me dire comment se présente, selon vous, "l'Etat de l'art" dans le domaine de la fiabilité humaine, du "facteur humain"?

R: Il semble qu'il se produit aujourd'hui un clivage, une contradiction dans le domaine de ce qu'on appelle "la sûreté de fonctionnement". D'une part, pour certains, l'institution ne s'est jamais meix portée. Et en effet il vient de se créer un Institut de Sûreté de Fonctionnement, et une Association Française du contrôle industriel de qualité, qui réunit des ingénieurs, des responsables sûreté , et se se centre surtout sur les approches probabilistes .
D'autre part, on entend dire -et ce sont parfois les mêmes- que la fiabilité est en crise . C'est le président de l'Institut lui-même qui, tout à la fois tient un discours officiel assez verrouillé, et dit en apparté que le calcul probabiliste comporte pas mal de limites d'application pour le moment. Il a même été à l'initiative d'un séminaire qui profite de la perspective du congrès de fiabilité/maintenabilité à Brest pour aller plus loin que les dogmes habituels. Certaines grandes sociétés de service dans ce domaine ont d'ailleurs des problèmes (comme Ecopol qui vient de fermer). Cela fait suite à la crise des études probabilistes qui avaient "explosé" dans les années 80 un peu partout dans les grands pays nucléaires pour faire face aux demandes des exploitants. Dans les grandes entreprises, les responsables font face maintenant à des interpellations auxquelles les méthodes de modélisation ne peuvent pas toujours répondre. Et en même temps, naissent d'autres initiatives (comme SECTOR) où la réflexion s'établit sur des bases nouvelles. En gros on fait le constat que les modèles probabilistes conduisent à des impasses et que le client demande autre chose: essentiellement d'aborder de front les questions d'organisation. Au niveau de la Direction des Etudes et recherches, on reconnaît également que l'approche probabiliste est assez limitée,et qu'il y a encore beaucoup de travail à faire au plan d'une critique scientifique, pour mettre au point l'outil.

Q: Pourriez-vous décrire l'évolution de ce "petit monde" de la fiabilité?
Eh bien historiquement les choses démarrent en France au CEA, et, également dans l'Aéronautique, le nucléaire et l'avion restant encore aujourd'hui les deux références de base. Pour le nucléaire, les choses se font en écho à l'histoire américaine des études. Tel le rapport Rassmunssen au début des années 70. On est alors dans un contexte de grosse mobilisation, des centaines d'ingénieurs/an qui se penchent sur le problème de comparer les risques de mortalité liés à l'exploitation des PWR et des BWR avec ceux d'autres industries et d'autres origines naturelles. Le résultat est attendu: sur cent réacteurs en fonctionnement, il existe une faible probabilité rapportée à ces autres risques. Il s'agit d'une approche par essence spéculative, théorique, la comparaison portant sur des faits statistiques (tels les décès dans les mines, les naufrages de bateaux, les séismes, les ouragans etc), et les mélant à des éléments où les quantifications étaient absentes. Une date clef est également 1968, date d'un congrès de la sûreté où Farmer expose sa courbe séparant l'acceptable de l'inacceptable dans le plan des probabilités/conséquences.

A partir de là, on a développé quelques outils qui permettent de construire des couples probabilité/conséquence. C'est cela qu'il faut faire entrer en conjonction avec l'analyse de systèmes pour produire une étude de danger. En gros, on décompose un système en éléments techniques. On peut partir du supersystème d'une installation, qu'on découpe en systèmes (tel le système électrique) et en sous-systèmes (l'alimentation de secours), qui sont à leur tour divisés en systèmes élémentaires : élements-pompes, batteries, vannes, transformateurs, etc..

On fait l'hypothèse que tout système a un nombre fini d'états de dysfonctionnement, et on commence à schotomiser, à extraire des états considérés discontinus.On descend suffisamment loin dans la décomposition des états possibles. On reconstruit ainsi des possibilités de défaillances par des méthodes logiques inductives et déductives; on combine des défaillances pour imaginer des enchaînements etc.. On obtient enfin des arbres d'événements combinés.

Pour certains éléments (un disjoncteur corrodé, etc), on peut observer directement la défaillance et ses effets, mais l'un des problèmes est que tout ce qui est du domaine de l'accident n'est pas nécessairement observable.
Enfin, dans les années 70 et 80, tout cela est monté en puissance: les ingénieurs ont vu le moyen idéal de convaincre l'opinion publique de l'acceptabilité de leurs techniques, en proposant des chiffres simples.
Q: Pensez-vous que ces méthodes soient réellement efficaces?
Disons qu'elles ne sont pas sans limites et qu'une critique un peu fouillée peut être utile à leur amélioration.
L'une des premières limites, c'est que le calcul de probabilité stricto-sensu considère d'abord des événements indépendants. Comment additionner des probabilités? comment traiter correctement des intersections et des réunions?
Soit un certain système. A chaque étape, on peut distinguer deux voies de fonctionnement. En les séparant géographiquement, on évite les défaillances de mode commun en "nettoyant" en même temps les deux voies. Mais imaginons qu'une procédure erronée est répétée sur chaque voie: on va avoir trois pompes qui vont tomber en panne en même temps et non pas une pompe, selon la probabilité propre associée à cet élément. On a introduit un mode commun tout-à-fait hors des probabilités liées aux éléments, et qui est de l'ordre du facteur humain. On peut avoir aussi un mode commun d'origine naturel, comme une inondation qui touche en même temps de nombreux sous-systèmes. Or il est difficile de conceptualiser de tels enchaînements complexes dans toute leur ampleur.
Quand il existe des milliers de composants, on obtient très vite des millions de combinaisons de défaillances possibles, d'ordre 1, 2 ou 3 . On essaie bien de fusionner certaines séquences-enveloppes, de simplifier les situations, et on bute alors que la grande opposition paradoxale entre agrégation et simulation. Car la grande force de l'approche probabiliste est d'agréger tous les états de dysfonctionnement. Mais en même temps je veux saisir tous les modes de dysfonctionnement, d'où le recours à la simulation.. qui ouvre à son tour de nouvelles possibilités non entrevues jusque là. On est piégé assez vite dans le paradoxe entre simplicité et complexité sans savoir comment basculer réciproquement de l'une à l'autre. On ne sait pas comment passer entre les niveaux de description d'un système. Par exemple à un niveau un, si je considère 3 sources de chaleur avec des équipements de refroidissement, je peux demander aux experts quelle est la probabilité de défaillance d'un équipement: ils vont me répondre 10-4, à partir d'un modèle concernant chaque équipement. Puis je leur demande comment l'ensemble du système de refroidissement va se comporter: on est obligé de construire un autre modèle qui n'est pas la simple addition des sous-équipements. Comment passer d'un niveau à l'autre ? cela n'est pas évident.

Le facteur humain lui-même entraîne des difficultés particulières. s'il s'agit seulement d'une opération limitée, reproductible, comme le remplacement d'un composant, on peut faire la probabilité d'une remise en état correct. Mais s'il s'agit par exemple d'un diagnostic, d'une interprétation de l'état des procédures en cours, on va a voir de gros problèmes pour établir des probabilités. Je peux donner un taux de défaillance moyen pour une vanne ou une vis, mais pour un opérateur humain qui établit un diagnostic.. qu'esce qu'une telle moyenne peut bien signifier?

Par exemple, je mets dans un simulateur de salle de commande de centrale nucléaire des opérateurs en situation, et j'essaie d'analyser comment ils s'en tirent selon les types d'incidents. Si je veux ensuite en tirer des enseignements statistiques, cela devient très vite difficile: les échantillonnages statistiquement valides sont trop coûteux; il va falloir passer au crible certaines des situations, faire des échantillons d'échantillons; on ne sait pas encore mesurer le passge du simulateur à la réalité, l'effet du stress, le fait que les gens s'attendent à l'incident en simulateur, et que celui-ci soit sans enjeu réel, etc.. le fait également qu'on ne puisse pas tout simuler, ni même des choses enssetielles comme l'ensemble des rapports avec les gens de toute la centrale ou à l'extérieur. A TMI, les gens se sont retrouvé à 40 dans la salle de commande à un moment donné: cela ne peut pas ne pas avoir joué..

Q: face à ces limites et ces difficultés, comment les spécialistes réagissent-ils?

R: bien entendu, elles sont connues et appréciées. Mais les motifs de continuer sont souvent ailleurs. On se contente parfois de critères assez primaires du type: on a notre modèle et il est meilleur que ce qu'ont fait les Américains! Eux n'avaient pas pris en compte tel élément, nous, oui, etc.. Il y a une construction sociale du phénomène , les règles de conceptualisation restent floues, c'est le défi qui règle les avancées, alors que dans la pratique on peut trouver des modèles bourrés d'erreurs logiques ou même de calcul.

Il faut tout de même bien se rendre compte de la distance qui existe entre l'aspect bricolage approximatif de la plupart de ces approches, et ce qu'est une méthode scientifique. Si vous prenez les équations de Navier-Stockes sur les lois d'écoulement tridimensionnel d'un fluide: vous avez là des équations de portée universelle, des lois générales de la mécanique, et puis des procédures vérifiées de simplification des équations, une possibilité constante de les soumettre à l'expérience, bref un consensus de type scientifique. Or dans la construction de nos risques, on n'a pas de retour de l'expérience au sens scientifique. Entre fiabilistes-chercheurs et fiabilistes de la direction de l'Equipement, par exemple, vous aurez toute une discussion sur le caractère optimiste ou pessimiste de tel chiffre d'hypothèse de négligence. Le consensus se fera sur un compromis quasi-politique. La construction finale sera verouillée, mais ses constituants seront, pour nombre d'entre eux, assez "mous".

C'est une question qui est également rencontrée dans la construction des systèmes experts, et plus largement dans l'expérience des sciences cognitives: on automatise des constructions qui sont davantage des heuristiques que des phénomènes scientifiquement établis.

Quelqu'un a demandé ironiquement si les probabilités d'explosion du réacteur de Tchernobyl auraient été les mêmes si ont les avaient calculées après l'accident . On peut supposer qu'elles auraient été plus fortes, curieusement. On pourrait aussi se demander si les probabilités calculées par l'équipe d'experts américains auraient été les mêmes que celles de l'équipe russe! La question est donc de savoir comment l'on peut rendre ces constructions moins vulnérables à la construction sociale..

Q: Estimez-vous une telle progression possible?

Oui, mais il faut d'abord se rendre compte qu'on ne peut dissocier complétement les mathémathiques, le calcul, le donné intangible, les lois physiques intemporelles.. et le risque subjectif temporel, social, dépendant d'une multitude d'acteurs sociaux en interaction. Les mêmes ingénieurs qui avaient participé à l'engouement des PRA dans les années 80 reviennent aujourd'hui sur la question avec plus de pondération ou même de contestation (comme en témoignent les interventions au dernier congrès ANES-ENES-SFEN à Avignon, en Octobre 1989, ou à Birchhofen en Allemagne). Tout cela fait écho à la crise des fiabilistes, et cela peut être facteur de progrès.
Une autre question est d'ailleurs tout de suite soulevée: une fois qu'on dispose de ces chiffres... qu'est ce qu'on en fait ? çà sert à quoi? Si l'on prend par exemple l'ensemble du parc nucléaire mondial, la plupart des centrales se tiennent, du point de vue des performances de sûreté, dans un mouchoir de poche, sauf quelques rares exemples à risques nettement plus élevés.. Donc, d'une certaine façon, le chiffre est neutralisé: il ne permet pas d'affronter la question des dangers potentiels d'accident, qui pourront survenir dans l'une, apparement quelconque, de ces centrales vertueuses. Au fond, qu'est ce que cela veut dire de calculer le risque du parc nucléaire?

Prenons le cas de la France. Comment les données sont-elles agrégées? il ne faut pas croire que l'on additionne les données de toutes les tranches. Par exemple, pour avoir un chiffre sur les tranches 1300, on va se servir d'une étude menée sur Paluel, et d'un mélange de données -surtout pour le facteur humain- en provenance de diverses centrales. Or, si l'on voulait faire bien, il fallait faire des études fouillées sur chaque équipe, dans chaque centrale, en tirer éventuellement un chiffre par centrale, avant de l'agréger aux autres. Or au lieu de cela nous avons un chiffre hybride, une sorte de patcwork dont on peut se demander ce qu'il représente vraiment. En tout cas on ne peut pas dire qu'il est représentatif d'un risque local réel, cristallisant des données précises et concrètes. Rien ne permet de dire que le chiffre obtenu tienne la route, et de répondre "c'est mieux que ce qui se faisait chez les Américains il y a trois ans", ne suffit peut-être pas .

Q: selon vous, comment est-il possibe de réintégrer le donné "réel"?

Le piège des études de risque, c'est l'incapacité à prévoir ce qu'on a pu appeler les "événements impossibles". Comment peut-on concaténer dans une étude le fait qu'on a remplacé ce jour là les deux meilleurs opérateurs par les deux pires (tout aussi qualifiés officiellement), que le téléphone ne marchait pas etc..? Comment peut on intégrer le risque... de l'EPS (étude probabiliste de sûreté) elle-même par l'effet tranquillisant qu'elle peut avoir? : j'ai un taux de défaillances qui évolue favorablement, donc je peux relâcher ma vigilance . Or sur quoi est construite la statistique des matériels de ma tranche? finalement sur très peu de choses statistiquement valides, puisque précisément, nous sommes, heureusement, dans le domaine des événements rares: il faut donc très longtemps pour que cette statistique commence à vouloir dire quelque chose. Mais si j'utilise dans le court terme cet instrument de très long terme, je me trompe, et pendant ce temps je me repose sur une chimère, tandis que je néglige peut-être que fonder mon sentiment sur l'observation du climat, du comportement de mes collaborateurs.. En réalité, bien entendu, les responsables savant cela: ils savent que les indices importants sont en dehors des probabilités; c'est le conflit social inattendu, le mécontentement, l'état du matériel, etc..




1. INTRODUCTION: Pourquoi parler des accidents et de leur imputabilité au cours d'un colloque sur "la dimension humaine dans les systèmes complexes"?

- Parce que le sens de leur propre responsabilité en matière de sécurité constitue pour les travailleurs (à quelque niveau qu'ils se situent) l'un des aspects fondamentaux de la dimension humaine sur laquelle porte notre interrogation.

- Parce que la complexité des systèmes rend difficile la perception intuitive de cette responsabilité. Cette difficulté constitue aussi un aspect de cette "dimension humaine". Nous en trouvons d'ailleurs la transcription dans l'ensemble des consignes et des réglements dont la seule existence témoigne de l'importance de cette dimension humaine au sein de tels systèmes.

- Enfin parce que l'interrogation sur l'imputabilité des accidents fonctionne comme une sorte d'acide décapant mettant à jour les reliefs concrets de l'intervention des hommes au sein des systèmes techniques dont ils ont à assurer fe façon indissociable le fonctionnement et la sécurité. Par l'accident le corps social dans son ensemble - ne serait-ce que par une éventuelle enquête judiciaire - pénêtre dans l'entreprise et interroge tout un chacun, du haut en bas de la hiérarchie. La dimension humaine est systématiquement traquée... dans la mesure du moins où cet accident est a priori considéré comme imputable, ce qui est précisément la question ici posée.



2. LA SITUATION ACTUELLE.

2.1. Dans les entreprises: elle semble y être fort diverse. Intervenant après M.LLORY et J.G.Heintz, je me contenterai de souligner la différence de situation sur ce point entre l'EdF et la SNCF. Cette dernière enserre l'ensemble des activités de ses agents dans une réglementation sécuritaire extrèmement contraigante dont il n'est pas question qu'ils s'écartent tandis que l'EdF n'a de réglementation véritablement contraignante que dans certaines situations. Je n'en dirai pas plus sur ce sujet: M.LLORY et J.G.HEINTZ sont infiniment plus aptes que moi à vous en entretenir et ce n'est pas celui sur lequel je voudrais insister.


2.2. La situation hors des entreprises: dans la société.

Je m'en tiendrai à deux remarques.

- D'une part la volonté d'imputer les accidents aboutit la plupart du temps à en faire porter la responsabilité sur l'opérateur: sur "le lampiste". Ceci a pour conséquence d'inciter les travailleurs à récuser la problématique même de l'imputation dont les effets pervers sont si manifestes à leurs yeux.

- D'autre part on observe dans le monde judiciaire une tendance à cantonner la justice au rôle de "dire la cause" de l'accident et de "dire l'amplitude" des dommages qui en résultent, de façon à ce que puisse fonctionner le système des assurances, sans pour autant que ces notions de cause et de dommages revêtent la signification morale que revêt facilement l'idée d'imputation. Il y a désignation officielle sans imputation de responsabilité au sens psychologique et moral du terme. Cela revient à considérer l'accident et ses conséquences en termes purement techniques et financiers sans les intégrer dans le système des rapports sociaux et juridiques entre personnes. Cette conception du rôle de la justice mériterait à elle seule analyse et débat.



3. OBJECTIONS A L'IMPUTABILITE DES ACCIDENTS TECHNOLOGIQUES.

3.1. Première objection: il existe la plupart du temps, en matière d'accident technologique, une disproportion énorme entre la cause (qui peut n'être qu'un détail) et l'effet: dès lors à quoi sert-il d'imputer l'accident à X ou à Y (sauf, comme il vient d'être envisagé, à rendre possible le fonctionnement des assurances)? Que gagne-t-on à prouver que Paul ou Jean sont responsables?

3.2. Deuxième objection: à part le cas d'une faute volontaire avec intention de nuire, la cause humaine d'un accident technologique est en fait une erreur involontaire: est-il légitime d'imputer à un travailleur une erreur involontaire? L'involontaire est-il imputable?

3.3. Troisième objection: si l'accident est imputable, il faudra imputer aux travailleurs tous les comportements qui auraient pu provoquer un accident. Dans ces conditions les informations sur les incidents et les comportements concrets des opérateurs ne "remonteront" pas: d'où un manque d'information considérable pour les responsables de la sécurité et une augmentation probable du risque d'accident.



4. DANGERS DE LA NON IMPUTABILITE A PRIORI DES ACCIDENTS TECHNOLOGIQUES.

4.1. Au sein même des entreprises.

- Les seuls "savoir-faire" suffisent-ils à assurer la sécurité? Ne faut-il pas entre les "opérateurs" (à tous niveaux: cf.infra) et la mise en oeuvre des savoirs faire une "médiation morale": la volonté de "bien" faire"? Une sorte de "civisme professionnel"?

Il semble difficile de nier la nécessité de cette "médiation morale" (sur laquelle, par exemple, la SNCF insiste si fort). Et si telle est la situation, il faut bien que ce "civisme", cette "volonté collective" soient codifiés:
- soit de façon formelle, dans des textes;
- soit de façon informelle, dans un "code implicite" qui régit les collectifs de travailleurs. L'existence de ce code implicite se manifeste dans la façon dont ces collectif "jugent" certains comportements des uns et des autres.

- Cette dernière remarque conduit à la question suivante: n'est-il pas nécessaire d'édicter des règles qui codifient et objectivent l'imputabilité des comportements, ne serait-ce que pour permettre de négocier la culpabilité que le collectif de travail peut induire chez certains de ses membres? Donc: gérer la culpabilité en codifiant l'imputabilité. Un milieu confronté au risque ne devient-il pas insupportablement anxiogène si l'imputatibilité des accidents n'est pas structurellement canalisée?



4.2. De la part de la société, en dehors des entreprises.

C'est essentiellement sur ce point que j'entends intervenir: la société peut-elle accepter qu'un accident dit technologique ne soit pas imputable?


4.2.1. Bien entendu il convient ici de distinguer le fait du droit.

- En fait: il se peut qu'on ne parvienne pas à imputer un accident, mais cet échec-dans-l'imputation suppose qu'on ait cherché à l'imputer; donc que, en droit, l'accident soit a priori considéré comme imputable et non comme non-imputable.

- Cependant le problème de l'échec de l'imputation n'est pas celui que je veux soulever ici. Quand je pose la question: faut-il....?, il s'agit d'une position de principe: d'une question de théorie du droit.

La question est-alors: qu'implique la thèse selon laquelle - sauf cas manifeste de malveillance - l'accident survenant dans un système technologique complexe serait a priori non-imputable? Qu'implique la notion même d'accident a priori non-imputable?

A cette question je suggère de répondre que cette notion implique:
- soit que a priori personne n'y est pour rien;
- soit que celui auquel il pourrait être imputé se voit a priori, pour un motif ou un autre, jugé inapte à supporter l'imputation dont il s'agit; il serait donc a priori "excusé".

4.2.2. Première hypothèse: a priori, personne n'y est pour rien.

- Comment peut-il se faire que a priori personne ne soit pour rien dans un accident technologique? Première réponse suggérée: par le fait même qu'il s'agit d'un accident technologique.

Cela revient à dire que le qualificatif "technologique" suffit pour refuser a priori que qui que ce soit puisse être considéré comme étant à l'origine d'un dysfonctionnement.

Une telle manière de voir est tout-à-fait courante, mais elle comporte de graves conséquences; le fait d'affirmer que la technologie disqualifie toute imputabilité conduit en particulier, de façon paradoxale, à isoler comme seule cause a priori possible d'accident (et le mot important est ici le mot "a priori") le segment "non technologique": l'opérateur, le lampiste ... ou le pilote (cf. AIRBUS A320).


Or cette distinction effectuée a priori entre l'infrastructure technique et le "segment humain" manque absolument de pertinence. C'est très précisément ce point qui constitue l'objet de mon intervention: si l'on analyse concrètement un dispositif technique, on voit que si l'on remonte depuis l'événement/accident (dont par hypothèse il s'agit) jusqu'à la décision qui est à l'origine de ce dispositif technique, ce dispositif n'a jamais cessé d'avoir une histoire, laquelle histoire n'a jamais cessé d'être humaine. Il suffit d'ouvrir les archives: tel type de pompe a été choisi parce que la firme participait au capital de telle société; telle épaisseur de tôle parce que le savoir-faire en matière de soudure interdisait une plus grande épaisseur; tel système de sécurité n'a pas été retenu parce que le centre de recherche de la firme manquait des moyens ou des compétences nécessaires ou tout simplement parce qu'il a été jugé trop cher,etc,etc,...

Ainsi, si technique que soit déclaré un dispositif, il est humain de part en part pour la bonne raison qu'il est de part en part une oeuvre humaine: il constitue la sédimentation matérielle d'une quantité innombrable de choix, de compétences et de savoir-faire. Etant ainsi humain de part en part, il est par le fait même de part en part imputable.

Certes, il y a une différence considérable entre l'erreur du lampiste et l'erreur de calcul faite dans les bureaux d'étude: c'est que la première est facile à repérer tandis que la seconde ne peut que très difficilement être mise en évidence. Ce n'est pas une raison pour ne pas la prendre en considération et pour considérer que, dès lors qu'il s'agit de technique, "personne n'y est pour rien".

Allons plus loin: dire que "personne n'y est pour rien" ou ne chercher celui auquel l'accident est imputable que dans l'opération finale, c'est considérer un dispositif technique comme "naturel", comme le seul fruit des forces et lois de la nature. Or cela est faux. En particulier les "hautes sphères" de la technologie sont présentes dans leurs oeuvres et c'est d'abord à ce niveau qu'il faut faire porter l'imputation. Au niveau de la décision, de la conception, de la fabrication et de son contrôle: les bonnes options ont-elles été prises? N'y a-t-il pas eu de paris technologiques imprudents? N'a-t-on pas joué coupablement à "relever un défi" pour montrer qu'on est les meilleurs? Les délais de fabrication n'ont-ils pas été trop courts? Le contrôle de la fabrication a-t-il été exercé de façon stricte? Les redondances dans les dispositifs de sécurité étaient-elles suffisantes? A t-on choisi les meilleures technologies disponibles? L'organisation mise en place fonctionnait-elle convenablement? N'a-t-on pas compromis la sécurité au nom de la productivité, du rendement et de la rentabilité? Etc,etc,... Ce sont là des questions qui font apparaître avec vigueur cette "dimension humaine dans les systèmes complexes" dont il est question ce matin.


Vous me permettrez de conclure ce premier point en disant: la technique est oeuvre humaine et la société ne tolèrera jamais qu'elle cesse d'être considérée comme le fruit de décisions et d'activités humaines. L'enjeu est bien trop grave.

4.2.3. J'en viens alors à la deuxième hypothèse invoquée pour justifier la non-imputabilité a priori d'un accident technologique: celui auquel il pourrait être imputé se voit a priori, pour un motif ou un autre, jugé inapte à supporter l'imputation dont il s'agit; il serait donc a priori "excusé".

Le motif mis en avant n'est alors pas tant la technicité que la complexité du système: cette complexité serait telle que ni Paul ni Jean ni qui que ce soit ne peut avoir une pleine connaissance des situations auxquelles, pour une raison ou une autre, il se trouve parfois confronté.

En d'autres termes: si l'accident est a priori non-imputable, c'est parce que le système est si complexe qu'il est susceptible de conduire à des situations humainement non maîtrisables.

Je suis prêt à souscrire à cette thèse, mais il faut alors en tirer les conséquences: si, dans ces conditions, un accident se produit, la responsabilité n'en incombe-t-elle pas avant tout à ceux qui ont décidé de mettre en place de tels systèmes, susceptibles de conduire à de telles situations.

On répondra que ceux-ci ne connaissaient pas et ne pouvaient pas connaître ces situations et qu'on ne peut donc pas les leur imputer.

Cette objection est évidemment recevable, mais elle ne l'est que partiellement: ils devaient en effet savoir que le système qu'ils prenaient la responsabilité de promouvoir serait susceptible de conduire à de telles situations.

Ici encore on objectera les immenses efforts engagés par les responsables industriels pour parvenir à la maîtrise de ces situations: non seulement en mettant en place d'innombrables dispositifs de sécurité, mais en faisant élaborer tous les systèmes de procédures et de réglements destinés à codifier les comportements de tous et de chacun afin de maîtriser, précisément, ces situations éventuelles que ni Paul ni Jean ni qui que ce soit ne saurait dominer. On invoquera aussi tous les efforts de formation du personnel en ce domaine, etc, etc...

Ainsi apparaît ce formidable effort pour maîtriser collectivement ce qui serait individuellement inmaîtrisable. Quoi de plus humain que cet immense effort? Et si parfois cet effort collectif échoue, si parfois l'accident se produit, peut-on encore jeter la pierre à quiconque et parler de responsabilité? Plus encore: peut-on, a priori, l'imputer cet échec à celui-ci plutôt qu'à celui-là?

Il faut me semble-t-il beaucoup d'audace pour oser le faire et, en particulier, pour oser n'imputer l'accident qu'à ceux dont les éventuelles erreurs sont les seules à pouvoir être aisément détectées et cela, finalement, pour l'unique motif que leurs erreurs sont, en effet, les seules à être détectables.

Alors? Qu'est-ce que cette responsabilité que l'on ne sait pas à qui imputer?

Je n'aurai pas la témérité de répondre à la question ainsi posée, sinon pour dire ceci: il faut que cette responsabilité soit maintenue. Ainsi maintenue, et en raison même des difficultés qu'il y a à en préciser les détours, elle constitue en tant que telle, une des dimensions humaines fondamentales des systèmes technologiques complexes.

Procédures et transgressions légitimes

23 et 24 Novemnre 1990

A titre d'introduction théorique

Ce paragraphe reproduit une lettre envoyée par Ph.ROQUEPLO eu début juillet aux intervenants préssentis

Depuis notre session de mars j'ai été m'entretenir avec les uns et les autres. J'ai retiré de ces entretiens l'impression d'une grande convergence sur l'intérêt qu'il y aurait à élucider le role des procédures en matière de sécurité industrielle et c'est donc le thème que je vous propose.

Plusieurs idées-forces ont été émises:

- Les procédures peuvent être considérées comme forme d'expression d'un collectif responsable (A.OUDIZ); encore faut-il préciser leurs limites (et leurs avantages) du point de vue de leur articulation aux intitiatives que requiert la gestion réelle des ensembles industriels.

- Se pose aussitôt la question de la différence entre le prescrit et le réel. M.LLORY se dit persuadé que même à la SNCF les écarts par rapport aux procédures sont permanents, sinon ça ne marcherait pas. Il existe, un écart permanent et nécessaire entre le prescrit et le réel. S'il en est ainsi, cela pose maintes question: sur la conception même des procédures (ceux qui les conçoivent sont-ils informés de ces écarts?); sur les règles implicites qui différencient les écarts légitimes de ceux qui ne le sont pas; sur les modalités de connaissance de ces écarts et sur la circulation de l'information à leur propos,etc...

- Cette circulation dépend évidemment de l'interprétation plus ou moins culpabilisante qui est donnée de ces écarts. En tout état de cause, l'existence de tels "écarts normaux" pose le problème de la responsabilité en cas d'accident.

- A ce propos il m'est apparu dans les entretiens que deux types de discours se croisaient sans cesse: le discours "de l'intérieur" et le discours "de l'extérieur". Le premier semble (encore est-ce à vérifier) tout entier polarisé par l'élimination des causes d'accident. C'est un discours plus prospectif que rétrospectif visant l'efficacité plus que la chicane. La procédure, dans ce contexte, est avant tout un outil bien plus qu'un code, une norme ou une contrainte morale. Mais il n'en va pas de même lorsque la procédure est envisagée de l'extérieur, après un accident: elle sert alors à désigner le coupable. Car il semble que, pour la société, lorsqu'il y a accident, il faut qu'il y ait un coupable... N'est-ce pas le rôle de la justice de mesurer les responsabilités des uns et des autres et de désigner les coupables?

- D'un entretien avec D.COUJARD, il ressort que - en tout cas dans ce domaine des accidents industriels - le droit actuel se préoccupe de moins en moins de responsabilité subjective (donc de culpabilité). Lorsqu'il y a accident, ce que la justice cherche à établir, c'est le montant des dégats et des réparations et l'origine de l'accident afin de déterminer qui doit payer les réparations. En général, il y a disproportion totale entre l'acte qui est la "cause" de l'accident et l'amplitude des dégats à réparer. Ce sont donc les assurances qui payent: encore faut-il désigner les assurances de qui et à qui elles doivent verser les réparations; encore faut-il évaluer le montant de celles-ci. Donc: imputation + réparations, en dehors de toute considération morale. Tel semble le regard de la justice sur l'accident technologique. Cela mérite d'être porté au dossier de notre réflexion.

- Ceci dit, les procédures ne naissent pas par génération spontanée du jour au lendemain. Elles ont, tant au niveau national que dans chaque secteur industriel ou dans chaque entreprise, une longue histoire. Il ressort de mes entretiens avec P.LASCOUMES et J.G.HEINTZ que cette histoire peut être envisagée de deux façons: soit à partir des événements qui ont suscité le développement des procédures et des normes de sécurité, soit à partir de la "culture du risque" correspondant à une technologie et à une époque déterminées.

- P.LASCOUMES a insisté sur le premier aspect qu'il travaille en étudiant les relations des industriels et des DRIRs dans le contexte des installations classées, les effets normatifs des incidents et accidents et les progrès considérables qui en résultent en matière de sécurité industrielle depuis vingt ans. Il serait d'ailleurs, selon lui, intéressant de faire intervenir sur ce sujet un industriel de la chimie.

- J.G.HEINTZ a parlé de notre session à P.MESSULAMqui est actuellement chef de la cellule Facteurs Humains à la SNCF après avoir été DRIR et s'être occupé de sécurité nucléaire. Pressenti par J.G.HEINTZ, celui-ci a accepté d'intervenir au cours de notre session dans la seconde des problématiques envisagées ci-dessus.

o

2.3. D'où le programme suivant: (évidemment susceptible
de modifications)


- La première journée (vendredi 23 novembre) comportera quatre "communications" et un certain nombre d'interventions.

- Communications:

9h. Le rôle indispensable des procédures et le caractère permanent et nécessaire des écarts par rapport à elles (M.LLORY et J.G.HEINTZ)

- "comment la technologie façonne la représentation du risque, de l'erreur et de la faute, à partir de deux exemples Hightech à 150 ans d'écart: le chemin de fer au 19ème siècle et le nucléaire au 20ème." (MESSULAM)

11h. Commentaires de Ch.DEJOURS, professeur au CNAM, sur ces deux communications

- Débat

12h30 Repas

14h. Le rôle des procédures dans l'imputation par la justice de la "cause" d'un accident. Que faut-il entendre par là? (D.COUJARD)

- Débat

16h30 Les effets normatifs des incidents et accidents (P.LASCOUMES)

- Débat

17h15 Commentaires de G.de TERSSAC (CNRS) sur ces interventions et ces débats, suivi d'un commentaire de l'ensemble de la journée par Fr.PAVIE (CNRS).



Les interventions éventuelles (en fonction du temps disponible) pourraient être les suivantes:

- Les procédures comme expression d'un collectif responsable (A.OUDIZ)

- Un ensemble technique sans procédures n'est qu'un ensemble de choses sans signification: la procédure est une dimension intrinsèque de la technologie (Ph.ROQUEPLO)


En soirée: soit une discussion informative sur les activités de
SORISTEC, soit un audio-visuel que nous sommes en
train de rechercher.


- Deuxième journée (samedi 24 novembre)

9h. La matinée sera consacrée à une session de travail sur le thème suivant:

Comment organiser une réflexion sociologique et épistémologique sur la calculabilité des risques? En particulier: comment évaluer l'usage qui est fait dans ce contexte des modèles, des tests et de la statistique?

Cette session de travail sera animée par Ph.HUBERT et Ph.ROQUEPLOD: nous effectuerons une sorte de rôdage d'une discussion collective sur ce thème, qui sera celui de la session SORISTEC du printemps 1992.

12h30 Déjeuner

14h. Compte rendu par D.DUCLOS de l'enquête qu'il vient de terminer sur la perception du risque industriel pour l'environnement par les dirigeants des grandes entreprises
La calculabilité du risque

Session SORISTEC - DRAVEIL - 23-24.11.90

Projet d'intervention de Ph.HUBERT et Ph.ROQUEPLO
le 24 au matin

Comment organiser une réflexion
sociologique et épistémologique
sur la calculabilité des risques?

En particulier:
comment évaluer l'usage qui est fait dans ce contexte
des modèles, des tests et de la statistique?



0.INTRODUCTION (par Ph. ROQUEPLO).

0.1. Notre propos est d'engager une processus destiné à se poursuivre au sein d'un groupe de travail pour déboucher sur une journée au cours de la session SORISTEC de l'automne 1991.

Ce processus consiste en une réflexion collective entre spécialistes et non spécialistes, portant sur les concepts majeurs mis en oeuvre dans la quantification du risque, afin d'étudier les conditions de possibilité d'un débat ouvert sur de telles questions: leur traitement doit-il rester enfermé dans le monde des experts? Peut-il en aller autrement? Le dialogue entre experts et non-experts ne serait-il pas profitable non seulement du point de vue du contrôle démocratique en ce domaine, mais encore du point de vue de l'expertise elle-même? Telle est la problématique qui nous anime.

0.2. Le titre parle "des modèles, des tests et de la statistique" et nous allons ce matin vous proposer de concentrer notre réflexion sur les tests. Pourquoi?

Parce qu'il faut bien attaquer la question par un bout. Après en avoir discuté, il nous a semblé que la réflexion sur la pratique du test permettait de soulever un certain nombre de questions importantes touchant les probabilités et les statistiques et introduirait d'une façon opérationnelle la notion de modèle. Ainsi pourrons nous être plus concrets que si nous parlions des modèles "en général".

o


1. BALISAGE DU CHAMP:

présentation d'une double distinction.

1.0. Succinctement:

- Première distinction: entre deux zones de pratique du test que l'on peut suggérer:
1. l'une par le problème des faibles doses,
2. l'autre par les études de danger (circulaire Seveso) et
l'évaluation des risque afférents à telle ou telle
installation industrielle.

- Deuxième distinction: selon que ce que l'on teste est:
a. un processus physique (ou la probabilité de tel ou tel
événement),
b. ou la vraissemblance de telle ou telle assertion relative
à ce processus.

- Le couplage de ces deux distinctions conduit à quatre "cas de figure": 1a, 2a, 1b, 2b.


1.1. La première configuration (1.a) se caractérise par le fait que l'on se situe à l'interface de l'individu et d'un environnement dont on cherche à tester l'innocuité. L'exemple type est celui de l'influence des faibles doses et de l'existence (ou non) de seuils d'innocuité.

- Bien entendu le domaine qui s'impose ici est celui des irradiations. Mais on peut aussi songer à la potabilité de l'eau, à la salubrité des plages, au contrôle des produits alimentaires comme celui effectué par l'IFREMER sur les huitres et qui a conduit à la fameuse colère des ostréiculteurs du midi...

- A propos des problèmes d'irradiation l'une des questions qui se posent est celle de la bases statistique sur lesquelles on se fonde: selon Ph.HUBERT (qui reviendra sur ce point), c'est toujours la population irradiée il y a plus de 40 ans à Hiroshima-Nagasaki, stratifiée en un petit nombre de groupes (7, je crois) fournissant autant de "points" à partir desquels s'effectuent un certain nombre de calculs statistiques. Je n'en dirai pas plus, sinon pour souligner un paradoxe: si l'on se contente d'une analyse purement statistique sans aucun apport d'hypothèses "physiques ou biologiques" sur le phénomène lui-même de l'irradiation, on sera conduit à faire les hypothèse statistiquement les plus simples; par exemple: à déterminer statistiquement tel ou tel paramêtre au moyen de "régressions linéaires" qui consistent à faire passer une droite par le petit nombre de points disponibles de façon à rendre aussi petite que possible la "distance" entre cette droite et l'ensemble de ces points. Si l'on injecte des hypothèses relatives au phénomène lui-même, on a le sentiment de mieux cerner ce phénomène et d'une certaine façon, c'est vrai. Mais cela conduira à des hypothèse statistiques plus complexes et, en particulier à un plus grand nombre de paramêtres à déterminer statistiquement ... à partir du même nombre de points. Or la théorie de l'estimation nous montre que dans ce cas les estimations sont moins précises. Conclusion: ce que l'on gagne en finesse structurelle, on le perd en précision dans la détermination statistique des coef-ficients... En outre les hypothèses portant sur le phénomène lui-même varient selon les "modes scientifiques": ainsi en va-t-il dès lors des tests auxquels on soumet la base stastisque des quelques points disponibles.

Peut-on, dans ces conditions, comparer la fiabilité de ces différents tests: c'est précisément le type de problème qui devront être envisagés en 1.b.

Plus généralement une question se pose: étant donnée une base d'informations statistiquement disponible, comment combiner l'analyse statistique et l'apport d'hypothèses "extérieures" aux considérations purement stastiques? Existe-t-il une sorte d'optimum dans cette alliance de procédures statistiques et d'hypothèse sur la "structure" même des phénomènes étudiés.


1.2. La deuxième configuration (2a) est celle qui correspond au test de la fiabilité d'une installation: on ne se place plus à l'interface de l'individu et de son environnement éventuellement nocif; mais à l'interface d'une installation industrielle et de son environnement qu'elle risque de rendre nocif pour les individus.

- Ici encore l'exemple type est le site nucléaire, soit que l'on s'interroge sur des "pollutions" en régime normal, soit que l'on envisage les risques d'un accident avec ses conséquences sur l'environnement. Cependant bien d'autres cas peuvent être envisagés: installations chimiques, raffineries, ... En bref: toutes les installations industrielles, en particulier les installations classées et plus particulièrement celles soumises à la circulaire Seveso: qu'est-ce en effet qu'une "étude de dangers", sinon l'élaboration d'un base descriptive permettant de tester la sureté de l'ensemble des installations situées sur un site donné?

- Ceci dit, l'idée même de tester la fiabilité d'un système complexe fait problème. En effet, fort heureusement, on ne dispose pas de base statistique directe rassemblant une "population" d'accidents survenus sur le site considéré. Il faut donc recourir à un "modèle" des installations.

Ce modèle permettra:
- d'abord et avant tout d'articuler avec pertinence les informations statistiquement disponibles;
- ensuite de fournir un cadre pour déterminer les informations nécessaires à l'étude de la fiabilité:
- enfin, éventuellement, d'effectuer ce que l'on peut appeler des "expériences fictives" afin de construire ainsi une "population fictive" d'événements simulant l'ensemble des événements "réels" susceptibles de se produire.

Je ne retiendrai ici que le premier rôle: lorsqu'il s'agit d'une installation industrielle complexe, les seules informations statistiquement disponibles concernent le comportement de ses constituants, à savoir: les probabilités de défaillance de tel ou tel appareil, probabilités qui peuvent être chiffrées parce que lorsqu'il s'agit d'un appareil déterminé on peut (?) disposer d'une population de référence et de tests concrets conduisant à la défaillance effective de cet appareil, ce qui est évidemment "meaningless" au niveau de l'ensemble complexe lui même.

- Cela pose la question de la modélisation:
- non point de la modélisation destinée à permettre une simulation à but gestionnaire ou pédagogique,
- mais une modélisation destinée à permettre le traitement quantitatif des données disponibles et d'estimer ainsi la fiabilité d'une installation industrielle.

- Quant à savoir quelle est la vraissemblance de cette estimation, cela relève de la théorie des tests et il en sera question dans le cas de figure 2b (cf.infra 1.4.).


1.3. Troisième configuration (1b): les tests de la vraissemblance des estimations relatives aux faibles doses et aux éventuels seuils d'innocuité.

- Première question: à qui revient la charge de la preuve? L'un prononce le diagnostic selon lequel en dessous de telle dose il n'y a aucun effet physiologique, l'autre prétend qu'il y a toujours un effet. Or, les tests pour "prouver que" ou pour prouver "que ne pas" ne sont nullement les mêmes. Cela met en branle toute la théorie de la décision avec les erreurs de première ou de deuxième espèce, les critères d'espérance maxima ou de regret minimum, etc..., questions sur lesquelles Ph.HUBERT reviendra.

- Deuxième question: que signifie la preuve en stastique? A ce propos, Ph. HUBERT m'écrivait: "il peut y avoir une probabilité de 1O-7 qui a un sens tandis que celle de 10-2 n'en a pas". En effet:

- Alors que la différence entre une probabilité de 10-7 et une probabilité de 10-6 n'a aucun "sens intuitif" (et par conséquent la probabilité de 10-7), le diagnostic qui conduit à parler d'une probabilité de 10-7 pour tel événement peut être statistiquement correct en sorte que l'expression "la probabilité de tel événement est de 10-7 est statistiquement "sensée".

- Au contraire, alors qu'une probabilité d'une chance sur 100 (10-2) revêt un "sens intuitif" (comme la différence entre une chance sur 100 et une chance sur 10), le diagnostic qui conduit à conclure que la probabilité de tel événement est de 10-2 peut être statistiquement "insensé". En langage courant, on dira qu'il n'est pas crédible, en langage d'experts et de technocrates, on dira que (même si le diagnostic s'exprime en une phrase dont le sens est plus intuitif que lorsqu'il s'agit d'une probabilité de 10)-7), ce diagnostic est dépourvu de sens parce qu'il s'appuie sur des analyses statistiques "non significatives".

- Ainsi ce qui semble revêtir une sens aisément "partageable" peut n'avoir statistiquement aucun sens et ce qui a un sens statistique peut ne revêtir aucun sens communicable. Un grand effort de vulgarisation conceptelle devrait être effectuée à ce propos si l'on veut "démocratiser la preuve".


1.4. Quatrième cas de figure (2b): les tests de la vraissemblance des estimations portant sur la fiabilité d'une installation complexe comme une centrale nucléaire ou une raffinerie. En particulier: sur l'estimation de la probabilité d'un accident "majeur" lorsque cette probabilité est, fort heureusement, extrèmement rare.

- Ceci pose maints problèmes. En particulier:

- Quel degré de confiance peut-on faire à la description modélisée des installations pour estimer la probabilité d'un accident de telle ou telle gravité. Exemple: pertinence du modèle RASMUSSEN.

- Quelle signification revêt, dans le cas d'une population d'effectif réduit, une probabilité infime faible (10-7)? S'il y avait des milliers d'installations, la probabilité d'un accident sur l'une quelconque de ces installations entrerait dans l'ordre du significatif, mais quelle signification a la différence entre 10-7 et 10-8 s'il n'y a qu'une seule installation? Non seulement le test de vraissemblance est difficile, mais la signification de ce qui est testé est problématique.

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2. QUELQUES APPLICATIONS DES STATISTIQUES

par Ph. HUBERT


2.1 - La roulette : le joueur et les statisticiens

On cède à la tradition en démarrant un discours sur les probabilités à partir des jeux du hasard.

Ici, dans un casino, le noir vient de sortir 10 fois de suite.

1 Le joueur s'attend à ce que les lois du hasard reprennent le dessus et que les coups suivants compensent cette distorsion. Il mise rouge.

2 Trois statisticiens se gaussent: le hasard, expliquent-ils, n'a pas de mémoire; le tour de roulette ne dépend pas du précédent, il y a autant de chances de voir le noir sortir au onzième coup qu'au premier. Le joueur, avec son idée de retour à la norme, a fait du hasard une nécessité, illusion cognitive fréquente mais fâcheuse.

- Le premier des statiticiens connât la mécanique, et il sait que la roulette est construite pour sortir le noir et le rouge également. Il calcule qu'il y avait légèrement moins d'une chance sur mille d'observer cette séquence en assistant à 10 coups. Il considère que cette information est intéressante, il caresse l'idée que sa roulette n'est pas bonne, puis il se dit que, parmi les dix roulettes du casino qui fonctionnent toute la nuit, des suites des dix coups identiques sont très possibles. Il a eu peut être la chance d'avoir assisté à cette séquence, mais il n'a pas appris grand chose.

- Le deuxième et le troisième statisticien ne savent rien des roulettes, sinon que deux couleurs peuvent sortir.

. Ne sachant rien, le deuxième statisticien postule qu'une couleur a autant de chances de sortir que l'autre: partant de cet a priori, au fur et à mesure des tirages il révise sa position.

. Le troisième a une approche un peu différente, se refusant à tout a priori, il ne postule rien, et il estime la probabilité de sortie du noir à partir des dix coups.

Clairement ces quatre acteurs n'ont pas vu la même chose. Le joueur 1 interprète l'expérience comme un écart à une norme, "l'équiprobabilité". Le premier statisticien s'est construit un modèle statistique pour analyser ses données à partir d'un modèle physique; la question qu'il se pose est de savoir si il doit le rejeter: finalement, il juge la quantité d'information insuffisante. Les deux autres ne posent qu'un modèle statistique. Pour le deuxième, chaque tirage est une information, tandis que le troisième se contente de la moyenne et du nombre de coups.

On voit ici apparaître le conflit entre les deux niveaux de modélisation statistique et physique. De plus on remarque que l'observation ne fournit pas d'information par elle même. L'acquisition d'information n'est possible qu'une fois le modèle posé.

La récente "série" de trois années chaudes et sa relation avec le réchauffement du globe soulève des problèmes assez voisins.


2.2. Hiroshima et Nagasaki : d'où vient le modèle ?


Pour estimer les effets des faibles doses de radiation, il est admis que l'on utilise des données épidémiologiques. Il s'agit d'ajuster une courbe sur quelques points: 7 à 10 dans le cas de la population la mieux connue, celle d'Hiroshima et Nagasaki.

Cette courbe correspondra à un "modèle statistique" (sachant peu de choses, on ajuste une droite), mais elle peut aussi avoir une forme dérivée d'une théorie physique (ex. microdosimétrie) ou biologique (théories de la cancérogénèse en plusieurs étapes par exemple). Paradoxe intéressant, le fait d'en savoir plus ("la courbe à cette forme parce que...") conduit le plus souvent à des résultats plus flous. En effet, il faut estimer un coefficient supplé-mentaire, alors que, sur ce jeu de données peu "puissant", il est difficile d'ajuster plus d'un coefficient.

De cette situation découle une confusion extrême dans la controverse qui s'ensuit puisque les divers ajustements, qui utilisent des équations qui sont les mêmes et qui sont ajustées avec la même technique sur les mêmes données, sont interprétés dans des univers totalement différents. Sur les mêmes données et les mêmes résultats, les discours (statistique, physique, biologique) se croisent.

On peut trouver que le trait est gros et chasser du champ scientifique ces pratiques, ou les interpréter en termes de prise de pouvoir de disciplines. Il reste que le rapport entre un modèle statistique (c'est-à-dire une relation fonctionnelle entre des variables, la définition de ce qui est aléatoire et ce qui ne l'est pas, les hypothèses sur les liaisons entre variables) et un modèle physique est difficile à manier. Il faut procéder à une remodélisation ou à une surmodélisation qui n'a pas toujours de solution satisfaisante.



2.3. Les cancérogènes et la charge de la preuve.

Pour déclarer un produit cancérogène, il faut le prouver. Cette démarche peut paraître naturelle, mais on pourrait aussi décider qu'en cas de soupçon, il faut prouver l'innocuité. En fait, pour le test statistique, le sens de la question - ou, si l'on préfère, la charge de la preuve - a une importance capitale.

Quelques ordres de grandeur aident à comprendre le phénomène:

Dans une population d'hommes français, on s'attend à 5% de cancers du poumon. S'intéressant à l'amiante (ou aux composés du chrome et du nickel , ou aux polycycliques aromatiques, ou à la saccharine...), on suit 2000 hommes exposés; au bout du compte, il en meurt 110 par cancer du poumon. Le nombre attendu était de 100 et l'écart type de 9,74 (modèle binomial). L'excès n'est pas significatif au seuil 5%.
On pourra écrire : "tous les experts s'accordent à reconnaître qu' à ces niveaux de dose il n'y a pas de risque statistiquement significatif". De fait, il manque 6 cadavres pour "rejeter l'innocuité".

Cependant, si une des parties en présence a assez de poids pour affirmer : "à ces niveaux de dose, le risque est accru de 20 % ", le nombre attendu de décès devient 120 et l'écart type 10,6. On pourrait écrire : "tous les experts s'accordent à reconnaître qu' à ces niveaux de dose on ne peut rejeter l'hypothèse d'un accroissement du risque de 20%"

Le cas ci-dessus est un cas général pour les cancérogènes suspectés, pour lesquels le "bruit de fond" est important (cf. la première configuration de Ph Roqueplo). Celui qui a le droit d'affirmer a ainsi systématiquement "raison". L'autre en est réduit à attendre que la mortalité veuille bien croître. Le rapport de force sociologique, les traditions juridiques et le cumul des autres données scientifiques (expérimentation animale, mutagénéicité...) jouent ainsi un rôle capital.

Notons qu'aujourd'hui, pour être reconnu sans contestation comme cancérogène, un produit doit être classé 1 par le CIRC, c'est à dire "cancérogène reconnu chez l'homme". L'exemple ci-dessus montre qu'un nombre de victimes non-négligeable est un préalable. Quant au tabac, il a fallu plus d'une décennie pour que son caractère cancérogène soit admis; depuis, il a perdu sa "présomption d'innocence" et la liste des effets attribués s'allonge rapidement, la charge de la preuve étant devenue très légère. Pour les rayonnements ionisants, le schéma précédent ne s'applique pas directement, puisque le consensus s'est fait pour leur reconnaître d'emblée un caractère cancérogène. La question n'est plus de tester l'existence de l'effet mais d'estimer son importance


2.4 Les tests statistiques : décision et calculs.

L'exemple précédent rend nécessaire quelques développements sur la nature des tests :

1 L'idée de test relève de la théorie de la décision avant d'être une application des statistiques. Dans le cas le plus simple, on suppose que deux hypothèses sont en concurrence pour expliquer un phénomène (traditionnellement notées H0 et H1)( ). Il faut décider entre les deux et donc prendre une décision qui est H0 ou H1, alors que la réalité est aussi H0 ou H1. Il y a donc deux façons de se tromper (cf. tableau).



Décision : H0 H1
_________________________________________

Réalité :
____________________________________________________________

H0 Erreur de
1ère espèce
____________________________________________________________

H1 Erreur de
2ème espèce
____________________________________________________________

La définition des stratégies à adopter (traitement de l'indécidabilité, poids respectifs à accorder aux deux types d'erreur) relève a priori de la théorie de la décision.

Tant que l'information n'est pas parfaite (i.e.:observations sans flou statistique et modélisation physique dont on est sûre), il est impossible d'éliminer ces deux risques. La question posée est alors de savoir quel niveau de risque on accepte en décrétant que H0 (ou H1) est vraie.

Ainsi, il est traditionnel de rejeter une hypothèse quand elle a moins de 5% de chances d'être vraie. Bien que le recours à des règles de décision aussi conventionnelles soit connu, il faut sans cesse rappeler que ces tests et décisions n'ont pas de valeur absolue; le test distingue l'accepté de l'inaccepté.


2 Dans ce contexte, les statistiques constituent l'outil qui va permettre de traiter l'information disponible et de la transformer en décision. On utilise souvent ce que l'on appelle "une statistique", c'est à dire une fonction des données observées dont on a pu déterminer certaines propriétés (p. ex. la somme des carrés des écarts réduits dont on sait qu'elle suit une loi du CHI 2). La décision est basée sur les valeurs prises par cette fonction.



3 Quand on passe à la pratique, la symétrie du schéma décisionnel disparaît. Une première raison tient à ce que les deux décisions peuvent être de portée différente, de même que les deux risques. Ce qui nous intéresse ici est la dissymétrie introduite par le souci de mesurer et le recours aux outils statistiques.

Parmi les principales dissymétries notons que :
- H0 et H1 ne sont pas sur le même pied.
- L'"acceptation" est en fait un non rejet.
- Risques de première et deuxième espèce sont traités différemment.

4 Hypothèse nulle.
- Le statisticien favorise une hypothèse, traditionnellement il s'agit de H0, appelée "Hypothèse nulle".
- A cause de la prétention à l'universalité de l'alternative H0/H1, H1 est non-H0, ou si l'on préfère, le "reste de l'univers".
- H0 étant favorisée, elle doit être "testable", c'est à dire suffisamment précise pour que l'on puisse calculer "sous H0".
- Par rapport aux questions posées, le statisticien peut donc être amené à retourner les énoncés. Face à la question "tel produit est il cancérogène?", il faudra poser le problème regardant si l'on rejette l'hypothèse que le produit n'a pas d'effet sur la mortalité par cancer. En effet il y a mille et une façons d'être cancérogène, et une seule de ne pas l'être (la mortalité des sujets exposés est celle de la population générale). Malheureusement, la double négation n'équivaut pas à une affirmation.

5 Rejet et acceptation.
Ainsi, la question posée est de savoir si l'on rejette l'hypothèse de départ (l'hypothèse nulle). Ce rejet est traditionnellement basé sur le risque de première espèce. Ayant observé un résultat, on se demande si il est compatible avec l'hypothèse nulle. Comme un résultat n'est jamais impossible, on effectue un calcul, avec les paramètres associés à l'hypothèse nulle, pour voir la probabilité qu'il y a de l'observer (c'est en fait le risque de première espèce). Si elle est suffisamment faible, on rejette l'hypothèse, pour la raison qu'il est vraiment improbable d'observer ce résultat sous cette hypothèse.

Le rejet correspond donc à un manque de cohérence hypothèse-résultat, fondé sur un critère un peu arbitraire, le seuil d'acceptabilité (les célèbres 5% d'erreur) . On dit souvent que l'hypothèse non rejetée est "acceptée" : le terme est très trompeur. Il fait référence à un choix positif, alors que ce n'est pas le cas. On peut "accepter " (ne pas rejeter) l'hypothèse nulle alors que le risque d'erreur de deuxième espèce est très important. En réalité, la règle de décision ne fait même pas intervenir ce calcul. Quand les données n'apportent rigoureusement aucun élément d'information, l'hypothèse nulle est toujours "acceptée".
- En fait, le statisticien procède généralement à une critique du test qu'il vient de faire.

6 Seuils et puissance.
Le seuil d'acceptabilité est le critère décisionnel appliqué au risque de première espèce. Le risque de deuxième espèce est en principe non calculable (H1 est "le reste de l"univers"). Toutefois on peut parfois être assez sûr de soi pour expliciter H1 (le tableau réalité /décision est alors un peu faux puisque la réalité peut être ni H1 ni H0). Avec ces hypothèses précises, on peut calculer le risque de deuxième espèce en fonction du seuil d'acceptabilité, c'est à dire de la règle de décision.

Pour reprendre l'exemple précédent dans lequel on teste l'innocuité d'un cancérogène suspecté en rejetant cette innocuité au seuil 5% , je peux postuler qu'en fait l'excès est de 20%, et me demander quelle est la probabilité que celui qui part de l'hypothèse d'innocuité et applique la règle des 5%, rejette effectivement cette innocuité si j'ai raison. Il s'agit bien du risque de deuxième espèce (accepter l'hypothèse nulle alors qu'elle est fausse).

Plus concrètement, il s'agit de savoir si il y avait assez d'individus dans l'échantillon pour que le non rejet ait une valeur.
En pratique aussi au lieu de parler de risque de deuxième espèce, on parle de son complément, la puissance, qui est la probabilité que la décision de non rejet soit bonne.
Alors que le seuil d'acceptabilité est un élément (posé et non calculé) de la règle de décision et fait partie du test, la puissance est plutôt utilisée comme un élément de critique du test.
Elle sert aussi a priori, pour construire le test, c'est à dire pour définir l'échantillon et choisir la statistique la meilleure (puissance maximale pour un seuil donné).

7 Quelques nuances.
Le schéma présenté ici est un peu réducteur : Les tests d'"hypothèses alternatives" ( H0 et H1 tous deux précis) sont assez fréquents. Il faudrait aussi mentionner l'utilisation de la "fonction de perte" qui permet de donner une valeur à l'erreur. L'approche "Bayesienne", qui autorise à postuler à priori les probabilités de H0 et H1, permet de conserver la symétrie entre les deux hypothèses et de définir un critère qui conserve l'information sur les deux types d'erreur, du moins quand le calcul est possible (c'est là une limite à l'intérêt de l'approche).
Le problème de l'estimation de la valeur d'un paramètre est très proche de celui des tests, le rôle de la fonction de perte et des principes (minimax, bayesien ... ) est plus important.

8 Statistiquement significatif.
A la lumière de ce qui vient d'être dit, on peut relativiser la notion de "statistiquement significatif "ou de "non significatif". Il ne s'agit pas d'une vérité mais d'une décision. Elle se fonde sur un critère conventionnel, le seuil de rejet. Celui-ci qu'il soit de 5%, 1% ou 0,1% mérite toujours d'être critiqué. Avoir une chance sur 20, sur 100 ou sur 1000 de se tromper, ce peut être largement suffisant ou largement insuffisant.

Le test est à sens unique: il rejette une hypothèse. Si celle-ci n'est pas rejetée, c'est peut-être parce qu'elle est bonne, mais peut-être par ce que le test est "impuissant". Si l'information est faible ou nulle, il s'en suit que l'on va "accepter" l'hypothèse posée. Une phrase comme "tous les experts s'accordent à reconnaître qu'à ces niveaux de dose il n'y a pas de risque statistiquement significatif" peut ainsi être absolument vide de sens. De même, un rapide calcul permet de savoir que le postulat que l'on affirme (ex. l'effet de 1 mSv dose pour le public accroît de 10-5 les chances de cancer d'un individu) sera absolument invérifiable, et donc non rejetable, ... et donc acceptée, puisque tel est le mot usuel.



2.5 Grandeurs et habitudes statistiques.

- La moyenne.

Les statistiques sont un langage très riche et permettent de manipuler de nombreux cas de figure, mais il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit d'une construction historique et que les grandeurs utilisées ont, superposées à leur définitions formelles, des interprétations usuelles qui peuvent s'avérer trompeuses.

L'exemple le plus évident est celui de la moyenne. On l'imagine toujours plus ou moins au centre de l'échantillon, comme pour une "courbe en cloche" classique. Si la distribution est très dissymétrique, la moyenne peut être très loin du "milieu" de l'échantillon. Dans des calculs de conséquences d'accidents, il arrive que la dose moyenne soit franchement à l'extérieur de l'intervalle de confiance. C'est à dire que dans 99% et même 99,9 % des cas on est en dessous de cette moyenne. Formellement, rien de choquant à cela, mais il se trouve que les critères d'évaluation des risques se référent à une "moyenne" qui est censée être représentative de la majorité des cas.

En fait pour les décisions en matière de risque, la moyenne est rarement un critère intéressant, les critères sont plutôt du type "sauver 90% de la population", "fraction des doses au dessus des doses létales " etc... C'est surtout par habitude que les textes se référent à des valeurs moyennes.

La moyenne suscite beaucoup d'interprétations discutables, comme la notion de "français moyen", mais il s'agit surtout de "réification" de concepts statistiques. Dans l'exemple suivant, c'est plutôt l'influence de l'omniprésente Gaussienne (la courbe en cloche) qui finit par peser sur l'intuition des phénomènes.


- Les sacro-saints 5%

La détermination du seuil de décision, traditionnellement pris à 5 %, a déjà été évoquée. Or, il est facile de voir que toutes les erreurs n'ont pas la même importance, et on l'a vu, la puissance compte aussi. Quand on estime l'âge d'un foetus à l'échographie, on peut se tromper dans les deux sens, mais un prématuré de 10 jours est un bébé normal, tandis qu'un foetus resté 10 jours de trop nécessite une intervention rapide. Dans ces cas, malgré la force de l'habitude, il est très probable que cliniciens et statisticiens mettront au point la bonne stratégie d'estimation. Sur des cas moins patents, ce n'est pas sûr.

Quand la sévérité du risque repose sur des jugements de valeur, le problème devient insoluble. A quelle erreur donner plus de poids? Arrêter une industrie alors que le produit qu'elle utilise n'est en fait pas cancérogène, laisser produire une substance cancérogène parcequ'on l'a crue innocente?...

Il peut sembler que refuser de rejeter une hypothèse alors qu'elle a moins d'une chance sur 1000, voir sur 10000 d'être vraie est une abérration. Pourtant, c'est une pratique fréquente, justement quand on applique des tests aux prédictions des modèles probabilistes (type rapport Rassmussen sur les centrales nucléaires). En effet, en raisonnant traditionnellement, si l'on prédit qu'un événement a 1/1 000 chance de se produire, dès qu'il se produit, on doit rejeter le modèle (précisément au seuil 1/1000). Donc, dans le modèle, on a accepté que l'événement pouvait se produire, et en même temps, si il se produit, on rejette le modèle. Si l'on veut postuler que l'événement a 1 chance sur 1 000 de se réaliser, et que l'on veut néanmoins se situer dans un cadre d'analyse où on puisse admettre qu'il se réalise, il faut rejeter la pratique classique des tests.



2.6 Quelques axes de réflexion.

A partir de ces réflexions désordonnées, quelques points méritent une réflexion un peu plus poussée, parmi celles-ci on peut citer:


- A quoi sert la statistique, quel est son objet: les prédicats ou la réalité?
Il y a en effet opposition entre des approches subjectivistes (la probabilité est un jugement sur la vraisemblance d'une assertion) et des approches fréquentistes (la probabilité est la limite des fréquences observées sur un échantillon quand celui-ci grandit). Le débat, on espère l'avoir fait sentir, n'est pas uniquement épistémologique, et il débouche sur des pratiques différentes.

- Théorie de la décision et statistiques: les deux sont étroitement imbriquées; les hypothèses implicites et les malentendus sont assez nombreux. Cette réflexion pourrait être élargie à celle sur la notion de "preuve statistique".

- Le savoir exogène dans la modélisation statistique. On a évoqué quelques cas où le modèle statistique incorporait en fait de éléments de "connaissance" provenant de la physique ou de la biologie etc... Comment peut-on articuler proprement ces deux niveaux de modélisation. Il faut rattacher à cette question la clarification de la relation entre imprécision et incertitude.

- Information et modèle. Le modèle comme condition de fabrication de l'information (cf. la roulette).

- La question de "l'individu statistique" et de sa définition par son conditionnement est à traiter en parallèle: chaque ajout d'information change la "nature" de l'individu et les prédictions qui lui sont attachées (cf. cancer du poumon selon âge, sexe, habitudes de consommation,...). L'individu est une intersection d'informations. On retrouve là un schéma fréquent dans les enquêtes où l'"individu" est en fait défini par le plan de sondage.

- Recensement et typologie des problèmes associés aux énoncés sur le risque.

- A propos de la distinction faite entre les deux domaines, interface évènement-individu et interface évènement-installation, il faut remarquer que le premier renvoie généralement à des modèles physiques (biologiques par exemple) et le second, plutôt à des modèles probabilistes qui cherchent à décrire une logique de sûreté et à en quantifier la défaillance. On peut aussi noter que le premier renvoie à des techniques et une interprétation statistique usuelle et le second aux techniques Bayesiennes et aux fondements subjectifs de la statistiques.


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Texte de Ph.HUBERT avant rewriting de Ph.ROQUEPLO en 2.1.


2.1. Exemple de la roulette qui sort 10 fois de suite le même numéro. Trois réactions possibles:

1.Si l'on tient que la roulette est "physiquement bien construite", on ne croira pas qu'elle ait sorti 10 fois de suite le même chiffre. Le "modèle" interdit l'information.

2.En fait il est très probable que, si l'on accepte l'information, on en déduira que la roulette est physiquement faussée. On mettra en cause le modèle lui-même.

3.D'où la question: à partir de quelle information mettra-t-on ainsi en cause le "modèle de réalité" qui nous est proposé et qui, éventuellement, interdit l'information elle-même? Il y a alors une inversion complète de perspective: on se demande "quelle réalité" est compatible avec l'information reçue. On adapte la réalité à l'information et l'outil de cette adaptation est le test.


2. La charge de la preuve. La preuve "que" n'utilise pas les mêmes tests que la preuve "que ne pas"

3. Les conventions "rituelles" des seuils de rejets de 5% ou de 1%. Le paradygme de la courbe en cloche. La religion de la moyenne même quand on ne dispose que de 3 cas, etc...

4. Problèmes de fond:
- la réification des concepts: imprécision et incertitude
- approches fréquentistes et approche bayesienne
- Individu stastique, information et modèles: le modèle comme condition de fabrication de l'information
- Seuils de rejets d'une hypothèse et théorie de la décision

5. Exploitation stratégique
- Problème des critères: espérance maxima ou regret minimum?
- Erreurs alpha et bêta:: exemple du climat ; retour sur la charge de la preuve.


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3. Quelques remarques de Ph.ROQUEPLO

3.1. Vraisemblance et probabilité

Importance de la question: le statut concret de "vrai". La "construction mentale de la réalité"; la pertinence des représentations que nous nous en faisons.

3.2. Problématique descriptive ou stratégique?

Que signifie ici la notion même de pertinence: validité descriptive ou pertience sratégique?. Ce choix entre description et stratégie est fondamental dans la confrontation au risque. Le connaître, tout en restant "connaître", doit ici s'adapter au vouloir et à la logique du politique. "L'indicatif" s'intègre dans "l'impératif", en l'occurrence: l'impératif de sûreté.

3.2. L'insertion politique de l'expertise.

Ceci dit, le politique lui-même, où se fonde t'il, sinon dans la volonté collective? L'integration dont il s'agit est donc celle du "savoir du risque" à la volonté collective de sécurité. Mais alors: de quel savoir s'agit-il? Sera-ce le seul savoir des experts? Est-il envisageable que la collectivité des experts s'intègre à celle du "public"? Est-ce réalisable sans un débat entre lesdits experts et ledit public? Si ce débat est en effet indispensable, quelles en sont les conditions socio-culturelles?

Telle est la problématique dans laquelle s'inscrit la réflexion que nos interventions prétendaient ouvrir.




RÔLE DES PROCEDURES EN MATIERE
DE SECURITE INDUSTRIELLE

EXISTE-T-IL DES TRANSGRESSIONS LEGITIMES ?


Journée du Vendredi 23 novembre 1991, Draveil

Philippe Roqueplo a ouvert la séance avec un point sur les activités du groupe de recherche. La nécessité d’associer à la réflexion certains indus¬triels a été confirmée par l’intérêt que ceux-ci ont témoigné jusqu’à pré¬sent aux thèmes retenus. Dans la phase actuelle,il s’agit de donner une vi¬sibilité extérieure aux travaux du réseau. Le moyen pour le faire reste à définir. Quant au rythme et à la forme des rencontres du groupe, il faudra décider si la formule “session”deux fois par an est la meilleure, ou s’il est préférable de la remplacer par plusieurs rencontres d’une journée à Paris.
La prochaine session portera sur le traitement du risque industriel dans les médias et sera animée par Denis Duclos. Un autre thème pourrait être la quantification, non seulement en elle-même, mais en tant que phé¬no¬mène de société, à travers l’opacité qu’elle crée pour le débat sur le risque. En mars 92 aura lieu une session sur la culture du risque.
Chaque session est organisée autour d’un thème qui lui donne sa si¬gnifica¬tion. Le théme choisi sera concentré en principe autour de la pre¬mière journée. Durant la deuxième matinée seraient évoqués les thèmes de travail pour la session de l’année suivante. Il serait souhaitable que les apports dans les sessions donnent lieu par la suite à des publications, ri¬goureuses et modestes. Mais l’oral, ce n’est pas l’écrit. Il faudra revenir sur ce qui a été fait quelques mois après, ce qui demande un effort parti¬culier.

Résumé de l'intervention de Pierre MESSULAM,SNCF

“Comment la technologie façonne la représentation du risque, de l’erreur et de la faute, à partir de deux exemples Hightech à 150 ans d’écart : le chemin de fer au XIXe siècle et le nucléaire au XXème. ”

Texte à fournir ultérieurement

Pierre Messulam a été inspecteur pendant deux ans pour le contrôle de in¬dustries nucléaires, au moment de l’accident de Tchernobyl et de la fuite de Creys-Malville. Il a eu l’occasion d’observer la construction sociale de l’opinion française du risque.



Résumé de l’exposé de Pierre Messulam (SNCF)
L’exposé tente une rétrospective historique des chemins de fer français depuis 1830 et du nucléaire depuis 1970. On obtient, de la comparai¬son de ces deux industries, une vision de ce que peut être la haute techno¬logie, perçue par le social- comme reflet, emblème du progrès.
Construction sociale du risque
Comment la population a-t-elle réagi à l’installation des chemins de fer ?Lorsque l’on examine ces réactions on retrouve une logique et des ar¬gu¬ments des écologistes d’aujourd’hui. La parenté des discours du XIXe et d’aujourd’hui est due au rôle des grands corps et de la notion de respon¬sabilité qui s’est constituer en France de manière spécifique.
La Haute technologie
Au XIXe,le chemin de fer a été l’industrie qui a tiré la métallurgie par le haut. (fabrication des rails). Cela a apporté des progrès dans la qualité des process (le rôle des assureurs n’est pas à négliger, qui ont fait pres¬sion pour la sécurité, à cause des chaudières qui explosaient). Sous l'impulsion du nucléaire aussi, des progrès décisifs ont été accomplis dans d’autres domaines. Ces deux industries ont en commun “la chaudière”, ce qui n’est pas neutre dans la construction sociale du risque. La chaudière est asso¬ciée à la puissance du feu et de l’explosion, images très présentes au XIXe siècle. On touche à quelque chose d’assez fort dans les représen¬tation col¬lectives: les “divinités du feu” , “l’apprenti sorcier”;La pratique du bap¬tême des chaudières en présence d’ecclésiastiques était censée apprivoi¬ser,intégrer ces forces dans le corps social. (le baptême se pra¬tique aussi dans les centrales nucléaires).
Au XIXe siècle, les impressionnistes illustrent le thème du viaduc et de la locomotive(Turner),signe du développement sans précédent du génie civil, entraîné par l’essor des chemins de fer. Une transfiguration simi¬laire ap¬pa¬raît avec le nucléaire: la presse appelle les centrales “les châ¬teaux de la Loire”, les cathédrales de l’an 2000”. Dans les tracts des éco¬los l’acroréfrigérant ,qui se voit de plus loin, est le signe le plus agressif. Avec le nucléaire, l’industrie du béton a fait des progrès, comme le génie civil(les ponts) avec le chemin de fer.
L’imaginaire dont est entouré le chemin de fer rejoint le “mythe de la ca¬verne” : le chemin de fer est associé à ses tunnels souterrains. Le grand public se trouve confronté à une explication populaire spéci¬fique(mineurs),les rites initiatiques de descente dans les catacombes étaient déjà pratiqués chez les mineurs au XIXe siècle. Le rite de la des¬cente dans le tunnel est significatif d’un changement de rapport à la na¬ture.
Les chemins de fer nécessitent des réseaux de communication spéci¬fiques, ce qui contribue au développement des télécommunications,de la télécom¬mande à distance. Dans le nucléaire, le progrès du “contrôle-com¬mande de sûreté” est issu d’une même nécessité technique. Dans certains domaines de base, des industries ont eu un impact social parce qu’elles ont induit des progrès technologiques.
Modernisation de la société et rupture dans le corps social
Les discours à la Chambre dans les années 1830s se référent au “génie hu¬main”, au “héros”, à la mission de changer le monde - le nucléaire dans les années 60s reprend la même rhétorique.
Rupture dans le corps social
En même temps, le changement u rapport à la nature, au travail, aux tiers provoque des réactions de dénonciation de l’agression du paysage, du dé¬chaînement des forces infernales(du feu) dont l’effet secondaire, la pollu¬tion, est mal connu. La fumée de charbon des locomotives en est la mani¬festation visible.

Les prestataires de services et la logique de corps

Il est intéressant de relever qu’il s’agit de deux industries qui “ne produi¬sent rien”, puisque ce sont des services. Le contrôle qui s’y fait est un contrôle de bon fonctionnement, non pas de fabrication. Ces industries mobilisent des corps de métier très particuliers pour l’exploitation. Il n’y a pas la massification de la main d’oeuvre que l’on voit dans d’autres in¬dustries,mais une atomisation d’une kyrielle de métiers. (dans une cen¬trale, par exemple). La structure de l’entreprise nécessite donc une orga¬nisation du travail et une coordination des métiers, qui est en avance sur l’organisation de la société globale. D’où, pour réduire l’hétérogénéité des métiers, le développement d’un corporatisme fort dans ces secteurs,de même que la constitution de tout un discours fondateur d’identités centré sur le “héros” appelé à changer le monde.
Cela se manifeste aussi dans le rapport au travail. Ces entreprises sont des mondes clos, des lieux à part(les Chemins de fer étaient gardés par des soldats). Il y a rupture dans le rapport aux tiers. Ce sont deux ac¬tivités dont les agents ne sont jamais en contact avec le public, qui de¬viennent ainsi terrifiants pour le public. L’agent EDF que le public ren¬contre n’est pas ce¬lui qui connaît les problèmes de sécurité, ce qui n’est pas sans ren¬forcer la thèse du “complot” : il y a quelque chose de caché, d’inquiétant dans ces activités.
Il y a aussi le rapport à l’accident. Les chemins de fer est la première in¬dustrie qui fait des victimes de masse, “innocentes” par définition. Comme à Tchernobyl, ce sont des innocents, des riverains, qui sont des vic¬times. S’il y a des victimes, il faut un coupable. Comment le trouver dans des or¬ganisations aussi fermées, aussi complexes ?

Construction sociale du risque

Au départ, le risque n’existe pas. Les constructeurs assurent qu’ils ont pris toutes les précautions. Ce discours se fracasse sur la première ca¬tastrophe. Dans la période donnée, le châtiment divin n’explique plus ces accidents, donc qui sont les coupables ?Il faut des responsable. La notion de personne responsable rencontre celle de coupable. Il faut surveiller le pro¬cessus,ce qui constitue un travail de police. L’activité sera récupérée par l’Etat, les compagnies privées étant accusée de privilégier le profit. (greed).
Le levier à l’intervention de l’Etat ,c’est la constitution d’une réglementa¬tion. Reste le problème d’un échec du système : L’Etat ne doit pas déplacer cette responsabilité vers lui, par une réglementation trop fermée. Ces con¬traintes permettent la mise en place d’un langage fermé, ésoté¬rique des experts(dans la réglementation).
Le mythe du héros est prégnant dans :
- la constitution d’une idéologie du métier : les héros des temps mo¬dernes
- en cas d’accident : il faut payer de sa personne pour s’en sortir. Le mythe cimente la souffrance ou la peur vis-à-vis du risque. L’opérateur de cen¬trale nucléaire “assume”, connaît les risques encourus, le conducteur de locomotive au XIXe siècle aussi. L’implicite de cette attitude est le sui¬vant :1°tout est prévu
2°tout n’est peut-être pas prévu,mais on a affaire à des gens formidables. Reste le tragique : la “solitude du héros”. En cas d’accident, quelle est l’utilité sociale du héros ?
3°l’erreur humaine : c’est le propre de l’humain, non pas de l’organisation. Il faudra sauvegarder le groupe en désignant un bouc émissaire. Ces activités se déroulent dans le registre de l’héroïsation tra¬gique en permanence, d’où une difficulté, une souffrance toujours pré¬sente dans le travail.
CONCLUSION
Quelle est la réaction du corps social confronté à deux industries emblé¬matiques d’un changement dans la société ?
Les Chemins de fer entraînnent l’unification du temps(des horloges )en France,un rapport au monde uniformisé. Ces deux industries appellent la modification des habitudes sociales au nom d’un bien futur. Elles ren¬con¬trent ainsi des réactions de rejet, conservatrices,reprises plus tard par la contestation “romantique” écologique. Wordsworth écrivait au XIXe un poème avec les mêmes arguments que les écologistes d’aujourd’hui.
L’opposition romantique est renforcée par le problème de la respon¬sabilité. Qui sont les coupables ? C’est le problème du “contrat social” à l’intérieur de la société, altéré par de nouvelles technologies qui changent le rapport au monde. Lorsque la crise survient, la responsabilité revient sur le re¬gistre politique.

corrections de messulam)

Remarques sur le compte-rendu du débat soristec de novembre 1990.


Page 10, 2ième paragraphe de mon intervention, mettre : "dans le cas du chemin de fer, la définition de la situation accidentelle demande une synthèse d'un grand nombre d'informations, qui ne sont pas toujours immédiatement accessibles aux acteurs présents sur place. Ce qui peut sembler un incident mineur pour un opérateur peut constituer un accident grave ; il est donc nécessaire d'établir des procédures ad hoc, garantissant une coordination des opérateurs et une synthèse des informations." et supprimer la fin du paragraphe.

page 17 mettre " Il y a eu une révolution culturelle à EDF: pour faire de l'assurance qualité, il fallait faire des procédures. Mais dans les premières centrales qui tournaient depuis dix ou quinze ans, on ne comprenait pas: depuis les origines on fonctionnait sans procédure et les choses s'étaient plutôt bien passées. Les agents avaient construit un rapport intellectuel et affectif à leur travail qui leur faisait considérer les procédures comme superfétatoires, incongrues, et leur introduction comme inutilement déstabilisante.(cela renvoyait à l'aspect normatif). Les cadres eux-mêmes n'étaient pas toujours bien convaincus de l'intérêt de ces procédures, et il a fallu un travail énorme pour faire évoluer l'état d'esprit des équipes de ces réacteurs. Pendant plus de dix ans l'encadrement avait structuré les mécanismes de décision, le rôle social des dirigeants , à partir d'un référentiel qui n'était pas du tout celui de la procédure. La procédure fracturait le construction réalisée jusqu'alors par le collectif de travail, et changeait certains rapports sociaux dans les mécanismes de décision."


pages 24-25 supprimer mon intervention qui est trop confuse.

page 33 en bas de page (discussion)
supprimer la phrase 'le tableau sur les déchets nucléaires m'a rappelé les pratiques des industries nucléaires jusqu'aux années 1970s.'

page 34 mettre le texte suivant en lieu et place de mon intervention:
"je voudrais faire un commentaire en tant tiré de mon expérience d'ancien inspecteur du travail. J'ai eu en effet à enquêter sur un accident mortel survenu sur un chantier d'un sous-traitant d'une grande entreprise. La législation actuelle ne prévoit que la responsabilité personnelle du chef d'établissement. Pourtant il est évident que celui-ci ne peut à lui seul assumer la charge de la surveillance du respect des consignes de sécurité dans un site de plusieurs dizaines d'hectares où travaillent plus de 1500 personnes. Dans de telles conditions la recherche des responsabilités -il y a eu mort d'homme- est difficile si on veut la faire en toute équité. Lorsque le juge d'instruction s'est rendu sur place, il a bien compris qu'il était difficile de retenir la responsabilité personnelle et individuelle du chef d'établissement vu la taille de l'usine. Pourtant, les conditions de travail du chantier présentaient des risques graves et inacceptables qui auraient du être corrigées immédiatement par les responsables de la grande entreprise. L'enquête se trouvait enfermée dans un jeu de ping-pong entre les différents niveaux hiérarchiques de la grande entreprise et de son sous-traitant; chacun renvoyant sur l'autre les responsabilités de l'accident. Dans une telle situation que devrait-on faire? La voie retenue fut de prononcer des inculpations de cadres moyens dans les deux entreprises afin d'essayer de dissiper les manoeuvres dilatoires des uns ou des autres. La grande entreprise ne fut dons pas disculpée mais sans attaquer le chef d'établissement qui personnellement ignorait tout des circonstances du chantier (et qui d'ailleurs ne pouvait matériellement en avoir connaissance). Dans de telles circonstances, il me semble que la quête légitime de réparations pour la victime et ses ayant-droits et la recherche de la responsabilité pour un homicide involontaire se télescopent. On a tendance à rechercher la responsabilité pénale d'un cadre de la grande entreprise à l'appui de la recherche de la responsabilité civile, c'est à dire des dédommagements à la famille de la victime. Car on pense que la grande entreprise a la capacité de payer les dommages et intérêts. La personnalité morale accordée aux entreprises permettrait sans doute de mieux cerner la nature de responsabilité recherchée dans de telles procédures, en séparant mieux l'action civile à la charge de l'entreprise et la responsabilité pénale et individuelle d'un agent fautif ou négligent."


page 37 et 38 mettre :" N'oublions pas la responsabilité des fonctionnaires chargés du contrôle qui elle aussi peut être recherchée en cas d'accident. Il convient aussi de s'interroger à ce sujet sur la puissance de l'outil réglementaire ou législatif dont disposent ces fonctionnaires. Il est clair que, pour certains types d'installations, la législation est en retard de dix ans sur la technologie. Il peut y avoir des installations dangereuses tout en étant conformes à la loi. Par ailleurs les amendes prévues par les textes sont parfois devenues tellement dérisoires (suite à l'érosion monétaire) que le fonctionnaire peut être tenté de renoncer à une action en justice pour une amende de quelques centaines de francs...
Si on poursuivait votre construction juridique, le corps des fonctionnaires devrait, en pareille hypothèse, faire pression sur le législateur pour remettre la législation à jour. Mais cela est-il compatible avec la séparation des pouvoirs qui doit exister entre le législatif et l'exécutif? N'y a t il pas là un risque de fonctionnement en circuit fermé de l'administration hors du contrôle du législateur?

Par ailleurs ne perdons pas de vue que l'exercice du contrôle technique peut se heurter à des considérations liées à l'emploi; que faire face à un industriel en difficulté qui menace de fermer son usine et de mettre ses salariés en chômage si on lui impose des mesures de protection complémentaires?

page 41 (discussion): modifier le deuxième paragraphe comme suit: "A Roche de Condrieux (usine de Rhône-Poulenc, plus importante que celle de Protex près de Tours), comme à Protex, les responsables de l'entreprise n'étaient pas capables, après l'incendie, de donner la liste des produits stockés sur les lieux avant le sinistre. Il s'agit là d'une carence en matière de gestion puisque les responsables ne disposaient pas d'un double à jour de l'état du stock. En partant d'un point de vue de droit de l'environnement, on remonte ainsi jusqu'à des considérations de gestion de l'entreprise.


INTERVENTION DE MICHEL LLORY,EDF

“Le rôle indispensable des procédures et le caractère permanent et néces¬saire des écarts par rapport à elles”


TEXTE à fournir

Résumé
Le problème des procédures constitue le point central de conflit entre les opérateurs,la hiérarchie et les concepteurs de centrales à EDF.
Du point de vue des concepteurs, d’abord :il y a de multiples argu¬ments et opinions à EDF.
M. HEINZ,SNCF,Cellule Facteurs Humains : A la SNCF, il y a une cri¬tique des procédures en général.
M. LLORY : Je vais rappeler quelques principes des concepteurs et ma¬nagers concernant les procédures. Les procédures sont un ensembles de docu¬ments écrits, des textes formalisés qui stipulent les obligations pour le travail, les tâches prescrites. Le système a été mis progressivement en place, dé¬veloppé, complété à différents niveaux d’abstraction ou de détail.
Il y a les grands principes au niveau national, qui concernent les ser¬vices centraux. Le détail concerne plutôt les centrales, le niveau régional. Les procédures règlent les conditions habituelles de travail : démarrages, es¬sais périodiques, etc. , de même que les situations particulières ( inci¬dents et accidents).
Le point de vue des concepteurs, des ingénieurs

Les procédures doivent être suivies de façon “stricte et rigoureuse”.
Les procédures ont l’avantage d’être pensées avant l’action par des spé¬cialistes dans leurs bureaux, avec toutes les informations disponibles, à plusieurs niveaux de détail,et donnent lieu à des consignes qui règlent non seulement la conduite, mais aussi le reste des services de la cen¬trale. (maintenance, etc). Cela permet de prévoir à l’avance ce qui peut ar¬river, et ce que les opérateurs peuvent faire. Cette position est justifiée par la complexité des éléments à traiter. (qui nécessite des documents écrits). La conception des procédures se fait ainsi sans limitations de temps, sans l’obstacle du stress, et constitue une aide, un support à la réalisation des tâches et des actions, et/ou opérations cognitives élémen¬taires. Les con¬signes contiennent essentiellement des verbes d’action :prévenir, faire fermer, confirmer, fermer/ouvrir, s’assurer, effectuer, en¬voyer, régler le débit, maintenir, surveiller, déverrouiller, contrôler,etc.
L’importance des enjeux et de risques renforce la tendance à aug¬menter les procédures(par retour d’expérience à partir des événements passés).
Dans le domaine thermique classique il n’existait pas de procédure. Les procédures, à la fois support d’action et mode d’emploi, sont évolu¬tives. Elles servent à mettre en place une organisation pour gérer les modifications qui interviennent;elles sont rassurantes pour les opérateurs (“ils y ont pensé”), ont un rôle de “pense-bête”, de garde-fou indéniable.
Les procédures ont plus une coloration technique que juridique à EDF. Elles assurent l’accompagnement des travaux, la récupération de la maî¬trise des systèmes complexes qui peuvent défaillir.


M. HEINZ, SNCF


TEXTE A FOURNIR

Résumé

60000 personnes travaillent à la SNCF dans la sécurité, pour un tra¬fic de 12000. trains par jour. Il n’y a pas de procédure, mais des textes régle¬men¬taires ,dont les procédures. Le discours du concepteur est le même :pour ne pas se tromper, il suffit d’appliquer le règlement.
Un agent doit, à la SNCF, choisir parmi les textes qu’il doit appliquer. Par exemple, un agent de la voie férrée doit se protéger lui-même,assurer la circulation, et appliquer des textes qui touchent au matériel. Il y a donc un problème de priorité des différents textes. Les procédures (dites “gammes” à EDF) n’existent pas à la SNCF. Il y a des textes réglementaires à définition juridique ; règlement, consigne, notice(concerne le matériel)-à langage situé entre le technique et le juridique. Si la SNCF achète des mo¬teurs d’aiguillage, le texte qui en explique le fonctionnement sera trans¬formé par des experts SNCF, et prendra une forme spécifique(approche ju¬ridique). les procédures sont le résultat de l’évolution ,dans le but d’assurer l’homogénéité de l’innovation technique entre les différents agents, définir strictement les responsabilités. A cent ans de distance, on retrouve les mêmes exigences :1881 “la régularité absolue”,1984 : “la sé¬curité est un concert. . . le droit à l’erreur est exclu”.
La procédure (“marche à suivre”) à la SNCF consiste à prendre les textes réglementaires et construire les informations qui rendront pos¬sible l’accomplissement de la tâche. Les procédures permettent aussi d’imputer la faute : trouver, en cas d'accident, le ou les agents qui n'ont pas appliqué les articles de la réglementation.
Les “concepteurs”(des spécialistes) construisent les textes avec un idée précise des situations de travail, avec des compétences certaines, une histoire, une expérience. Les textes réglementaires sont finalement une interface(pour employer un terme d'ergonomie) entre l’ opérateur et la si¬tuation de travail. Les situations de travail réelles ne correspondent pas nécessairement aux situations de travail telles que les voient les concep¬teurs. Cela n'est pas reconnu par le règlement. Tous ces problèmes ont été reconnus en 1988 par une commission d’experts (6 spécialistes SNCF, 6 spécialistes extérieurs). Les problèmes d’application ont beaucoup de mal à être connues par les concepteurs(ont-ils vraiment envie de les connaître ?). Il est dit que “l’organisation de l’entreprise évite les structures de conflit(par exemple l'impossibilité ou l'incapacité d’appliquer les textes). La commission a constaté que les arbitrages se font au niveau le plus bas possible : compte tenu de l'organisation de la SNCF, certain faits ne remon¬tent jamais. Elle ajoute : "l'entreprise y perd ainsi tout l'enrichissement qui peut résulter de l'organisation". Pour la commission, il s’agirait de faire remonter chez les concepteurs les problèmes d’application. , de li¬sibilité des procédures(par exemple, la difficulté de dégager les priorités, de trouver le point d’entrée dans la masse de docu¬ments) : "si la forte in¬fluence du règlements sur l'homme est réelle,elle n'empêche pas qu'il existe dans les faits des écarts quotidiens et habi¬tuels. Ceux-ci sont mal connus, parce que le règlement ne peut le reconnaître. . . . (même s’il existe à la SNCF une “culture du règlement”). "Il n'en existe pas moins aussi une part inconnue de la forte relation du règlement vers l'homme,se dilue-t-elle ? la relation inverse, elle, est encore faible. Le retour de l'expérience quotidienne des incidents ou de la réalité de la pratique jour¬nalière vers le fond ou la forme des règlements est insuffi¬samment déve¬loppée". Les experts concluent :
Deux conceptions de la réglementation s’opposent :
-la règle nécessite une application absolue, le règlement est le rem¬part définitif
-l’inobservation de la réglementation est possible,elle est même af¬fectée d'une certaine probabilité. Les écarts (et non pas transgression, ou non-application) existent et il faut concevoir un système “tolérant”(résistant à l’erreur). Il faut partir des situations de travail, de l'homme, pour com¬prendre comment et dans quelles conditions il peut faire son travail sans faire courir des risques à la fois au train, à lui-même ou à ses collègues.
L’évolution des textes aboutit à une forme sédimentaire, ou les mo¬difica¬tions s’accumulent en une superposition de feuilles successives. Le chan¬gement est lié à la conception de l’homme : l’homme faillible par op¬posi¬tion à l’homme de mauvaise volonté. Il faut essayer de connaître les con¬ditions réelles de son travail.

Le changement-lié à une conception de l'homme- d’une culture traditionnelle d’imputation des fautes et des erreurs (la faute professionnelle) en une culture de la reconnaissance des écarts réels et possibles est délicat,parce que les règlements doivent toujours être appliqué ,tels qu’ils sont. La conception qui accepte les erreurs et les écarts vient d'une pression externe, de la société, sur la SNCF. Nous traversons une période transitoire, difficile. C'est entre ces deux possibilités extrêmes d'évolution, dans un environnement changeant,que se pose aujourd'hui le problème de l'application des procédures de sécurité,tels qu'ils se posent à un système sociotechnique (les chemins de fer), prisonnier d'une tradition séculaire,paralysé par la peur de mal faire.


PH. ROQUEPLO

Peut-il y avoir un écart qui ne soit pas une erreur, un écart qui soit volon¬taire, peut-il y avoir un écart qui soit reconnu comme légitime ?Dans les débats que nous avons suivis, tous les ergonomes paraissent d'accord sur l'idée que les consignes ne sont en fait jamais appliquées,et par consé¬quent le régime normal de fonctionnement intègre un certain bruit, un certain écart par rapport à la structure des procédures, règlements ou règles.
A EDF, les concepteurs fournissent aux gestionnaires des outils. A la SNCF,le problème est fort différent : à travers la réglementation, les con¬cepteurs se servent des gestionnaires comme d’outils. La réglementation est faite pour instrumentaliser l'agent qui est en bout de chaîne. La ques¬tion est : de quel droit juge-t-on quelqu’un , et de quel droit l’écart n’est-il pas légitime, une responsabilité qu'il faut reconnaître comme telle ? Le collectif de travail est très culpabilisant, à la SNCF comme à EDF. Les pro¬cédures servent, pour une part, à canaliser la culpabilité, en donnant des formes d'action auxquelles se référer. Ce que nous avions mis en question, c'était moins la procédure en tant que telle, que l'idée que l'écart soit une pathologie. Si on reconnaît que l'écart n’est pas une pathologie en temps normal, pourquoi le serait-il en cas d’accident ?

M. OUDIZ, CEA

La référence à la situation normale est utilisée par les opérateurs dans le sens positif. Les opérateurs placent leur compétence, leur "professionnalisme" dans la référence à la situation normale, qui va leur permettre de construire un savoir pour être meilleur que la procédure, de suppléer aux carences de la procédure. En cas d'accident, les opérateurs ont besoin de savoirs qui ne peuvent pas venir de la pratique quotidienne, les procédures en cas d'accident sont même contraires à la pratique quoti¬dienne. A ce moment-là, les savoirs consignés à froid par des ingénieurs s'avèrent utiles. Il y a une certaine légitimité à faire appel à un collectif qui ne soit pas le collectif d'exploitation. Les concepteurs ont vu les li¬mites entre l'écart et le prescrit dans le domaine de l'accident. Les procé¬dures événementielles (à EDF) ont marqué leurs limites (parce que l'accident ne se produit pas comme il est prévu dans la procédure). Les pro¬cédures "par états" sont supposées suppléer aux difficultés dues à l'écart par rapport au prescrit , parce qu'elles sont supposées pouvoir englober toutes les situations,y compris les" erreurs " d'opérateurs.

J. P. GALLAND, Ministère de l'Equipement
(question à M. LLORY, sur le retour d'expérience )
A la SNCF les choses sont "simples". A EDF, comment s'intègre l'accident dans les fiches de consignes , qui sont un matériel écrit ? Est-ce que le retour d'expérience s'insère dans les anciennes fiches, ou donne lieu à de nouvelles fiches, modifiées ?

Y. CHICH, INRETS

L'opposition des comportements en matière de procédure et d'accidents à EDF et à la SNCF, pour être pédagogique, n'est pas entière¬ment fondée. J'ai participé à la commission qui a réalisé l'audit à la SNCF, dont a parlé M. HEINZ. `Ce qui nous a beaucoup frappés, c'est, qu'au fond,à EDF comme à la SNCF, il y a des comportements qui ne débouchent pas sur des procédures
aussi spécifiées qu'on pourrait les souhaiter, comportements possibles sur la base d'une certaine méconnaissance de la réalité, une certaine inca¬pacité institutionnelle de reconnaître certaines caractéristiques de la réalité. A titre anecdotique : au cours de nos travaux, la veille d'une réu¬nion, il est arrivé un très grave accident; on a dévié, on a commencé à dis¬cuter de ce qu'on pouvait connaître de cet accident . A un certain mo¬ment,une des personnes qui rapportaient a dit : "si de tels comportements sont exacts, c'est tout à fait affolant. " Autour de la table il y a eu quelqu'un qui a dit : " qu'est-ce qui vous dit que ces comportements-là, ce n'est pas tous les jours qu'ils se produisent ?"Il faut voir les procédures de manière dynamique. La procédure révèle la manière dont une organisation s'est affrontée à la réalité.
P. ROQUEPLO parlait d'écart légitime, ou alors pathologique : on psy¬cholo¬gise, on envisage le problème de l'écart uniquement sous l'angle de l'opérateur terminal, alors que le problème de l'écart doit être de plus en plus posé par rapport au fonctionnement du système, et par rapport aux règles de l'institution elle-même. Ne nous enfermons pas dans la clôture psychologisante et moralisante !


P. MESSULAM, SNCF

Le corpus procédural est une façon de définir le monde, la conception que l'on a de l'institution et de son fonctionnement.
Dans une structure complexe, il est difficile de remettre en cause un élé¬ment sans remettre en cause le système. Il est donc plus confor¬table,plus supportable, de nier les écarts à la règle. Comme on a besoin d'une certaine stabilité des représentations, il y a un malaise certain à remettre en cause le sys¬tème (d'où, aussi, la tentation de faire de la sédi¬mentation, d'accumuler les modifications en couches successives).
L'opposition normal/accidentel n'existe que pour le concepteur. En situa¬tion normale, on ne fait pas appel aux procédures. L'accident en tant que tel n'existe pas, n'est pas une donnée pour l'opérateur. C'est la dé¬marche inverse qui prévaut dans le travail de tous les jours. Dans le cas du chemin de fer,la définition de la situation acciden¬telle demande une syn¬thèse d'un grand nombre d'informations, qui ne sont pas immédiatement ac¬cessibles aux acteurs présents sur place. Ce qui peut sembler un in¬cident mineur pour un opérateur peut être un accident grave. A la SNCF, à cause de la distance entre les opérateurs,cela ne peut pas être synthétisé en temps réel, et établir des procédures ad hoc.


M. LAGARDE


L'opposition SNCF/ EDF vaut plutôt pour la SNCF et le nucléaire. A EDF, pour tout ce qui concerne la sécurité électrique proprement dite, où il y a le plus de morts par électrocution, on retrouvera exactement tout ce qui a été dit sur la SNCF. Cela dépend aussi de l'outil sur lequel on tra¬vaille.


Commentaire de G. de TERSSAC,CNRS
(réaction sur les exposés précédents)

Les remarques concernent les trois points suivants :

1. les caractéristiques de la procédure

2. la légitimité des procédures

3. le statut des écarts

1) Les caractéristiques de la procédure

La procédure, définie comme un ensemble d'instructions visant à décrire le travail à faire, dans des conditions don¬nées présente quatre ca¬ractéris¬tiques :
- La procédure est un modèle de comportement du système social, une re¬présentation (qui est aussi une déformation), et qui comporte beaucoup d'implicite. Donc, la procédure est une codification sociale, acceptable par le milieu dans lequel elle doit être implantée.
- La procédure repose sur une notion de prévisibilité du comporte¬ment du système commandé, de son environnement, de ses règles de fonc¬tionne¬ment. A la prévisibilité, on peut associer un côté normatif : c'est l'idée que la procédure est une norme qu'il s'agira de respecter d'autant plus que l'univers dans lequel elle va être implantée est prévisible dans son com¬portement;
- La procédure est élaborée par un encadrement, par des ex¬perts qui vien¬nent d'en haut, et elle s'applique au groupe d'exécution;
- La procédure remplit un rôle de contrôle, au sens de de commande. Elle vise à saturer l'espace de décision, avec une théorie implicite de l'asservissement, selon laquelle il faudrait résoudre le comportement hu¬main au respect de ces instructions. Nous savons tous que le comportement des hommes au travail ne se réduit pas aux prescriptions. Mais cela a une fonction de contrôle, ce qui est très important.

2. La légitimité des procédures

Les procédures ont une légitimité intrinsèque (il y a beaucoup de con¬trôles qui sont faits lors de leur élaboration) et une légitimité extrinsèque. La légitimité intrinsèque ne peut pas être définie seulement a priori, elle l'est a posteriori, c'est-à-dire sous réserve de l'obtention de résultats.
La procédure comporte une incertitude sur l'obtention des résultats : s'il n'y avait pas d'incertitude sur l'obtention du résultat, il n'y aurait pas de procédure destinée à des opérateurs humains, mais des automates. Les pro¬cédures ne couvrent pas tous les champs d'application, il y a des événe¬ments qui ne sont pas prévus, il y a des incomplétudes, de l'implicite, de l'incohérence. Ce sont des incohérences par rapport aux conditions con¬crètes d'exécution : M. Llory vient d'énoncer quelques procédures selon lesquelles on peut se demander si les opérateurs qui doivent réaliser telle ou telle opération seront disponibles au moment où on leur demande de réaliser cette opération. Or, on sait que la situation normale , c'est une interférence de tâches, et non pas des opérateurs disponibles, en attente d'un travail à faire. On peut se demander si l'organe qu'ils doivent comman¬der sera dis¬ponible, si l'échelle qu'il faut pour accéder à une vanne lors d'un essai pé¬riodique sera là, et disponible, ou bien s'il faudra improviser une solution pour atteindre cette vanne. D'un point de vue intrinsèque, déjà, la procédure comporte un certain nombre de blancs, de trous, que les opé¬rateurs vont tenter de compléter.
Le deuxième niveau de légitimité de la procédure, du point de vue extrin¬sèque , opératoire : la légitimité de la procédure n'est que condi¬tionnelle, c'est-à-dire sous réserve de son applicabilité, de la possibilité de la mettre en oeuvre. La possibilité renvoie cette fois-ci au collectif de tra¬vail, à l'opérateur humain. Cette légitimité opératoire comporte elle-même des incertitudes : rien ne garantit que les opérateurs seront compé¬tents pour mettre en oeuvre la procédure, ou compléter les blancs qui sont dans la procédure. Rien ne garantit qu'ils vont accepter de travailler en commun, de coopérer, de donner des informations à leurs supérieurs hié¬rarchiques (les relations de travail sont aussi des relations de transac¬tion, dans les¬quelles s'échangent des contre-parties). Il y a une incertitude sur la coopé¬ration, qui est présupposée dans la procédure. Il y a une in¬certitude aussi sur le degré de mobilisation des opérateurs ( des éléments de l'ordre de la chrono-biologie ou de la psycho-physiologie : en milieu de nuit, rien ne garantit que les opérateurs seront efficients).

Comment les opérateurs vont-ils gérer cette double incertitude ?

Ils vont la gérer à trois niveaux, d'après nos observations : d'une part, au niveau de l'appropriation cognitive de la procédure. La procé¬dure ne détermine pas le comportement, si ce n'est à travers l'appropriation, par la mise en compatibilité avec les schémas mentaux , avec la compréhension des phénomènes que la procédure est censée servir, avec la si¬gnification des actes à accomplir (la nécessité de comprendre la signifi¬cation de ce que l'on fait est apparue dans toutes les études ré¬centes sur l'attitude des opérateurs).
Deuxième élément de la gestion de l'incertitude par les opérateurs : le contrôle de cohérence. Est-ce que la procédure est applicable dans le con¬texte réel ?
Troisième niveau : la redéfinition de certaines procédures. Il ne s'agit pas de créer de nouvelles procédures, mais d'adapter certaines règles à chaque si¬tuation locale.

3. Le statut des écarts

S'il y a de l'incertitude, il ne peut pas y avoir uniquement de la con¬formité, il y a aussi de l'écart. S'agit-il d'une déviance collective, devant faire l'objet de sanctions, ou d'une d'une infraction contrôlée ? S'agit-il d'un manquement à la règle, ou d'une déviation fonctionnelle ? Il faut partir du principe que la déviation existe. Si on admet qu'elle existe, il y a trois fa¬çons de la gérer :

- essayer de combattre la déviation. Il s'agit d'établir des instruc¬tions plus coércitives, pour essayer de ramener le comportement du sys¬tème social aux normes que l'on a prévues dans la procédure.

-le laisser-faire actuel, dans lequel on constate l'existence d'un double système de règles dans les organisations. Cela pose le problème de la co¬hérence de ce double système dans les industries à hauts risques. Rien ne garantit que les règles "autonomes" ont une certaine cohérence avec les règles de contrôle. Il y a des arrangements tacites entre l'exécution et l'encadrement pour laisser faire.

- gérer les écarts : si l'on reconnait une certaine efficacité aux règles écrites, gérer les écarts, cela veut dire donner la possibilité aux groupes d'exécution et à l'encadrement de mettre en cohérence divers types de règles à un moment donné.


La pertinence des écarts : la logique d'action commune

Il faut s'interroger désormais sur la pertinence des écarts. L'interprétation que je donne aux écarts observés, c'est qu'il s'agit d'une logique d'action commune à l'intérieur du collectif de travail, qui a trois caractéristiques :
-la maîtrise du risque : il s'agit de ne pas se trouver dans une situa¬tion hors de limites prévues
- s'il y a des écarts, c'est pour améliorer des compétences. Le res¬pect de la procédure seule est un facteur de dégradation de la compétence. les si¬tuations d'innovation, sont des des situations d'apprentissage très intéres¬santes.
- le respect des règles coutumières. La culture d'atelier est une réalité in¬contournable. Il y a des modes de décision qui sont élaborés, et toute déro¬gation à ces modes établis, à des savoirs antérieurement acquis, apparaît comme une violation du territoire et donc susceptible de rejet.

La logique de l'action commune qui se met en place n'est pas une lo¬gique de contournement de la règle systématique, mais de mise en cohé¬rence de di¬vers types de règles.



Commentaire de C. DEJOURS,CNAM


Le premier point du commentaire concerne un aspect des procédures qui n'a pas été suffisamment souligné, à propos de la légitimité ou la non-légi¬timité de la transgression des consignes.

Les consignes sont forcément transgressées, tout simplement parce qu'elles sont inappliquables.

Les consignes sont conçues pour être efficaces et sont en réalité fonda¬mentalement problématiques : dès lors, la question n'est plus de re¬cher¬cher la légitimité de la transgression, mais de rendre compte de l'impossibilité de fait à les mettre en application. La plupart des consignes sont prises dans un tissu d'autres consignes et de réglementations telles que, de toute façon, l'opérateur est obligé de faire un choix, et même une série de choix. On ne peut pas respecter l'ensemble des consignes, des pro¬cédures et des cahiers de charges. C'est impossible, et tout le monde le sait. Des exemples, on peut en trouver dans le nucléaire, à propos de la maintenance, ou dans la chimie, à propos de la conduite,ou à la SNCF : c'est cette sur-imposition de réglementations qui rend impossible l'application directe des réglementations. Il y a toujours la nécessité d'une interpréta¬tion, nécessité qui est irréductible. A la reconstitution d'un accident à la SNCF, un tiers des mécaniciens présents ré-interprétaient les consignes exactement comme ceux qui s'étaient trompés lors de l'accident réel. Les deux autres tiers rejetaient cette interprétation, ce qui prouve que ce n'était pas évident, que la bonne attitude n'allait pas de soi.
Deuxième remarque : en fait, il y a une série de procédures explicites, mais il y a une série de règles non-écrites qui sont implicites, qui pèsent sur l'opérateur. Par exemple, il y a une limitation de vitesse à la SNCF sur une ligne, qui est formulée comme suit : "pas plus de 90 Km/h". La consigne implicite est qu'il ne faut pas passer à moins de 85Km/h . Tous les conduc¬teurs le savent. Dans le nucléaire aussi il y a les consignes dites "gammes". Mais la consigne est inapplicable parce qu'elle stipule qu'il faut utiliser telle clé . Or, on s'aperçoit que la clé indiquée n'existe pas, ou elle ne fonctionne pas, ou que la consigne est mal faite. Si quelqu'un d'autre a pris la clé nécessaire, il faut, pour respecter la procédure, aller en cher¬cher une autre : faire un bon de sortie, sortir des zones de protection, cela va faire perdre une heure. Mais il y a une consigne implicite qui enjoint de ne pas perdre de temps ! Pendant ce temps, les autres attendent, et cela pèse sur l'opérateur...

Limites des consignes

Au fond, une consigne a un statut et une fonction limités.
On ne peut pas définir un statut de la consigne qui soit fixe. Tout le monde fonctionne avec l'idée implicite qu'une consigne, on sait ce que c'est ! Je ne sais pas à quoi ça sert. Mon impression sur le terrain, c'est que les con¬signes dépendent de la manière dont on entend les faire fonctionner, c'est-à-dire de l'usage pragmatique de la consigne. La même consigne peut être utilisée de plusieurs manières différentes.
Deux usages ont rebondi tout au long des échanges et des exposés. Les ac¬teurs utilisent la procédure comme un argument dans l'intéraction. Il y a deux grands types d'usage :
- un usage technique. Pour qu'il soit possible, il faut admettre un certain nombre de choses qui sont en cohérence avec cet usage : d'abord admettre que la règle est prédictive, qu'elle a un pouvoir d'anticipation sur ce qui va se passer. Mais il y a des usages où la consigne sert à fonc¬tionner dans après-coup, c'est-à-dire après le travail.
- un usage selon la responsabilité (de manière normative)

Il y a deux usages ordinaires de la consigne : un usage "assistanciel"(la consigne est faite pour aider, c'est le pense-bête). Dans ce cas, on recon¬naît que l'opérateur a des compétences,il interprète la si¬tuation, et que la consigne n'est guère qu'une sécurité supplémentaire. On lui accorde toute une zone de liberté, de responsabilité mais aussi de com¬pétence, le droit à l'interprétation est reconnu.

Deuxième usage : l'usage prescriptif(ou normatif). Ce n'est plus d'une aide qu'il s'agit, mais d'un moyen pour contrôler les gens. Cela dépend du chef, de l'équipe en question. L'opérateur n'a pas de responsabilité, il est un exé¬cutant - et potentiellement un coupable. Comme les procédures sont inapplicables,alors on est tout le temps coupable. c'est pour cela que lorsqu'il y a un accident,l'usage(très attendu.)après-coup de la règle est de chercher le coupable. Ceci pose un problème d'ambiguïté qui est à la charge des opérateurs, et qui met en cause non seulement
ses capacités techniques, mais aussi ses capacités morales,éthiques, psy¬chologiques.
. L'ambiguïté est très lourde, on ne sait jamais comment on va faire fonctionner la procédure. On peut, dans un cas, la faire fonctionner comme une aide, mais si elle se retourne en usage prescriptif et normatif, c'est très angoissant. Cela implique de conduites vis-à-vis du travail radicale¬ment différentes.

Les gens ont à supporter cet usage ambivalent, ambigu des procédures tout le temps, dans la vie ordinaire de travail. D'une part, la procédure est inapplicable, d'autre part la fraude ou la tricherie ne sont pas immédiate¬ment indiquées : la nature de la fraude est à construire, à inventer. Il faut donc arbitrer entre plusieurs choix, ceci est très problématique. Les choix sont très douloureux à faire. L'ordinaire de la transgression ne va pas de soi. Le problème de la légitimité doit être doublé du fait que le choix est douloureux. L'arbitrage pose des problèmes psychologiques. En général,les gens essaient de ne pas avoir à les affronter seuls, la bonne solution est donc d'en faire un problème collectif, d'impliquer non seulement les gens d'un même niveau hiérarchique, mais aussi les contremaîtres, le chef d'équipe ou le cadre.
Les arguments qui entrent dans la discussion sur la manière de frau¬der contre la consigne sont techniques mais aussi psychologiques et éthiques. Les arguments éthiques sont très importants : on va essayer de construire des accords normatifs entre les gens sur la manière de frauder, essayer de stabiliser quelque chose qui est déjà une nouvelle consigne en voie de construction, une nouvelle règle construite par les gens par sub¬version de la consigne établie.(qui, de toute façon, a un caractère provi¬soire : on ne tient pas compte du caractère évolutif.des collectifs de tra¬vail dans la constitution des consignes. Les gens changent, les usages aussi). La con¬signe (fiches de manoeuvre) est individuelle. Dans la pratique on n'est ja¬mais seul en face d'une procédure, cela passe toujours par des usages col¬lectifs. On est toujours dans une nécessaire transgression, qui ne découle pas forcément de l'impossibilité d'appliquer la règle, mais qui est inno¬vante, utile.
La consigne ne fonctionne pas uniquement pour celui qui l'utilise. Il faut donc poser la question de l'autre côté : qu'est-ce que la consigne pour la hiérarchie ? Pour le cadre, la consigne n'est pas énigmatique : elle fonc¬tionne, elle est efficace, elle est utile, elle est exacte, elle est perfor¬mante.Il ne peut pas y avoir de doute sur la consigne. Si on commence à avoir des doutes sur la consigne, on ne peut plus être cadre. On ne peut pas travailler dans une centrale nucléaire si on croit que les consignes ne sont pas bonnes, et que l'on ne contrôle pas le procès technique. C'est un pro¬blème psychologique. Il y a un consensus constitué par les cadres sur le fait que l'ensemble des consignes contrôlent le procès. Or, ce n'est pas vrai.C'est l'usage pragmatique (au sens de la linguistique) qui va définir la manière dont cela fonctionne. Pour les cadres la procédure fonctionne plus comme un système défensif, voire comme une idéologie défensive. C'est une nécessité si un cadre veut continuer à assumer ses responsabilités vis-à-vis de ses subordonnés.Il arrive que des cadres doutent des con¬signes, ce sont toujours des périodes de crise.


Ph. ROQUEPLO

Lorsque l'on déconnecte une centrale nucléaire du réseau (l'îlotage),par exemple,cela échappe complètement à toute possibilité de mise en modèle sous forme de consigne. A EDF, à la centrale de Montreaux, devant une co¬lonne de vingt mètres de charbon pulvérisé,on applaudissait après les dé¬marrages, tellement le sentiment était fort que la sécurité d'un l'ensemble qui ne demande qu'à exploser est à chaque fois un tour de force. Que la sé¬curité d'une centrale nucléaire soit plus porche du trapèze volant que du modèle mathématique, c'est, en effet,quelque chose que les cadres ne peu¬vent pas tolérer. Eux, ils ne sont pas trapézistes, ils sont les gestionnaires du cirque. Cela les met dans une dépendance existentielle par rapport au savoir-faire. C'est une inversion du rapport de dépendance qui ne peut pas être tolérée.

D. DUCLOS

Est-ce que, finalement, on n'a pas deux modèles culturels assez typés, l'assistanciel et le prescriptif que définit C. Dejours ? Est-ce que le présent ou le passé de la SNCF n'est pas le futur du nucléaire ? Cela tend à prouver qu'il y a un noyau d'incertitude que l'on ne peut pas résoudre, que l'écart est obligatoire, puisqu'il a une base cognitive. Il y a toujours un écart qui ne peut pas être pris en compte pas la procédure, par le logos. Un effet de cet écart, est un écart au deuxième degré, c'est la transgression (nécessaire ou pas), assumée par les opérateurs et intransmissible aux cadres. Pour contrôler des pratiques qui leur échappent, la culture des cadres ne va-t-elle pas évoluer vers le prescriptif ?

P. MESSULAM

Il y a eu une révolution culturelle à EDF : pour faire de l'assurance qualité, il faut faire des procédures. Mais les dans les centrales graffite-gaz, on ne comprenait pas : pendant quinze ans il n'y avait pas eu de procé¬dure,et les choses ne s'étaient pas trop mal passées. . Il y avait un rapport intellectuel et affectif à leur travail, que l'introduction de procédures pa¬raissait su¬perfétatoire, incongru et déstabilisant (cela renvoyait à l'aspect normatif). C'était la réaction des opérateurs, et les cadres eux-mêmes se faisaient violence pour répéter le crédo de la direction mais n'y croyaient pas du tout.Pendant quinze ans, dans leur façon de diriger ce type d'installation, ils ont structuré leurs mécanismes de décision, leur rôle social avec un référentiel qui n'était pas du tout celui de la procédure. La procédure fracturait complétement le collectif de travail de la centrale, parce que cela changeait complétement les rapports sociaux.

A. OUDIZ

Au départ, dans le nucléaire, on a démarré avec une conception de pion¬niers, héroïque, très positive. La référence à l'accident était bien moins forte que ne l'est actuellement pour les nouveaux cadres(après Tchernobyl). C'est tout un système qui est rendu nécessaire par la crainte d'un accident, alors que dans les situations normales on n'en voit pas la né¬cessité. La procédure présente tout un côté paperassier qui est rejeté dans la culture de production ("on n'est pas là pour s'occuper de papiers).

C. DEJOURS

Il y a un côté scandaleux de l'usage que l'on fait de la procédure comme à la fois le document descriptif du procès de travail, prescriptif et normatif.

Du "pense-bête" au "garde-fou"

Comme nous l'avons vu lors d'une enquête dans une centrale, pendant un premier temps les procédures fonctionnaient comme des lignes d'action, et on demande aux gens d'adapter, d'ajuster, d'être intelligents. Pour tout le monde,c'est la période du paradis perdu : les gens ne comptaient pas leur temps, ils se défonçaient pour leur travail. Puis, un beau jour, on décide que le nucléaire, c'est la routine. Il n'y a pas eu d'accident depuis le début de l'exploitation, donc on connaît. Changement de statut de la règle, de l'usage social : ce qui s'est avéré performant devient la chose à suivre. Du jour au lendemain, toute déviation c'est la folie. Ceci a des incidences majeures sur les conduites. Messulam parlait d'héroïsation tragique.Ce que nous avons vu lors de l'enquête, ce n'est pas de l'héroïsation tragique, mais un retour à un romantisme, qui ne l'est plus tout à fait, dans une perspec¬tive positiviste, de maîtrise totale de la technique et où les gens sont fail¬libles, négligeants, "je m'en foutistes", pas sérieux, pas formés, pares¬seux etc.. Or,cela est vrai, d'une certaine manière, car l'usage pragmatique de la consigne qui consiste à ne plus considérer la consigne comme une aide, mais comme des consignes d'exécution, à exécuter,aboutit à une autre or¬ganisation du travail. A ce moment-là, les gens se désengagent.

P. ROQUEPLO

Alors, qu'est-ce qu'il faut faire pour la sécurité ?

F. ZONABEND

On ne peut pas faire l'impasse sur l'histoire de tous ces établisse¬ments auxquels on a affaire lorsque l'on travaille sur le terrain. Une cen¬trale graffite-gaz, ce n'est pas Creys-Malville, ce n'est pas non plus l'usine de la Hague. tous ces processus qui ont été décrits, de mise en chan¬tier,avec l'enthousiasme des gens, tout cela, c'est l'historique de l'établissement qui fait que à un moment cela peut s'arrêter. Si la hiérar¬chie ne prend pas en compte l'histoire de l'établissement il y a toute une partie de la population technicienne qui se sent dépossédée de son outil et de son usine.

La pensée scientifique contre la pensée sauvage

En vous écoutant, on a l'impression qu'il y a deux mondes qui coexis¬tent : le monde de la hiérarchie et le monde des techniciens. Le premier est animé par la pensée scientifique et le deuxième par la pensée sauvage. On re¬trouve là deux grandes dichotomies : les techniciens bricolent, et la pen¬sée scientifique dénie toute valeur à cette pensée sauvage.Il y a une sorte de non communication entre ces deux types de pensée qui coexistent dans nos sociétés.

Y. CHICH

C.Dejours dit qu'il y avait quelque chose d'inacceptable dans le fait que la con¬signe est à la fois descriptive, prescriptive et normative. La simple pré¬sentation de ces usages, si riche et si détaillée, montre que c'est cela la réalité. On peut penser que la réalité est inacceptable, mais la véritable question est de savoir ce qu'on peut faire. On ne peut plus voir les choses sous une forme fixée, c'est dans le processus, le collectif, la négocia¬tion,sa dynamique qu'il faut se poser les questions.
Dans une bonne partie de notre discussion sur les écarts, les différents types d'opérateurs, la hiérarchie, les procédures,il y a un élément fonda¬men¬tal,c'est que nous sommes ici dans le problème de la gestion des risques. L'objet risque n'est pas donné de la même façon selon les positions que l'on a, les classes d'information que l'on a,l'objet qu'on a à traiter, etc.. Si l'accident était quelque chose qui arrive tous les jours, il y a longtemps qu'on l'aurait maîtrisé.
Je suis convaincu que pour l'enjeu de sécurité, le grand idéal tech¬nique(qui est présent toujours)reste valable. C'est dans la voie progressive de l'automatisation de plus en plus grande des processus que le gain de sécu¬rité réside. Telle est l'évolution historique profonde de l'enjeu des ques¬tions de sécurité.

C. DEJOURS

Il y a une mécompréhension vis-à-vis de ce qui est critiquable : ce qui est critiquable, c'est un discours proféré par les savants et par les ex¬perts sur le statut de la consigne. Le facteur humain est systématiquement péjoratif face à la puissance technique de la procédure. Ce discours est faux et scandaleux. Bien entendu, sur le terrain, les procédures sont très utiles. On ne peut pas se passer de procédures, et toute transgression légitime ou il¬légitime à discuter ne peut fonctionner qu'à condition qu'il y ait des procé¬dures, sinon, cela ne marche pas. Ni les ouvriers, ni les techniciens ne nient que la procédure soit utile.
Sur la question de l'automatisme pour régler le problème de la sé¬curité : je ne suis absolument pas d'accord.

Séance de l'après-midi 23/11/90


M. LLORY
exposé : 2e partie critique

L'exposé précédent décrit surtout le point de vue du concepteur de procé¬dures. Le discours des concepteurs ne semble pas correspondre à la réalité des pratiques. La question qui se pose, dès lors c'est : comment procéder à une critique du discours (fermé) sur les procédures ?
Deuxième point : il semble qu'il y ait un conflit de points de vue dans le nucléaire (et probablement dans un certain nombre d'autres industries), au moins entre les opérateurs et les ingénieurs.
Les petites phrases qu'on entend très souvent(ou on les voit écrites) : "il faut appliquer les consignes et procédures strictement et rigoureuse¬ment", mais "intelligemment". Dans le mémento de sûreté nucléaire on trouve des phrases comme : "les procédures sont de qualité : il faut les appliquer" ou, cinq pages plus loin, "procédure bien appliquée=accident maîtrisé". Les opérateurs, dans l'ensemble, ne réagissent pas de cette fa¬çon là, et il y a une attitude de frustration, dans certain cas d'indignation ("on veut nous faire appliquer les procédures bestialement !"). Comme si on voulait leur éviter de penser.

Il y a deux façons de faire la critique des discours sur les procédures. D'un point de vue d'ingénieur, et de la logique, en s'appuyant sur l'expérience des analyses probabilistes, des analyses des risques. Il y a des problèmes similaires dans la construction des analyses probabilistes des risques(qui essaie de reconstruire toutes les situations d'accident) et dans la cons¬truction des procédures.
Je me heurte à des problèmes similaires à ceux des opérateurs : quand on commence la critique des procédures la réaction des collègues est très vive, voire agressive - ce que je ne comprends pas.
Il y a un certain nombre de caractéristiques implicites dans les pro¬cé¬dures, qu'on retrouve dans les analyses probabilistes de risques.

L'exhaustivité des procédures

Il est souvent dit que les procédures sont exhaustives. Les analyses de risque, de la même façon, sont dites exhaustives. Dans la discussion, on arrive à faire admettre qu'elles ne sont pas exhaustives du tout.
Les procédures ne peuvent pas être exhaustives : quand on essaie de cons¬truire des scénarios de risques, on se heurte à une explosion combinatoire qu'on ne peut pas maîtriser. On est donc obligé d'agréger les événe¬ments, on est obligé d'abstraire et d'introduire la notion d'enveloppe. On dira d'une procédure qu'elle est "enveloppe"; un incident est enveloppe d'une famille d'incidents s'il couvre toutes les conséquences, toutes les diffi¬cul¬tés les pires que l'on puisse imaginer (c'est une approximation par ex¬cès). On ne va pas détailler toute une famille d'incidents moins graves parce que "l'incident enveloppe" représente le plus grave. Exemple : la grosse brèche sur une tuyauterie primaire d'un mètre de diamètre est un accident enve¬loppe, parce que c'est le pire qui puisse arriver. Avec Three Miles Island on a découvert que la notion d'enveloppe était ambigüe, parce qu'il peut y avoir une brèche sur un tuyau plus petit et qu'elle peut conduire à des dé¬sordres très spécifiques qui ne sont pas couverts pas la procédure enveloppe.C'est le problème du niveau de détail auquel on se place. Il y a la tentation d'aller à des niveaux de plus en plus fins, de préciser de plus en plus de détails dans la procédure. Un exemple humoristique, qui n'est pas forcément réaliste, mais qui est très parlant : la procédure dit "il faut re¬placer les boulons". Un jour, on s'aperçoit que les opérateurs n'ont pas bien replacé les boulons. Il faut donc enrichir la procédure, donc multiplier les détails. Est-que qu'il faut préciser dans la procédure si les opérateurs doi¬vent vérifier si les boulons sont grippés ? Faut-il préciser si, avant de placer les boulons, il faut graisser les boulons ? Alors, se pose la question : quel type de graisse ? Avec quel outil ? Quelle quantité ? Est-ce qu'il y a des graisses qui sont dangereuses et qui sont interdites ? Cet aspect d'explosion combinatoire, on le retrouve à tous les niveaux. La maîtrise ri¬goureuse du processus est impossible. Il y a nécessairement des non-dits, des imprécisions, des imperfections. Ces non-dits vont être palliés pas les compétences cognitives des opérateurs, par les "ficelles" du métier,etc

L'universalité des procédures

Il y a aussi le présupposé que les procédures sont lisibles et compré¬hen¬sibles par tous. N'est pas pris en compte tout ce que les ergonomes ont mis en évidence autour de la variabilité : variabilité des individus mais aussi variabilité organisationnelle.
On se réfère souvent dans les procédures à une situation idéalisée, à des situations décontextualisées. Un exemple : dans le mémento de la sû¬reté nucléaire, il y a un tableau avec six petits ovales, qui contiennent des for¬mules. Le titre c'est "La maîtrise des situations accidentelles com¬mence en situation normale par un entraînnement continu des hommes et des équipes". Les six petits ovales déclinent le contenu de cet entraîne¬ment :
- avoir le bon geste au bon moment
- réagir vite et bien
- ne pas improviser
- ne pas paniquer
- respecter les procédures
- garder le contrôle de soi
Avec la meilleure volonté, on aboutit à des conseil décontextualisé et naïfs.
Un certain nombre d'aléas, d'imprévus, ne sont pas pris en compte dans la procédure. Finalement, et c'est l'une des origines du conflit, on fait la sup¬position implicite que toutes ces imperfections, c'est l'opérateur qui va les suppléer (alors qu'en même temps on lui dit qu'il faut respecter les procédures à la lettre).

Les erreurs dans les procédures

Les procédures finissent pas être des ensembles très complexes, un peu comme des programmes informatiques, donc il y a des "bug". Ce n'est pas un hasard si, en lisant hier soir une procédure, j'ai trouvé en trois pages deux fautes d'orthographe, deux ou trois ambiguités, etc. C'est un problème qu'on trouve dans tous les domaines où il faut maîtriser des en¬sembles com¬plexes.
Si on détaille la procédure de telle façon que l'opérateur n'ait prati¬quement plus rien à penser, c'est problématique, parce qu'on ne peut pas tout détail¬ler (il y a des erreurs, etc). Comme on ne peut pas détailler à l'infini, on prend des postions de repli, on résume et on agrège des situa¬tions (des "enveloppes"). Mais, à l'intérieur de l'enveloppe, l'opérateur doit bien mettre en oeuvre quelque chose qui n'est pas du domaine de la procé¬dure : son savoir-faire, son professionnalisme, son attention, sa vigilance, des micro-décisions, des raisonnements locaux ...
Les opérateurs d'un côté, les responsables de l'autre (le management in¬termédiaire), et les chercheurs sont amenés (au minimum) à une certaine perplexité, avec le sentiment qu'il y a quelque chose qui ne marche pas. Certains responsables, quand ils ne sont pas trop formels, reconnaissent qu'il y a un problème avec les procédures. Il y a ceux qui proposent de de¬mander aux opérateurs de définir les procédures qui leur conviennent. Mais il y a des opérateurs qui veulent des procédures très détaillées, d'autres qui veulent juste un squelette...en attendant, "on pédale dans la semoule !".

Le travail en équipe

En général, les procédures sont faites pour travailler en équipe, mais c'est beaucoup moins facile, parce qu'il faut représenter sur le papier les simul¬tanéités d'action.


En résumé :

Il y a des imperfections, des inadaptations, le problème du caractère enve¬loppe, les blancs, les événements qui ne sont pas couverts (les cumuls d'accidents, par exemple), l'absence de contexte, les pièges ergonomiques dans les procédures (par exemple : la consigne écrite est de "démarrer la pompe" et, en dessous, de "démarrer le système de refroidissement de la pompe". Il faut faire les deux en même temps, parce que si on attend une minute à une minute trente, la pompe est détruite. Entre temps, l'opérateur fait d'autres choses dans l'équipe, il communique, il fait d'autres opéra¬tions..). Il y a les difficultés de compréhension des procédures, les co¬quilles, les difficultés d'interprétation. Tout cela rend les opérateurs per¬plexes par rapport à la position officielle qui leur demande de respecter "scrupuleusement" les procédures, ça les rend méfiants, et, dans certains cas, irrités par cette demande.

Il y a nécessairement des écarts à la règle, parce qu'il y a partout des su¬jets d'écarts. Où est la solution ? Au départ, dans la reconnaissance de ces écarts.





J.G. HEINZ

Sur le problème de la procédure-enveloppe : dans les chemins de fer, la circulation et la productivité des trains sont traitées dans un même do¬cu¬ment. Arrêter un train est un geste de sécurité, mais on essayera à tout prix de le faire repartir. Dans un même texte réglementaire se trouvent une pression vers la production, et une pression vers la sécurité. Donc, il y a l'aspect enveloppe : non-adaptation à toutes les situations, non prise en compte des différences inter-individuelles, et la procédure comme lieu de synthèse, de contradictions et de compromis.
P. ROQUEPLO

M. Llory a dit : "en matière de procédures, on pédale dans la semoule !". J'ai une question un peu difficile à poser : on pédale dans la semoule, soit ! Mais qu'est-ce qu'on cherche ? Est-ce qu'on cherche la sécurité, ou une forme de savoir, qui, en tant que savoir de la sécurité permettrait de la maîtriser ? Est-ce que l'objet-même est de se dire "ne nous trompons pas !" ou alors : "qu'est-ce qu'il faut faire pour être sûr qu'on ne se trom¬pera pas" ? Est-ce que la semoule dont parle M. Llory ne vient pas du fait qu'on se met en si¬tuation seconde et dominante, dans laquelle on a cet a priori qu'il ne peut y avoir de sécurité que si l'on sait pourquoi c'est sûr ? Cherche-t-on à éla¬borer un savoir dont la formulation serait, sur le modèle de "la maîtrise et la possession de la nature"cartésienne, une maîtrise et possession de la sécurité par le savoir de la sécurité ? Est-ce que c'est la "sécuritologie" qui doit être la condition de possibilité de la sécurité,ou simplement un savoir pratique ? Nous avons là un conflit épistémologique, tout à fait normal dans la formation d'ingénieur, qui fait que tant qu'on ne sait pas, on ne peut pas être certain que. En matière de sécurité, n'y a-t-il pas un re¬doublement à l'infini ? Est-ce qu'il n'est pas plus raisonnable d'admettre que le savoir des conditions de la sécurité est un savoir limité, et que, fort heureusement, les hommes sont capables de faire mieux que ce qu'on sait ?
Si on identifie l'insécurité à l'ignorance des conditions de la sécurité, alors l'homme est une horreur ! Etant donné qu'on ne peut pas le maîtriser par la connaissance, il est une limite aux conditions de la sécurité. Si on prend l'autre optique, et l'on admet que la connaissance est forcément limitée, alors l'homme est une merveille, puisqu'il permet d'assurer la sé¬curité malgré notre ignorance de ses conditions. Où est notre angoisse ? Si on dit que l'îlotage est une pratique proche du trapèze volant, je suis ter¬rorisé, parce que, probablement, j'ai derrière moi cette idée qu'on ne fait bien que ce qu'on sait. Mais il n'est pas sûr qu'on ne fasse bien que ce qu'on sait ! Précisément dans ce domaine-là, peut-être est-ce l'action de départ qui est est fondamentalement en faux. Nous voudrions traiter l'ensemble de l'activité humaine comme nous traitons la nature.

Mme DENIOL
(sûr l'îlotage des centrales nucléaires)

Je me demande si, justement, ce n'est pas dans les conditions où les opéra¬teurs sont en situation de faire de l'îlotage, qu'il ne sont pas assurés d'être dans les conditions les plus sûres de fonctionnement. Il n'y a pas de procé¬dure, mais ce qui se met en oeuvre, c'est tout un savoir, toute une ex¬pé¬rience, tout un échange collectif où on prend ses garanties. Je suis en train de travailler sur la définition d'un système expert d'aide à la con¬duite. On s'est demandé pour quel moment de l'activité il fallait mettre en place un système expert pour aider les opérateurs. Ils nous ont dit que les périodes de démarrage sont des situations très difficiles, très sensibles, mais que finalement cela ne dure que 24 heures, "on se débrouille". Ce qui pose pro¬blème, c'est ensuite, la situation de conduite "normale", où il y a besoin d'une aide pour anticiper et prévoir le plus tôt possible une dérive, un inci¬dent. Les situations de démarrage, qui, du point de vue des ingé¬nieurs et des concepteurs sont les situations les plus délicates, sont, pour les opé¬rateurs, des situations de sécurité pour tout le monde.

P. MESSULAM

Je voudrais vous faire part d'un téléscopage qui s'est produit dans ma tête en ayant écouté M. Llory d'abord, et P. Roqueplo ensuite.
M. Llory a évoqué l'explosion combinatoire : j'ai eu brusquement l'impression d'entendre un théologien au XVIIe siècle, en plein siècle ba¬roque, devant l'explosion combinatoire des possibles. Juste après, P. Roqueplo nous parlait de Descartes. Ce que j'entend par là, c'est que la ré¬flexion sur le politique qui s'est poursuivie au XVIIe comme au XVIIIe,il y un désarroi profond : devant la diversité des mondes possibles,comment faire une synthèse ? La première tentative qui existe, c'est le courant des Jésuites et les exercices spirituels de Loyola. Quand M.Llory parlait, j'ai eu l'impression de lire des pages de Loyola.
On est en train de parler des procédures, comme d'un squelette dé¬charné, un corps incomplet. Il y a toujours la notion sous-jacente d'un opérateur idéal, qui saurait bien se servir de cette procédure. Dans la pé¬riode histo¬rique à laquelle je fais référence, le problème fondamental du politique et du droit c'est de définir ce qu'est l'homme idéal pour pouvoir construire un contrat social. Cela achoppe, en droit, sur le problème de la qualification des faits. Comment qualifier les faits pour les raccrocher à un texte de droit ? Le débat depuis ce matin semble être : comment quali¬fier la situa¬tion pour pouvoir la raccrocher au bon corpus procédural ?


P. LEPLAT

La procédure est liée à deux types de conditions : la situation et la compé¬tence. La difficulté,c'est que les compétences changent d'un opéra¬teur à l'autre. La situation change aussi, les installations s'usent, ce qui est adapté à une moment, peut ne plus l'être à un autre moment. La procé¬dure apparaît comme une tentative de combler l'écart entre la compétence et les exigences d'une situation. Est-ce que la procédure est le meilleur moyen pour combler l'écart entre la compétence et la situation ? La procé¬dure est-elle le meilleur moyen de l'assistance ? Quelles sont les situa¬tions qui relèvent de la procédure comme assistance ? Avec l'évolution technologique, il y a de moins en moins de situations qui relèvent de l'assistance. Les systèmes devenant de plus en plus complexes,il devient de plus en plus difficile de prédire les différents cas pour lesquels on aura besoin d'une procédure algorithmique de traitement.
Il y a peut-être d'autres moyens. Est-ce qu'il faut accroître le savoir, les connaissances des opérateurs, est-ce qu'il faut trouver de catégories de situations ?

Mme BEAUMONT

On parlait de Descartes. Or Descartes,c'est tout de même le parfait dé¬terminisme, il n'y a que le conscient qui compte, et qui tente d'être for¬ma¬lisé. A notre époque, il y a Prigogine et Laborie qui s'interrogent sur le vi¬vant qui évolue et qui est complexe. Si les systèmes techniques de la SNCF ou d'EDF sont complexes, l'organisme vivant l'est aussi. Si on regarde com¬ment ils essaient d'approcher l'organisme vivant, qui vieillit, qui se modi¬fie, il y a des choses qui sont stables, et d'autres qui gèrent l'évolution dans le temps : ce sont les informations qui s'échangent entre les cellules, ou, par analogie, entre les différents acteurs. C'est la maî¬trise de ce qui est important pour chacun. Pour ces choses complexes, que l'on a du mal à comprendre, est-ce que les mécanismes vivants et les mé¬canismes pour les approcher ne peuvent pas nous aider ?

C. CASBI, EDF

Ceux qui ont à faire face à la situation, c'est la procédure plus l'opérateur. La procédure permet de combler le manque de compétence face à la situa¬tion. Mais il faut voir aussi l'inverse : la compétence permet de combler les manques de la procédure face à la situation. De toute façon, il faut consi¬dérer que c'est l'ensemble constitué de l'homme et de la procé¬dure qui a à faire face à la situation.
L'espace autour de la procédure, qui semble mou et qu'on essaie de cerner pour le rendre plus dur, je me demande si, en le rendant plus dur, on ne lui enléverait pas sa fonction. Il peut être inacceptable de se trouver dans l'ignorance des conditions de la sécurité...mais, n'est-ce pas dans cet es¬pace, et tant qu'il reste non formalisé, que la fonction d'adaptation est remplie.

J.G.HEINZ
(sur la situation et les compétences)

En arrière plan du rapport entre la situation et les compétences se trouve toujours le concepteur. Qui définit les compétence, et qui définit les si¬tuations ? Est-ce qu'il n'y a pas un problème de reconnaissance so¬ciale des compétences ? Le fait de dire, à la SNCF, qu'un exécutant doit obéissance passive et immédiate aux textes réglementaires montre qu'il n'y a pas de reconnaissance des compétences des opérateurs. Si on veut s'orienter vers un développement des procédures- enveloppe,qui requièrent plus de compé¬tences, il faudrait également reconnaître socialement les gens suscep¬tibles de l'appliquer. Il y a des freins sociaux à la reconnais¬sance de la qualification des personnes chargées d'appliquer les procé¬dures. La so¬ciété, ou l'organisation, ont tendance à ne pas reconnaître ces compétences qui comblent les manques de la procédure.

C.CASBI

La transgression des procédures est-elle admissible ? On se pose cette question seulement du point de vue des risques que peut introduire la transgression. On ne poserait pas cette question s'il s'agissait simplement de produire, plus ou mieux. Pourtant,les procédures ne sont pas faites pour produire en toute sécurité, elles sont d'abord faites pour produire, pour travailler(parce que si une installation ne fonctionne pas, on ne peut pas produire). Il n'existe pas de procédure de sécurité indépendamment d'un système qui produit.

M. VERROT,ATOCHEM
(sur la chimie)

Je vais essayer d'expliquer une démarche, qui est un constat impli¬cite de la difficulté du thème qu'on aborde, et de la complexité de la réa¬lité. C'est un constat tout à fait pragmatique.
Dans ma société, et dans la chimie, on a éliminé le thème de la faute, parce qu'on a besoin de faire remonter l'information si on veut faire pro¬gresser la structure.
L'ingénieur qui, dans son bureau, conçoit les procédures, conçoit en fait l'outil descriptif. Il explique le pourquoi de la démarche qui l'a conduit à inventer cet outil complexe. Cette notice descriptive est la manifesta¬tion de la démarche intellectuelle qui a conduit à l'unité, telle qu'elle sera un jour construite. A nos procédures, nous associons le plus tôt possible, l'équipe de démarrage ou l'équipe d'exploitation. Les gens qui vont utiliser l'outil sont partie prenante, c'est-à-dire que nous n'avons pas de procédure octroyée. Les gens reçoivent à la fois les images(les schémas), les notice descriptives et commencent à travailler en commun avec les concepteurs, pour s'imprégner de la démarche intellectuelle. Après, ils s'approprient le concept pour le transformer en quelque chose qui va devenir pour eux les consignes au sens large. C'est la phase du "pourquoi" : à quoi sert l'unité et les paramètres normaux de fonctionnement. Ensuite, cela passe par une phase de manuel opératoire,où on aborde le thème du "comment" : comment le faire fonctionner dans différentes étapes d'état normal ou d'état transi¬toire de marche et arrêt. Les phases transitoires (démarrage et arrêt), se traduisent chez nous par des procédures dites "gammes": opérations dis¬crètes qui permettent, par étapes, de passer d'un état stable à des états non-stables. Ces procédures-là sont rédigées par les opérateurs eux-mêmes, aidés pas l'encadrement (pas forcément les ingénieurs, mais aussi la maîtrise, les chefs de quart qui accompagnent les opérateurs dans le système des 3/8).Il y a une large part d'appropriation des procédures par l'équipe d'exploitation.
La chimie souffre de la diversité : nous n'avons pas de procédés ho¬mogènes, pour un même procédé il y a des installations différentes,et les usines ont des âges différents. Les procédures seront adaptées à la culture du site. Cela me paraît une contre-performance assurée que de vouloir im¬poser, dans certaines procédures, qui relèvent d'un haut niveau de civili¬sation,sur un site qui ne serait pas préparé. Ce n'est pas un problème de ni¬veau intel¬lectuel des opérateurs. Si c'est le cas, il s'agit de donner les moyens aux opérateurs et à l'encadrement de se former et de rattraper l'éventuel re¬tard. C'est un problème général de management : implicite¬ment, on renonce à l'obéissance aveugle, et on peut parler de responsabili¬sation, de motiva¬tion, d'ouverture du champ d'action, -il y a toute une sé¬mantique associée à cette démarche, et je veux simplement citer des mots et non pas porter un jugement de valeur là-dessus. On ne peut amener les gens à renoncer à l'obéissance aveugle et les responsabiliser si la dé¬marche même du site n'y préside pas dans la forme générale de manage¬ment, dans la possibilité de s'exprimer, dans la possibilité d'aller voir son supérieur hiérarchique pour lui faire part d'une remarque susceptible d'améliorer les choses. Il faut adapter les procédures au niveau d'avancement dans la culture et la civili¬sation de chaque établissement.
Comme nous sommes conscients que les procédures ont tous les dé¬fauts cités par M. Llory, nous avons un certain nombre de démarches pal¬liatives qui permettent de cerner les problèmes. Par exemple : Ce sont les opéra¬teurs qui rédigent les procédures (une équipe spéciale),qui sont don¬nées ensuite à titre expériemental à toutes les autres équipes. Après le démar¬rage de l'installation, c'est reformalisé pour tenir compte des expé¬riences. Ce système permet aux opérateurs d'évoluer eux-mêmes. Bien en¬tendu, si l'outil est modifié, les procédures devront être modifiées aussi, ce qui pose un problème de synchronie(simultanéité d'action entre la mo¬dification de l'outil et la modification des procédures).
Notre démarche c'est d'impliquer les opérateurs dans divers groupes inté¬ressés au sujet. C'est une démarche qui a été inventée par Dupont de Nemours et qui a été francisée, parce qu'il y a des problèmes culturels à la transposition de la méthodologie américaine en France. mais on essaie de rassembler des gens de différentes cultures dans l'établissement au sein de groupes qui s'affrontent aux problèmes de sécurité, c'est-à-dire des groupes qui feront évoluer les procédures. On leur fait remonter les pro¬blèmes d'insatisfaction et d'écart constatés, et eux-mêmes regardent, à différents niveaux hiérarchiques et différentes appartenances de métier, comment il est opportun de faire évoluer ces procédures. Il y a des groupes qui se saisissent des incidents, des groupes qui s'occupent des problèmes d'entreprises extérieures,etc. Cela permet d'intéresser les gens, de les rendre responsables, de manière à avoir des textes qui seraient appli¬cables. Toutes nos procédures sont testées avant d'être mises en applica¬tion.
La procédure d'arrêt d'installation sont encore plus fermes que les procé¬dures de fonctionnement normal.
Il y a un bruit de fond d'écart permanent à la règle.Nous laissons une part d'initiative aux opérateurs. Ce n'est pas tellement dans la marche normale que nous laissons l'initiative, mais plutôt dans les situations ac¬ciden¬telles, parce que la complexité de l'outil est telle, qu'on ne peut pas pré¬voir tous les cas.

Intervention de
D. COUJARD
Le rôle des procédures dans l'imputation par la justice de la cause d'un accident. Que faut-il entendre par là ?

TEXTE A FOURNIR
Après les précédentes interventions, j'ai un peu peur d'être hors su¬jet, et surtout, la quasi-certitude d'appartenir à une autre planète. Mais, malgré tout, un certain nombre de mots sont communs entre ma spécialité d'origine, et le domaine des risques. On parlait du rôle des procédures. L'approche du juriste est en elle-même paradoxale par rapport à ce qui s'est dit des procédures ici.
Le rôle des procédures est d'abord d'être respectées, peut-être de pouvoir l'être, encore que les juristes ne se soient jamais posé la question de l'adaptation des procédures au respect. Mais, surtout, sa fonction essen¬tielle pour un juriste (et là il y a peut-être une différence) c'est le respect des libertés. La fonction des procédures c'est de garantir les libertés des gens, alors qu'au contraire, dans les domaines industriels ou technolo¬giques, on pourrait croire qu'une des fonctions essentielles des procédures est de normaliser les comportements. Pour le juriste, lorsqu'une procédure est transgressée, le plus grand respect garanti à quelqu'un est de savoir comment vont se passer ses ennuis. Les procédures servent principalement à lui permettre une certaine prévisibilité de la mise en jeu de sa respon¬sabilité.
D'une façon plus générale, tous ces débats sur la procédure me con¬duisent à focaliser essentiellement sur la notion de responsabilité.

La notion de responsabilité

Le défaut des juristes est de remonter au pêché originel. La respon¬sabilité a, en effet, un fondement religieux : le bien, le mal, le libre-ar¬bitre et le châtiment. Parler de responsabilité sans remettre en question des notions telles que le libre-arbitre, ce qui est bien et ce qui ne l'est pas, mais aussi une forme de châtiment, on ne parle plus de la même chose.
La Révolution a essayé de s'émanciper de l'aspect religieux de la res¬ponsabilité, mais n'y est pas vraiment parvenue. Le Code Civil qui en est direc¬tement issu introduit et ne peut pas fonder autrement la responsa¬bilité que sur la notion de faute. L'article 1382, constitutif de la respon¬sabilité civile, stipule que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le répa¬rer. Tout est là : un fait, un dommage, une faute et une réparation. Pour le juriste, la responsabilité est là : ils auraient bien voulu amoraliser la res¬ponsabilité, manifestement ils n'y sont pas arrivés.
Tout un système s'est mis en place à partir de ce concept de faute. La crise a commencé à intervenir sérieusement avec les progrès techniques. L'activité humaine a eu de telles conséquences dommageables, qu'on s'est rendu compte que le système juridique traditionnel fondé sur la faute, le dommage, la réparation n'était pas satisfaisant. D'une certaine façon, c'est le préjudice qui a commencé à prendre le pas sur les mécanismes tradi¬tionnels de mise en oeuvre de la responsabilité. On s'est rendu compte qu'un certain nombre de faits non-fautifs pouvaient être générateurs de dommages,et qu'il était injuste que ces dommages n'entraînent pas d'indemnisation. On a commencé à créer un système qui consistait à cher¬cher l'indemnisation au-delà même de la faute. Cela n'a pas marché, mais ce qui est intéressant c'est de voir à partir de quels mécanismes on a es¬sayé d'instaurer ce système.
On a d'abord tenté d'imaginer qu'il existait des faits fautifs, c'est-à-dire des faits dans lesquels la faute était incorporée - ce qui dispensait de faire une sorte d'investigation morale sur le comportement des gens,de s'arracher d'une vision du bien et du mal. Le fait fautif idéal, dans le do¬maine pénal, c'est la contravention : le fait sans intention morale (on est passible d'une contravention si on s'est garé à un endroit interdit, même si on ne l'a pas vu, même si on ne l'a pas fait exprès et même s'il y a aucune immoralité dans cet acte). On n'a pas besoin de rapporter la preuve d'une faute pour caractériser l'infraction. Un des grands troubles des juristes a été de ne pas pouvoir distinguer la faute pénale et la faute civile. Une ju¬risprudence récente, qui remonte à 1912, dit que la faute pénale et la faute civile involontaires ont les mêmes constituants.
La jurisprudence définit quatre possibilités de faute involontaire :
- la maladresse
- l'imprudence
- l'inattention
- l'inobservation des règlements
Un juge ne peut pas mettre en oeuvre un procédure pour faute non-inten¬tionnnelle si, dans sa décision-même, il ne caractérise pas l'une de ces quatre composantes.
Le progrès technique a rattrapé la faute sur son terrain. On a utilisé un ar¬ticle annexe des systèmes de responsabilité civile, pour faire une cons¬truction gigantesque qui allait même dépasser l'article fondamental (art.1382). C'est le système de responsabilité du gardien, l'article 1384, qui présuppose qu'on est présumé responsable des dommages causés par les choses qu'on a sous sa garde. C'est la société automobile qui a été à l'origine de cette création jurisprudentielle, caractérisée par l'inversion de la charge de la preuve. La faute existe toujours, mais il n'y a plus moyen que de s'exonérer de la présomption de responsabilité qu'en prouvant que c'est quelqu'un d'autre qui a commis la faute.
Les dommages sont tellement graves dans une société moderne, qu'une per¬sonne seule ne va pas pouvoir indemniser la victime, c'est tout le système des assurances qui se met en route. Le système des assurances fonctionne, malgré tout, selon le même principe de responsabilité : à preuve, on ne peut pas s'assurer contre sa faute volontaire (le caractère moral de l'assurance). La morale est présente même dans les mécanismes les plus sophistiqués.
Les auteurs de la doctrine juridique ont essayé d'échaffauder un sys¬tème, la responsabilité pour risques. L'idée était que certains comporte¬ments humains, en ce qu'ils sont générateurs de risques, peuvent être à eux seuls générateurs de responsabilité. Dès lors qu'on était sur une route, on était dans une activité sociale génératrice de risque, et donc il devait y avoir un système d'indemnisation automatique, de mise en oeuvre de res¬ponsabilité totalement indépendante de la notion de faute (les thèses évo¬quées par Tinc (?) dans les années 1960s). La loi Badinter (1985), directe¬ment inspi¬rée des doctrines du risque fait un petit pas dans la direction de l'émancipation de la notion de faute.
Ce qui caractérise le fonctionnement juridique sur la responsabilité, c'est l'intervention par rapport aux faits réalisés, à savoir l'intervention a pos¬teriori. La démarche technologique est essentiellement une démarche de prévention du risque alors que la démarche de mise en oeuvre de la ré¬pa¬ra¬tion est une démarche qui est fondée sur la réalisation de l'événement. La prévention arrive seulement comme conséquence régulatrice de la mise en oeuvre des responsabilités.

Le lien de causalité

Nous avons vu qu'il fallait qu'entre le dommage et la faute il y ait une cau¬salité (art.1382) : c'est un point intéressant pour ce qui concerne le sec¬teur des risques technologiques. La jurisprudence dit que, pour entraî¬ner la responsabilité de l'auteur d'un dommage, il faut qu'il y ait un lien de cau¬salité suffisant entre le fait qui lui est reproché et le préjudice qui en est résulté. La jurisprudence l'a appelé le lien de causalité direct.
Plusieurs systèmes théoriques ont été crées. Le premier, le plus ru¬dimen¬taire,c'est la théorie de l'équivalence des conditions : on considérait que lorsqu'un accident survenait, tout ce qui a pu concourir à la réalisation d'un dommage contient une causalité équivalente .
Il n'était pas toujours facile de trouver toutes les causes d'un événe¬ment. On est passé à la "causalité adéquate" : on a recherché dans la réali¬sation d'un accident ce qui a été la cause déterminante (selon la termi¬nologie de la jurisprudence), en éliminant toutes les autres causes pos¬sibles.
C'est la théorie de la causalité adéquate qui a cours actuellement. Dans un système compliqué, l'application de la causalité adéquate conduit à enga¬ger la responsabilité de celui qui est en bout de chaîne, du "lampiste". C'est la tendance naturelle en matière de transports : qu'il s'agisse de l'accident de la gare de Lyon, ou d'autres, il est facile de carac¬tériser une erreur en bout de piste (le lien de causalité est direct, donc cette cause est déter¬minante). La difficulté, c'est de remonter la hiérar¬chie : même si à un ni¬veau hiérarchique il a été commis une erreur, il est difficile de dire que cette erreur de procédure, à elle seule, a été la cause déterminante de l'accident. Les juristes, pour des raisons techniques et parfois idéolo¬giques, préfèrent ne pas avoir à caractériser toute la chaîne de causalité. Selon les secteurs(dans la chimie, par exemple), il y a une plus ou moins grande propension à mettre en cause les hauts niveaux de la hiérarchie.
Il y a une autre façon commode d'aborder le problème, c'est d'arriver à une responsabilité intermédiaire. On va pouvoir ainsi poursuivre un res¬ponsable d'entreprise ou un cadre, parce qu'il n'aura pas respecté la régle¬mentation (externe à l'entreprise). Mais cette violation de la réglementa¬tion va don¬ner lieu à une contravention ou même à un délit, qui ne sera ja¬mais con¬necté directement au préjudice : cela va être une infraction sup¬plémen¬taire qu'on va retenir à la charge d'un cadre ou d'un dirigeant, mais qui dans l'esprit de la justice ne va pas être considérée comme le fait ou la cause déterminante.
Dans la cas des accidents de travail, l'organisation de l'entreprise était directement en cause. La parade a été de créer tout un système de déléga¬tion de pouvoir de la part des directeurs d'entreprise sur les enca¬drements intermédiaires. la mise en jeu de la responsabilité s'est arrêtée à ce niveau intermédiaire, sans pouvoir remonter plus haut.

La responsabilité dans le système de prévention du risque

Dans un système de prévention du risque, que signifie la responsabi¬lité ?
On arrive à de tels niveaux de gravité, qu'il y a des accidents qui ne doivent pas théoriquement arriver. Cela a eu des conséquences considé¬rables sur l'architecture des systèmes de pensée et sur la notion de res¬ponsabilité. Ce qui caractérise le monde technologique aujourd'hui, ce sont des procé¬dures externes tout à fait spécifiques, des procédures de nature adminis¬trative,si on les oppose à des procédures législatives. Il s'agit de la créa¬tion de corps de fonctionnaires qui sont à la fois des techniciens, des con¬trôleurs et des producteurs de droit. Un système de responsabilité et de réglementation où ceux qui exercent le contrôle produisent en même temps leurs outils juridiques, en dehors de tout système de responsabilité traditionnelle. Bien souvent, le meilleur moyen pour un chef d'entreprise de s'exonérer de toute responsabilité en cas d'accident est simplement de rapporter la preuve qu'il a respecté la réglementation. Le respect de la ré¬glementation devient le nouveau cordon sanitaire, résultant d'une certaine complicité entre les acteurs administratifs et industriels. Il n'y a plus pour le juge qu'un contrôle formel, dès lors qu'on retourne aux causes fon¬damentales de la responsabilité.
On a l'impression que le risque d'accident est davantage considéré comme un échec de l'intelligence que comme une production sociale. Si c'est un échec du savoir, il ne devient plus générateur de responsabilité.
Il y a d'autres moyens pour les industriels de se prémunir de la mise en oeuvre de la responsabilité : dans le domaine des déchets nucléaires, c'est l'absence de procédure qui va garantir l'absence de mise en oeuvre de la res¬ponsabilité. Les déchets sont stockés dans le sous-sol sans aucune procé¬dure préalable pour déterminer des objectifs fondamentaux de sûreté, ni même des règles fondamentales de sécurité sur les niveaux de radiation, les risques de fissuration etc. C'est un cordon sanitaire par l'absence de procédure. C'est aussi une façon de ne pas penser la responsabilité, carac¬téristique des secteurs où l'Etat est le promoteur essentiel. La responsa¬bilité de l'Etat ne peut pas être mise en oeuvre comme la responsabilité de n'importe quel citoyen.
Il faudrait réfléchir dans différents secteurs ce qui tend à évincer la mise en oeuvre de la responsabilité. Est-ce que le risque essentiel dans une en¬treprise n'est pas la mise en oeuvre de la responsabilité ? Par exemple, à la SNCF on tend à évincer de plus en plus la notion de faute, parce qu'elle vient gêner la compréhension du système. Quelle responsa¬bilité est inté¬grée dans ces entreprises-là ? Il y tout un discours sur l'erreur humaine dans les systèmes complexes, qui en font qu'une compo¬sante, une défi¬cience interne au système lui-même. Il y a une dénégation du libre-arbitre qui est ancienne (à rapprocher avec le domaine de la psy¬chiatrie : le malade mental n'était pas responsable parce qu'il n'avait pas son libre-arbitre). Le besoin de responsabilité s'est fait sentir dans un secteur où son éviction avait été catastrophique (loi de 1968 qui institue la responsabilité civile pour les malades mentaux). On peut se demander si l'éviction de la respon¬sabilité, qui caractérise bon nombre de systèmes in¬dustriels n'est pas por¬teurs de conséquences catastrophiques, même si elle est le prix d'une meilleurs connaissance interne du système lui-même.

Quelle conclusion ?
Le mot responsable est très utilisé dans les entreprises : il y a "les res¬ponsables". Les responsables de quoi, et envers qui ? Dans l'entreprise, la responsabilité n'est-elle pas réduite au pouvoir de décision,sans aucune contre-partie ? Dans ce cas, c'est presqu'une imposture de parler de res¬ponsabilité.
Est-ce qu'il est bon que le fonctionnaire qui contrôle le respect de la ré¬glementation ne soit tenu pour responsable des violations non-sanction¬nées qui ont conduit à des accidents ? Il va falloir aborder sérieusement le problème de la responsabilité des fonctionnaires.
Dernier point juridique à rappeler : la sanction n'est jamais, en droit, fonction de la gravité de la faute. La sanction est fonction de la gravité du préjudice. Or, bien souvent, on va faiblement sanctionner quelqu'un qui a commis des actes catastrophiques parce qu'on va considérer que sa faute n'est pas grave. cela prouve à quel point la moralisation de la responsabi¬lité est intégrée par tout le monde.


Discussion à la suite de l'exposé de D. Coujard




M. MESSULAM

Le tableau sur les déchets nucléaires m'a rappelé les pratiques des industries nucléaires jusqu'aux années 1970s.
On entendu parler dans le grand public de la notion de responsabilité des personnes morales (par opposition à celle des personnels physiques). Il y a eu des bruits de projets de loi disant qu'on pouvait caractériser la res¬pon¬sabilité d'une personne morale, en particulier d'une entreprise pour cer¬taines fautes ou délits. Est-ce que vous pouvez nous dire où on en est par rapport à la notion de responsabilité morale ?

D. COUJARD

C'est davantage l'idée d'indemnisation qui est en cause, et le pro¬blème de non-imputabilité personnelle au chef d'entreprise. Je vois mal ce qu'apporte la responsabilité morale si ce n'est d'imaginer la fiction que l'entreprise, sous prétexte qu'elle a la personnalité juridique, peut être fautive. Il vaudrait mieux essayer de dénouer les raisons pour lesquelles on veut créer cette notion de responsabilité morale.

M. MESSULAM

Je voudrais faire un commentaire en tant qu'ancien inspecteur du tra¬vail ayant eu à enquêter malheureusement sur un accident mortel. Je me suis retrouvé dans une situation extrêmement pénible car sur le plan juri¬dique je ne pouvais dresser procès-verbal et traîner par les tribunaux que le chef d'établissement. Lorsque le juge d'instruction est venu faire l'enquête, il a essayé de comprendre : il était convaincu que ce n'était pas le chef de l'établissement en personne qui était responsable de la mort de l'agent en question. la grande difficulté a été de savoir, si ce n'est pas le chef d'établissement, alors qui est-ce ? De toute évidence, les conditions de travail étaient telles, que l'accident était hautement probable, et s'il sur¬venait il pouvait être mortel. On se heurte au mur du silence. Les diffé¬rents acteurs n'ont pas voulu participer à expliquer soit le champ des dé¬cisions soit le champ des responsabilités internes : qui décide de quoi ? Il s'agissait d'une entreprise sous-traitante d'une grande entreprise natio¬nale (1200 personnes). On a assisté à un renvoi de responsabilités entre le sous-traitant et le donneur d'ordre. La conclusion du juge a été : ou bien j'applique la règle honnêtement et je n'inculpe personne, mais cela veut dire qu'on peut tuer les gens impunément ; ou bien il faut faire craquer un des acteurs. L'histoire a voulu qu'on a pris un cadre intermédiaire, parce qu'on ne voulait pas faire trop de peine au chef d'établissement qui était un peu loin, mais on ne voulait pas non plus descendre trop bas. C'est pour cela que je vous posais cette question sur la responsabilité morale.

D. COUJARD

La conséquence fâcheuse c'est que les préjudices pouvant être consi¬dé¬rables, la mise en oeuvre de la responsabilité pécuniaire de l'ensemble de l'entreprise peut avoir des conséquences en termes sociaux, d'emploi, etc.

P. LASCOUMES

L'argument de l'emploi est totalement idéologique. Dans d'autres pays la responsabilité morale existe. Quand le débat est intervenu en France c'était pour permettre des sanctions qui ne seraient pas prononcées autre¬ment. un exemple : quand il y a un accident dans une très grande entreprise, prononcer une peine de prison ferme pour le P.D.G. est une chose impen¬sable. La responsabilité morale vient rajouter des instruments supplé¬men¬taires aux instruments classiques : on se donne les moyens de pronon¬cer des peines contre les entreprises( par exemple l'exclusion des marchés publics,amendes importante,etc). Il est réducteur de critiquer la respon¬sabilité morale avec des arguments économiques (on va prononcer des peines d'amende telles que la situation de l'entreprise risque d'être mena¬cée).

D. COUJARD

La seule existence de fait le responsabilité morale en France est le droit commercial. Combien laisse-t-on des entreprises commerciales faire faillite pour une seule raison : on ne veut pas les liquider à cause des con¬séquences sociales. C'est exactement le même problème qui est posé par la responsabilité morale. Tous les jours, des entreprises commerciales sont en cessation de paiements, ne sont pas liquidées, ne déposent pas le bilan, sont soutenues artificiellement pour des raisons étrangères, dans des si¬tuations qui auraient dû entraîner la seule vraie responsabilité de personne morale qui existe, celle du droit commercial, la faillite.

P. ROQUEPLO

Au Ministère de l'Environnement il y a eu un problème similaire à pro¬pos d'une nouvelle loi, la "Loi Pêche". Dans cette loi, il était question des ré¬serves hydrauliques, dans le cadre de la gestion des rivières. Un article de loi stipulait que : si, dans le curage d'une réserve hydraulique, il y avait un accident de personne, ceci était un délit objectif. EDF s'est trouvée vi¬sée, parce que les réserves hydrauliques doivent être vidées tous les 10 ans. En cas d'accident, EDF se trouvait responsable (en termes de droit commun). Malgré son désaccord, EDF n'a pas pu infléchir cette disposition de la loi Pêche. Edf trouvait injuste d'être punie par le droit commun pour un travail qu'elle accomplit dans l'intérêt général.
Avec la sophistication technologique, il devient très difficile de rattacher un événement à une responsabilité. Il faudrait distinguer la res¬ponsabilité positive : pour que cela marche, il faut qu'à tout les endroits du réseau dont dépend un événement personne ne commette d'erreur. La res¬ponsabi¬lité positive met tellement de gens sur le pont, qu'il est impossible de sa¬voir pourquoi une centrale nucléaire marche. Dans notre système très réti¬culé, il est relativement facile de savoir pourquoi brusquement cela ne marche pas. Il y a une amplification des conséquences d'un acte local, qui devient, par la sophistication du système, gigantesque. Il me semble qu'il y a une discontinuité complète entre la responsabilité positive qui consiste à pouvoir faire quelque chose et en voir les résultats, et la responsabilité négative, qui fait qu'à partir d'un geste minime on provoque un désordre regrettable.
La sophistication technologique (l'artefact) ne détruit-elle pas la notion-même de responsabilité?

F. PAVE, CNRS

Vous avez dit que l'entreprise fautive était une fiction. Quand on s'intéresse aux phénomènes de décision,on s'aperçoit qu'il n'y a pas de dé¬cideur, mais des processus de décision. Est-ce que le décideur n'est pas une fiction aussi ? Même si quelqu'un signe quelque chose, la décision est prise par un ensemble social.

D. COUJARD

Tout le problème est là. Un ensemble complexe va diluer la notion-même de responsabilité. Les systèmes ont peut-être tout à fait intérêt à se com¬plexifier de façon à diluer d'autant la responsabilité.
Aujourd'hui, le monde industriel est confronté au caractère de plus en plus évanescent de la responsabilité. Je pense qu'il a intérêt à la restaurer à un endroit ou à un autre, quitte à lui donner un contenu propre, différent du contenu juridique traditionnel. La responsabilité morale reste un arti¬fice. On peut se référer à l'article 1384 du Code Civil, et considérer le chef de l'entreprise comme le gardien de son entreprise. On pourrait ainsi pré¬voir une présomption de responsabilité. Au lieu d'avoir toujours à démon¬trer qu'un responsable est responsable, pourquoi ne présumerait-on pas qu'un responsable l'est ?

M. LLORY

J'avais compris que, dans les organisation complexes, la tendance était de plus en plus d'imputer l'organisation plutôt que l'individu, "le lampiste". Dans les minutes des accidents de la SNCF de Flaujac et d'Argentan-sur-Creuse, j'ai lu des choses très subtiles, très mesurées. Il y avait la notion de faute volontaire et de faute involontaire, on tenait compte des condi¬tions plus ou moins difficiles dans lesquelles avaient eu lieu les acci¬dents, on tenait compte de l'histoire de l'individu, de l'organisation (le fait que la répétition d'incidents était prise en compte ou non par l'organisation), on s'intérrogeait sur des mesures curatives qui avaient été prises. On s'intérrogeait sur les dispositifs de rattrapage et de récupéra¬tion : le jugement avait l'air de considérer que, si un opérateur avait fait une erreur, s'il n'y avait pas de procédure de rattrapage,il avait des cir¬constances ....Cela a l'air de s'éloigner de la responsabilité fondée sur la faute.

D. COUJARD

Quand la justice prend en compte la complexité du système, c'est toujours pour le considérer comme attenuant de la responsabilité. Jamais la prise en compte de la complexité du système n'est de nature à mettre en oeuvre un autre système de responsabilité. La complexité concourt au phé¬nomène de dilution de la responsabilité.

Y. CHICH

L'exemple de Flaujac montre qu'un jugement qui tient compte de la com¬plexité procède lui-même d'un problème plus complexe (la limitation de la responsabilité).
Est-ce que l'univers juridique est véritablement un univers autonome ?
Est-ce que l'univers juridique ne tire pas la conséquence de change¬ments dans la société, du processus social d'analyse, de meilleure connais¬sance, et finalement du potentiel d'action produit par d'autres acteurs so¬ciaux, que nous sommes ? Dans la mesure où on est capable de montrer un proces¬sus, on désigne les responsables (les retours d'expérience).
Deuxièmement : Dans des discussion d'une commission ministérielle qui donne des avis sur les nouveaux systèmes (par exemple un métro auto¬ma¬tique), la question suivante s'est posée : est-ce que la justice n'est pas en droit, si elle avait un jour à traiter d'un contentieux (un accident) sur ce système-là, invoquer l'état de l'art de la prévention dans le domaine con¬cerné ? Est-ce que cela n'introduit pas une capacité supplémentaire à celles qui ont été présentées ?

D. COUJARD

Cette éventualité est assez aisément traitée par le raisonnement ju¬ridique traditionnel. De quel pouvoir disposiez-vous, quelles précautions suffisantes avez-vous prises pour éviter que cela se produise ? C'est le raison¬nement juridique le plus classique, qui permet une imputabilité à l'encontre du responsable. Mais il n'est pas sûr que les problèmes soient po¬sés dans cette dimension-là, et peut-être que s'ils étaient posés ainsi, on arriverait à mieux identifier la responsabilité réelle de celui qui aurait pu éviter l'accident. Cela nécessite une réflexion globale sur un système, à laquelle les juristes ne sont pas habitués.
Le droit n'est, bien-entendu, pas une discipline autonome. La prise en compte de la complexité des systèmes n'est pas sans conséquences sur la réflexion juridique. Il faut que l'univers industriel pense la responsabilité comme un concept social, et pas seulement comme un concept interne au système.

MESSULAM

(A propos de la responsabilité des fonctionnaires qui contrôlent)
Il est vrai que les fonctionnaires n'ont pas toujours soit la pugnacité, soit la possibilité de redresser les situations dégradées qu'ils constatent. Cela renvoie à deux autres dimensions du problème.
- premièrement,l'outil législatif est-il toujours bien adapté ? Il est de notoriété publique que, pour un certain type d'installation, la législation est en retard de dix à vingt ans sur la technologie. Il peut y avoir des ins¬tallations dont tout le monde sait qu'elles sont dangereuses, mais qui sont néanmoins conformes à la loi. Si on poursuit votre construction juridique, le corps des fonctionnaires devrait faire pression sur le législateur pour remettre la législation à jour. Cela donne lieu à un mélange entre l'administratif et le législatif qui est contraire au principe de la sépara¬tion des pouvoirs.

- deuxième point : quelle doit être l'attitude du représentant par es¬sence de l'Etat dans un département qu'est le préfet, lorsqu'il a un avis technique de ses services lui demandant de faire preuve de pugnacité, et lorsqu'il reçoit des consignes venant d'un certain ministère (que je ne nommerais pas) lui demandant d'étouffer une affaire ? Autrement dit : que doit-il faire lorsqu'il y a interférence du pouvoir politique avec la logique purement technique ? A ce moment-là, il y a un certain nombre de dossiers où on sera bien obligé soit de sacrifier le fonctionnaire sur l'autel de la raison d'Etat, soit de devoir poser aussi le problème de la responsabilité du pou¬voir exécutif, ou de ses représentants quant à l'inertie d'application d'une législation.
Une partie des revendications dans les discours contre certaines in¬dus¬tries réputées à risques renvoient par ricochet à une remise en cause du pouvoir politique qui laisse faire, qui cautionne, ou qui promeut.

D. COUJARD

Il n'est pas impensable que, dans l'hypothèse d'un système archaïque, qui ne remplit pas sa fonction, et dont la défaillance ait pu être (même indirec¬tement) la cause d'un accident, la justice questionne le fonction¬naire sur les mesures qu'il a prises pour perfectionner un outil inadapté. Cela peut faire partie des questions à poser aux fonctionnaires d'autorité (les DRIR).

P. ROQUEPLO

J'ai eu l'occasion de faire un longue enquête sur les pluies acides et les in¬dustriels. Il est apparu que l'Allemagne est une pays très réglementé et peu administré, alors que la France est un pays peu réglementé et super-administré. Ceci nous amène à l'idée que la France est fondamentalement un pays dont la culture est celle de l'arrangement : tout se négocie par¬tout. Cette phrase d'un responsable environnement d'une grande entreprise résume bien cette attitude : "Nous nous arrangeons pour qu'il n'y ait jamais de contentieux". Il n'est donc pas étonnant que les pratiques de négociation entre les DRIR et les industriels donnent lieu à des failles dans l'exercice des fonctions de contrôle.

- Deuxième remarque : un opérateur doit se trouver dans une situation pa¬radoxale, pris entre deux discours : le discours interne, qui mobilise et éventuellement dé-responsabilise, et, le jour où il y a un accident, le dis¬cours de la société, qui considère l'opérateur comme responsable (en em¬ployant le vocabulaire de la faute). Il y a là un problème sévère. Il faut que la régulation interne des entreprises et la régulation des entreprises par la société puissent tenir des discours qui ne soient pas trop contradic¬toires.



INTERVENTION DE P.LASCOUMES

"Les effets normatifs des incidents et accidents"

TEXTE A FOURNIR
Résumé de l'intervention de P. LASCOUMES

P. Lascoumes s'intéresse aux effets des politiques publiques (financières,économiques, d'environnement) sur les systèmes d'acteurs privés et publics en intéraction. L'étude des politiques publiques comprend trois aspects :
- la prise de décision
- le choix des instruments
- l'évaluation (approche sciences sociales)
Dans les politiques publiques, quelle est la place du droit, le rôle donné à la législation et à la réglementation ?
Le risque industriel a été pris en charge par le droit de différentes façons Dans le cas de la législation sur les installations classées, par exemple, le dispositif juridique existant ne dit rien sur le contenu auquel il est appli¬qué, mais c'est un droit d'organisation des rapports entre les industriels et l'administration.

Un autre centre d'intérêt de P. Lascoumes : l'enchaînement normatif. Comment passe-t-on d'une loi jusqu'à un règlement d'entreprise, en sa¬chant qu'entre deux il y a toute une série de textes intermédiaires qui vont reformuler le contenu de la loi?

Les accidents industriels ont eu un effet normatif important. Il faut re¬mettre en question le schéma classique qui présente toujours l'accident comme un dysfonctionnement, comme une déviance réprimable. La conclu¬sion de ce raisonnement classique c'est le renforcement du dispositif nor¬matif ou du dispositif de surveillance.
Ce point de vue réducteur est rejeté par P. Lascoumes, qui propose "la po¬sitivité des accidents" :
- les accidents sont des révélateurs des dispositifs concrets de gestion des risques. Les dispositifs de gestion des risques, sont des ajustements permanents entre intérêts contradictoires (économiques, techniques, nor¬matifs). L'activité des acteurs impliqués est une activité de type transac¬tionnel entre ces différents intérêts.

- les accidents ont des effets sur les procédures internes et ex¬ternes. La gravité, la visibilité, l'impact social et l'historicité du risque sont des éléments importants dans l'établissement d'intéractions plus ou moins fortes entre industriels et administrations.
Ces affirmations sont illustrées par deux exemples : Péchiney (1978, Pierre Bénite) et l'affaire Protex (1988).

L'accident est-il toujours porteur de changements normatifs ? C'est à la suite de l'accident important de Feyzin, en 1966, que tous les grands dé¬pots de carburants ont été inclus dans la nomenclature des installations classées.

Existe-t-il des transgressions légitimes ?
La règle a, selon Durkheim, "une valeur modératrice". Il ne faut pas con¬fondre une règle avec un ordre qui serait une interdiction. Il ne s'agit donc pas d'une interdiction "à transgresser". La règle, comme la trans¬gression, est un phénomène de sociologie "normale". Très souvent, dans la perception que l'on a du droit, on a tendance à l'assimiler à une série d'impératifs de type militaire. Le droit est une ressource, non pas une sé¬rie de commande¬ments : il y a donc un rapport actif au droit. L'écart n'est pas,en soi, quelque chose de révélateur, mais une donnée.


Il y a trois conceptions de l'accident selon l'idée que l'on a de son impact normatif :
- Une conception morale : l'accident repose sur des fautes (individuelles ou collectives). La situation idéale serait qu'il n'y ait pas d'accident. Les attentes sont en termes de sanction. Dans cette approche, il n'y a pas de transgression légitime. La règle de droit est une base d'imputation pour la responsabilité. Le meilleur exemple de cette approche, c'est la conception du règlement à la SNCF.

- Une conception gestionnaire. L'accident s'inscrit dans le cadre des risques industriels à gérer. L'objectif c'est d'administrer les risques. La situation idéale : il faut comprendre les risques pour les prévenir, donner des préscriptions pour en limiter les effets. Les effets normatifs des ac¬cidents sont importants, puisque la transgression aura des effets sur l'adaptation des règlements à telle ou telle entreprise.
On balance entre ces deux conceptions : d'un côté, une règle impéra¬tive, de l'autre une règle molle, outil de négociation pour améliorer lente¬ment les situations.

- Une conception politique au sens de prise en charge collective des si¬tuations. Le risque serait alors un enjeu probable, dont on pourrait anti¬ci¬per les dimensions. On essayera de construire des réponses pour cadrer les réactions. On ne cherche pas les bonnes réponses, mais des modes de rela¬tion, de transmission de l'information : ne pas enfermer le risque dans des dispositifs purement techniques. La transgression est un conflit por¬teur de positivité en termes d'apprentissage et de solidarité sociale. Le droit ne peut avoir qu'un rôle modeste. Les règles ne sont pas là pour fixer des contenus et des objectifs, mais plutôt pour aménager des relations, créer des systèmes d'information des comportements, dans lesquels les pra¬tiques d'arbitraire et de secret seraient le moins importantes pos¬sibles.


Discussion à la suite de l'exposé de P. Lascoumes

P.MESSULAM

Le cas de Protex pourrait s'intituler "La chronique d'une mort annon¬cée". Lorsque la décision de couper l'eau à Tours a été prise, de nombreux groupements professionnels ont fait pression sur le préfet pour obtenir des indemnités. La notion de responsabilité et de droit qui a été exposée, je l'ai vécue, en faisant de la gestion de crise, sous des aspects parfois anecdotiques. C'est intéressant, parce que cela pose le problème de la res¬ponsabilité dans la prise de décision de la puissance publique face ç des événements exceptionnels. A partir du moment où il y a des préjudices, qui est responsable ? Il y a eu un contentieux qui s'est développé entre l'industriel (lequel n'avait pas conseillé de couper l'eau à Tours) et la pré¬fecture qui avait coupé l'eau parce qu'il y avait une incertitude sur le no¬civité des rejets.
A Roche de Condrieux (usine de Rhône-Poulenc, plus importante que Protex),comme à Protex, les responsables de l'entreprise ne savaient pas, après l'incendie, ce qu'il y avait dans leurs entrepôts. C'est la responsabi¬lité du chef d'entreprise vue sous l'angle de la gestion. En partant d'un point de vue de stricte droit de protection de l'environnement, on remonte jusqu'à des considérations de gestion de l'entreprise.

P. ROQUEPLO

A propos de PROTEX, il y a eu un très bon colloque, "La catastrophe, l'élu et le Préfet",sous la direction de Claude Gilbert (le maire de Tours y était présent) Concernant cet accident, il semblerait que tout le monde ait rapidement compris que le danger n'était pas aussi grand que le maire de Tours voulait bien le dire, mais qu'il y a eu un rôle de prestance et une ré¬cupération politique. Les problèmes de sécurité se posent dans des lieux où les chefs peuvent vraiment montrer qu'ils sont des chefs, et ils le font d'autant mieux qu'il n'y a pas trop de danger.
Mais ce n'est pas le but de notre groupement de recherche que de parler de la gestion de crise. Ceci sort un peu de notre rôle. Néanmoins, il est tout à fait intéressant de remarquer que la gestion de la crise repré¬sente, pour un pouvoir politique, un élément tout à fait important.
Par exemple, le thème (sur lequel je travaille actuellement) de l'évolution climatique est une opportunité extraordinaire pour le pouvoir politique, d'autant plus qu'aujourd'hui nous en sommes au régime de la pa¬role. Il n'est pas exclu que des événements qui ont un grand retentissement quant à leur impact de danger, représentent un danger politique, d'autant plus grand qu'on est conscient que les autres enjeux sont grosso modo ré¬glés.

Y. CHICH

Le thème principal de l'exposé de P. Lascoumes, c'est l'accident pro¬ducteur de dimensions normatives, constructives etc. On constate que, fi¬nalement, il y a un niveau de médiatisation qui est un élément fondamental pour créer la dynamique productive de l'accident.

P. ROQUEPLO

Il se peut que le jeu du maire de Tours ait été de profiter de la si¬tuation de crise pour asseoir la crédibilité du pouvoir local.

J.P.GALLAND

On peut voir les choses tout à fait à l'envers. La mairie de Tours pou¬vait être tenue pour responsable de n'avoir pas prévu un double service de captage d'eau potable. Il aurait été logique de prévoir que la Loire risquait d'être polluée.


Commentaire de F. PAVE,CNRS

Ce qui a été dit ce matin était surtout axé sur les problèmes opéra¬tionnalité. Cet après-midi a été axé beaucoup plus sur le droit. Je vais éva¬cuer le droit, dans la mesure où j'ai appris ici que le droit n'était pas là pour être efficace, mais pour être saisi. Cela renvoie bien à un clivage qui est apparu entre le préventif et le curatif. J'ai appris aussi que le droit se satisfaisait de travailler sur des fictions. Toutefois,
la question du droit structure les situations à l'intérieur des organi¬sations, notamment pour ce qui concerne les accidents.
Deuxième point : ce qui a été dit ce matin pourrait être résumé comme suit : "grandeur et désespoir du taylorisme". A propos des procé¬dures, on nous a expliqué qu'il y a le bureau des méthodes qui donne aux exécutants des procédures. Dans une situation normale industrielle ,tout le monde triche avec les procédures, et les bureaux des méthodes sont dans l'ignorance totale de ce qui se passe réellement. Le taylorisme se caracté¬rise par la coupure entre la conception et l'exécution. R. Linhardt décrivait dans "L'Etabli" l'effarement des gens des méthodes quand ils visitaient les ateliers et découvraient qu'un bricoleur génial gagne 10% de la production avec des astuces complètement loufoques. C'est une situation ordinaire du monde industriel.
Cela devient plus sérieux, c'est quand on a affaire au nucléaire. Les enjeux sont très importants, on a donc besoin d'un feed-back. On voudrait bénéficier de l'expérience gagnée dans le travail quotidien. Il y a une de¬mande de logique d'apprentissage.
La question de l'exhaustivité des procédures a été évoquée. C'est une illusion totale : on n'arrivera jamais à "qualifier" le réel! Le réel est foi¬sonnant, interprétable, on ne peut jamais l'enserrer dans des définitions complètes. L'exemple le plus parlant, c'est la tentative d'automatisation de la peinture automobile. Comme on ne savait pas faire un modèle mathéma¬tique, on a pris le meilleur ouvrier, on lui a mis des capteurs partout, on a repéré ses gestes et on a reproduit ce qu'il faisait. Sauf la dernière goutte ... la coulure qui a nécessité l'intervention d'un ouvrier ç côté de l'automatisme. Telle est l'impuissance de la technologisation totale du monde.
La règle
On a évoqué Durkheim. Il y a aussi Crozier, 1963 : la règle et le jeu sur la règle. Il est évident que tout le jeu social consiste à jouer à partir des procédures. Cela pose le problème du pouvoir , de la relation entre les exécutants et les concepteurs. On retombe dans la question de la coopéra¬tion, et d'un jeu où les gens se protègent par la règle.
La délégation du risque
Du politicien au "lampiste", tout le monde est implique, mais la plu¬part du temps c'est le "lampiste" qui trinque. Il y a délégation du risque, bien illustrée par le jeu relationnel entre le médecin, l'infirmière et l'encadrement infirmier. Le médecin est obligé de se déplacer de service en service. Pendant ce temps, c'est l'infirmière qui surveille le malade. Dans le rôle de l'infirmière il n'est pas du tout défini qu'elle a à intervenir de façon médicale. Dès qu'on met en oeuvre la technicité médicale, c'est le médecin qui est concerné. Si quelqu'un a un accident cardiaque, l'infirmière doit-elle faire un électrochoc ? Il n'y a pas de procédure, il y a une con¬fiance importante entre le médecin et l'infirmière. L'infirmière revendique l'intervention, parce que c'est valorisant pour son travail. On n'est plus dans la logique juridique de "qui est le responsable?", c'est un collectif qui gère.
La délégation du risque est implicite. L'implicite est fonctionnel : la règle existe, mais on ne peut fonctionner sans l'implicite, le jeu social sur la règle.
Il y a eu le cas de la SNCF, de L'EDF et un chimiste, représentant d'une entreprise privée, où il semble qu'on soit capable de transformer la rela¬tion. A la SNCF et EDF on est encore dans un jeu parfaitement bureaucra¬tique par rapport à la règle (au sens de procédure).
Le désespoir de la coupure avec la base peut être gérée, à condition que le contexte soit totalement différent. Les concepteurs font des mo¬dèles et il devient intolérable que la réalité ne soit pas conforme au mo¬dèle.Il y a une transformation possible des jeux organisationnels internes, où le risque et la délégation de risques soient expliqués. Si on accepte l'idée que le risque est irréductible, et que la gestion des risques est une gestion collective,on sort de cette conception réglementaire. Il n'y a plus cette coupure entre la conception et l'exécution. On renonce à faire des réglementations universelles,on s'intéresse à un site, on implique les gens et on fait évoluer le tout en fonction de ce qui se passe. Autrement,cela donne nécessairement de la tricherie. Dans le "calme de son bureau", où on conçoit le monde, on n'imagine pas qu'un ouvrier puisse oublier un chiffon dans une canalisation. Comment fait-on, si cela n'est pas prévu ? Comment est-on capable d'intégrer les erreurs ? C'est à partir d'une multiplicité de petites erreurs que le système devient incontrôlable. C'est par une trans¬formation du modèle de commandement qu'on peut obtenir un fonctionne¬ment plus efficace.

P. ROQUEPLO

Une infirmière fait un certain nombre d'actes techniques, elle est en bout de chaîne, elle s'aperçoit elle-même des erreurs qu'elle fait, et à ce moment-là elle doit négocier si elle le dit ou non aux autres. C'est une des choses les plus difficiles de la vie des infirmières, parce qu'elles ne maîtrisent pas l'interprétation des conséquences de ce qu'elles font. Si elle le dit au médecin, elle risque de paraître trop angoissée et trop peu sûre de son métier. Elle est donc obligée d'endosser. La conclusion que j'en tire, c'est que les gens doivent avoir un minimum de culture sur les consé¬quences des erreurs qu'ils font. Sinon, ils ne savent pas gérer leur situa¬tion en bout de chaîne. Il est illusoire de croire qu'en bout de chaîne les situations sont transparentes.

La société face aux risques : l'idéologie du risque zéro

Cette idéologie existe (dans les textes officiels de Bruxelles ou ail¬leurs) et elle est très dangeureuse. Par exemple,le texte officiel du P.S. appelle à "une industrie-zéro risque". Quand on l'a dit, on y croit. Si vous ne le faites pas, vous êtes coupable. On crée une référence mythique face à quoi il faut expliquer que le risque est une donnée à négocier et à gérer. On peut faire des progrès pour limiter les risques, on ne peut pas les évacuer. L'idée d'une technologie, qui, par ses performances, éliminerait les risques,est porteuse d'effets pervers considérables. La société peut-elle s'autoriser d'avoir ce phantasme du risque zéro ?

M. VEROT

Deux précisions pour expliquer pourquoi dans la chimie on a pu faire différemment : nous sommes tous les jours confrontés à des réactifs, et chaque jour il faut inventer l'outil. Il faut une fine et adaptée à chaque cas, il n'y a pas de dogme général. Cela facilite la tâche de demander aux gens de participer. Dans le nucléaire, on est parti forcément d'une modélisation, parce que le retour d'expérience n'existait pas. La chimie est une industrie de longue date, où chaque jour des petits signaux de retour d'expérience. Cela préside à des remises en cause permanentes.
Nous sommes en train de nous battre avec l'administration qui essaye de nous imposer une vision proche du risque zéro. Dans les textes qui nous sont proposés, il est dit que toute intervention humaine sera exclue. Nous, chimistes, nous mettons le maximum d'éléments automatiques pour faire alerte et dernière barrière, mais on veut impliquer sous tous les aspects (motivation et participation et responsabilisation), parce que nous sommes convaincus que les capteurs actuels ne perçoivent pas tous les signaux (notamment les évolutions et les tendances) et que nous avons à gérer la complexité d'une installation, dans sa globalité et dans sa diversité. L'opérateur a un avantage énorme par rapport à tout autre facteur : il peut faire l'enveloppe de la situation et prendre des décisions pertinentes.
corrections de verot à vérifier
VEROT, ATOCHEM (sur la chimie)

Je vais essayer d'expliquer une démarche qui traduit le constat implicite de la difficulté du thème que l'on aborde et de la complexité de la réalité. Il s'agit d'un constat tout à fait pragmatique.

Dans ma société, comme dans la chimie en général, il nous a paru préférable d'éliminer le thème de la faute. En effet, afin de faire progresser la structure, il est indispensable que le maximum d'informations puissent remonter afin de tirer les enseignements de tout évènement anormal ou imprévu.

L'ingénieur qui, le premier dans son bureau, conçoit les procédures conçoit en fait l'outil descriptif. Il explique le pourquoi de la démarche qui l'a conduit à "inventer" cet outil complexe.











































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Cette notice descriptive est la manifestation sous forme de synthèse de la démarche intellectuelle qui a conduit à la conception de l'unité, telle qu'elle sera un jour construite. A nos procédures, nous associons le plus tôt possible, l'équipe de démarrage ou l'équipe d'exploitation. Les personnes qui vons utiliser l'outil sont partie prenante, c'est-à-dire que nous n'avons pas de procédure octroyée. Ces personnes reçoivent à la fois les images (les schémas) et les notices descriptives et commencent à travailler en commun avec les concepteurs pour s'imprégner de la démarche intellectuelle. Ensuite, ils s'approprient le concept pour le transformer en quelque chose qui va devenir pour eux les consignes au sens large. C'est la phase du "pourquoi" : à quoi sert l'unité et quels sont les paramètres normaux de fonctionnement. Ensuite cela passe par une phase de manuel opératoire, où on aborde le thème du "comment" : comment faire fonctionner l'unité dans les différentes étapes d'état normal ou d'état transitoire de marche et arrêt. Les phases transitoires (démarrage et arrêt) se traduisent chez nous par des procédures dites "gammes" : opérations discrètes qui permettent, par étapes, de passer d'un état stable à d'autres états stables. Ces procédures là, sont rédigées par les opérateurs eux-mêmes aidés par l'encadrement (pas uniquement les ingénieurs, mais aussi la maitrise, les chefs de quart qui accompagnent les opérateurs dans le système des 3/8). Il y a donc une large part d'appropriation des procédures par l'équipe d'exploitation.

La chimie est confrontée à la diversité et à la nouveauté. Nous n'avons pas de procédés homogènes : pour un même procédé, il peut y avoir des installations différentes et les usines ont des histoires et des âges différents. Au-delà de l'aspect technique les procédures devront également être adaptées à la culture du site. Cela me paraît une contre-performance assurée que de vouloir par exemple imposer certaines procédures qui relèvent d'un haut niveau de civilisation sur un site qui ne serait pas préparé. Ce n'est pas un problème de niveau intellectuel des opérateurs ; si c'était le cas, il suffirait de donner les moyens aux opérateurs et à l'encadrement de se former et de rattraper l'éventuel retard. Il s'agit d'un problème général de management et de cohérence : implicitement, on renonce à l'obéissance aveugle dans un but de recherche de responsabilisation, de motivation, d'ouverture du champ d'action ... Il y a toute une sémantique associée à cette démarche et je veux simplement citer des mots et non pas porter un jugement de valeur la-dessus. On ne peut amener les personnes à renoncer à l'obéissance aveugle et les responsabiliser si la démarche même du site n'y préside pas dans la forme générale de management, dans la possibilité de s'exprimer, dans la possibilité d'aller voir son supérieur hiérarchique pour lui faire part d'une remarque susceptible d'améliorer les choses. Il nous apparait donc indispensable d'adapter les procédures au niveau d'avancement dans la "culture" et la "civilisation" de chaque établissement.

Comme nous sommes conscients que les procédures ont tous les défauts cités par M. Llory, nous nous efforçons de gérer par ailleurs un certain nombre de démarches palliatives qui permettent de mieux cerner les problèmes. Par exemple : ce sont les opérateurs qui rédigent les procédures (une équipe spéciale) qui sont données ensuite, à titre expérimental, à toutes les autres équipes. Après le démarrage de l'installation, l'ensemble est reformalisé pour tenir compte des expériences et retirer le

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bénéfice de cette phase riche en enseignements. Ce système permet aux opérateurs d'évoluer eux-mêmes. Bien entendu, si l'outil est modifié, les procédures devront être modifiées aussi, ce qui pose un problème de synchronisme : simultanéité d'action entre la modification de l'outil et la modification des procédures accompagnée de l'information et de la formation nécessaires.

Le principe même de notre démarche consiste donc à impliquer les opérateurs dans divers groupes intéressés au sujet. Il s'agit d'une démarche dont le principe a été posé par Dupont de Nemours et qui a été francisée parce qu'il y a des problèmes culturels à la transposition de la méthodologie américaine en France. On essaie de rassembler des personnes de différentes cultures dans l'établissement, au sein de groupes qui s'affrontent aux problèmes de sécurité, c'est-à-dire des groupes comportant différents niveaux hiérarchiques et différentes appartenances de métier et qui feront évoluer à la fois les techniques et les procédures. On leur fait remonter les problèmes d'insatisfaction et d'écart constatés, et eux-mêmes regardent comment il est oportun de faire évoluer ces procédures. Il y a des groupes qui se saisissent des incidents, des groupes qui s'occupent des problèmes d'entreprises extérieures, etc... Cela permet d'intéresser les personnes, de les rendre responsables, de manière à avoir des textes qui soient applicables. Toutes nos procédures sont testées avant d'être mises en application.

La procédure de démarrage et d'arrêt d'installation est encore plus ferme que les procédures de fonctionnement normal.

Il y a cependant un bruit de fond d'écarts permanents par rapport à la règle. Une part d'initiative doit en effet être laissée aux opérateurs. Ce n'est pas tellement dans la marche normale qu'une telle part d'initiative est utile, mais plutôt dans les situations anormales parce que la complexité de l'outil est telle, qu'on ne peut pas prévoir tous les cas. Comme cela a été dit précédemment, c'est l'ensemble constitué de l'homme et de la procédure qui permet de gérer une situation.

o

(reste inchangé)





















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M. VEROT

Deux précisions pour expliquer pourquoi dans la chimie on a pu faire différemment : nous sommes tous les jours confrontés au problème de la mise au point de nouveaux procédés avec de nouveaux outils mettant en jeu de nouveaux réactifs. Il faut des études fines et adaptées à chaque cas. Il ne peut y avoir un processus rigide et monolithique et un dogme général. Cela facilite la tâche de demander aux personnes concernées de





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participer. L'industrie nucléaire est partie forcément d'une modélisation parce que le retour d'expérience n'existait pas. La chimie est une industrie ayant une longue histoire où, chaque jour, se produisent des petits signaux qui captés et enregistrés permettent un retour d'expérience enrichissant. Cela conduit à des remises en cause et des ajustements permanents.

Un débat s'est récemment instauré avec l'Administration qui essaie d'imposer une vision proche du risque zéro. Dans les textes qui nous sont proposés, il est dit que toute intervention humaine sera exclue. Nous, chimistes, nous mettons le maximum d'éléments automatiques afin de détecter les dérives, fournir des alarmes et mettre éventuellement les installations en sécurité. Nous voulons cependant impliquer les hommes sous tous les aspects (motivation, participation et responsabilisation), parce que nous sommes convaincus que les capteurs actuels ne peuvent percevoir tous les signaux (notamment les évolutions et les tendances) et que nous avons à gérer la complexité d'une installation dans sa globalité et dans sa diversité. L'opérateur a un avantage énorme par rapport à tout autre élément : il peut en certaines circonstances être seul capable de faire l'enveloppe de la situation, de définir la meilleure stratégie et de prendre des décisions pertinentes.



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M. VEROT

Peut-être n'ai-je pas été assez clair : je ne revendiquais ni performances ni résultats. Ce que je décrivais, c'était une démarche qui s'instaure au sein de notre industrie. Je précise que cette démarche n'est pas totalement généralisée. Il s'agit de l'état de notre réflexion et cela se met en place sur un certain nombre de sites. Il n'y a pas la grande pesanteur du formalisme d'autres industries sur les personnes au travail. Les circuits bouclés chez nous sont très courts : un chef d'exploitation a le droit de faire son arbre des causes et de prendre une décision si elle lui parait pertinente, dès qu'il a un signal. Il met sa petite équipe au travail et, si cela lui parait pertinent, il a le droit de proposer des modifications. Ces modifications, qui doivent cependant être approuvées et suivre une procédure formelle impliquant les spécialistes concernés, ne remonteront pas systématiquement au Siège ni même au Directeur du site.



D. DUCLOS

En termes de programme de recherche : il y a deux choses qu'il faut retravailler. La première, dans la dyachronie : il y a une évolution techno¬logique (par exemple le train et le nucléaire), avec une constante qui se déplace, l'incertitude. On la résout selon plusieurs critères. D'abord, la dangerosité : le nucléaire se situe à un niveau complètement différent du train, le potentiel catastrophique est énorme mais on n'a pas une régula¬rité accidentelle comme dans le chemin de fer. On ne sait donc pas à avance comment la société et les organisations vont réagir à une acciden¬tologie régulière, comme elle a déjà réagi par rapport à la SNCF, par le passage au règlement et la juridicisation. A travers la question de la dan¬gerosité se repose avec insistance la question de l'incertitude : il est vrai que le réel est irréductible, mais aussi, à l'inverse, c'est la grande diffi¬culté à produire du logos qui ne simplifie pas la tâche (parce qu'on ne saisit du réel que ce qu'on peut en dire). Or, à chaque fois que l'on rapporte la réalité au logos, on s'aperçoit que c'est d'une extrême pauvreté : la pro¬cédure la mieux élaborée comporte encore de l'ambiguïté. Il serait intéres¬sant de confronter à ces problèmes des linguistes et des cognitivistes de l'intelligence artificielle.
Le non-savoir entraîne le recours à la responsabilité. Mais si on ne sait pas, comment rendre responsable ? Un cycle paradoxal se constitue au fur et à mesure que le risque devient important, et qu'on est affronté à l'impossibilité de courir un risque.
Deuxième dimension : en effet, la chimie a des installations indivi¬dualisées et, comme M. Verot l'a expliqué, ne peut pas normaliser. Mais le problème du nucléaire est qu'il y a des installations semblables. Il es pos¬sible que les gestionnaires polytechniciens du nucléaire ne puissent pas utiliser le raisonnement qui est valable pour la chimie. On devrait essayer de trouver une grille d'interprétation pour relier les différents ensembles aux différents modes de gestion.

F. PAVE

C'est un leurre. Les contextes sont totalement différents, les gens ne sont pas pareil. L'articulation du technique et du social, la socio-technique existe! On implante un usine pour faire de l'aluminium en Inde, en France et au Canada, et les résultats sont complètement différents. Il est naïf de penser que, parce qu'on a un même objet en béton, qui obéit au même mo¬dèle, il va se piloter de la même façon. Il y a des contextes locaux qui in¬terfèrent avec l'organisation technique. Il faut penser localement.
J'ai eu l'occasion d'étudier la verrerie. En chimie, au moins, il a des modèles de référence, alors que pour la verrerie il n'y a pas de modèle théorique sur la matière amorphe, c'est l'empirisme le plus flou! Et pour¬tant, les objets sont faits de la même manière en Belgique, dans le Sud de la France, dans le Nord de la France et ailleurs, et cela ne marche pas pa¬reil.

P. ROQUEPLO

Il n'y a pas une articulation de la technique et du social, la technique est de part en part sociale. Le problème n'est pas de les articuler, mais de voir comment elles sont immanentes l'une à l'autre.

D.DUCLOS

Il ne faudrait pas que cette conception, qui est très juste, de la dif¬férenciation sociale de la technique dans une technologie donnée, empêche de voir que chaque technologie a sa personnalité propre. C'est cette compa¬raison-là qui est intéressante.

M. LLORY

Pour répondre à M. Verot : tout ce que vous dites de la chimie pourrait s'appliquer au nucléaire. Il y a quelque chose qui ne va pas dans les dis¬cours. Vous avez dit que dans la chimie il y a des études fines qui sont faites à chaque cas. Dans le nucléaire, les études sont d'une finesse in¬croyable! Vraisemblablement, la problématique est ailleurs. A un certain niveau les mesures, les dispositions, sur le plan de la réalité immédiate et de la réglementation - ont l'air d'être à peu près les mêmes. Or, le résultat a l'air différent : soit parce qu'on observe pas le résultat de la même façon, soit parce qu'effectivement il est différent. Je n'arrive pas à comprendre, au terme de cette journée, où se situe la différence entre la chimie et le nucléaire.

Y. CHICH

M. Verot nous a présenté une vision idéalisée et de bonne foi de la procédure sociale dans la chimie. Mais on ne peut pas, à partir de cette vi¬sion, émettre un jugement sur le résultat, sur le niveau de risque produit dans la chimie, etc.

M. VEROT

Peut-être n'ai-je pas été assez clair : je ne revendiquais ni perfor¬mance ni résultats. Ce que je décrivais c'était une démarche. Je précise que cette démarche est encore loin d'être généralisée : c'est l'état de notre réflexion et cela se met en place sur un certain nombre de sites. Il n'y a pas la grande pesanteur du formalisme (du nucléaire) sur les gens au tra¬vail. Les circuits bouclés chez nous sont très courts : un chef d'exploitation a le droit de faire son arbre des causes et de prendre une décision si elle lui paraît pertinente, dès qu'il a un signal. Il met sa petite équipe au travail, et si cela lui paraît pertinent, il a le droit de proposer des modifications. Ces modifications ne remonteront ni à Paris, ni au di¬recteur du site.

Y.CHICH

La démarche participative n'a pas été prouvée supérieure à d'autres démarches en termes de sécurité.

P.ROQUEPLO

Ce n'est pas parce qu'il y a un régime bureaucratique qu'il y a une cellule "Facteurs Humains". Serait-ce pour lutter contre le fait que le facteur humain est considéré comme résiduel ? C'est une contradiction difficile à dominer.

résumé de l'intervention de Pierre MESSULAM, SNCF.{1}

"Comment la technologie façonne la représentation du risque, de l'erreur et de la faute, à partir de deux exemples d'industrie de pointe à 150 ans d'écart: le chemin de fer au XIX ième siècle et le nucléaire au XXième siècle."


L'exposé tente une comparaison entre les réactions suscitées par l'introduction des chemins de fer depuis 1830 et celles que nous connaissons depuis 1970 au sujet du nucléaire.

La mise en parallèle de ces deux exemples permet de mieux cerner le concept de 'haute technologie' perçue comme reflet de la modernité et comme emblème du progrès.
En effet chacun de ces deux systèmes techniques met en oeuvre la quasi-totalité des techniques disponibles à l'époque de son introduction. Les exemples de 'haute technologie' examinés ici se caractérisent autant par une innovation technique majeure que par la synthèse des différentes techniques disponibles en vue de l'exploitation d'un procédé industriel.
De plus, l'implantation de ces deux technologies constitue dès le départ un phénomène touchant l'ensemble de la société, car leurs installations sont réparties sur l'ensemble du territoire.
Enfin elles constituent des exemples spectaculaires de la domestication accrue de la puissance des forces naturelles par l'homme.
Aussi ont-elles constitué pour les contemporains des symboles visibles du progrès, qui s'accompagnaient d'un messianisme de la libération de l'homme par la maîtrise de la puissance.


Ces deux activités comportent de nombreuses similitudes que nous examinerons tour à tour, tout en notant au passage les différences dans les réactions de l'opinion lors de leur apparition.
Il s'agit de deux industries naissantes dont l'exploitation nécessite un réseau (de voies ferrées dans un cas, de lignes électriques dans l'autre) qui ne peut se constituer sans l'aide de l'Etat. Dans les deux cas les fonds publics sont engagés massivement dans ce qui semble à certains critiques un pari technologique et économique hasardeux.
Dans les deux cas ces activités vont mettre en oeuvre la quasi-totalité des techniques disponibles à leur époque, et vont susciter des progrès majeurs dans de nombreux domaines techniques ou scientifiques (la thermodynamique pour les chemins de fer, la chimie de la corrosion pour le nucléaire par exemple). Cette mise en oeuvre touche en très peu de temps de temps l'intégralité du territoire et l'ensemble de la société.
Dans les deux cas, la construction puis l'exploitation des installations donne lieu à des débats passionnés. Dans le même temps ces activités deviennent chacune pour son époque le symbole de la modernité avec tous ces aspects positifs et prométhéens, mais aussi à travers les risques qu'elles provoquent en bouleversant l'ordre 'naturel' antérieur. D'ailleurs il ne serait pas exagéré de parler, à la lecture de certains plaidoyers des partisans de ces technologies, d'un véritable messianisme du progrès grâce à la maîtrise de la puissance par la technique.
Enfin, la mise en oeuvre de ces activités pose la question de leur contrôle technique, qui sera assuré dans les deux cas par les Corps techniques de l'Etat.



Deux exemples de haute technologie, chacune à son époque.

Chacune de ces deux activités constitue la 'haute technologie' de son époque. Ainsi, le chemin de fer a été l'industrie qui a tiré la métallurgie par le haut: demandant à la fois des tonnages très importants et des qualités métallurgiques révolutionnaires pour ses rails, ses ponts et ses chaudières de locomotives, et en même temps ouvrant de nouveaux marchés aux produits sidérurgiques qui devenaient beaucoup plus transportables. Le Nucléaire joue ce même rôle en suscitant des progrès considérables dans la chimie des aciers, la précision des outils de contrôles non destructifs, les améliorations dans les outils de calcul des structures.
Dans les deux cas les contraintes de sécurité liées à la mise en oeuvre de ces nouvelles technologies exigent donc des matériaux de qualité supérieure. Ceci provoque par ricochet des progrès considérables dans les procédés de fabrication et dans les techniques 'classiques' préexistantes, comme la métallurgie ou la sidérurgie.

De la même façon, ces deux activités vont susciter des travaux de génie civil jugés 'cyclopéens' pour l'époque, que ce soit les immenses tranchées ou les ponts et les tunnels nécessaires pour faire passer les voies ferrées, ou les "cathédrales de béton" coulées autour des installations nucléaires.

Enfin, l'exploitation ferroviaire nécessite un réseau de télécommunications performant qui fut à l'origine de la technologie utilisée ensuite dans les réseaux nationaux de télécommunication. Ainsi, l'Etat exigeait dans les premières concessions qu'il a accordées, de pouvoir disposer du réseau télégraphique privé des compagnies pour faire passer les dépêches militaires ou relatives à l'ordre public, car ce réseau était le seul dont disposait le pays. Si le nucléaire n'a pas eu le même impact dans ce domaine, notons toutefois qu'aujourd'hui la SNCF et l'EDF continuent de disposer de leur propre réseau de télécommunications téléphoniques, télégraphiques et radio, indépendants du réseau public.
Par ailleurs, le ferroviaire au XIX puis le nucléaire au XX, vont révolutionner tour à tour les techniques de contrôle-commande, par le recours à la télécommande puis aux automatismes de sécurité sur une échelle et avec une complexité inconnues auparavant.
Le pilotage de ces installations pose le problème de leur sécurité et de la place qu'il faut laisser à l'homme et aux automatismes. Il est d'ailleurs très significatif que les promoteurs des chemins de fer dès 1850 aient cherché à analyser les défaillances humaines et se soient très tôt interrogés sur les possibilités et les limites de l'automatisation, en s'inquiétant en particulier de la monotonie des taches trop automatisées, et en mettant l'accent sur les aspects positifs de la présence humaine capable de rattraper des situations que l'automatisme ne sait pas déceler ou récupérer.



Des Industries qui mettent en scène de nouvelles règles au sein des rapports de travail.
Ce sont deux mondes clos, séparés de l'extérieur. Sait-on par exemple que les voies ferrées étaient gardées par des gardes armés de fusils tout au long de la voie? (ils furent désarmés en 1848 par Cavaignac en raison de leurs sympathies révolutionnaires). Soumis à des règlements ou des règles strictes, l'accès des installations est 'réglementé', et les agents y arborent un uniforme dérivé des uniformes militaires pour les chemins de fer (le chef de gare disposait d'un sabre!) ou plus démocratiquement en blanc uniforme pour le personnel d'entretien dans les bâtiments réacteurs.
Une des caractéristiques de ces deux industries de haute technologie est le recours à des masses de personnel concentrés géographiquement sur un site (jusqu'à 1700 personnes sur un site nucléaire en période d'entretien) et à des corps de métiers extrêmement différents:
mécaniciens, ajusteurs, géomètres, cantonniers, aiguilleurs, spécialistes des signaux, lampistes, chaudronniers, fumistes, etc.. pour les chemins de fer
mécaniciens, ajusteurs, chimistes de l'eau, automaticiens-électroniciens, chaudronniers, opérateurs de conduite, etc..... pour le nucléaire.
De ce point de vue on peut dire que chacune de ces deux industries mobilisent pratiquement tous les savoirs techniques et les savoirs-faire disponibles à leur époque et qu'elles sont confrontées au problème de l'organisation du travail et de coordination de corps de métiers très différents. La place dévolue à l'organisation et à la planification dans leur fonctionnement quotidien les fait parfois apparaître comme des Léviathans modernes (voir les critiques contre "l'Etat-EDF") préfigurant un avenir effrayant de la société. De plus cette diversité dans les compétences mobilisées pose très vite le problème de la définition de leurs identités professionnelles. Contrairement aux "métiers traditionnels" ces deux activités ne produisent pas des objets finis et signifiants mais des services consommés dans l'instant (un Kw pas plus qu'un Km-train ne peut être stocké). Les rapports sociaux ne se nouent donc pas autour du résultat tangible de la production mais bien autour de l'activité de production et de son utilité sociale. En particulier le corporatisme fort des agents dans ces deux activités doit être approché à la fois comme le creuset garantissant en interne la cohésion d'un corps social morcelé en de nombreux corps de métiers, et en même temps comme une stratégie défensive par rapport à l'extérieur. Coupés de l'extérieur par l'isolement des installations et le port de vêtements distinctifs, vivant dans des cités de la compagnie ou de l'entreprise, les agents trouvent dans l'affirmation de leur corporatisme l'idéologie leur permettant de légitimer leur isolement social par la mission qu'ils remplissent pour le Bien Public, et ainsi de se défendre contre les critiques dirigées contre le bien-fondé de leur industrie. (On pourra se référer aussi bien aux pamphlets fouriéristes de 1830 qu'à certaines publications syndicales des années 1970). Les thèmes de l'erreur ou de la faute humaine comme celui du rapport au règlement prennent dans ce contexte une toute autre dimension que les exposés suivants aborderons tout à l'heure.
En particulier il conviendra de s'arrêter sur la dimension héroïque, prométhéenne, qui s'attache très tôt aux opérateurs chargés du pilotage des installations que ce soient les mécaniciens de locomotives, véritable aristocratie ouvrière, ou les opérateurs de conduite des réacteurs ou des usines nucléaires. Ils sont à la fois les porteurs emblématiques des mythes de la puissance maîtrisée par la nouvelle technologie, et en même temps ses premières victimes lors des accidents . Ils peuvent alors devenir les héros déchus qui n'ont pas su ou pas pu garder la maîtrise des forces terribles déchaînées par ces technologies (voir la catastrophe ferroviaire de Versailles en 1846 ou pour Tchernobyl).


Des Hautes Technologies qui bouleversent le rapport au monde des contemporains.

Ces deux industries ont en commun la "chaudière", de la locomotive pour le ferroviaire, du réacteur pour le nucléaire. La chaudière est associée à la puissance du feu et de l'explosion dont l'image est tout aussi forte dans l'esprit du public au XIX ième dans les journaux relatant les explosions de locomotives que de nos jours avec l'explosion de Tchernobyl. On touche là à des représentations très prégnantes dans l'imaginaire social: "l'apprenti-sorcier", les "divinités du feu infernal",... On peut sans doute trouver là une des origines de la coutume du baptème des locomotives par des ecclésiastiques au XIX ème siècle, repris sous une forme laïcisée au XX ème siècle avec les baptêmes de centrales nucléaires.

De même ces deux industries modifient le paysage par les travaux de génie civil ou par leurs rejets, au point que leurs manifestations visibles prennent la dimension de symboles de la modernité.
Les chemins de fer ont marqué les impressionnistes (Turner en Angleterre, Monnet en France) qui y ont trouvé l'expression du thème de l'opposition entre d'une part la lumière et la nature et d'autre part le monde moderne avec ses formes géométriques et ses fumées. C'est ainsi que ces peintres ont consacré de nombreuses toiles présentant des gares ou des ponts de chemins de fer sur la Seine ou dans les Midlands. De même le panache des aéroréfrigérants de centrales nucléaires est devenu le logo de la contestation nucléaire, alors que de tels panaches n'ont rien de nucléaire puisqu'ils existent tout autant sur des centrales au charbon et qu'ils ne sont pas radioactifs! Mais ils sont le symbole visible de loin, et parfois de très loin, de la présence du réacteur.
La perception de la modernité passe aussi dans nos deux exemples par les perturbations apportées dans les rapports avec la Nature et en particulier avec le monde tellurique. Avant les chemins de fer, seuls les membres de la corporation mystérieuse et peu nombreuse des mineurs avaient accès aux souterrains, avec tout un cortège de rites visant à exorciser la peur de la transgression des entrailles de la terre. Mais avec les voyages en train, le parcours en tunnel devient une opération banale qui effraye néanmoins les contemporains comme le montrent les caricatures de Daumier, ou encore les discours de savants (comme Arago) sur les conséquences calamiteuses pour la santé de ces intrusions dans le monde souterrain.
Cette transgression prend une autre forme avec le nucléaire comme on peut le voir dans le débat sur l'enfouissement des déchets radioactifs. Si les réactions de l'opinion contre l'enfouissement ne peuvent bien évidemment se ramener à la seule peur devant cette transgression, elles rentrent néanmoins en résonnance avec des mythes liés à l'intégrité de la nature et du sol.


L'accident, figure fondatrice de la perception du risque

Un élément décisif de la réaction des contemporains face à chacune de ces deux industries est à chercher, selon nous, dans les conséquences spectaculaires des accidents. Les colossales énergies mises en jeu peuvent, lorsqu'elles ne sont plus maîtrisées, provoquer des dégâts à la fois soudains (voir la figure de l'explosion déjà évoquée) et irréparables par leur ampleur ou leur durée (effondrement d'un tunnel ou explosion d'une chaudière ou d'un réacteur). Cet aspect spectaculaire des conséquences des accidents frappe les imaginations des contemporains comme le montrent par exemple l'étude de hélène Stemmelen sur les articles de presse couvrant la catastrophe ferroviaire de Versailles de 1846, et plus récemment les articles de presse sur Tchernobyl.
Mais si le débordement spectaculaire des forces de la Nature échappant au contrôle de la technologie frappe effectivement les consciences des contemporains, c'est le nombre de victimes innocentes qui va devenir le signe de la malignité de la technologie. A quoi bon prétendre domestiquer la nature pour ensuite faire mourir dans d'affreux tourments autant de victimes innocentes qui n'ont jamais su les véritables risques et qui n'ont rien pu faire pour se protéger? Entre un Lamartine exaltant les victimes de l'accident de Versailles comme les héros tombés au champ d'honneur du Progrès de l'Humanité et les critiques réactionnaires parlant de vengeance divine pour ceux qui ont osé transgresser les divines lois de la Nature et bouleverser l'ordre social avec l'invention diabolique du chemin de fer, l'incompréhension est manifeste. Ces attitudes extrêmes illustrent néanmoins la recherche d'une raison métaphysique à la mort de ces innocents; c'est tout le problème de la responsabilité après l'accident et de l'imputation de la faute qui apparaît, et que nous aurons peut-être à examiner au cours de cette journée. La mort d'innocents appelle un jugement et des coupables, mais aussi une demande de protection accrue.
Parce que chacune de ces technologies met en oeuvre l'ensemble des connaissances techniques disponibles à son époque, et par ce qu'elle nécessite une organisation sociale plus structurée et nouvelle, un échec technologique entre en collision avec le discours fondant le progrès et le bien-être de la société grâce à la techno-science. L'accident révèle les fragilités de la société qui a permis la mise en oeuvre de chacune de ces deux technologies. La recherche de responsabilité renvoie non seulement aux acteurs directs du drame (les opérateurs ou les lampistes) mais peut donner lieu aussi à incriminer toute la structure technique et politique qui a fait les choix technologiques.(Cf par exemple, les analyses après Tchernobyl sur le nucléaire en URSS).
Dans le même temps, l'Opinion demande à être protégée des conséquences de ces accidents, ce qui amène dans le cas français un renforcement du rôle de l'Etat notamment par l'intermédiaire de l'action de contrôle technique assurée par les grands Corps techniques (Mines et Ponts essentiellement pour les cas étudiés ici).
Mais comment s'élabore cette demande, et quels sont les 'porte-paroles' de l'Opinion? Bien que le contexte historique soit très différent dans nos deux exemples, on retrouve les deux tendances de fonds propres à la vie publique dans notre pays: un rôle finalement modeste dévolu aux débats parlementaires qui ne recueillent un écho auprès du public qu'au travers de la couverture que veulent bien leur accorder les médias; et le rôle décrié des journalistes accusés pour certains d'être plus soucieux de sensationnel que d'information fouillée et objective, et pour d'autres d'être stipendiés par des intérêts cachés. Il est d'ailleurs révélateur de retrouver des déclarations de dirigeants de compagnies ferroviaires se plaignant de la déformation des faits par les journalistes en ...1880 en des termes très proches de ceux utilisés par certains dirigeants actuels de notre industrie nucléaire! Tandis que les opposants aux chemins de fer se plaignent de ne pouvoir se faire entendre de la presse ou de ne pas être pris au sérieux en des termes parfois voisins de ceux employés par certains écologistes aujourd'hui.


Le rôle décisif de l'Etat
Dans les deux cas abordés dans cet exposé, il est frappant de constater comment l'Etat a joué le même rôle selon le même processus à 130 ans de distance. Dans une première phase, la Puissance Publique entend jouer un rôle d'entraînement en promouvant délibérément (on dirait aujourd'hui par une politique volontariste) une nouvelle technologie alors que l'industrie privée est encore hésitante. Convaincu que chacune de ces hautes technologies vont contribuer au Bien-Public par la productivité accrue qu'elles apportent et par les effets techniques induits, l'Etat décide de financer largement ce qui constitue encore un pari technique effrayant les capitaux privés. C'est ainsi que l'Etat financera le programme de construction des infrastructures ferroviaires (ponts, tunnels, génie civil), charge aux capitaux privés d'assumer les frais de l'exploitation (locomotives, signaux, etc...). De même c'est à partir d'un considérable effort de Recherche et développement assuré par le CEA sur fonds publics que s'édifiera la programme nucléaire français au sein des entreprises du secteur public (EDF, Cogéma). Dans les deux cas les capitaux privés sont incités au développement technique tout en bénéficiant de la garantie financière de l'Etat, et de la garantie commerciale d'un marché protégé à moyen terme.

Mais l'Etat ne peut se contenter de son rôle de promoteur de la haute technologie, il doit très vite orienter les choix technologiques, puis assurer le contrôle technique des installations à la demande d'une opinion de plus en plus sensible au fil des incidents. A 130 ans de distance, on retrouve donc le même rôle dévolu aux Corps des Mines et des Ponts: à partir d'études techniques et de missions à l'étranger, éclairer le débat sur les différents choix techniques possibles en indiquant celui qu'il leur paraît le plus souhaitable; puis édicter une réglementation technique de sécurité et veiller à son application.
C'est ainsi que ces ingénieurs, défendront le choix de lignes à faible rampe et à forts rayons pour le tracé des voies ferrées afin de "réserver l'avenir pour la grande vitesse" ce qui provoque l'étonnement d'une mission allemande qui découvre (déjà) que les trains français roulent une fois et demi plus vite que les trains allemands en 1860. De même ces ingénieurs joueront un rôle décisif dans le choix des filières retenues pour le parc nucléaire français au début des années 1970.

L'édification de la réglementation donne lieu dans les deux cas aux mêmes discussions au sein des conseils Généraux des Mines et des Ponts. Comment édicter une réglementation précise et contraignante qui protège le public, sans pour autant déplacer la responsabilité des compagnies sur l'autorité de contrôle et sans déresponsabiliser les exploitants? Comment maintenir un bon niveau de sécurité, en gardant un encadrement et du personnel motivé et que faire face aux erreurs humaines (Cf aujourd'hui les facteurs humains)? Comment édicter une réglementation qui ne paralyse pas le progrès technique?


Le risque caché ou occulté?
La révélation spectaculaire de l'existence du risque à travers la figure de l'accident amène inévitablement le public à s'interroger.
L'accident résulte-t-il de circonstances imprévisibles qui étaient restées cachées à l'entendement humain des promoteurs de la haute technologie? C'est ainsi que par exemple dans les premiers jours après Tchernobyl on s'est interrogé pour savoir si l'accident n'était pas dû à des phénomènes physiques inconnus jusqu'alors avant de trouver des causes plus simples dans la thermodynamique et la neutronique du réacteur.

Ou bien l'accident résulte-t-il de risques connus et occultés? Cette dernière piste ouvre la voie à des thèses de complot des techniciens et des promoteurs de la haute technologie cachant la vérité au public, selon un mécanisme de rumeur bien étudié par JM Kapferrer. En effet le public ne dispose pas d'informations suffisamment précises sur le fonctionnement de la technologie pour comprendre l'accident et, circonstance aggravante, les employés avec lesquels il est en contact, guichetiers des gares ou agents du réseau de distribution électrique, sont dans l'incapacité de répondre à sa curiosité. Il semble alors tentant d'attribuer ce manque d'intelligibilité du risque non à une cause surnaturelle mais bien à la volonté délibérée de pouvoir de quelques-uns, selon un schéma classique de rumeur. Par exemple, on attribuera pas toujours à tort certains accidents ferroviaires au XIX ième à la volonté de lucre des compagnies qui ont pris délibérément des risques.
Dans un tel contexte l'Etat est convoqué par le Corps Social pour réaliser le dévoilement du risque caché à travers des enquêtes d'experts, d'établir la vérité puis d'assurer le contrôle de la technologie. Il s'agit de rendre le risque intelligible puis de le maîtriser (parfois en supprimant certaines installations dangereuses).

L'expert, chaman de la technique
La figure de l'expert entre alors en scène, tel un chaman de la technique. Mais comment définir et reconnaître le 'bon expert' compétent et impartial? Sa familiarité indispensable avec la technologie (sinon il ne serait pas un expert) ne risque-t-elle pas de le compromettre en lui faisant perdre son indépendance, tel un chaman blanc (le bon) pouvant tourner au chaman noir (le mauvais).
Le plus souvent les querelles d'experts atteignent vite un niveau trop ésotérique dans lequel le public a du mal à trouver la 'vérité'. Le débat cesse alors d'être un débat accessible au public et portant sur la dimension politique des rapports à la technologie, pour être circonscrit par l'intervention des experts à un débat technique inintelligible aux non-spécialistes.
Dans ces conditions, les interrogations d'une partie des citoyens relayée par certains médias restent en suspens: qui décide de quoi et sur quelle base? comment garantir l'indépendance des experts? le débat d'experts techniques ne pouvant répondre à de telles interrogations.

Aussi le débat autour de la haute technologie déborde la figure spectaculaire du risque pour déboucher sur une critique de l'ordre social. Soit qu'elle bouleverse les fondements du contrat social antérieur par les améliorations dans les modes de vie, soit qu'elle soit perçue comme la pointe avancée menaçante d'un nouvel ordre social en train de se mettre en place, les hautes technologies examinées ici ne laissent pas les contemporains indifférents.

La construction sociale du risque.
Comme nous avons essayé de le brosser au cours de cet exposé, la perception du risque dans le corps social pour les deux exemples du ferroviaire et du nucléaire résulte de la conjonction de multiples facteurs à la fois sociologiques, religieux ou mythiques, mais aussi politiques. Vouloir ramener le débat sur la technologie à sa simple dimension technique ne permet pas de comprendre l'intensité et la diversité des réactions de l'opinion.
Une des plus belles illustrations peut s'y découvrir chez le grand poète romantique anglais Wordsworth qui, après avoir chanté le progrès technique dans son célèbre poème 'steamboats and railways', écrivit ce poème en se lamentant contre l'intrusion du chemin de fer dans sa vallée reculée de la verte Angleterre, avec des accents que ne renieraient pas nos écologistes d'aujourd'hui:


On the Projected Kendal and Windermere Railway

Is then no nook of English ground secure
From rash assault? schemes of retirement sown
In youth, and 'mid the busy world kept pure
As when their earliest flowers of hope were blown,
Must perish;- how can they this blight endure?
And must he too the ruthless change bemoan
Who scorns a false utilitarian lure
'Mid his paternal fields at random thrown?
Baffle the threat, bright Scene, from Orrest-head
Given to the pausing traveller's rapturous glance:
Plead for thy peace, thou beautiful romance
Of nature; and, if human hearts be dead,
Speak, passing winds; ye torrents, with your strong
And constant voice, protest against the wrong.

Philippe HUBERT,CEA

TEXTE FOURNI

Quantification, ou détermination subjective du risque?

(à partir du rapport présenté dans le cadre du Groupe des experts écono¬miques en matière d'évaluation et de gestion des risques - Direction de l'Environnement de l'OCDE : "L'évaluation et la gestion des risques d'accidents liés aux activités industrielles", juin 1988)

Ce travail de recensement et d'analyse a permis d'étudier les pratiques, les définitions, les règles de gestion, les outils d'évaluation, les prises de position. Il y a aussi une petite partie d'interprétation des évolutions.
L'objectif très finalisé de cette étude était de répondre à la question : "la gestion du risque va-t-t-elle se développer? et, pour l'OCDE, "comment dé¬velopper la gestion du risque?"
La recherche se structure ainsi :
1 Le contexte dans lequel on a travaillé
2 Définitions
3 La mise en oeuvre de l'évaluation : comment fait-on en pratique? C'est un point de départ plus intéressant que la sémantique pour dissiper le flou qui entoure la notion d'évaluation
4 L'évaluation dans les processus institutionnels. Quel est le rôle de l'évaluation dans le rapport industriel/Etat?
5 Développements sur les thèmes de réflexion qui apparaissent (notion de gestion, etc).
6 Conclusions
7 Actions proposées

1. Le contexte : les nouveaux enjeux du risque industriel.
La notion de risque industriel a évolué au cours des quinze dernières an¬nées :
- l'accident industriel a changé de nature : ce n'est plus du pathétique, mais du catastrophique. L'accident remet plus en cause l'industrie qui l'a engendré, que le hasard ou le destin.
- le développement de l'évaluation
L'exemple du rapport Rasmunsen sur le nucléaire qui a fait date la pre¬mière étude probabiliste où on a quantifié les probabilités et conséquences de chaque scénario d'accident dans une centrale nucléaire. le but de cette étude était ambigu : l'analyse du risque pour l'exploitant, et, comme but affiché, le fait de démontrer que l'accident nucléaire était un risque ac¬ceptable. L'accident de Three Miles Island a relancé l'intérêt pour les études probabilistes. La directive européenne "Seveso" est aussi un point historique important.


2. Définitions

Nous avons dressé l'inventaire des vocables utilisés pour "risque" et "évaluation". Tout s'appelle évaluation, mais cette définition comprend l'analyse des dangers (assez qualitative), l'étude de fiabilité (par opposi¬tion à l'étude de conséquences),qui concerne les défaillances du système, et l'évaluation des conséquences ( quantitative). Ces trois points consti¬tuent l'évaluation probabiliste, qui est faite très rarement sur un objet industriel. En France, on la fait sur les centrales nucléaires et le transport des matières dangereuses. Il y a l'étape de "valorisation du risque", qui concerne le passage du physique à l'économique (l'évaluation d'un coût physique qui serve à la décision). Cette étape fait partie de l'évaluation objective du risque.
Quant à la gestion du risque, toute l'étude tentait de la définir. L'ambiguïté évoquée par Y. Chich est un préalable à la définition.
Par gestion du risque on peut entendre des modèles économiques (calcul des coûts, optimisation) ou d'autres modèles, et la gestion quotidienne des risques. On peut parler de système de maîtrise du risque pour tout ce qui est opérationnel, et de règle de gestion pour ce qui est des principes.

3. La mise en oeuvre de l'évaluation

-par les groupes industriels, à la demande de la DRIR, ou à leur propre de¬mande, ou à la demande de municipalités. Les définitions sont plus claires dans ce domaine, il y a un marché qui s'est constitué avec des prestations assez précises.
L'ANALYSE DES RISQUES comprend :
1) l'audit de danger (la "walk in" study) en premier lieu
2) modélisation quantitative des conséquences. A cette étape, on a souvent trouvé des choses inconfortables, et on peut déjà faire des préconisations à l'industriel. L'étude peut s'arrêter là.
3) l'analyse des conséquences (établissement des probabilités à partir des modes de défaillance). On se se contente en général du nombre de morts en cas d'accident.
4) l'analyse fiabiliste, très demandée actuellement par les DRIR

L'analyse des conséquences concerne autant l'intérieur de l'usine que l'extérieur (la population), en fonction de la demande de l'industriel ou de la DRIR. On obtient des résultats sur le niveau du risque, des résultats en probabilités( courbe de Farmer) ou des résultats en conséquences pures. les pratiques varient avec les différentes optiques et les différents pays.

L'organisation de la profession : les prestataires de services
Les coûts des études sont assez faibles. Les études sont faites soit à l'intérieur des entreprises, soit par des bureaux d'études extérieurs (qui n'ont pas, en général, une compérence d'ingénierie). Toutes les grandes en¬treprises ne font pas toutes les études par elles-mêmes.
Ce qui est intéressant, c'est la dialectique de la spécialisation : les grands bureaux d'études se spécialisent en fiabilité, et une multitude de petits bureaux d'études font plutôt des analyses de conséquences. Les compé¬tences sont très répandues pour la partie qualitative, l'analyse des défail¬lances et conséquence, l'analyse de la fiabilité des systèmes, analyses de conséquences de la pollution de l'air. Les bureaux d'études qui font de l'analyse des risques industriels n'ont généralement pas de compétences pour traiter la pollution de l'eau ou le sol. C'est un domaine qui reste plus proche de la recherche que de l'ingénierie. Cela est vrai aussi pour les études des effets biologiques. Une autre coupure :l'économique. Il n'y a pas de lien établi avec les économistes.

Les usages

A quoi servent les études?
- l'utilisation réglementaire est affichée, pour étudier le niveau de risque (Angleterre, pays-Bas)
- à l'industriel, pour vérifier qu'il a bien analysé son système (en France)
- à préparer les plans d'intervention
- pour les matières dangereuses, pour le choix des itinéraires
- pour l'information du public (directive Seveso). Cet usage n'est pas très développé en France. La DRIR garde souvent les dossiers pour protéger les maires, qui en sont soulagés. Lors des actions de communication, on utilise les études pour des raisons stratégiques (Rhône-Alpes, par exemple).
Les industriels n'utilisent presque jama!is les études réglementaires, mais des études sur un point particulier. En France, l'étude réglementaire est un élément dans le processus de négociation. La décision de l'étude sanctionne l'accord entre la DRIR et l'industriel.
L'utilisation des études probabilistes par l'industriel pour le public. Il n'y a pas de demande formelle, mais l'anticipation de demandes (Angleterre, Hollande). Il s'agit parfois de justification face à des administrations. `Dans les instances internationales, il est indispensable d'avoir une étude probabiliste pour participer aux décisions.
Il y a trois controverses quant à l'utilisation des études :
- faut-il pratiquer la quantification, on non? La quantification est vécue comme appartenant au domaine des relations publiques, elle n'est pas utile au personnel de sécurité dans l'entreprise.
- faut-il faire appel à des experts de l'extérieur? Il s'agit d'un faux débat, car, dans la pratique, les industriels font souvent appel à l'expertise exté¬rieure
- le coût des études serait trop élevé. Il ne l'est pas objectivement. Il l'est peut-être pour l'utilité relative de l'étude réglementaire pour l'industriel. L'étude SEVESO permet de démarrer l'usine, mais est-ce qu'elle apporte des éléments pouvant intéresser la gestion du risque?
On peut prévoir l'utilisation future des études réglementaires dans le pro¬cessus de négociation et de décision.

Le statut de l'évaluation face à l'ambiguïté de la gestion. L'évaluation du risque n'est pas l'évaluation du fonctionnement du système, un manque pour lequel il y a une demande, mais qui ne se fait pas fréquemment. Il y a une coupure totale entre la sphère du risque et celle de l'économie. Les ins¬tances stratégiques de l'entreprise se préoccupent plutôt de l'aspect com¬munication que de l'évaluation économique comme instrument d'aide à la décision.


Discussion sur l'analyse probabiliste à la suite de l'exposé de P. HUBERT



Y. CHICH

Sur le point de la coupure de la gestion des risques avec l'économie : quel est le lien identifiable avec l'assurance?

P. HUBERT

Il n'y a pas de lien, sauf dans le cas de l'incendie, où l'on organise une ins¬pection. Pour l'assurance des plate-forme pétrolières, les analyses pro¬babilistes sont utilisées; Mais les assureurs ne demandent pas d'étude pro¬babiliste pour établir la prime. L'assurance prend en compte l'étude de dan¬ger (Seveso) et fait une enquête auprès des DRIR. L'assurance se fait par le ré-assureur. Il n'y a pas de critère objectif pour évaluer la prime. C'est l'organisation de l'entreprise qui compte le plus, dans une optique de pré¬vention.

P. ROQUEPLO

L'analyse de risque ne tient donc pas compte du management préventif pour évaluer le risque?

M. LLORY

Le problème qui se pose souvent aux spécialistes c'est : la séquence de TMI (Three Miles Island) a-t-elle été prévue par les spécialistes, ou non? la séquence de TMI est une petite brèche survenue dans le circuit primaire, bien connue des spécialistes. Il y a des probabilités standard internatio¬nales concernant cette séquence. Lorsqu'elle survient, il y a démarrage automatique du système d'injection de sécurité, qui injecte autant d'eau qu'on en perd et le problème est réglé.
Dans l'analyse de risque intervient alors une autre question : est-ce que quelque chose pourrait intervenir pour que ce système de sécurité s'arrête? Il y a deux possibilités : la défaillance technique (probabilité très faible) ou l'erreur humaine (par exemple le fait d'arrêter le système de sécurité); La séquence, prise dans un sens général, est prévue. Le pro¬blème le plus intéressant c'est de savoir dans quelle mesure la séquence réelle de TMI a pu être identifiée par les opérateurs comme séquence pré¬vue. Cela crée un clivage au sein-même des analystes probabilistes.
Deuxièmement, il y a les procédures. Elles sont très difficiles à inclure dans une analyse probabiliste, parce qu'il faut évaluer à la fois l'échec des procédures.
La séquence a été prévue, mais la procédure qui permettait de régler l'accident n'existait pas. Les études probabilistes servent pour améliorer les systèmes techniques; elles ne meuvent pas résoudre ce qui est lié au facteur humain.
Le rapport Lewis, très critique à l'égard du rapport Rassmusen et les fai¬blesses de l'approche probabiliste n'est pas abordé, n'est pas discuté.Très souvent, l'étude probabiliste, si elle progresse, joue comme système dé¬fensif (par exemple, dans le cas de l'accident de Challenger, la réponse du rapport Rogers a été : il faut développer les analyses probabilistes). Après TMI, il y a eu une prolifération de cabinets de conseil pour faire de la PRA (Probabilistic Risk Assessment).
Le débat autour de ces questions est très difficile. C'est un terrain qui est encore un sujet de recherche.
L'utilisation des résultats : Ces études, si elles sont bien faites, sont très longues et faites par des spécialistes qui n'ont pas de rapport au terrain. Comment faire pour que les recommandations soient effectives, opération¬nelles? L'analyse probabiliste butte sur le facteur humain, n'a pas de fi¬nesse pour caractériser différents types de comportement. Les études pro¬babilistes sur les centrales nucléaires reflètent un état moyen d'un parc moyen de centrales, avec des équipes moyennes à comportement moyen.

P. ROQUEPLO

M. Boîteux a écrit cette phrase : l'Américain moyen, qu'il soit homme ou femme, noir ou blanc, consomme en moyenne 4,5 ..." Il y a une certaine réi¬fication de l'individu moyen, en un individu fictif.

M.LLORY

Un an avant l'accident de TMI, il y a eu une inspection sur la tranche où la séquence a eu lieu, qui n'a trouvé rien à signaler. Il y a eu aussi un échange de courrier entre les opérateurs et la direction, qui n'a pas été suivi d'effets. Mais cette approche objective doit ré-intégrer la subjectivité (de l'expert qui fait l'étude, soumis lui-même à des pressions institution¬nelles).



M. GODARD

Rechercher l'objectivité n'est pas offrir l'indiscutable, au contraire, c'est rechercher une formulation qui puisse être discutée.
Sur le texte de P. Hubert :
- Quels sont, dans l'étude de P. Hubert, les éléments qui lui permettent d'affirmer qu'il y a une demande sociale croissante de protection? Quels sont les éléments de la demande sociale?
- Dans le texte(P. 9), on lit la question : "Est-ce que tout ceci n'est pas une menace pour l'économie?" On est dans la figure du risque inversé. Est-ce que l'économie est un sujet qui puisse être menacé?
- Sur le rapport avec l'économie : Il ne s'agit pas tant d'une évaluation éco¬nomique des dommages, mais de la sauvegarde de l'image de l'entreprise et de ses marchés (cf. Perrier).
- Sur la notion de gestion : Est-ce que le risque est un objet de gestion? Qu'est-ce qu'il faut réunir pour que le risque soit une objet de gestion? La gestion suppose un rapport sujet-objet, un sujet qui a de la maîtrise sur un objet. cela suppose un contrôle technique, physique sur la chose, et que la chose n'a pas d'autre sens que d'être soumise aux projets, aux préférences de son sujet. L'archétype de cette relation c'est la relation de propriété. Au nom de quoi on gère? Dispose-t-on d'un rapport de maîtrise? On parle de "maîtrise des risques", mais est-ce que le risque se maîtrise? Par défini¬tion, c'est un accouplement de mots dissonant.
- sur les instruments d'aide à la décision et les formes d'organisation : Les instruments ne sont pas malléables, applicables à toute forme d'organisation. Ils correspondent à une organisation en place, il y a donc la dimension du changement organisationnel qui doit être prise en compte dans le changement des instruments d'aide à la décision.

P. BLANCHER

Sur l'utilisation des études probabilistes dans les distances d'isolement des usines. Il y a eu une loi en 1987 qui avait pour but de donner des moyens et d'organiser la gestion des risques dans les sites proches des agglomérations urbaines. L'approche probabiliste a été rejetée. On a pré¬féré de considérer l'accident maximum, qui a des conséquences jusqu'à 1500 mètres autour de l'usine. P. Hubert dit que l'évaluation classique du risque maximal calcule des distances irréalistes. L'utilisation de l'analyse probabiliste permet de réduire ces distances à des proportions plus rai¬sonnables. Les élus s'appuyent sur les études (à Lyon, par exemple) et re¬jettent les études plus classiques de la DRID. C'est dangereux d'utiliser un outil pour amener le risque à des dimensions plus acceptables.




P. HUBERT

Ce que la DRIR appelle l'accident maximal crédible n'est pas,en général, l'accident maximal.

P. ROQUEPLO

C'est intéressant de ramener le concept de probabilité à l'acceptabilité. C'est un problème d'épistémologie important.

M. LAGARDE

Si les études probabilistes en France se développent peu, c'est parce qu'il n'y a pas de normes entre la DRIR et les industriels. Il doivent donc négo¬cier constamment. Le jeu des pouvoirs est d'autant plus compliqué que des acteurs plus nombreux interviennent dans la négociation.

J.P.GALLAND

L'usage des probabilités en France se diffuse lentement. La filiation entre le nucléaire et probabilités est claire. Comment traite-t-on les probabili¬tés en Allemagne, pour l'industrie chimique, par exemple?

P. HUBERT

On mélange quantification et probabilités. On avait le même débat il y a cinq ans sur la quantification des conséquences.

P. ROQUEPLO

Il y a cinq ans, on refusait le calcul économique dans l'environnement parce qu'on considérait que le respect de l'environnement ne pouvait pas entrer dans le calcul économique. Les mentalités ont évolué depuis. Pour faire des lois il faut quantifier.

M. LAGRANGE

Comment peut-on parler de probabilités non-quantifiées?
Sur "l'homme moyen" : il faut prendre en compte la rhétorique de la langue (par exemple : "la France ne participera pas... " il ne s'agit pas de la France, c'est une synecdoque).

P. ROQUEPLO

Il y a des conséquences graves de la réification de l'individu moyen, dans l'utilisation décisionnelle d'un certain nombre de résultats.

M. LAGRANGE

Il y a des glissements entre la probabilité d'accident et la question de la modélisation du comportement des hommes. Il ne peut y avoir de probabilité sans acceptabilité préalable, donc gestion du risque. Les pro¬babilités s'appliquent au risque non-maîtrisé, ce sont des spéculations à partir d'une ignorance.

P. ROQUEPLO

La probabilité de crue du Rhône n'est pas autre chose que la probabilité de crue du Rhône.

M. LAGRANGE

Le risque industriel n'est pas à mettre sur le même plan que le risque natu¬rel. De même qu'on ne peut pas appliquer à l'individu le calcul d'espérance mathématique accepté pour le risque industriel.

Y. CHICH

L'approche probabiliste reste, en effet, un objet de recherche, et ceci à deux niveaux :
1) Comment calcule-t-on la probabilité, et quelle est la fiabilité esti¬mable de ces calculs? Il faut multiplier les équipes, pour pouvoir comparer des résultats indépendants. C'est la seule validation possible des modes de calcul.
2) Le jeu de l'acceptabilité : qu'il s'agisse de l'individu ou de groupes (d'experts ou non) il faut distinguer finement les différentes relations au risque. On est dans un monde qui donne l'impression d'un académisme ex¬traordinaire, qui facilite constamment les glissements de sens.


Le débat se poursuit par une discussion contradictoire entre P. Roqueplo et M. Lagrange sur le caractère subjectif ou objectif du raisonnement proba¬biliste. Pour M. Lagrange, les probabilités sont un pari sur l'inconnu, une tentative de transformer l'ignorance quant à un événement en connaissance relative d'un événement plus ou moins probable. P.Roqueplo soutient que les probabilités proviennent d'une connaissance statistique sur les données, qui n'a rien de subjectif. Le débat reste ouvert, pour ce thème comme pour tous les sujets abordés lors de ces journées.

De nouvelles interrogations ont surgi sur les médias, l'opinion publique et les risques, sur l'interprétation du Facteur Humain, sur la définition des modes d'évaluation (dont l'évaluation probabiliste). Cette première réunion du GDR-SORISTEC a ouvert des voies à la réflexion qu"il faudra poursuivre au-delà des premières mises au point indispensables à tout début.
Le GDR continuera à se réunir en séance plénière ou par groupes de ré¬flexion autour des problématiques ayant suscité le plus d'intérêt.






PARTIE II. LE CHOIX POLITIQUE DES TECHNIQUES ET L’INCERTITUDE.
Structures d’opinions, valeurs, choix des objets de peur.

Acteurs institutionnels du risque
Y. CHICH, INRETS

Typologie des agents du risque

La présentation des agents du risque sera focalisée sur les agents de la gestion des risques.
Il y a un très haut niveau de complexité des rôles dans le domaine des risques. A divers titres ( risque technologique ou risque diffus) les indivi¬dus, les groupes, les institutions, sont corrélativement et à la fois des producteurs directs ou indirects de risques, des victimes potentielles, cibles de la réalisation des potentialités de risque, des détecteurs de risques (agents de la protestation organisée ou non), et enfin, des agents de gestion et de maîtrise des risques. Cette complexité des rôles explique l'ambiguïté fondamentale de la relation au risque.

I. La gestion des risques

Il y a trois niveaux à distinguer :

1) La connaissance des risques
2) La conception et la détermination d'une politique de prévention et de maîtrise
3) La gestion quotidienne des risques

1) La connaissance des risques

Toute gestion des risques repose sur l'identification des risques, sur leur dénomination. Autour de cette identification, il y a des processus complexes de qualification, de spécification, d'évaluation ou de quantification. Selon le cas, selon la perspective temporelle choisie (le court, moyen ou long terme) la situation sera plus ou moins soumise à controverses. On constate donc l'importance cruciale d'un bon repérage des ACTEURS et de leur rôle dans l'identification du risque.
Si l'administration des hommes et des biens naît avec le dénombre¬ment, l'identification du risque suppose la mise en place d'un appareil de saisie, de stockage et d'analyse de données qui est la manifestation con¬crète et obligatoire d'un programme scientifique de compréhension du risque. La gestion du risque passe par cette organisation méthodique d'une action d'étude et de recherche, d'observation, d'expérimentation et de mo¬délisation. Elle est le lieu privilégié d'un échange intensif entre recherche fondamentale et recherche appliquée.

2) Conception et détermination d'une politique de prévention et de maîtrise

La connaissance des risques est un élément parmi d'autres de la ges¬tion.Dès lors qu'il s'agit de politique de prévention, d'autres acteurs so¬ciaux interviennent, à partir d'une analyse plus directement politique du risque : analyse des enjeux, des implications directes ou indirectes, des formes et des contenus des actions, et du coût ( non seulement écono¬mique) de l'action de gestion.La politique de prévention et de gestion pla¬nifiée des risques exprime plus directement une vision des acteurs qui ap¬partiennent à la sphère économique et politique. La perspective temporelle particulière dans laquelle elle s'inscrit n'est pas clairement explicitée. Le flou dans le jeu du court terme et du long terme a un rôle en proportion des incertitudes et des facilités qu'il permet.
L'acteur politique ou économique joue un rôle-clé, dans la mesure où, consciemment ou non, il procède à des arbitrages, il privilégie une pers¬pective temporelle particulière, il procède à une hiérarchisation des risques et inconvénients, il émet un jugement de faisabilité ou d'opportunité sociale. Néanmoins, l'autonomie de l'acteur politique et éco¬nomique est relative ; en fait, il exprime par ses choix, la situation provi¬soire d'un champ de forces qui est en équilibre instable.
Le jeu du possible, exprimé par cette politique, s'inscrit-il dans une perspective cumulative, progressive (ambition, moyens mis en oeuvre, ca¬pacité de maîtrise des phénomènes), ou y a-t-il la possibilité de rétrac¬tion, de retour en arrière ? Cette question ouverte peut éclairer le jeu des acteurs sociaux et la signification des compromis qu'il passent.
Dans une société donnée, à la même époque, des niveaux de risque très dissemblables peuvent coexister, qui différencient fortement les techniques partiellement concurrentes. Par exemple, dans le domaine des transports, la sécurité offerte par le train, l'avion, la voiture n'est pas la même. A partir de la constatation de l'hétérogénéité des niveaux de risque, se pose la question suivante : jusqu'à quel point les acteurs sociaux pren¬nent-ils simplement acte de ces différences, jusqu'à quel point ne peu¬vent-ils s'en satisfaire et tentent-ils de les intégrer à une révision des politiques de gestion ?
La réflexion sur la gestion des risques est une réflexion sur l'action, en même temps qu'une réflexion sur l'édification des normes et de modèles de régulation dans une société.

3) La gestion quotidienne des risques

Dans le domaine de la production proprement dite (la production in¬dustrielle), de la santé, de la production des nuisances, il ne suffit pas de concevoir une politique. Il faut également pouvoir la suivre, et au besoin l'infléchir, et ceci jusqu'au niveau d'exigences en temps réel. Cette né¬cessité prend parfois la forme emblématique de notre société, de la "cellule de crise", qui doit se mobiliser en temps réel, dans l'urgence de la menace de la catastrophe.
On peut distinguer trois types de gestionnaires du risque dans la gestion quotidienne :

1. Les professionnels directement intégrés à l'appareil productif
2. Les contrôleurs techniques internes à l'organisation ou les contrô¬leurs techniques délégués de l'administration, dotés de tableaux de bord plus ou poins élaborés.
3. Les gestionnaires de crise proprement dits, placés sous l'autorité politique

On peut se demander s'il n'y a pas une progressive spécification de ces fonctions. Si tel était le cas, cette spécification induit une dynamique inégale, fluctuante mais constitutive d'un cahier des charges de la gestion des risques, en contribuant en même temps à l'édification d'outils, de concepts d'analyse et de suivi du risque.
Toute observation concrète montre que ces trois sphères, distinguées pour la clarté de la présentation, sont en réalité en permanente interac¬tion. Par exemple, une crise accidentelle va révéler les lacunes de la connaissance - ou les insuffisances de la politique de prévention. La diffé¬renciation des trois sphères correspond à des acteurs sociaux différenciés par leurs logiques, par leur articulation au temps et leurs modes d'intervention.Il n'y a pas d'harmonie pré-établie entre ces différentes étapes.

Remarques :

- sur la connaissance du risque : il faut prendre conscience du fait que les chercheurs ne sont pas dans la même situation épistémologique vis-à-vis de la saisie des risques. Il devrait y avoir la place, dans ce Groupement de Recherche, pour une réflexion sur les axes de différencia¬tion des chercheurs : recherche fondamentale/appliquée, analy¬tique/globale. Les outils, les moyens, la disponibilité à l'expérimentation varient avec les disciplines.
- on ne peut pas faire l'impasse sur l'analyse sociologique de l'organisation de la recherche sur le risque : quel type d'instituts, quelles unités, quelles instances interviennent dans la détermination des pro¬grammes ? Pourquoi ces inégalités de développement de la recherche sur le risque selon les domaines ?
- l'approche scientifique ne peut pas prendre de raccourci quant au mode d'administration de la preuve. D'où des différences de temporalité dans le mode de recours au doute systématique qui rendent problématiques les relations des acteurs de la connaissance entre eux, et avec les autres acteurs de gestion du risque.
- la réflexion sur l'expertise : il y a une nécessité absolue d'expertise dans la gestion des risques, et en même temps l'histoire indéfinie des avatars des experts.



Sur les acteurs de la planification et programmation des politiques de prévention :
- les acteurs de l'administration, le législateur, les agents écono¬miques, les agents financiers, de la production, de l'assurance font des politiques qui jugent de la faisabilité, de l'acceptabilité d'une action, dé¬finissent un échéancier, des critères d'appréciation, etc. De la loi à la ré¬glementation technique, en passant par l'incitation économique, les modes d'intervention peuvent être adaptés aux enjeux, aux réactions prévisibles et constatées. Le modèle de l'acteur dans ce domaine, c'est l'estimation du possible, du raisonnable, sur la base d'un compromis. Cet univers n'est pas celui de la connaissance et de la science. Il y a une tension permanente, qui explique le déficit chronique de satisfaction mutuelle des acteurs de la connaissance, d'une part, et des acteurs de la planification, d'autre part. Cette situation est inévitable. Le vrai problème réside dans l'insuffisance dans l'évaluation des politiques. Il ne s'agit pas d'un problème technique, mais d'un déficit de la réflexion critique sur la fonction d'évaluation.

Sur les acteurs de la gestion en temps réel :

- Dans l'appareil de production on perçoit l'émergence de conceptions "zéro défaut" qui touchent à la sécurité et au risque. Cette émergence montre la profondeur des mutations exigées par "l'assurance qualité" ; elle implique une plus grande connaissance du processus, l'interrogation sur l'organisation (souplesse, adaptation).
Plusieurs questions se posent quant à ces évolutions :
1. la question de l'évolution des techniques
2. la décentralisation/centralisation et la requalification des agents à ces différents niveaux
3. la question de l'intégration des problèmes de sécurité - mais aussi les dangers d'une intégration trop forte
4. l'évolution des systèmes d'aide à la décision
5. l'intérrogation sur la modification des rôles,des tâches, entre la machine et l'homme. Jusqu'à quel point pourrait-on souhaiter le pilotage automatique ?
6. le rôle des sciences humaines, en commun avec les technologies, pourrait s'avérer utile dans la lutte contre l'illusion technique, qui fonde les véritables entreprises de manipulation dans le domaine du risque.
L'exemple de la sécurité routière : depuis des années, on entend des promesses d'amélioration de la sécurité par un saut technologique dans l'équipement des voitures et des routes.Il y a derrière cette conception une part d'illusion technique.
Le comportement des acteurs du risque ne peut pas être compris sans le situer dans une dynamique plus globale, de la production du risque, per¬ception du risque (l'opinion), d'acceptation, de refus ou de délégation du risque.
Le risque est, à tous ses niveaux, socialement déterminé - surtout par les jugements émis sur le coût de son évaluation et de sa maîtrise. L'exemple de la sécurité routière est intéressant parce qu'il concerne à la fois la masse des citoyens et une multitude d'agents économiques (la pro¬duction automobile) et d'agents administratifs. Dans ce domaine, c'est l'action de sécurité, son coût, qui est l'élément discriminant permettant de positionner les acteurs les uns par rapport aux autres (positions idéolo¬giques,conflits). Le recensement et l'analyse des conflits sur l'action a un potentiel heuristique très important. Par une typologie des conflits on peut progressivement bâtir une typologie des acteurs, fondée sur l'identification des interactions, alliances,etc. Les gestionnaires du risque sont inégalement concernés par ces conflits. L'analyse des positions des acteurs gestionnaires du risque soulève quelques points critiques :

- Dans quelle mesure y a-t-il professionnalisation de la gestion des risques ? Quels problèmes entraîne la professionnalisation face aux ac¬teurs institutionnels ?
- le problème de la construction et du contrôle de l'information sur le risque (saisie, traitement, banques de données). Quel est le rapport à l'information des gestionnaires du risque ? C'est une question fondamen¬tale.
- éducation et culture du risque
Il y a un déficit frappant de l'éducation et de la formation sur le risque à tous les niveaux d'enseignement. Ce déficit est très dangereux, parce qu'il peut engendrer des fluctuations incontrôlables de l'opinion pu¬blique. Y a-t-il la possibilité d'une éducation visant une promotion de la culture du risque et de la gestion des risques ? Cette question concerne les acteurs de la formation professionnelle et intellectuelle, les acteurs de l'information et de l'administration.
- une critique et une clarification de la notion d'évaluation est indis¬pensable
Le progrès nécessaire dans la reconnaissance des rôles des diffé¬rents acteurs de la gestion des risques. Le professionnalisme croissant, l'accès à l'information, la culture du risque, l'exigence de clarté par rap¬port à l'évaluation sont, en réalité, les conditions d'une reconnaissance progressive et mutuelle des acteurs de la gestion des risques.

Débat à la suite de l'exposé d'Yvon Chich

P.ROQUEPLO

A propos de la technique et de l'éducation :

Un point très intéressant serait la prise de conscience de la sophis¬tication et de l'entremêlement des techniques, et de la fragilisation qui en résulte. Les militaires font une lecture de l'ensemble de l'appareil des in¬frastructures du point de vue de sa vulnérabilité. Dans une réflexion sur le risque, une lecture stratégique peut être très éclairante. Par exemple, le grand central téléphonique dans toutes les administrations françaises dé¬pendent se trouve au dessous du niveau de la Seine, sous les Tuileries. C'est un élément de fragilisation politique. Il y a une angoisse latente dans notre société du fait d'un sentiment, très répandu, d'une très forte fragili¬sation. Les techniques font système, elles ne sont pas isolées. Dans le cas du tunnel de Nice, dès que le système entrée-sortie est bloqué, les blo¬cages suivent en série. Souvent,dans les scenarii d'accident, on ne tient pas compte de ces interdépendances.
- Peut-il y avoir une culture du risque ? Un premier aspect : ré-ac¬cepter de se retrouver dans des conditions qu'il faut accepter et maîtriser. L'expérience de la haute montagne, de la varappe, est une école à rencon¬trer le danger et à éliminer le risque. Il y a une négociation quant aux risques qu'on accepte de prendre.
Deuxième aspect : nous vivons, de par la formation scientifique qui est dispensée, dans un monde complètement assertorique. Un professeur de physique à Bordeaux fait une expérience passionnante : à tous ses élèves de seconde il demande en deux jours de réaliser leurs travaux pratiques, sans les assurer de la faisabilité des expériences. Il les met ainsi dans un cli¬mat d'erreur, qui est le climat réel de la recherche. Jadis, les exercices pratiques en classe de seconde servaient à former des thuriféraires de la science, alors que la fonction concrète des expériences est, au contraire, de tester une hypothèse, de trouver des solutions dans le faux. La re¬cherche scientifique se bat avec l'erreur. Malheureusement - et les mathé¬matiques modernes y jouent un rôle en supprimant l'intuition et l'inventivité pour les remplacer par l'obéissance" à l'algorithme - on a transmis, à l'école, une culture apodictique. Une telle culture rend très difficile la confrontation à l'incertitude. Or, l'incertitude est un des grands aspects du risque. Notre système d'éducation ne met pas les gens en situa¬tion incertaine, où on se confronte à l'erreur, au faux, au doute et où on bâtit une méthode. Le doute n'est pas méthodique. Ce qui est méthodique, c'est la manière de résoudre le doute. L'enseignement scientifique a évacué le doute. Lorsque les gens se trouvent confrontés au doute ils ne savent pas comment le résoudre.
Le doute est déjà une effraction, une critique, une mise en question - alors qu'il est la méthode pour sortir de l'incertitude. L'expertise en ma¬tière de risques est bloquée parce que le public demande des certitudes. Or, on ne peut pas, face au risque, avoir une réponse autre que probabiliste. Est-ce qu'une réponse probabiliste est exportable dans une opinion publique formée de façon assertorique ? Si on dit que ce n'est pas absolument cer¬tain, l'opinion conclut que le risque est, au contraire, probable.




F. ZONABEND

On fait constamment des glissements sémantiques. De la culture du risque, à la culture du doute, le passage n'est pas automatique. Dans notre société, une extraordinaire culture du risque est montrée à travers la té¬lévision, dans l'exaltation des risques extrêmes.Il y a une étude à faire sur ce qu'est la culture du risque, dans une société dont l'actualité est l'admiration béate du risque. On ne peut pas introduire, de manière volon¬tariste, une culture. Il faut prendre en compte l'état actuel du risque dans nos sociétés. La recherche du risque, le jeu du risque valorisés sont de choses qu'on ne peut pas ignorer.

A. OUDIZ

Il est coutumier, dans le domaine des risques industriels,de classer les risques en risques subis, imposés, collectifs, et le risque individuel, perçu comme émanant d'une décision personnelle (par exemple la mon¬tagne). Pourquoi accepte-t-on cette catastrophe ordinaire des dix mille morts par an sur la route, alors qu'on ne supporte pas le risque, assez peu probable, de l'accident industriel ?

F. ZONABEND

Parce que les morts ne sont pas tous les mêmes. Derrière le nu¬cléaire, il y a un imaginaire, une symbolique, liée à l'origine du nucléaire, la bombe atomique.

D. DUCLOS à Y. CHICH

Qu'est-ce que vous entendez par "dérapage vers une intégration trop forte" ?

Y. CHICH

L'état très insatisfaisant de la recherche sur le risque, des organi¬sations, de la gestion elle-même, a abouti à la recherche d'une plus grande intégration de la gestion du risque. Les acteurs multiples qui doivent in¬tervenir sont très peu coordonnés. Lorsque l'on réalise l'intégration en don¬nant à un acteur les moyens d'intervenir on paye un certain prix : le risque d'identification de l'inattendu, de ce qui n'était pas anticipé. L'intégration est à la fois une nécessité de valorisation, et, dans la gestion quotidienne, une prise de conscience d'un autre type de risque. Par exemple, l'évolution récente des chefs de quart en centrale nucléaire, dans la salle de contrôle, qui sont doublés par les ISR (ingénieur de la sécurité et la radioprotec¬tion). Les ISR, sur la base des mêmes données, émettent un jugement paral¬lèle.

M. HEINZ

Le terme de pouvoir est important, parce qu'il concentre tous les problèmes abordés. La séparation des pouvoirs n'est pas respectée dans les institutions qui se trouvent, en cas d'accident, à la fois juge et partie. Il y a en France des corps constitués de gens qui s'entendent très bien entre eux (du moins à la SNCF). Par exemple, le corps des Ponts au Ministère des Transports. La gestion des risques dépend de la forme de démocratie en vi¬gueur : l'acceptation de contre-pouvoirs autonomes, d'institutions qui ont le droit et les moyens de critiquer les mesures prises. La solidarité des corps d'école est un problème pour la démocratie. Que pèse la citoyenneté dans des situations dont tout contrôle lui échappe ?

P. ROQUEPLO

la même analyse s'applique à l'environnement. Le recrutement des élites industrielles, la perméabilité de ces élites à des conditions con¬crètes et quotidiennes de l'existence de risques pour l'environnement est un problème culturel essentiel. Il y a aussi cette culture française du "coup". La modernité industrielle en France est encore perçue par les élites comme la réalisation de prouesses. En Allemagne, la modernité industrielle réside en grande partie dans son acceptabilité sociale. Cette différence culturelle se manifeste dans le dédain des grands industriels français de l'énergie pour cette Allemagne "arriérée". Le mode de gratification des élites françaises est dans le risque en tant que prouesse. Celui qui ose mettre en doute les productions des élites est dédaigné par la caste "scientifique".

F.ZONABEND

Cela rejoint le problème de la place du chercheur. A l'intérieur même des sciences humaines, celui qui ne fait pas de la haute théorie est mé¬prisé. Les productions des chercheurs en sciences humaines sont constam¬ment mesurées à l'aune de la "scientificité". Qui sont les juges ? Il faut aussi avoir une vision auto-critique de notre propre discipline.

Y. CHICH

Un débat sur les problèmes d'évaluation a été initié par Philippe Lazare.

D. DUCLOS

Une sociologie des corps, de la structuration des élites en France devrait se faire de manière très détaillée, pour prendre en compte tous les aspects de ce thème compliqué.

P. ROQUEPLO

On ne peut pas travailler sur le contrôle de la technologie sans tra¬vailler sur le monde qui le contrôle.

D. DUCLOS

On ne peut pas se contenter d'une épistémologie du ressentiment à la Bourdieu. Qu'est-ce que le système des élites français, pourquoi au Japon c'est différent ?

P. ROQUEPLO prépare un texte d'ethnologie des cabinets ministériels, du fonctionnement de la prise de décision dans le domaine du risque (les contraintes normatives, les groupes de pression).

M. HEINZ

Sans faire une étude très générale sur le fonctionnement des corps, il est tout à fait possible d'analyser la constitution des différentes com¬missions mises en place suite à des accidents.

D. DUCLOS

On peut juger moralement de la légitimité de ce type de pouvoir. Mais le pouvoir est aussi dans l'ordre de l'interlocuteur, de l'interaction. Le pou¬voir n'est pas univoque. Celui qui détient le pouvoir négocie avec des inter¬locuteurs qui lui demandent de respecter ses engagements, ses responsa¬bilités.

J.P. GALLAND, Ministère de l'Equipement
(sur l'intervention de M. CHICH)

Les gestionnaires du risque et les gestionnaires de la crise ont été évoqués, mais il n'a pas été question de la population elle-même, qui est acteur dans la gestion du risque. On se limite à en parler en termes de "culture du risque", ou d'éducation.Les recherches sur la catastrophe de Nîmes ont montré que, s'il y a eu aussi peu de victimes, c'est dû à la popu¬lation qui a eu une réaction d'acteur en situation de danger (cf. le livre de D. Duclos sur les travaux de Disaster Research Center de Washington).

P. HUBERT, CEA

La fonction de planification dont a parlé Y. Chich est évacuée au fur et à mesure, pour que la régulation du risque soit faite directement à l'intérieur de la gestion quotidienne. L'évaluation devient un outil dans l'entreprise (par exemple la dosimétrie dans les centrales nucléaires),la doctrine devient extérieure et se limite à donner des règles. L'évaluation sort du domaine scientifique pour devenir des petits logiciels utilisés dans l'entreprise. La planification abandonne la réflexion globale sur l'acceptabilité des risques, pour se limiter à quelques règles d'action. Ainsi, tout finit par être du ressort de la gestion quotidienne. Pour les routes, c'est la DDE qui prend les décisions, dans le nucléaire ou la radio¬protection, la gestion des risques se fait aussi lors de la préparation d'un chantier.
Sur les conditions de production du savoir :
Y. Chich a abordé des questions d'épistémologie et d'éthique. Des tra¬vaux ont été entrepris aux Etats-Unis il y a une dizaine d'années, qui ont abouti à un rapport de l'Académie des Sciences américaine sur la façon dont auraient dû travailler les gens qui pratiquaient l'évaluation. Ce travail était insatisfaisant parce qu'il ne tenait pas compte de la façon dont sont produites les connaissances. Ce sont des pistes que l'on peut reprendre, en sachant que le champ n'est pas vierge. Les gens qui font de l'évaluation ré¬fléchissent sur des questions comme "l'approche conservative". L'approche conservative s'intéresse aux principes, à la philosophie incorporée ou ex¬plicite des calculs de base.

D. DUCLOS

Il existe, en effet, un stock d'enquêtes sur les milieux profession¬nels, en particulier aux Etats-Unis (sur le risk establishment).

M. LAGARDE

Le risque a, de plus en plus, un rôle d'outil et de régulateur de rap¬ports de pouvoir à tous les niveaux. L'analyse des conflits est à resituer par rapport à la discussion sur le pouvoir. Plus le risque devient lointain (effet de serre, par exemple), plus les rapports de pouvoir des acteurs im¬portants, des décideurs, deviennent significatifs. le risque devient, à tous les niveaux, un des systèmes les plus forts d'engagement de conflits et de tentatives de rapports de pouvoir pour tous les acteurs ( pouvoirs publics, syndicats). Cela expliquerait les différences entre les morts des accidents de la route et les éventualités, dans vingt ans, d'autres risques.

P. ROQUEPLO

Il serait tout à fait intéressant d'étudier le marché politique du risque. Cela met en cause certaines prérogatives de l'Etat, c'est donc un enjeu politique. Pour les syndicats, c'est aussi l'occasion d'établir de nou¬veaux rapports de pouvoir (les réglementation, le financement, le contrôle, etc).




FAUT-IL QUE LES ACCIDENTS TECHNOLOGIQUES
SOIENT IMPUTABLES ?

par Ph.ROQUEPLO
Directeur de recherche au CNRS


PARTIE III. LE RISQUE DES MEDIAS.
Changement climatique et medias : essai de comparaison internationale

Christine DASNOY & Marc MORMONT
Fondation Universitaire Luxembourgeoise (Arlon, Belgique)

Le rôle de la presse dans l'institutionnalisation de l'environnement est ici étudié sous l'angle du traitement de l'information. Quand des accidents ou des catastrophes surviennent, les media en rendent compte : ce sont là des faits dramatiques qui font l'actualité. Il a déjà été observé (Mazur, 1894) que le traitement même des accidents par la presse était éminemment variable : certains restent inaperçus, et si d'autres prennent une grande importance, c'est probablement parce qu'un "climat" s'est créé par avance, constitué à partir de toute une série de faits qui forment un contexte dans lequel l'accident prend du sens, dans lequel il devient un évènement et un fait public, c'est-à-dire qui requiert une attention du public et une action des pouvoirs publics. Comment se constituent ces contextes, et quel est le rôle de la presse à cet égard ? Et qu'en est-il de tous les problèmes d'environnement qui ne donnent pas lieu à de tels évènements dramatiques ? Ces questions reviennent à s'interroger sur le traitement de l'information environnementale dans les medias, et cette question importe d'autant plus que, ces problèmes ne surgissent pas de l'expérience quotidienne, mais procèdent d'une information scientifique et technique et de politiques publiques qui doivent être médiatisées vers les citoyens pour accéder au statut de question "publique".

La comparaison internationale est ici une démarche heuristique. Cette approche s'explique au départ par l'évidence - acquise dans l'expérience d'un enseignement à un public plurinational - de divergences nationales profondes dans la perception des questions d'environnement, de leur urgence ou des priorités d'action. Ces différences de "sensibilité" de l'opinion publique à l'environnement ne font guère de doute, mais à quoi peuvent-elles être attribuées et que signifient-elles ?

En comparant cinq quotidiens , on peut tâcher de donner un éclairage original des modalités selon lesquelles des questions d'environnement deviennent une préoccupation pour l'opinion. C'est que, indépendamment des limites imposées par le choix d'un nombre limité de journaux (un par pays), par la période limitée de comparaison (six mois), la comparaison doit permettre de discerner l'importance du contexte dans l'ampleur et les modes de traitement de l'information sur l'environnement.

L'environnement est-il constitué comme "problème" ?

Une première approche du traitement de l'information dans ces cinq quotidiens permet de faire l'hypothèse que l'environnement n'est pas constitué de manière homogène comme problème.
Une approche quantitative - l'indicateur étant ici le nombre d'articles consacrés à des questions d'environnement - indique immédiatement des écarts importants à la fois dans le volume global de l'information et dans les thématiques les plus importantes.
C'est ainsi que Le Soir par exemple est, parmi les cinq quotidiens, celui qui consacre le plus grand nombre d'articles à l'environnement, mais cette ampleur est liée à deux phénomènes particuliers : d'une part la période considérée voit le gouvernement régional wallon mettre en place un plan de gestion des déchets qui est proposé à la consultation publique; d'autre part ce journal, qui est le principal quotidien national francophone, met en place, à ce moment, une stratégie de couverture "régionale" qui acccorde une place plus grande à la vie des sous-régions. L'ampleur de l'information sur l'environnement dans le Soir durant cette période s'explique alors très bien par la rencontre de ces deux ordres de faits, car la consultation publique entraîne de nombreuses polémiques et réactions locales sur la localisation des décharges ainsi que sur les techniques de traitement par incinération.

Cet exemple parmi d'autres - on pourrait aussi citer l'importance que prend la protection de la nature pour El Pais et qui est liée à des conflits autour d'un parc national - suggère que, dans les quotidiens étudiés, les questions d'environnement, bien que souvent traitées dans le cadre d'une rubrique "société", sont des questions largement conjoncturelles.

Ceci indique également que le traitement de l'information résulte en bonne partie de la rencontre entre une stratégie de presse d'une part et, dans ce cas ci, une stratégie politique, une initiative des pouvoirs publics qui instaurent un débat public qui se démultiplie en une multitude de conflits locaux et de prises de positions diverses. Dans l'article déjà cité plus haut, Mazur souligne également que le traitement médiatique de l'accident de Three Miles Island a résulté de la convergence d'un climat créé depuis plusieurs années par la crise de l'énergie d'une part et par l'intérêt proprement journalistique que des journalistes avient pu trouver à traiter cette question. Enfin certainement les groupes de pression ou plus simplement des groupes de citoyens constituent un autre facteur général de prise en compte par la presse. Cette convergence produit un effet d'amplification du débat qui nous paraît typique du rôle que joue la presse à l'égard de l'environnement.

Toute comparaison quantitative est donc limitée par le fait qu'elle ne fait qu'enregistrer - sur une période donnée - de telles convergences conjoncturelles telles que les journalistes, selon leurs stratégies propres, peuvent en rendre compte comme d'une question publique. Cependant il est intéressant de se demander comment la presse rend compte des problèmes d'environnement, comment elle en rend compte, dans quelle perspective et dans quel langage elle les reconnaît comme questions publiques

Il nous paraît alors pertinent de concevoir le traitement de l'information sur l'environnement comme un processus de constitution d'une scène - qu'on apellera scène médiatique - : parler de scène nous paraît pertinent en ce sens que ce qui se donne à lire dans la presse c'est un ensemble de faits dont la logique est celle d'un histoire, d'un scénario où différents acteurs viennent jouer un rôle et constituer, par leurs interactions, leurs discours et les actions qu'ils entreprennent, la trame même du problème. La fonction de la presse apparaît alors comme une fonction de "mise en scène" c'est-à-dire de traduction et de représentation : elle est une scène où des acteurs déploient des stratégies, et comme telle, elle n'est ni un reflet, ni une cause de l'opinion publique, mais une part spécifique - c'est-à-dire exerçant ses effets propres, et ayant ses règles propres - du processus de formation d'un débat public qui la suppose mais qui ne s'y réduit pas. A titre provisoire et méthodologique on va donc considérer le contenu de la presse - l'information fournie par les journalistes - comme une mise en scène d'un débat ou d'une scène qui se déroule ailleurs , sachant bien entendu que l'information journalistique constitue elle-même un élément du débat.

Ces exemples indiquent d'ailleurs le double niveau auquel la presse intervient pour contribuer à l'institutionnalisation d'une question d'environnement comme question publique. La presse n'a généralement pas l'initiative, elle rend compte d'un débat qui s'alimente tantôt d'une initiative publique, tantôt de l'action des groupes de pression, le plus souvent des deux, et c'est le contexte créé par ces actions qui peut événtuellement donner du relief à un accident et en faire des situations exemplaires. Il y a donc une scène socio-politique, avec sa conjoncture, son rythme et sa dynamique propre. D'autre part la presse, dans la manière dont elle rend compte, tend à configurer ce débat, et elle le fait à la fois parce qu'elle a son propre langage de présentation des faits, parce qu'elle hiérarchise les sources et les informations et vraisemblablement aussi parce qu'elle est l'objet de stratégies de la part des "sources" pour qui l'accès aux medias est une manière d'infléchir le débat public. Quand un problème devient une question publique, la presse est un espace d'affrontement, un des terrains d'une lutte qu'il faut pourtant se garder de considérer comme l'unique lieu de débat.

La question du changement climatique est à cet égard une question très particulière. Elle comporte des incertitudes qui placent les scientifiques au coeur du débat, mais aussi elle n'est pas une question où la dynamique de la protestation des victimes peut jouer un rôle. Elle ne donne lieu ni à accident ni à dramatisation. Par contre, elle concerne avant tout les relations internationales et comme telle elle permet mieux une comparaison internationale. Pendant la période considérée, elle est un problème d'actualité. Devient-elle une question publique et selon quelles voies ?

Comment la question du changement climatique est-elle traitée par ces cinq quotidiens durant cette période ? Les différences sont évidemment quantitatives, en termes de volume de qualité et de variété de l'information, mais ces différences apparaissent moins comme un effet direct des politiques des quotidiens que précisément comme un effet dérivé de l'état du débat dans chacun des pays considérés. La différence est d'abord qualitative et relève d'une configuration différente de la scène dont la presse rend compte.

1. Le traitement de l'information

Le traitement de l'information sur la question de l'effet de serre bénéficie fortement de la dynamique du problème durant la période considérée : entre avril et octobre 1990 se déroulent une série d'événements liés entre eux, qui constituent un réel scénario. Dès lors qu'un journal couvre réellement cette question (Times, F.A.Z. et, dans une certaine mesure, El Pais), il y a évidemment une certaine cohérence dans le suivi. On peut résumer les manières différentes de traiter l'information en soulignant les différences dans le schéma suivant :

The Times F.A.Z. El Pais Le Soir Le Monde

N = 30 35 28 22 7

temporalité suivi continu suivi information suivi occasionnel
des événements + information et suivi partiel

approche débat politique débat polit. politique politique politique
national internat. internat. internat. internat.

articles de fond
- pédagogiques 0 7 1 2 0
- politique 1 2 0 0

priorités sciences débat polit. débat polit. débat polit. politique
débat scientif. économique
débat polit.

controverse oui non peu non non
scientif.

position appui appui partiel critique -
nationale critique s.o.

méthode controverse - - - -


La continuité de l'information est évidemment liée à la quantité d'information, sommairement mesurée en nombre d'articles. Mais ceci ne fournit qu'une faible indication de la manière dont l'information est fournie et qui s'explique sans aucun doute à la fois par le style du journal, par la conjoncture nationale et par le fait que le journal accorde ou non une priorité aux questions d'environnement (notamment un journaliste spécialisé, une rubrique régulière).
Il est clair que le Times et F.A.Z. ont en commun de considérer cette question d'environnement comme prioritaire, mais leur approche est très différente : le Times se centre sur le débat politique national et international, mais accorde une place importante à différentes opinions scientifiques qui conditionnent les décisiuons possibles, laissant ouvertes un certain nombre de questions et ouvrant ses colonnes à des propos hérétiques par rapport même au soutien qu'il accorde implicitement à la position britannique : il procède presqu'uniquement en donnant la parole aux acteurs, en citant toutes les propositions, mais en investiguant aussi la littérature scientifique. Le débat est donc central et le traitement de l'information consiste à faire état de toutes les positions et prises de positions dans le champ pratique comme dans celui des experts.
Au contraire, F.A.Z. ne laisse percer aucun doute sur la réalité de l'effet de serre, ni sur les mesures à prendre et leur urgence (pour lesquelles il trouve même la position allemande trop faible), mais le centre du débat n'est pas pour lui scientifique, il est économique et politique. L'évidence de l'effet de serre lui fait consacrer plusieurs articles à la pédagogie du phénomène, tout comme il donne écho à tous ceux qui pensent que l'avantage économique est à ceux qui agissent vite.
Cette différence entre les deux journaux est-elle due à un effet de conjoncture, au style habituel des journaux, et notamment par exemple à l'importance plus grande des questions économiques dans F.A.Z. alors que le Times est plus "politique" ?
Il paraît plus vraisemblable de croire qu'en Allemagne, la perception du lien entre écologie et économie est nettement plus accusée même qu'en Angleterre, car les rubriques économiques du Times n'abordent pas ces questions. Tout se passe comme si les questions écologiques étaient en Allemagne évidentes, alors qu'elles sont polémiques en Grande-Bretagne, directement liées aux questions industrielles là, et plus liées aux questions de nature, de consommation ici.

El Pais est un cas particulier. Il accorde une importance certaine au sujet en dépit de l'absence de tout débat national ; il aborde le problème surtout sous l'angle des conséquences sur le développement, adoptant une attitude favorable aux PVD par rapport aux U.S.A., attitude qui correspond aussi à la position de l'Espagne dans la C.E.E., et il ouvre le débat politique du développement en ouvrant ses colonnes à M. Tolba. Dans sa manière de traiter l'information, il offre ainsi volontiers ses colonnes à des personnalités qui peuvent y exposer leurs points de vue. L'information scientifique est traitée à travers un article pédagogique, écrit par un physicien, mais le journal cite souvent des spécialistes étrangers, des études anglaises ou américaines. Et en l'absence de débat national, il cite souvent les groupements écologistes et souligne les enjeux économiques. De cette manière, El Pais semble avoir une approche très suivie de la question, et plusieurs articles s'enchaînent logiquement. On peut donc parler d'un réel traitement de l'information, même si la position d'El Pais tend à donner des arguments à la position espagnole (discrète mais ferme) dans le débat international.

Le Soir accorde apparemment aussi une importance significative au thème, ici aussi en l'absence de débat national, le journal se contentant de souligner la timidité traditionnelle des positions belges dans le débat international sur l'environnement. Bien que le suivi des événements internationaux soit moins sûr que dans les cas précédents, le journal belge joue sans doute une carte plus pédagogique, d'une part en donnant un écho aux positions écologistes (Greenpeace), d'autre part en accordant une place aux aspects scientifiques. On y trouve par contre à une ou deux reprises des positions affirmées quand un article est signé par une journaliste "engagée" (spécialisée en environnement et primée comme telle). La dimension économique est absente de son traitement de la question, ce qui laisse penser que cette question n'est suivie que de manière occasionnelle ou superficielle mais avec une attitude généreuse, à forte connotation éthique.
Ces remarques laissent à penser que, dans une situation où c'est la politique internationale qui crée l'événement, l'absence de débat politique (national) et la méconnaissance des enjeux économiques laisse au journaliste un espace pour aborder le problème d'une manière moins politique, donc plus éthique et, comme on le verra, plus proche des mouvements écologiques.

Quant au Monde, il accorde tellement peu d'importance au problème qu'il est difficile de parler d'un réel traitement de l'information : plusieurs événements sont passés sous silence, l'information se limite à la conférence de Londres, à la réunion de l'IPCC et à une rencontre à Paris. Comme dans Le Soir, en l'absence de tout débat national, il n'y a que la référence à Greenpeace pour laisser croire que le journal est favorable à une action positive, dont par contre, plusieurs autres articles laissent penser au lecteur que la France est partie prenante en en ce domaine, au plan scientifique et économique.

Même si on distingue quelques différences de traitement de l'information ou de politiques éditoriales dans les cinq quotidiens - El Pais plus pédagogique, FAZ plus orienté vers les questions économiques -, on peut conclure enpremière approche que l'information relative à l'effet de serre varie principalement en fonction de la résonance que cette question obtient dans chacun des états. Si la presse en rend compte c'est d'abord en fonction d'un débat public dans lequel la question s'inscrit, débat dont les coordonnées - essentiellement politiques comme on va le voir - varient d'une conjoncture nationale à l'autre.

2. La scène internationale du changement climatique : une dynamique politique.

La richesse relative de l'information sur le changement climatique durant cette période est essentiellement liée aux événements constitués par les rencontres internationales consacrées à l'effet de serre et la couche d'ozone. Il est ainsi évident que le moteur de l'information sur cette question, c'est la politique internationale. La période considérée est fertile en événements de cette nature : conférence de Bergen, conférence de Londres, réunion des sept puissances économiques à Houston et réunions européennes les préparant constituent les événements politiques principaux, entre lesquels s'intercalent des conférences scientifiques ou d'experts qui ne prennent du relief que par rapport aux négociations politiques elles-mêmes. Ce sont ces événements qui rythment l'information dans la mesure où ces rencontres sont des lieux où apparaissent des conflits d'intérêts et d'idéologie - bref des conflits politiques - qui forment le coeur de l'information. L'information sur le changement climatique est directement liée au déroulement d'une actualité politique internationale, au point qu'il y a un certain déplacement de l'enjeu puisque dans ces négociations internationales, ce qui prime dans la discussion et les prises de positions, ce sont les mesures à prendre, leur coût et leur impact économique pour les différents pays, voire les enjeux politiques (Mme Thatcher soudainement championne de l'environnement) des prises de position de tel ou tel acteur.

Cette scène politique du changement climatique est présentée de manière assez homogène quant aux acteurs qui interviennent et quant à leurs positions.
Le président Bush comme défenseur de l'immobilisme, certains ministres nationaux de l'environnement comme défenseurs des positions européennes (M. Töpfer) aux côtés de M. Ripa de Meana, M. Tolba comme défenseur des PVD dans ce débat sur le transfert de technologie et son financement, Mme Thatcher comme défenseur d'une action mais jouant son rôle d'intermédiaire avec les U.S.A. On peut d'ores et déjà signaler que les personnalités politiques ont évidemment d'autant plus d'importance qu'elles sont celles du pays auquel appartient le journal : dans le cas du Monde, du Soir ou d'El Pais, la présentation est plus neutre et les acteurs sont des institutions plus que des personnages politiques.

Face à ce jeu politique, seuls les groupements écologistes interviennent comme réels opposants qui, par l'organisation de rencontres parallèles aux réunions internationales, viennent rappeler les enjeux fondamentaux de cette discussion. C'est singulièrement Greenpeace et les Amis de la Terre qui viennent avertir des conséquences catastrophiques d'un changement climatique et insister sur l'urgence des mesures à prendre, ainsi que sur l'insuffisance des résultats des conférences scientifiques ou des positions nationales de tel ou tel pays. Leur intervention est souvent l'occasion pour les journaux de donner la parole à des scientifiques plus engagés sur la question.

La prédominance de cette dynamique politique dans l'information se vérifie dans les constats suivants qui valent généralement pour tous les journaux étudiés.

- Le rythme de l'information est celui des rencontres internationales, c'est-à-dire que l'information est en grande partie donnée à l'occasion des événements de politique internationale que sont les rencontres politiques ; et c'est par rapport à celles-ci, dans la grande majorité des cas, que l'information scientifique est présentée au lecteur.

- Les acteurs principaux sont donc les acteurs politiques, et les scientifiques n'interviennent la plupart du temps que dans la mesure où ils apportent des arguments à l'une des positions politiques en présence. D'ailleurs, la plupart des scientifiques cités sont généralement des experts, au sens de scientifiques désignés et reconnus comme des scientifiques mandatés par le pouvoir politique et répondant aux questions posées par lui. Les scientifiques indépendants (non désignés comme experts) sont plus rarement cités et ne le sont que :
- s'ils prennent des positions nettes quant aux décisions politiques à prendre;
- s'ils interviennent à la demande d'organisations écologistes dans le cadre de rencontres ou de manifestations d'opposition;
- ou plus rarement si ce sont des scientifiques dotés d'une forte légitimité (prix Nobel).

L'acteur scientifique est donc largement un acteur subordonné en ce sens que son intervention (qui se solde par une information scientifique nouvelle ou plus complète) est conditionnée par le débat politique; en ce sens aussi qu'il y a un privilège accordé aux "experts" par rapport aux scientifiques ; en ce sens enfin que la controverse scientifique, la discussion scientifique n'émerge dans l'information que si elle reflète ou redouble la controverse politique. La conférence de Sundsvall en est un bon exemple : en fonction de la controverse U.S.A. - Europe, cette conférence se soldera par une non-réponse puisque la discussion se terminera sur un consensus quant à la réalité du risque, mais sur un silence quant au rythme du changement, ce qui était de nature à laisser la querelle ouverte. Dès lors, plusieurs journaux (The Times, El Pais) donneront des informations sur cette controverse, mais peu d'informations réelles sur la controverse scientifique elle-même. N'expliquant guère pourquoi la controverse scientifique a lieu - on sait qu'elle porte sur la capacité à prévoir les effets à terme - ni pourquoi elle se solde sur une non-décision, la plupart des journalistes en conclueront que la conférence a été décevante (Le Monde) et que l'opinion publique est "malmenée dans ses angoisses", bref par une certaine dévalorisation de la controverse scientifique.

En résumé, on pourrait dire que non seulement l'information scientifique est conditionnée (dans son rythme et son contenu) par les controverses politiques, mais que, de plus, elle est traitée sur le même mode que l'information politique, à savoir comme un débat entre des positions opposées (auxquelles on donne éventuellement la parole) mais dont on est déçu qu'il ne débouche pas sur un compromis consensuel au bon moment. Tout se passe donc comme si le scientifique étant l'objet d'une attente d'arbitrage face aux divisions politiques, la déception (des journalistes et commentateurs ) se traduisant par une réduction de l'information plutôt que par une recherche et une information journalistique plus fouillée.

Les acteurs économiques forment la troisième source d'informations car ils interviennent - généralement au niveau national - dans l'évaluation des conséquences économiques des mesures qui pourraient être prises pour lutter contre les émissions de CO2 ou limiter l'usage des CFC. Ces acteurs ont accès à la presse essentiellement par le biais de manifestations organisées par des associations industrielles sectorielles ou des associations professionnelles qui discutent des moyens techniques et des conditions économiques entraînées par des mesures de limitation des émissions. On ne s'étonnera pas de ce que ces manifestations sont les plus fréquentes en Allemagne et que la Frankfurter Allgemeine Zeitung (F.A.Z.) en rende compte. Mais El Pais rend compte aussi de réactions de secteurs de l'industrie espagnole qui insistent sur l'impact pour eux d'une croissance du prix de l'énergie. La fonction de ces comptes-rendus qui concernent des manifestations qui ont toutes une portée nationale (on ne relève aucune prise de position de secteurs industriels transnationaux) peut être considérée comme celle de légitimer, de manière générale, les positions adoptées par les autorités nationales dans le débat, ou alors simplement de mettre en évidence les conséquences sectorielles ou locales des mesures à prendre. On ne relève en fait aucune opposition explicite entre les groupements écologistes et ces acteurs économiques (ceux-ci n'intervenant jamais comme opposants), mais ils jouent un rôle similaire : autant les groupes écologistes sont sources d'informations de nature à alerter sur le risque mondial, autant ils pressent les autorités d'agir vite (proches en cela des scientifiques indépendants) au plan international, autant les acteurs économiques sont là pour rappeler la dimension économique et conforter les positions nationales.

3. L'articulation de la scène nationale et de la scène internationale

Cette configuration générale de la scène du changement climatique se spécifie selon les quotidiens. Mais les différences de journal à journal, avant d'être liées à leur "opinion" ou à un mode différent de traitement de l'information, apparaissent d'abord comme imputables à une articulation différente de la scène nationale à cette scène internationale. Il nous semble en effet possible de repérer des "scènes nationales" dans la mesure où la scène, ce ne sont pas seulement les acteurs, mais aussi les rôles et le scénario.

Ainsi est-il d'abord évident que l'importance accordée à ces questions par les différents journaux est en relation étroite avec l'importance du sujet dans le débat national (dans le jeu politique national), lui-même lié à l'importance du rôle joué par le pays dans le débat international. Ainsi n'est-il pas étonnant que le F.A.Z. et The Times ont la meilleure couverture de ces événements : d'un côté l'Allemagne a fait le choix de se positionner en leader international, souhaitant des mesures rapides et des délais de réduction du CO2 et des CFC plus courts que ses partenaires européens ; ce rôle pionnier de l'Allemagne est soutenu par un débat politique (avec les Verts et au sein d'une commission du Bundestag) et par une attitude active des industriels allemands (fédération des industries, industrie automobile, association des ingénieurs), le journal pouvant d'ailleurs souligner les avantages de marché que cette attitude résolue peut procurer à l'industrie ; d'un autre côté, le Royaume-Uni connaît un débat écologique intense avec une pression certaine des écologistes et du Labour : le gouvernement - qui élabore simultanément un plan pour l'environnement - cherche à se faire valoir sur ce terrain, même s'il est gêné par le coût économique pour son secteur de l'électricité ; c'est pourquoi d'ailleurs le terrain de bataille de Mme Tatcher sera beaucoup plus la conférence de Londres sur l'ozone et le rôle médiateur qu'elle joue entre Europe et U.S.A. pour faire accepter à ceux-ci un financement du transfert de technologie vers les PVD (en matière de substitut aux CFC). Et le Times consacre beaucoup plus d'espace que les autres à souligner l'impact sur la santé (les risques de cancer de la peau) du trou d'ozone. Sur le terrain du CO2, la position de la Grande-Bretagne était plus ambiguë, le Times va présenter (avec beaucoup plus de détails que les autres journaux) tous les arguments d'experts ou de scientifiques qui pourraient justifier l'attentisme américain, ou des propositions alternatives de lutte comme celle qui consisterait à immerger de l'acier en mer. L'ambiguité de la position britannique, combinée au rôle important qu'elle cherche à jouer dans le débat, est donc un facteur qui accroît la quantité d'informations contradictoires et l'émergence d'un débat entre les experts.

A l'autre bout du spectre - si on examine Le Monde (France) et Le Soir (Belgique) - on s'aperçoit que l'effet inverse, à savoir qu'il n'y a pas de débat politique national sur la question et que ces deux pays apparaissent discrets sur la scène internationale : l'information est faible et presqu'exclusivement limitée aux événements internationaux. Le cas d'El Pais - et de l'Espagne - apparaît spécifique en ce sens que ce journal assure une assez bonne couverture de ces événements et de l'information scientifique , alors qu'il ne semble y avoir aucun débat national sur la question. Mais El Pais se définit par rapport à deux enjeux implicites : d'une part l'Espagne est peut-être très concernée par le changement climatique car déjàmenacée de sécheresse en certaines régions ; d'autre part, l'Espagne est en conflit avec l'Europe quant à la répartition européenne de la réduction du CO2 : elle n'accepte pas de devoir diminuer ses émissions (qui, en termes de quantité/habitant sont faibles) dans une proportion semblable à des pays plus riches et plus pollueurs ; elle soupçonne la France de soutenir l'Allemagne pour mieux défendre son nucléaire et l'Allemagne de vouloir exporter sa technologie. On comprend alors que El Pais accorde une importance assez grande, d'une part, à stigmatiser ceux qui ne veulent rien faire, mais surtout à stigmatiser l'attitude américaine négative à l'égard du tiers-monde. En quelque sorte, la lecture que fait El Pais est une lecture assez tiers-mondiste - un article de fond signé par M. Tolba le confirme - et assez moralisante (ou éthique) qui accorde d'ailleurs une place significative aux mouvements écologistes.

Il y a donc un biais national dans le traitement de ce problème par la presse, et ce biais peut être imputé à la manière dont s'articule le débat national au débat international. Cette articulation peut revêtir plusieurs formes par la combinaison des facteurs suivants :
- l'intensité du débat de politique nationale qui tend nécessairement à accroître l'importance accordée aux événements ;
- le degré d'engagement du pays dans le débat international joue dans le même sens et il y a vraisemblablement renforcement mutuel de ces deux facteurs dans le cas de la R.F.A. et de l'Angleterre (dans un sens positif) et dans celui de la Belgique et de la France (dans un sens négatif) ;
- les positions politiques et les enjeux socio-économiques sous-jacents interviennent également à la fois dans l'importance accordée aux événements et dans la perception du problème, c'est-à-dire dans l'accentuation de certains aspects ou dans l'omission de certains autres. Les biais plus qualitatifs que quantitatifs peuvent, semble-t-il, trouver leur origine soit dans la manière dont s'organise le débat national (activisme allemand, ambiguité britannique) au plan politique mais pourraient aussi s'expliquer par d'autres facteurs ;
- en effet, un facteur secondaire pourrait être constitué par le degré d'engagement scientifique de chacun des pays, lequel conditionnerait la quantité d'information accessible localement aux journalistes. C'est ainsi que le Royaume-Uni. et l'Allemagne semblent souvent cités comme sources scientifiques, même par les autres journaux, spécialement El Pais ;
- parallèlement, l'engagement des acteurs économiques dans ce débat apparaît nul en France et en Belgique, alors qu'il apparaît fort en Allemagne et occasionnel à travers le Times et El Pais (industrie du froid en Espagne),
Ces deux facteurs peuvent évidemment être dérivés des précédents.

En conclusion de cette première approche, on peut faire le constat qu'un problème typiquement international et pour lequel, dans la période considérée, il y a une réelle scène internationale (c'est-à-dire un ensemble d'acteurs, d'événements liés entre eux par un scénario) ne donne pas lieu pour autant à une lecture vraiment internationale du problème. Les biais nationaux sont réels et renforcés par le fait que la dynamique de l'information est une dynamique politique qui a pour effet de faire de la scène politique nationale le prisme de lecture de la scène internationale et, au-delà, des enjeux sous-jacents.

9. Scientifiques et experts sur la scène

La distinction entre experts et scientifiques, suggérée par Roqueplo , se réfère non à la compétence des agents, mais au statut de leur intervention : sont experts ceux auxquels "les décideurs recourent pour éclairer leurs décisions". Sur la scène du changement climatique, scientifiques et experts sont présents à travers la lecture des médias. Quel est leur rôle et comment les médias les mobilisent-ils ? On peut en fait distinguer plusieurs modes d'intervention des scientifiques ou des experts.

- Un premier mode - le plus important à première vue - est celui de l'expertise officielle, c'est-à-dire des comités scientifiques et conférences mises en place par les autorités internationales. C'est spécialement le cas de la conférence de Sundsvall, réunion officielle de l'Intergovernmental Panel on Climate Change, dont les conclusions ne seront pas publiques et doivent alimenter les décisions ou négociations internationales. Ce statut fait, aux yeux de la presse, de ces experts de véritables acteurs puisqu'il est attendu d'eux des propositions de mesures à prendre. C'est donc l'enjeu politique (de la conférence de Londres) des désaccords entre U.S.A. et Europe sur l'urgence des décisions à prendre qui confère à cette réunion d'experts son importance.
Par contre, les experts gouvernementaux, ceux qui conseillent les autorités nationales, n'apparaissent pas explicitement : ce niveau d'expertise est quasiment occulté. Ceci explique que les débats internes entre ces experts sont également cachés : on saura que certains désaccords existent, mais on ne connaîtra ni leurs raisons, ni la teneur des débats.
Les scientifiques en tant que tels - et non en tant qu'experts - apparaissent aussi fréquemment dans le débat et de plusieurs manières qu'il est difficile de distinguer clairement :
- dans certains rares cas, la presse (mais surtout The Times) se réfère explicitement à un article scientifique par exemple de Nature;
- dans d'autres cas, la presse cite des scientifiques ou en propose l'interview ou rend compte d'une proposition, d'un avis sans qu'on sache le plus souvent si ces "avis" ont été spontanés ou sollicités par la presse;
- plus clairement la presse donne quelquefois la plume à ces scientifiques mais c'est généralement soit pour un article pédagogique expliquant le phénomène de l'effet de serre (approche technique), soit pour un article d'opinion présentant des réflexions générales sur le phénomène (approche éthique).

- Un troisième grand mode d'intervention est celui des scientifiques qui prennent la parole dans des manifestations organisées par des acteurs autres : réunions de groupements écologistes ou de secteurs professionnels.

Cette diversité de modes d'intervention fait des scientifiques et des experts un acteur multiple et multiforme et non pas un acteur unique ou un ensemble d'acteurs répartis selon une ligne de clivage clair.
Comment la presse mobilise-t-elle cette expertise diversifiée ? La quantité d'informations scientifiques, la diversité des avis et opinions des experts est tout à fait proportionnelle à l'importance et à la complexité des enjeux dans le contexte national. Ainsi, on peut globalement considérer que ce sont respectivement The Times, F.A.Z., El Pais qui donnent l'information la plus grande et la plus diverse alors que Le Soir et surtout Le Monde en donnent relativement peu. Le Times se caractérise par l'information sans doute la plus complète et la plus diversifiée, ce qui reflète l'état du débat en Grande-Bretagne : ce journal procède à sa manière habituelle qui consiste à donner la parole aux différentes positions en présence , à tour de rôle, au fur et à mesure du débat politique. El Pais se signale par un important article de fond décrivant pédagogiquement ce qu'est l'effet de serre et par un bon suivi de l'information sur les négociations internationales, mais sans insistance sur la controverse scientifique.

Mais l'attitude de la presse semble relativement homogène : globalement et s'appuyant sur les études scientifiques, elle considère l'effet de serre comme une réalité et les scientifiques sont "mobilisés" pour expliquer la nature du phénomène. Tout au long des mois pendant lesquels ce débat international et les débats nationaux se déroulent, la presse - selon la manière dont ce débat se structure nationalement - va fournir moins une information scientifique complémentaire qu'une information sur les opinions des scientifiques ils font écho aux divergences quand celle-ci a un sens politique (comme en Angleterre et en Allemagne). En bout de course, lors de la conférence de Sundsvall, la réaction de la plupart des journaux (The Times, F.A.Z., El Pais, Le Soir) est similaire : elle consiste à regretter (avec plus ou moins de virulence) que les scientifiques n'aient pu se mettre d'accord sur des recommandations à faire aux décideurs. Ceci traduit la position générale des journaux, qui a été de souhaiter des mesures et de critiquer l'inaction des gouvernements et l'inefficacité de ces grandes réunions internationales. Finalement la controverse scientifique n'est pas un objet intéressant pour les medias : ne les intéressent que les divergences quand elles alimentent la polémique politique ou le consensus quand il s'agit de critiquer l'inaction ou l'indécision des politiques.

Si le rôle des scientifiques est bien ainsi un rôle subordonné - c'est-à-dire qu'ils n'interviennent que parce qu'ils sont mobilisés par d'autres acteurs sur la scène -, il reste que les quelques différences de pays à pays entre leurs interventions dans le débat pourraient aussi tenir aux différences qui caractérisent à la fois l'organisation du champ scientifique et la relation de celui-ci à la presse. On pourrait alors faire l'hypothèse par exemple que les scientifiques britanniques interviennent plus aisément de manière indépendante tandis que l'expertise française reste plus confinée dans l'administration; ou encore qu'El Pais adopte généralement une attitude "pédagogique" qui le pousse à donner la parole à des scientifiques prestigieux (espagnols mais aussi étrangers). De telles hypothèses ne peuvent être confirmées par une analyse de contenu aussi limitée, mais elle portent l'attention vers les conditions dans lesquelles des scientifiques peuvent devenir acteurs d'un débat où, de par la nature du problème, ils sont des ressources indispensables.

5 Le lecteur face au changement climatique

Toute information implique que l'émetteur anticipe sur les intérêts du lecteur. Ce postulat signifie que la presse, en abordant le thème du changement climatique, suppose un intérêt du lecteur pour cette question, mais ce postulat mérite deux précisions :
- d'une part, que cette question reste implicite en ce sens que le journaliste n'interroge pas le lecteur mais, en fonction de schémas implicites, il adopte lui-même un point de vue qu'il suppose être celui du lecteur, ou qu'il estime important pour lui ;
- d'autre part, que cette anticipation ne se fait pas dans le vide, en ce sens que la presse prend nécessairement en compte les autres émetteurs qui peuvent également influer sur la demande des lecteurs.
C'est en ce sens d'ailleurs qu'il y a opinion publique puisqu'il y a de multiples sources d'informations et que ce n'est pas la presse seulement qui suscite cet intérêt du lecteur.
Les modalités selon lesquelles le lecteur est susceptible de s'intéresser à cette question reflètent en fait la manière dont ces enjeux sont présents et hiérarchisés par les journaux.
On peut prendre comme exemple la manière dont El Pais a traité le problème pour montrer la succession chronologique des différents points de vue :

-. le citoyen du monde et la dimension éthique.

Les deux premiers articles de El Pais dès avril 1990 sont consacrés au phénomène global et planétaire : le journal reproduit un article de M. Tolba qui insiste sur la dimension géo-politique du problème : la position de M. Tolba consiste à montrer les risques socio-politiques du changement climatique de manière à justifier une aide importante aux PVD, mais il conclut en souhaitant un changement de style de vie et de croissance vu l'impossibilité qu'il y aurait à généraliser ce style de vie des pays riches. Le point de vue peut être considéré comme éthique dans la mesure où c'est en termes de valeur (de solidarité) que le lecteur est interpellé implicitement à soutenir ceux qui veulent des mesures rapides et des formes d'aide aux pays pauvres. Un second article (09.05) est davantage scientifique : il décrit la nature du risque de changement climatique, insiste sur les impacts régionaux possibles (qui concernent l'Espagne) et souligne l'inaction des gouvernements que seule l'opinion publique peut forcer à agir. Cet article est à nouveau un article "invité" et est signé par un physicien et météorologue. Il est à la fois pédagogique (il explique) et politique puisqu'il appelle implicitement le lecteur à faire pression sur les décideurs mais sans mentionner l'objectif précis. Le point de vue politique est si peu précis qu'on peut considérer également cet appel comme relevant de l'éthique (il s'agit d'agir, mais sans autre précision).
Ces deux articles seront suivis de trois autres (23 et 25.05) consacrés aux problèmes de population à l'occasion d'une conférence de la FNUAP au Danemark qui considère également le changement climatique comme un risque dont l'évitement supposera un changement de style de vie.
Les caractéristiques de ce type d'article sont les suivantes :


référence information lecteur comme appelé à
organisations opinions socio-politiques citoyen agir
internationales menaces faire pression
du
scientifique faits évidents valeurs de solidarité
(sur le fond) (non controversés) monde changement de
scientifiques style de vie


- le lecteur de science.

Les articles d'information proprement scientifique postulent simplement du lecteur un intérêt pour la science. Si on excepte les quelques articles pédagogiques évoqués, le climat n'apparaît pas comme une question traitée dans la rubrique "sciences et techniques" des journaux.

- . le citoyen d'un univers socio-politique précis.

Dès que la controverse politique et les négociations internationales interviennent et deviennent le centre de l'information, le lecteur change implicitement de statut : il devient citoyen d'une entité socio-politique précise à laquelle il est supposé s'identifier par opposition aux autres. Le cas du changement climatique est intéressant dans la mesure où les entités d'identification sont variables : ce peut être l'Europe, ce peut être aussi un Etat, voire une région, ce peuvent aussi être les intérêts d'un groupe socio-professionnel particulier. En l'occurrence les points de vue possibles sont évidemment différents d'un pays à l'autre, puisque du côté allemand, le lecteur est censé adhérer à la fois à la position avancée du leader qu'est la R.F.A., à la position de l'Europe face aux U.S.A. Par contre, le lecteur français du Monde est beaucoup moins "mobilisé" par l'information qui peut finalement, de ce point de vue, se résumer à lui confirmer que la France est active et que les entreprises françaises jouent le jeu de la lutte contre les CFC. El Pais passe d'une vision européenne (contre les U.S.A.) à une vision espagnole quand il s'agit de présenter les revendications de l'Espagne dans la réduction des émissions de CO2, il se distancie de l'Angleterre dans la mesure où il ironise un peu sur les prises de position soudainement progressistes de Mme Thatcher. Les caractéristiques de ce type d'article sont les suivantes :


référence information lecteur comme appelé à
négociations arbitrages politiques citoyen de soutenir
l'Europe, implicitement
mesures à prendre conséquences économiques d'un pays ses représentants


- le consommateur / l'usager.

Le lecteur peut aussi être considéré comme objet du risque ou comme acteur du risque, mais il s'agit ici du comportement individuel. Il est ainsi clair que le Times consacre plusieurs articles à développer les risques que la réduction de la couche d'ozone fait peser sur la santé humaine (thème qui n'a en fait aucun rapport direct avec le changement climatique, mais qui justifie la priorité britannique pour cette question), car le thème du climat n'interpelle guère en termes de risque.
Par contre le lecteur n'est guère appelé à modifier ses habitudes de consommation ou de vie qui sont seulement évoquées en termes généraux de style de vie, mais c'est généralement dans le cadre des implications à long terme du type de développement.
De manière générale, donc, les journaux n'explicitent guère les risques du changement climatique (sauf le Times à propos des effets sur la santé pour la couche d'ozone), ni le rôle que les citoyens-lecteurs peuvent jouer, ni non plus les implications concrètes pour l'individu de mesures à prendre.
De plus, l'appel au lecteur - à son intérêt immédiat ou à son action immédiate - semble finalement également conditionné par la structuration politique du débat national, puisque ces appels n'apparaissent finalement que dans les cas où ils peuvent justifier l'appui du lecteur à une position politique dans le débat.

Compte tenu de la mise en scène qui domine le traitement médiatique de la question, c'est donc avant tout au citoyen d'un univers socio-politique et économique qu'il est fait implicitement appel. Cette observation indique que le traitement journalistique a pour effet de constituer ce qu'on pourrait appeler un champ d'action du changement climatique, à savoir de définir l'horizon dans lequel le lecteur est appelé à se situer. A cet égard il y a effectivement peu de travail journalistique original dans le matériau considéré : les différents points de vue possibles restent étrangers les uns aux autres, avec le constat scientifique d'un côté, les débats politiques de l'autre.

6. La logique écologique comme opposition

Face à cette logique dominante dans le traitement de l'information sur l'environnement, il existe une logique dominée qu'on peut appeler logique écologique et qui agit en quelque sorte en sens inverse, c'est-à-dire d'une part en essayant d'imposer une autre lecture que prioritairement politique, d'autre part en essayant d'unifier les problèmes ou les différentes scènes de l'environnement. Quels sont les ressorts et les arguments de cette logique écologique ?

Trois acteurs interviennent généralement dans cette "logique écologique". Le premier n'est autre que les groupes de défense de l'environnement - groupes écologiques - qui sont présents sur toutes les scènes de l'environnement et dont le mode d'intervention et l'argumentation sont, si on se réfère aux autres thèmes analysés :
- la protestation locale à propos de décisions d'aménagement, d'accidents de pollution, en faisant généralement appel aux registres de la santé des habitants, de la qualité du milieu et de la protection de la nature (mode de la dénonciation du risque) ;
- la formulation de contre-propositions techniques et/ou économiques à des plans ou des décisions adoptés par les autorités, comme cela peut être le cas lors d'un plan d'aménagement, d'un plan de gestion des déchets, d'un schéma hydrologique (à la dénonciation du caractère insuffisant des mesures s'ajoutent des contre-propositions) ;
- l'organisation d'événements médiatiques que peuvent être des conférences - qui font appel à des experts - et qui font appel de manière générale au long terme, aux valeurs de responsabilité, de solidarité (avec le tiers-monde ou les générations futures) en même temps qu'elles insistent sur l'ampleur des risques. Dans le cas du changement climatique c'est évidemment presque la seule voie possible d'intervention, où Greenpeace et dans une moindre mesure les Amis de la Terre se distinguent.

Le schème dominant de la position des écologistes à propos de l'effet de serre nous paraît être un schème moral ou éthique. Même si beaucoup d'écologistes font des contre-propositions techniques voire économiques, le ressort de leur discours - c'est en cela un discours protestataire - est un ressort moral : on dénonce le manque de conscience des autorités et on fait appel à la responsabilité et à des valeurs éthiques aussi bien pour s'alarmer des risques que pour exiger des mesures plus radicales ou pour mobiliser la sympathie des populations. Se posant en quelque sorte en défenseur de l'humanité, ce discours est peut-être le seul moyen de faire reconnaître la réalité de la question de l'effet de serre ou en tout cas de subvertir la logique dominante qui réduit le débat aux moyens et aux coûts à court terme.

Le deuxième acteur de cette logique dominée, ce sont les institutions internationales dans lesquelles le PNUE joue un rôle crucial.
Si des institutions comme le PNUE, le FNUAP, dans ce qu'elles énoncent, entretiennent des affinités avec le discours des groupes écologiques, c'est qu'elles sont également amenées à ternir un discours éthique pour faire émerger les questions qu'elles posent à savoir les problèmes d'environnement du tiers-monde, les nécessités d'un transfert financier et de technologie, etc. On comprend alors l'importance croissante pour les mouvements écologistes des conférences organisées ou cautionnées par ces organisations internationales sur l'environnement.

Enfin, il faut citer un certain nombre d'experts qui sont mobilisés dans cette logique "écologique", soit par les journaux eux-mêmes (en particulier El Pais), soit par les groupes écologiques. Contrairement aux experts mobilisés dans les débats politiques - qui sont presqu'exclusivement des experts techniques - on trouve ici souvent soit des scientifiques à forte légitimité (prix Nobel), soit des généralistes (philosophes par exemple) aptes à formaliser le discours éthique.

La distinction entre une approche éthique du problème et une approche politique sur fond d'enjeux économiques est donc largement une opposition structurelle entre une position dominée dans l'opinion publique et une position dominante. La position dominante, dont nous avons détaillé les ressorts, nous paraît davantage relever d'un primat du traitement de l'environnement au travers du prisme de la conjoncture politique sur fond des enjeux économiques des décisions à prendre. Ce qui assure la domination du politique, c'est notamment une capacité à mobiliser l'intervention des experts dans sa logique et dans sa temporalité. Pour le jeu de l'opinion publique en effet, l'expert - le scientifique conseiller - n'est appelé à la barre qu'en fonction surtout des urgences du débat et de la décision. D'autre part, le cas de la conférence de l'IPCC (Sundsvall - Suède) montre bien l'effet de censure qu'exerce le jeu politique (les tensions et désaccords étant son ressort) sur l'émergence et l'explicitation de la controverse scientifique dans la presse. Nous avons là bien affaire à un cas où la tension politique internationale (Europe - U.S.A.), elle-même appuyée et renforcée par la prétention allemande au leadership, par la vigueur du débat en Grande-Bretagne, toutes tensions sous-tendues par un jeu complexe de risques inversés (pour le tiers-monde, mais aussi pour l'Espagne dans le contexte européen) d'une part conduit la controverse scientifique au silence et au discours minimal et maintient la question de la réalité du changement au second plan, d'autre part laisse la question des conséquences planétaires de cette éventualité à des intervenants qui ne peuvent intervenir qu'en créant des contre-évènements, en faisant appel à des scientifiques à haute légitimité et en se réclamant d'une approche éthique.

Paradoxalement peut-être le poids de ce discours écologique dans la presse est aussi important dans les pays où il n'y a pas de débat politique national, notamment en Belgique, que là où les prises de position écologistes pèsent sur le débat politique comme en Grande-Bretagne : c'est, nous semble-t-il, qu'en l'absence de débat politique, les associations écologiques interviennent comme une source d'information importante pour les journalistes, et disposent aussi d'un capital de sympathie qui leur donne accès aux medias, au moins pour attirer ponctuellement l'attention du public.

Toujours est-il que, dans ce cas précis du changement climatique, les groupements écologistes apparaissent comme la principale voix d'opposition, mais qui ne peut se faire entendre qu'à condition de s'insérer complètement dans le mode de traitement imposé par la presse : ils en sont en effet réduits à créer des contre-évènements par rapport aux "évènements" médiatiques de la scène politique, à tâcher de mobiliser aux-aussi leurs experts et les jornalistes les contiennent généralement dans le registre de la protestation éthique pour lequel on a d'autant plus de sympathie qu'on (le journaliste) est déçu par l'inaction des autorités nationales.

Conclusions

Les limites d'une analyse de contenu de la presse pour étudier l'institutionnalisation d'une question d'environnement sont évidentes. En se centrant sur ce que dit la presse, on se sait rien des processus qui sous-tendent le travail journalistique. Or cette comparaison internationale montre bien que le rôle dela presse n'est pas univoque : si elle procède bien à une mise en scène, à une une mise en forme qui oriente ici priporitairement l'information sur le débat politique, - celui-ci constituant le scénario - elle ne joue ce rôle qu'en référence à un débat qui existe en dehors d'elle, dans l'univers de la politique internationale et surtout dans le champ politique national.

Le risque le plus évident d'une analyse limitée au contenu de la presse est de laisser dans l'ombre le processus par lequel le problème devient ou non une question publique ou plus exactement une question d'opinion publique (Shlesinger, 1990). Il ne fait en effet aucun doute que dans chacun des pays considérés la question de l'effet de serre fait partie, à des degrés divers, des préoccupations des états : elle est l'objet d'une attention et d'une action des pouvoirs publics. Mais le degré auquel l'opinion publique est appelée par la presse à s'intéresser au débat est très différent, tout se passant comme si l'intérêt de cette question n'apparaissait aux medias qu'en fonction du jeu politique national.

S'il y a un biais national, il est peut-être moins dans la présentation qu'en fait la presse que dans le fait que, la presse accordant une priorité à la scène politique, les scènes politiques nationales se sont constituées de manières très différentes autour de cette question dans la période considérée. En quelque sorte les medias n'accordent une importance à cette question d'environnement qu'en fonction du potentiel de conflit politique qu'il comporte et c'est là sans doute le biais fondamental du traitement médiatique de cette question, biais qui explique notamment que les journalistes s'intéressent peu à la controverse scientifique.

D'un point de vue théorique, ce qui devient alors l'objet d'une interrogation à développer c'est moins le rôle de la presse que la manière différente dont, dans différents contextes nationaux, la scène de l'opinion publique est articulée aux autres scènes, ou pour mieux dire peut-être, est reliée aux différents "forums" où la question est être traitée : forum scientifique, forum des groupes de pression écologiques, forums des associations industrielles ou corporatives et finalement le forum politique. Ce qui fait alors un premier problème à élucider c'est l'existence d'un réel forum scientifique dans chacun des pays et sa capacité à se faire entendre dans les medias, c'est-à-dire plus crûment, la capacité des scientifiques à interpeller l'opinion publique.

Ce qui caractérise la conjoncture allemande, c'est peut-être une configuration particulière des relations entre ces forums, à savoir par exemple l'existence d'instituts de recherche écologiques qui se voient reconnus une capacité d'expertise et de proposition, alors que d'autre part certains cercles industriels allemands manifestent un intêrêt affirmé pour une attitude offensive sur le plan de l'innovation technologique. Il s'ensuit d'ailleurs qu'en Allemagne il semble bien que les débats porte moins sur la nécessité d'agir que sur les manières les plus efficaces d'agir.

Ce qui devrait alors constituer l'objet de la recherche c'est la manière dont ces forums interagissent et parviennent à se faire entendre dans la presse, c'est-à-dire à s'interpeller mutuellement.

Références

DASNOY C & M. MORMONT (1991), Presse quotidienne et environnement en Europe, Rapport de recherche, Arlon, Fondation universitaire Luxembourgeoise, 72p.
MAZUR A (1984), The Journalists and Technology : Reporting about Love Canal and Three Miles Island, Minerva, 22, 1 : 45-66.
ROQUEPLO P. (1991), Le jeu des acteurs, Projet, n°226 : 32-40.
SCHLESINGER P. (1990), Rethinking the Sociology of Journalism : Source Strategies and the Limits of Media-Centrism, in FERGUSON M. (ed), Public Communication, London, Sage Publications : 61-82.

PARTIE IV. CHAMPS CULTURELS ET POLARISATION DE LA PEUR


La peur de l'autre en champ moderne, hindou et musulman

Quelques notes pour un débat


Le thème choisi est si large qu'il ne peut s'aborder sans schématisations forcenées. La discussion porte sur des champs idéologiques et leurs grandes mutations, et non sur l'infinie complexité et variabilité de leur influences concrètes, sans parler des niveaux multiples qui leur échappent. Il ne faut pas s'étonner si l'on ne retrouve pas dans l'analyse les nuances de la réalité.

Peur du Nord et peur du Sud

Dans les régions où nous vivons ('Euroccident', 'Nord' ou autre, je ne me presserai pas pour les définir, car c'est un terrain piègé), le jeu de la peur va bon train. On a peur de ne pas savoir qui l'on est, peur de perdre ce que l'on a, peur de mourir tous ensemble ou de crever seul, peur de l'inflation, peur des voyous, peur de perdre ses avantages sociaux, et tant d'autres frousses que le catalogue parait sans fin. La trouille est, entre autres, indice de dépossession et cela renseigne de manière inquiétante sur certaines tendances de nos univers 'démocratiques'. Dans de nombreuses circonstances contemporaines, plus les conditions de sécurité sont grandes, plus la peur parait présente, diverse et incontrolable. Nombre de ces peurs sont par ailleurs des désirs à peine camouflés d'aggraver les choses: 'il vaut mieux une fin effroyable ...'. La peur de la peur devient un élément essentiel de la dramatisation et on travaille de plus en plus sur des fantasmes. On peut penser que l'hyper-protection fragilise, et à la limite rend fou. Cela veut-il dire que la peur n'existe pas au Sud (1), qui n'est guère protégé ? On pourrait le croire quand on prend connaissance d'études consacrées (au Nord) aux problèmes de risques, par exemple écologiques (2). Les responsables des pays 'développés' et 'modernes' s'intéressent bien sûr d'abord aux conséquences de leur action, et aux réactions de leurs 'sujets' (d'expérience ?) les plus proches, en tirant argument pour accroître encore leur contrôle, et prenant un évident plaisir à s'ausculter. Il est facile et courant de prendre ce qui se passe au 'centre' pour l'essence de l'ensemble. On perçoit une dérive techniciste, où les sociologues, et leur problématique de l'homme en relation semblent se perdre entre les commentaires institutionnels et les études hyper-spécialisées. C'est faire comme si les liens sociaux, et ce qui prétend les ordonner et les régir n'avait plus aucune existence face aux préoccupations technoscientifiques. C'est croire que l'ère des 'Individus', rationnels, cinglés ou autres, est arrivée. C'est penser que les gens vivent les débats effectivement encadrés par le droit et la technique en n'ayant que des préoccupations légales et techniques. Le seule alternative serait entre la rationalité et la folie, perspective dualiste exacerbée qui est en elle-même une conception du monde.
Je partirai d'hypothèses différentes en posant d'abord que, où que nous soyons, nous ne sortons jamais de la matrice anthropologique, nous ne brisons jamais le règne de l'idéologie, et nous empilons les réels plutôt que de créer de nouveaux systèmes. La poussée dramatisante ne serait qu'une des tendances particulières de la scène actuelle. Il semble par ailleurs que les masses du Sud ont des possibilités nombreuses de fausser le jeu, déjà mythique, des dérives rationalo technicistes. Le 'ventre' et les 'bras' de l'Ensemble monde disposeraient de moyens, plus ou moins maitrisés, pour remettre 'la tête' à sa place en attendant l'hypothétique émergence d'un ordre mondial quelque peu démocratique. On s'en est quelque peu aperçu, mais ceux qui se préoccupent de ces questions adoptent souvent des points de vues (stratégiques, de sociologie religieuse ..) qui visent à mater la bête ou adapter le 'Traditionnel' au 'Moderne', comme s'il n'existait qu'un problème d'inadaptation du Sud.
Pour ce qui est de la peur (et de la dépossession) elle est aussi présente au Sud qu'au Nord. Dans les deux cas, le risque ne s'impose pas seulement. Il s'invente et au moins s'interprète (3). Les multiples perspectives de la peur, les variations quant à son interprétation sociale, sont importantes pour comprendre les uns et les autres, ainsi que la dynamique de leurs rapports. Dans certains cas, on retrouve au Nord et au Sud les mêmes processus et la même manière de voir: relation entre l'inflation, la perte d'identité (4) et les tentations d'annihilation collective par exemple. C'est vrai aussi pour des risques du genre des accidents de la route ou des accidents du travail en ce qui concerne les milieux populaires et hors des contextes de dramatisation médiatisés. On prenait et prend toujours des risques par 'virilité', camaraderie, ou parce qu'on n'a pas le choix. Les différences touchent alors plutôt aux consciences de responsabilités, qui sont tirées directement des contextes relationnels et institutionnels. Le Sud reste par ailleurs souvent impassible devant de grandes catastrophes. Bhopal n'a pas fait de grosses vagues en Inde (5). Ce n'est pas seulement plus grande proximité de la mort puisque l'on sait très bien s'y émouvoir. De petits faits touchant à certains éléments sensibles des systèmes de représentations, à des symboles ou à des relations, mais aussi à des intérêts, peuvent enflammer des villes et des régions, alors qu'ils passeraient tout à fait inaperçus dans nos contextes. Ce ne sont donc pas les mêmes choses qui font paniquer des foules ou des individus. Ce ne sont pas les mêmes ennemis que l'on construit, subit et entretient, provoquant et aussi exorcisant les peurs.
Depuis quelques années, on constate pourtant que ce qui anime le 'Sud', les préoccupations identitaires, de statut, les symboles communautaires et les confrontations emblèmatiques de modes de vies, nous revient, nous agite et suscite mouvements et évolutions. Au niveau des tendances récentes, il y a moins que jamais de peur du sud et de peur du Nord. Des systèmes différents de liens et d'organisation sociaux déterminent une diffusion variable de thèmes différents, parfois opposés, mais l'on retrouve aussi de plus en plus de thèmes semblables dans des univers que l'on prétend communément opposés ou sans rapport. On parle de la complexité des systèmes scientifiques et techniques, de la fragilité sophistiquée des grandes démocraties et l'on ne semble guère réaliser à quel point nos sociétés produisent du primitif (ou du 'primordial'?) en même temps que du sophistiqué, et en relation à leur sophistication, alors que les éléments concrets qui habitent leur univers n'ont jamais cessé de dépendre des structures et de jouer avec des représentations et les systèmes de relations que l'on prétend réservés aux 'Arriérés' du reste de la planète. Plus il est de science, plus il est d'idéologie, car le savoir interfère toujours avec le désir et le pouvoir. Plus les liens complexes et ordonnés se trouvent remis en cause, plus il renait de liens simples et dans tous les sens. Les formes de la peur sont de bons révélateurs de ces processus.
Il parait intéressant de se demander ce que les grands ensembles globalisants idéologico-religieux ont à voir avec les perceptions et les constructions sociales de la peur et de l'ennemi. Ces ensembles sont formés d'une religion, ou d'un complexe idéologique laïque et de son espace de pertinence Ils prétendent fonder des valeurs et moduler les comportements. Ils tendent à déterminer ce qui est (ou doit être) important et/ou transcendantal pour l'ensemble ou la majorité des membres d'un ensemble humain, posant des limites et fournissant un sens aux actions, ou à l'inaction. Des systèmes de liens sociaux leur sont attachés. Ils ont des domaines d'influence -'politiques-culturels'- qui les concrétisent de manière diverses. Ils tendent à former des champs idéologico-structuraux, ce qui ne préjuge pas de leurs autres aspects. L'Islam et l'Hindouisme sont de bons exemples. Il ne s'agit pas de commenter des perspectives 'proprement' religieuses ou idéologiques. Je poserai comme hypothèse que ce ne serait pas tant la substance du champ (les valeurs et les systèmes propres), que son état, ce que j'appelle son 'degré de polarisation', qui aurait de l'importance pour la généralisation, ou au moins la popularisation de certains types de peurs, qui sont aussi celles que l'Europe développe depuis quelques années avec les mouvements du repli religieux, les exacerbations suicidaires de 'modernité' et les 'chauvinismes' (genre Front National). Je vais essayer de montrer une petite partie de ce qui s'est passé et de ce qui se passe encore en Inde à ce sujet, car ce pays peut être considéré, au moins sur certains plans, comme un laboratoire des dynamiques, 'culturalo-stratégiques' que l'Europe, en pleine recomposition, parait seulement en train de commencer à subir. Je considérerais par ailleurs le 'champ moderne' (expression préférée à 'modernité', qui attribue une substance à ce qui n'en a pas) comme une variété particulière de champ de ce type (6). C'est, on va le voir, une option fondamentale.

Une conjonction comme tant d'autres

Nous partirons d'une simple observation, à savoir que les Hindous, ou tout au moins certaines variétés de ceux qui se regroupent actuellement sous cette dénomination, et les Modernes, (mêmes réserves, mais c'est plus général) dits occidentaux tendent aujourd'hui à considérer l'Islam et les Musulmans comme des dangers dans des termes remarquablement proches, en subissant des processus de radicalisation de la peur de l'autre qui se ressemblent: perception d'une agression en général, après avoir appréhendé l'Islam comme un bloc homogène ; sentiment d'une remise en cause de la Liberté ou de la tolérance du fait de l'Islam, la dénonciation du danger est liée, dans l'esprit de ceux qui la font à un esprit de lutte contre le fanatisme, qui leur serait inhérent ou naturel ; tentation croissante de placer au premier plan des critères culturels d'appréhension de cet autre construit qu'est l'Islam, des symboles, des éléments du mode de vie ; accent sur le péril démographique, la menace de décadence, l'impuissance sexuelle des non-musulmans ; prise au mot des discours musulmans les plus primaires et les plus méchants, dont l'on essaie fréquemment de s'inspirer, soit pour réagir et muscler un discours de la différence irréductible, soit pour les retourner à peine modifiés ; développement d'une quête identitaire 'en contre' qui définit le soi à partir de la négation de ce que l'on considère comme étant l'Islam. Restons en aux généralités sur ce point particulier.
C'est intéressant car si les deux ensembles, devenus régions du monde, se trouvent en bordure de la zone d'expansion historique de l'Islam, on n'y développe pas, en général, les mêmes perceptions de l'autre. Le racisme comme l'universalisme sont peu présents sur la scène indienne, où les rémanences de systèmes hiérarchiques, la lutte de chacun contre tous et la constitution d'ensembles multicommunautaires sont des dimensions plus importantes de la relation sociale. Le droit indien contemporain est sans doute partiellement comparable au nôtre mais il a seulement valeur indicative dans nombre de cas. L'Inde est un grand pays mal contrôlé par les institutions, en ce qui concerne notamment la vie des communautés 'de sang' et des confessions, et très inégalement centralisé, mais où fonctionne l'une des démocraties les plus vivantes du globe. La démocratie s'accommode donc, soit dit en passant, de milieux où l'individualisation est vraiment relative.
Cette conjonction ne peut cependant pas être le fait du hasard. Malgré la présence de nuances dans les discours de dramatisation/surestimation du risque posé par l'autre 'culture', ils se ressemblent par trop de traits. Comme ce ne sont pas seulement des hommes politiques et des intellectuels, mais aussi des gens de la rue, souvent coupés de toute influence médiatique quand il s'agit de l'Inde, qui produisent ces appréhensions, il ne peut être question non plus de la diffusion internationale d'un courant d'idées. On peut penser à toutes sortes d'hypothèses loufoques, mais excitantes, du genre: les Modernes ressemblent t'ils au fond aux Hindous, le Moderne 's'hindouise' t'il s'en s'en rendre compte, les Musulmans suscitent t'ils partout la même perception d'un danger mortel, l'Hindouisme s'est il radicalement modernisé, ou enfin les données stratégico-politiques sont elles au fond les seules qui comptent dans la période actuelle ???

Des processus fort différents ?

Dès que l'on creuse un peu, les peurs de l'Islam chez l'Hindou et chez le 'Moderne' semblent fortement contrastées. Qui est d'abord le Moderne ? Il y en a eu des quantités à porter le 'titre' et tous ont été déclassés. Il reste pourtant une tradition 'protesto-cartésienne', 'occidentale', qui prétend détenir les clés de l'accès à 'la modernité' (ici, le fait d'être moderne, simplement), la séparation de la nature et de l'humain, dont l'invention d'un 'état de nature' pur et originel est un avatar spécifique, la séparation des humains entre eux, et le pouvoir sur la nature. Dans ce cadre, le lien social, quelqu'il soit perd au moins une part de sa légitimité. Produit complexe de hasard et nécessité, et certainement inconfondable avec la science et la technique auxquelles elle est cependant liée, elle a longtemps détenu la clé de la puissance (finance et armée) et c'est déjà beaucoup. Ceux qui s'en réclament prétendent toujours contrôler le temps en le polarisant vers une aube toujours renouvellée, inventer l'Histoire, y admettant qui leur convient, et parfois la terminer. J'appellerai 'Modernes', les cadres (éducateurs, ingénieurs, administrateurs et autres) qui imposent volontairement le champ moderne et ses valeurs, sans chercher à entrer dans le détail de leurs nuances et contradictions. Ils constituent l'élite des poseurs de champ, une des caractéristiques du champ moderne de représentations et de pratiques étant l'importance et le caractère différencié des élites. Leurs membres sont parfois comparables aux théologiens, juristes ou philosophes des religions, une grande différence résidant dans leur engagement dans l'Action. Les 'Modernisés' sont la masse de ceux qui subissent l'influence du champ sans pourtant sacrifier à toutes ses croyances et valeurs, vivant de compromis entre une réalité complexe, éclatée, hybride, et un système mobilisateur, normatif et simplificateur. La majorité des humains seraient aujourd'hui 'modernisés' plutôt que 'modernes', y compris bien sûr en France, dont le 'cartésianisme' relève beaucoup du stéréotype mais peu de la réalité. On n'est d'ailleurs jamais pleinement moderne, les principes de la quête moderne ayant fréquemment la particularité d'être antagoniques aux réalités sociales, qui évidemment perdurent. Une société entière ne peut l'être. Dans l'analyse que je présente, le Traditionnel est ce qui reste d'une société non ou a-moderne quand elle subit l'influence du champ moderne. Elle se fige et se rétracte. C'est un sous-produit du champ et non ce qui s'y oppose. Le champ moderne est en effet dipolarisateur par essence. Il organise des classements dualistes correspondant au principe de séparation de la nature et de la culture, auquel correspond un paradigme d'oppositions dipolaires (7). Il provoque ces résultats parce qu'il est lui-même fondamentalement divisé, ou tout au moins organisé, entre deux pôles et deux tendances: la mission moderne et l'exportation de ses lumières et de son message 'universaliste' jusqu'aux limites du monde habité, puis au delà ; et la défense et la promotion de son univers d'enracinement, limité et nullement universel, au dépens des autres, y compris en ce qui concerne les philosophies, les systèmes de relation et la culture. C'est un champ dipolaire dont les protagonistes prétendent dépasser la contradiction, posée par eux, entre les relations sociales verticales (hiérarchiques) et les relations horizontales ( égalitaires) avec l'individualisation. La tension entre les pôles détermine un mouvement qui est perçu comme progression et qui constitue, aux yeux des poseurs de champ, l'essence du moderne, une essence sans substance...
Dans le processus qui nous intéresse, le Moderne apparait d'abord comme missionnaire: émancipateur chez lui, colonisateur au dehors. Pour ce 'missionnaire de la modernité', au 18, 19 et début 20 ° siècle, dont le 'Djihad' est l'émancipation des peuples (et souvent la liberté du commerce), le Musulman a de 'sales' relations, mais développe souvent des vues concurrentes, donc pas vraiment étrangères aux siennes. Il sacralise d'abord la communauté. C'est relatif et discutable en réalité mais il existe un ensemble de pratiques et de discours qui va en ce sens. C'est sur ce dernier, quite à accentuer sa cohérence pour mieux prouver sa propre spécificité, que l'on s'est basé pour construire très tôt des symboliques identitaires des deux côtés (8). Beaucoup de Musulmans considèrent effectivement que la relation de frère à frère, associée à la prééminence d'un père lointain et puissant, prolonge et concrétise la relation, explicitement sacrée celle-là, de soumission au créateur, qui valorise les relations sociales 'horizontales', non hiérarchiques. L'Islam apparait comme un champ à tendance unipolaire (le pôle étant la source unique de transcendance divine), malgré des tendances au dualisme. La tendance à attribuer au lien de parenté une valeur transcendantale. placerait les Musulmans en dehors du champ posé par les Modernes, qui attribue à la séparation, et aux institutions qui 'associent' les hommes en organisant cette séparation, la valeur transcendantale. Les Modernes ne reconnaissent que les individus et produisent plus souvent des masses. C'est sur d'autres plans que les perspectives, sans se confondre ni même se rapprocher sérieusement, sont quelque peu parallèles. Le culte de l'unicité, l'accent sur la foi (dans la mission, la destinée) se retrouvent dans les deux cas et peuvent porter à l'hyper-polarisation du champ de représentations et de pratiques. Les deux infériorisent les femmes (les Modernes parce qu'elles sont placées au pôle nature-passion de leur représentation dipolaire, les Musulmans parce qu'elles ne peuvent s'insérer dans la relation sacralisée mère-frères (9), tous deux séparent l'humain et le non-humain avec vigueur (dans des milieux différents aux réactions multiples). Tous deux prétendent dominer la nature et en tirer profit pour cet être sacré ou trancendantal que serait l'Humain (plutôt de sexe mâle), pour lui-même ou pour la gloire de Dieu. A ce niveau, le Musulman a pu parfois apparaitre comme un hérétique, utilisant des principes inachevés ou mal formulés, plutôt que représentant d'une différence absolue, au 'missionnaire moderne'. Ce dernier, de son côté, a originellement été considéré comme une variété de Chrétien par le Musulman, qui s'en tient encore souvent là. Cela en faisait à la fois un adversaire et un 'Infidèle' de nature assez proche, mauvais mais non maléfique.
Pour le Musulman comme pour le Moderne, l'identité se construit de manière dynamique, pour le premier en étendant le domaine de la Prophétie, pour le second, en généralisant le champ de la séparation purificatrice. Les prétentions des Modernes à occuper la totalité du champ 'spatio-temporel' (oui comme dans les histoires de science fiction !) n'ont jamais été acceptées en Islam, peut-être justement parce que les perspectives et les moyens se ressemblaient trop. Le Moderne est aussi 'totalitaire' que le Musulman à ce niveau. Les prétentions universalistes musulmanes, qui incluent une généralisation symbolique du lien de parenté fraternel mais aussi une forte dose d'individualisation, sont par ailleurs aussi fortes que celles des Modernes, et dans le contexte de familles communautaires endogames où l'Islam domine la scène, aussi légitimes. Chacun considérait l'autre comme inférieur, mais l'aspect hiérarchique de la confrontation n'était pas primordial. Il reste dans le conflit symbolique d'aujourd'hui quelque chose de cette tendance des deux ensembles, et notamment de leurs élites les mieux articulées, à se considérer mutuellement comme des dangers agressifs, pouvant facilement se muer en menaces militaires, ayant le Monde pour champ et la relation pour enjeu. Les discours croisés de l'agressivité missionnaire renforcent d'ailleurs les prétentions de chacun à l'unicité et n'ont jamais empêché la négociation. La dramatisation est souvent manipulatrice. On a souvent trouvé un certain respect, et parfois de la complicité, dans ces relations conflictuelles, qui ne résument évidemment pas l'ensemble des relations entre créateurs de champs, surtout si l'on tient compte de la diversité des intérêts impériaux, nationaux et locaux, qui a souvent primé durant cette période (10).
Les choses ont cependant évolué autrement quand le Moderne (excuser la généralité du terme) a commencé à devenir puissant et englober l'Islam, et bien d'autres champs religio-idéologiques, dans sa propre mouvance. L'Islam s'est 'traditionnalisé'. Il a commencé à devenir part peu distincte d'un ensemble "oriental" voué au ridicule, au mythe passéiste et au folklore: les moeurs musulmanes ne faisaient pas peur au 19° siècle et au début du 20°. Elles émerveillaient ou faisaient rêver comme des objets de musée. L'Islam a été déclassé comme cadre de référence global, et réduit à la perspective locale, ce qui implique une hiérarchisation, essentielle à la pratique moderne (et dans son champ à celle de l'Islam). Les Modernes étaient convaincus de pouvoir établir leur ascendant sur l'ensemble, en forçant la religion à rejoindre la sphère privée. Etrange et révélatrice méconnaissance ? Quand une religion se donne pour projet accepté et revendiqué, de sacraliser un lien social fondamental, on voit mal comment pourrait s'imposer une conception basée sur la séparation des hommes, sans que la religion soit partiellement ou entièrement liquidée (11). Le champ moderne tel que nous le connaissons a pu occuper assez vite des positions centrales et prendre la place de la religion en Europe, parce qu'il la prolongeait avec l'individualisation esquissée dans les représentations chrétiennes et parce qu'il légitimait et chargeait de vertus transcendantales l'exogamie et certains types de famille nucléaire qui s'y trouvaient déjà. Cela, et l'infériorisation de l'Islam placé dans le rebut 'traditionnel' d'un monde polarisé par le Moderne, (assorti de qualificatifs d'immobile, paysan, arriéré ou coutumier) a provoqué des réactions de plusieurs sortes, notamment des mouvements de construction et de défense de l'identité musulmane, reprenant partiellement ce qui avait eu lieu au temps des Croisades. Côté européen, l'intrusion de Musulmans concrets, mais réifiés et dominés, par le biais de l'immigration, et les obsessions de l'image télévisée, ne présentant quasiment que des Musulmans 'terroristes' ou cinglés (12), sera souvent prise pour l'essence de ce processus complexe.

Hindous et Musulmans

Pour l'Hindou, le Musulman fait partie du paysage. Il existe un passé consistant de massacres et de pillages dans le Nord du pays, mais il date d'au moins cinq siècles. Les descendants de conquérants se distinguent encore parfois sans vergogne mais la majorité des Musulmans de l'Inde ne sont pas venus par conquête (entre 800 et 1500) ou migration, mais descendent d'Autochtones volontairement convertis (13). Une profonde familiarité n'empêche pas l'existence de peurs extrêmement profondes, souvent originelles et régulièrement ravivées, même là où la paix règne depuis fort longtemps. Le Musulman est assimilé au pire, soit à l'impureté la plus noire (et secondairement au diable), par nombre d'Hindous. Ils cultivent dans leur inconscient une possibilité d'indicible panique face aux membres de la minorité (11 % de la population alors que les Hindous sont 82 % en 1991). Il existe pourtant un accord général avec les Musulmans sur la sacralisation du lien social, accord qui pourrait associer, et qui associe souvent, les deux ensembles de représentations et de pratiques face aux menées séparatrices de l'idéologie moderne. Le problème est qu'on ne sacralise pas le même lien (14). L'Hindouisme est bati sur la relation frère-soeur, hiérarchique et protectrice. Pour bien des Hindous, ceux qui placent l'accent sur la fraternité sont des 'barbares' (15). Ils sont plus ou moins farouchement exogames et considèrent les pratiques valorisées par les Musulmans, celles de la famille endogame, comme des monstruosités. Ils leur associent des images orgiaques, polluantes et un déchainement de puissance sexuelle. Cette façon d'inférioriser l'Autre est aussi une manière éprouvée de perdre dans les affrontements armés car on part vaincu. Pour les Musulmans l'Hindou, placé sur un axe horizontal qui le relie à la terre nourricière, en bas, et au divin, en haut, négocie dans sa relation avec Dieu (16). Il 'divise' le divin comme il divise l'humain. La tendance du champ est multipolaire. Vu du côté musulman, l'Hindou se considèrerait comme incréé et 'co-producteur' du divin: c'est le Démon. Les symboles essentiels, résumés imagés des conceptions fondatrices de champs, sont souvent opposés. Le Musulman tue, entre autres, la vache (allégorie de la Terre-mère) et l'Hindou adore des images (17). On s'oppose jusque sur les couleurs du deuil (noir chez les Musulmans, blanc chez les Hindous) et les couleurs symboliques sacrées (vert de l'Islam, safran des Hindous). Le conflit ne se résume donc pas au croisement d'accusations d'hérésie (déviance à partir d'un fonds commun). Il n'y a d'ailleurs aucune source explicite commune comme entre 'gens du livre' que sont Chrétiens et Musulmans. Sur les terrains où le Moderne missionnaire et le Musulman s'accordent plus ou moins, on voit de prime abord peu de possibilité de compromis doctrinal entre Hindous et Musulmans. Le rapport à l'espace (un des paramètres essentiels des champs idéologiques) et le rapport au temps (un autre) sont totalement différents. Pour l'Hindou, le domaine est fini, c'est Bharat Mata, la terre sacrée de la péninsule, dont l'on n'a guère cherché à sortir. Elle a plusieurs centres ou pas de centre du tout et le temps est une suite de cycles ouvrant sur des apocalypses, la vie est un flux circulaire. La terre préexistait à l'humain, et ne se sépare pas de ce dernier. Ce mélange de l'humain et du non-humain est insupportable au Moderne et au Musulman. Pour le Musulman, la terre, le monde entier centralisé (polarisé?) autour du lieu de la révélation appartient à l'homme, le temps est linéaire, ouvrant sur le paradis céleste (au lieu du bonheur sur terre des Modernes), et la vie est une réalisation.

Champs polarisés et dépolarisés

On ne s'étonnera pas si la scène s'est trouvée précocement marquée par des affrontements. L'épisode célèbre du temple d'Ayodhya détruit pour faire place à une mosquée date de 1528 mais il succédait à de nombreuses manifestations du genre de ce qu'ont fait les armées Chrétiennes en Amérique du sud, (18). Ce qui est étonnant c'est que les affrontements n'aient pas été la règle, et soient même devenus rares ou exceptionnels, dans une grande partie de la péninsule durant des siècles. Pour des motifs multiples, l'idéologie a perdu des deux côtés son aspect incisif. On a dissocié religion et puissance. Il ne s'est pas constitué de ghetto, des syncrétismes se sont multipliés, des médiations et des images ont envahies l'Islam, des processus de foi unitaristes ont pénétré l'Hindouisme, y compris des égalitarismes plébéiens avec Kabir ou les Sikhs (19). Il y a eu à la fois tendance à la séparation communautaire et intensité de vie commune basée sur la culture orale et les rythmes paysans. Les injonctions des poseurs de champ (Ulémas et Brahmanes), qui ont toujours cherché à dominer et ordonner le fouillis des relations sociales, se sont trouvées fréquemment ignorées, ou tout au moins fortement relativisées au profit de cultures populaires peu idéologisées, pas toujours pauvres mais généralement peu liées au pouvoir, voire critiques vis-à-vis de ce dernier. Elles se sont souvent montrées capables d'influencer et de relativiser le poids du pouvoir politique. Dans ces cultures, les liens sociaux sont intenses, fondamentaux, mais de tous ordres, y compris diverses formes d'individualisation. L'autonomie des acteurs de tous ordres est limitée par la complexité des relations, et par la pression du milieu, mais non par le champ et les valeurs qu'il porte. Ces dernières sont relatives (notamment aux statuts) et interprétées différemment selon les situations. On rappelle dans certains cercles que les Hindous (en principe végétariens qui mangent seuls par crainte de pollution, exogames) et les Musulmans (en principe carnivores qui mangent en groupe, endogames) constituent des pôles opposés de l'humain dans tout ce qui parait fondamental, les relations de commensalité et d'intermariage, mais ces discours sont décalés par rapport à une pratique composite, souvent mystique (fusionnelle) mais tolérante. A la campagne, les Hindous et les Musulmans mangent et se marient souvent de la même manière, ou multiplient les concessions mutuelles. Des pratiques rigides associent des masses de gens qui peuvent être importantes, mais elles sont trop multiples, entrecroisés et à éclipses, y compris au niveau d'une seule personne (on peut parfois se prétendre Hindou et Musulman) pour constituer des champs contraignants. La tendance de champ est de ne plus avoir de pôle du tout, ou des pôles faibles et mouvants. L'état de dépolarisation de champ idéologique n'a rien d'hindou, les Musulmans le vivent à leur manière mais avec la même intensité, dès que l'on s'éloigne des centres du pouvoir et du savoir formel. Dans le cadre de ces champs dépolarisés, il existe de multiples polarisations partielles. La secte semble être le mode de polarisation (durci et apparemment caricatural) qui convient au milieu. La continuité, malgré tout observable de courants idéologiquement durs, plus ou moins marginalisés, concerne elle aussi les Hindous aussi bien que les Musulmans.

La peur dépolarisée

Dans ce cadre, d'une fondamentale complexité, où l'humain et le naturel s'interpénètrent de manière profonde, qu'est ce qui fait peur ? Ce qui angoisse n'est pas un antagoniste bien délimité et stable, car on ne peut produire de vision dipolaire durable. Chacun s'interprète 'en situation' dans le cadre d'identités multiples et presqu'infiniment recomposables.
On peut distinguer les peurs régulatrices et l'anxiété absolue. La peur que l'on viole la soeur, ou que l'on sépare les frères constitue un arrière-plan fondamental, mais aussi un élément intégré et jugé positif du système social. Elle est régulatrice (20). Elle fonde la socialisation infantile. On la construit de manière très délibérée chez les jeunes enfants. Elle associe tout le monde dans une même crainte de la séparation. Cette peur ne provoque pas de mouvements sociaux, seulement quelquefois des émeutes. Les notions du lien social étant aussi mouvantes que variées, et ce dernier étant régulièrement renforcé par le système de peurs et d'interdits, ce n'est cependant pas autour d'elles, que les angoisses les plus grandes se cristallisent. Il n'existe pas non plus d'anxiétés quand à l'identité, ni d'ailleurs de problématique de l'identité. Dans un contexte hiérarchique, les élites vivent certes dans l'angoisse de la dégradation (ou de la pollution, corruption) mais elles se protègent assez bien contre de tels risques. On a peur des sorciers et des forces de la nature mais on les apprivoise aussi de manière efficace. Les caprices de la nature suscitent des peurs rationnelles de la douleur et de la mort mais aussi des ensembles symboliques et culturels complexes dans le cadre desquels le processus majeur semble la négociation avec les forces multiples supposées régir le monde. Tout ce qui se négocie est ordinairement relativisé et participe du système de régulation, l'ensemble social ayant une forte capacité à supporter les tensions et les agressions (21).
L'anxiété la plus profonde, qui exclut toute négociation, semble finalement la peur du pouvoir et de la centralisation, concrétisation géographique de la polarisation d'un champ. La sacralisation des rois est liée à leur faible capacité d'intervention, et notamment à leur quasi-absence du domaine de la loi (qui est communautaire, sectaire, familiale ..). Le pouvoir est fui avec persévérance, adoré devant, trompé derrière. L'étranger est craint en général. Il existe des notions de l'universel, mais elles associent l'univers (le cosmos) à l'humain, plus que les humains entre eux. Ce qui n'est pas familier, à quoi l'on n'est pas lié, est généralement dangereux. Un pouvoir étranger est bien sûr plus plus craint qu'un autre mais à la limite ils le sont tous (problèmes constants de légitimité du pouvoir et émiettement politique). Le pouvoir (l'Etat, l'impôt, l'organisation) est soupçonné d'être la force démoniaque par excellence. Il 'suce' la substance de ses sujets. C'est une goule. Lorsque les Britanniques voudront lutter par des vacccinations contre la peste à la fin du 19°, ils s'apercevront de la prégnance de représentations qui restent encore aujourd'hui populaires. On accusait les médecins d'aspirer la substance vitale (Momya) des jeunes Indiens (Hindous ou Musulmans) avec leurs seringues (22).

Modernisation et polarisation

Cet état de dépolarisation aurait sans doute pu se transformer dans le cadre d'une évolution autochtone (23) mais au 19°, la domination anglaise introduira de nouvelles perspectives. On ne cherchera pas à définir si le premier rôle doit être donné à la puissance militaire, au droit, aux doctrines et mythologies modernes et chrétiennes ou à l'introduction de l'éducation victorienne après 1830. C'est sans doute le complexe de facteurs qui est significatif des poseurs de champ modernes, et de leur hybride traditionalisé qu'était le gouvernement colonial. Au début, quand les Indiens demeuraient insensibles au champ moderne, les nouveaux venus et leurs 'missionnaires de l'individualisation', chrétiens et laiques, ont parfois été classés de manière variable, selon les critères locaux. L'entrée dans le champ dominant a cependant provoqué de manière liée et concommittante traditionalisation (importante) et modernisation (localisée). Ceux qui étaient concernés par ces processus ont rapidement reconnu aux Modernes ce caractère Unique auquel il tiennent tant. Une grande partie de l'univers social demeurait 'dépolarisée', mais elle devenait subsidiaire. Les colonisateurs trouvaient ce genre de milieu plus facile à dominer, et ont peu fait pour le faire disparaitre. Dans l'Inde du 19° la modernisation s'est répandue, en commençant, par le haut, et surtout par les élites hindoues, que les Britanniques ont sans doute joué contre les Musulmans, auxquels ils avaient enlevé le pouvoir politique, de manière initialement pragmatique.
On peut cependant ajouter autre chose. Alors que l'incompréhension entre le Musulman et le Moderne de la variété missionnaire tenait plutôt aux buts qu'aux moyens et aux perspectives d'action, avec un enjeu fondamental au niveau de la sacralisation du lien social, l'incompréhension entre l'Hindou et le 'Moderne missionnaire' pouvait être plus profonde, car touchant aux valeurs, les intérêts constituant un niveau différent d'appréhension du processus. Les choses se sont cependant compliquées quand le côté séparateur et hiérarchisateur du Moderne à pris le dessus. C'est ce qui advient régulièrement quand il gère, mais ne conquiert plus, quand il ordonne et classe, et n'émancipe plus, quand il cherche son identité propre au delà du message de progrès, abandonnant la perspective universaliste (24). Les nouveaux maîtres condamneront d'abord avec vigueur l'ensemble hindo-musulman au nom du refus de la sacralisation des liens sociaux. Ils retrouveront pourtant bientôt dans l'exogamie, le souci de séparation (du pur et de l'impur) et les principes hiérarchiques de classement et d'ordre des Hindous une partie familière, la seconde, de leur substance hystérisée -Ce schéma heuristique n'est nullement une théorie de l'histoire. Il ne prend notamment pas en compte tout ce que les Britanniques avaient de pré, a, anti et non moderne, et c'était énorme- On verra en tous cas se dessiner précocement, mais discrètement, une nouvelle figuration des choses, l'Hindou apparaissant bientôt aux Britanniques plus intelligent, réformable et honorable que le Musulman, modernisable en un mot. La 'tradition hindoue', vue d'abord comme particulièrement barbare (et paienne) sera bientôt réhabilitée et même idéalisée par des gens comme Max Mueller, quand elle était sanskrite, hindoue et apparemment liée au passé européen. 'L'Occidental', parce que déjà plus ou moins modernisé, en ce 19° siècle, était en pleine quête identitaire.
Le processus de traditionalisation concernait des gens de toutes les références et de tous les liens. Il déclasse et infériorise, tout en plaçant des ensembles vivant dans la périphérie du champ moderne où ils se fossilisent. Mélangeurs (de terre et d'hommes) ou associeurs d'humains, les Indiens des deux confessions étaient vus comme des inférieurs, des impurs et des arriérés. Sous l'influence des institutions, mais aussi de l'influence déclassante des Modernes qui prenaient (entre autres) le contrôle du temps (du sens et des limites), l'ensemble syncrétique ancien s'est peu à peu figé. Malgré des réactions de survie, il est lentement rentré au musée du moderne et continue à le faire, au grand profit des ethnologues. Dans la perspective imposée aujourd'hui comme au 19° siècle, l'Hindou et le Musulman ne peuvent devenir pleinement modernes qu'en se niant totalement. On rentre en dominé et inférieur dans l'univers moderne (25), ce qui rend le processus de modernisation politique et donne à l'Etat, aux mains de Modernes étrangers puis locaux, mais lui-même nullement moderne, un rôle de premier plan. Ce n'est pas un processus ressenti comme émancipateur par la majorité, ou même d'importantes minorités. C'est une oppression supplémentaire. La prise en charge des idéaux et des pratiques modernes par des Indiens depuis 1947 n'a pas changé grand chose. A côté des processus de traditionalisation déclassants, que l'on peut nuancer à l'infini ou presque, on a cependant vu d'autres phénomènes prendre place. Il existe des niveaux d'appropriation de la réalité plus ou moins hors-normes. Ils acceptent généralement les principes modernes, ou leur ombre portée (la Tradition), mais ils sont ambigus, au regard des principes du champ parce qu'ils jouent avec les symboliques de liens emblématiques, liens verticaux des Hindous et liens horizontaux des Musulmans.

Décrivons d'abord ce qui s'est passé entre le milieu du 19° et les années 1960 de notre siècle, sans que ces repères puissent être pris pour des absolus. Le processus d'intégration au champ dominant par l'invention d'une tradition modernisable a surtout touché des élites Hindoues. Il consiste à inventer une continuité mythique, visant à faire de la réalité présente, et traditionalisée, un sujet modernisable. On s'est référé aux temps védiques, justement exhumés par les Orientalistes Européens. Dans le mythe orientaliste du 19° ; on a trouvé les traces plus ou moins mythiques d'un Grand commencement autochtone, clair, libérateur, progressiste et même démocratique. Il a fallu inventer des évènements, des tendances et des moeurs qui n'avaient jamais existé, où leur donner une place nouvelle, pour attribuer un sens 'linéaire et tendu vers un but' à l'ensemble. Le travail de légitimation historique visait à prouver qu'une identité moderne parfaitement acceptable était en germe depuis toujours, ou au moins depuis longtemps dans les anciens champs idéologiques et les ensembles de pratiques, ce que l'on a appelé les cultures. Cette caricature d'histoire, reformulation d'un passé à la lumière des perspectives imposées par les Modernes, mais en fonction des besoins d'émancipation des Autochtones, a tenu une place énorme dans l'affirmation des élites indiennes. Il s'agit d'acquérir de la légitimité dans le temps et l'espace des autres (leurs rythmes, cultures, territoires), et non de fonder une ère. C'est une pratique de dominés, mais les Hindous, en introduisant leur antériorité, contestaient de biais la prééminence du maitre. Ce fut souvent leur manière. Du côté musulman, on s'est plutôt trouvé porté à exhumer une tradition véritable, quoique très minoritaire, de retour aux sources de la révélation. Elle impliquait l'intransigeance idéologique et l'adhésion à un dogme central simplifié (contestation dure et repli doctrinal allant de pair), (26), et de nombreuses tentatives de réforme et normalisation des moeurs. Elles durent jusqu'à aujourd'hui. On voit toujours des villageois, musulmans depuis des siècles, de l'Andhra Pradesh ou du Bihar (provinces de l'Inde indépendante) commencer à entrer dans les mosquées, observer les prières et respecter les Charia't (loi islamique). On opposait son propre temps (celui de l'Hégire) au temps du colonisateur.
La question nationale a servi de catalyseur. Une nation, selon les idéologues modernes, est un ensemble d'individus 'associés'. C'est différent de 'liés'. Dès le début de la traditionalisation, les liens complexes se sont durcis et resserrés. Face au Moderne, sous son influence directe et indirecte, et face à la pression concrète de l'hybride colonial, on a cherché à constituer des solidarités, unifier et simplifier les valeurs (normes) et les références. C'était un travail de polarisation de champ, se développant initialement selon les termes posés par les Modernes, d'autant plus qu'il était relié à des buts concrets d'émancipation. Les syncrétismes dépolarisés ne pouvaient servir à cette tâche et tout le monde s'est entendu pour condamner leurs pratiques, tout en continuant a recourir en privé aux astrologues, aux ermites et autres 'éclateurs de destin' de l'univers dépolarisé. Le principe de séparation des hommes (pour faire des Individus) des Modernes était cependant inapplicable. Il fallait s'appuyer sur les liens et les références existants ou réduire l'intervention directe dans le projet national à une frange minuscule d'Occidentalisés, devenant les tuteurs des autres. Cette dernière option est ouvertement celle des laiques du Congrès, mais ils ont toujours été influencés, voire fascinés par la possibilité, de s'appuyer sur des parties ou l'ensemble des systèmes de liens communautaires pour fonder l'ensemble national.
Dans un contexte de domination, la modernisation a donc souvent signifié quête de l'identité basée sur le regroupement communautaire et l'agression de l'autre. C'était une pratique concrète à laquelle les Laïques modernistes hindous sacrifiaient sans le dire au début du siècle alors qu'un courant 'nationaliste hindouiste' (minoritaire, ou moins puissant), le proclamait en multipliant les provocations. Ces rôles étaient souvent inversés en ce qui concernait les Musulmans. Dans un univers où les doctrines s'étaient émoussées et les pratiques syncrétisées, il paraissait difficile de batir quelque chose d'unitaire, avec des frontières précises. Pour la grande majorité des gens, l'Autre n'était ni danger ni ennemi. Il était à peine perçu comme un autre: il a fallu l'inventer. Le processus est toujours en cours. Les partisans d'une polarisation basée sur l'homogénéisation et l'opposition des systèmes de liens différents ont pu exhumer les vieilles peurs enfouies au fond des inconscients. On a centré les champs, avec des capitales, des lieux de pélerinage, des symboles, des organisations. On a dissocié les pratiques, séparé les espaces, durci les frontières après avoir introduit l'idée de frontière. On a enfin cherché à séparer concrètement les hommes, ce qu'on appelle localement le 'communautarisme' (27). Cela a souvent été sanglant, et demeure largement inachevé. On s'est énormément étripé depuis 1850 au nom de la communauté, en brandissant des symboles reformulés: modernisés, ou traditionalisés. Il y a eu bientôt de quoi réinterpréter les époques précédentes. On a exalté les substances, les traditions, les héros, en simplifiant et orientant des principes jusqu'alors indicatifs ou confidentiels. A une logique de familiarité a succédé une logique de distanciation. On a torturé l'Histoire, devenue champ de bataille des érudits, pour montrer que le complot était ancien et la lutte éternelle. Les émeutes intercommunautaires, sorte de guerre qui favorise les polarisations, et se trouve soumise à toutes les manipulations des élites et de l'Etat (qui prend part au jeu depuis le milieu du 20° siècle) ont favorisé l'accentuation de ces processus et leur traduction en idéologie et en politique. On a voulu refonder les ensembles sur des principes cohérents, ressemblants dans leur cohérence et leur capacité à organiser globalement le même champ, ou des champs comparables, mais cependant plus que jamais opposés dans leurs principes fondateurs.
L'hindouisme réformé a produit au bout du compte un nationalisme assez proche, sous certains aspects, du nationalisme français du 19° (discours historico-laique, émotif et rationalisant) avec sa référence à une patrie incréée, parfaite et mère de toutes les vertus (mais non spécialement de la Liberté, plutôt de l'harmonie et de l'abondance). La mise en avant d'une substance éternelle (et supérieure) de la Nation s'intègre par ailleurs aux conceptions de transmigration, qui sont celles des élites de haute caste qui promeuvent le mouvement. Minoritaires, les Musulmans ont mis l'accent sur l'unité de la communauté et la loi (discours légalo religieux), en parlant de la religion en danger. Ils ont insisté sur la relation avec un centre étranger au pays (La Mecque) en refusant d'abord d'intervenir dans l'épopée nationaliste. C'est une attitude courante en 'Islam périphérique'. Avec leur proposition de créer une nation apparemment semblable aux autres, les Hindous paraissaient s'intégrer aux perspectives modernes (en contrant les intérêts britanniques, c'est autre chose). Avec leur repli sur la communauté et leur relation accrue avec le monde islamique, la majorité des Musulmans de l'Inde vont apparaitre comme des intégristes réactionnaires, et bientôt alimenter les parties les plus piétistes et conservatrices du renouveau islamique (28). Les Modernistes musulmans (et non des islamistes) seront par ailleurs à l'origine de la création du Pakistan dans un mouvement impulsé en 1875 avec la création du collège d'Aligarh. M.A. Jinnah, fondateur de l'état pakistanais, était un agnostique. La nation étant alors le principe d'incarnation du champ moderne, la démarche était cohérente, et symétrique de celle des laiques du Congrès qui batissaient un état laïque pour une majorité hindoue. Au début, le Pakistan n'était pas un état confessionnel.

Les parties polarisées des ensembles dominés hindous et musulmans ont tendu à fonctionner comme les pôles du champ moderne. Les partisans du communautarisme, et ceux qu'ils influençaient, se sont un peu partagés, un champ sous influence moderne où ils occupaient des positions dominées avec des perspectives de départ semblables mais des tendances de polarisation et des référents struturels différents. Associés, et ils n'ont de sens qu'associés, les deux sortes de perspectives communautaristes constituent donc, sur certains plans, une espèce de caricature du champ moderne. On a continué en fait à s'emprunter des thèmes et des pratiques, ne serait ce que dans les émeutes. Les Hindous, plus préoccupés que les Musulmans quand à leur identité (leur substance et leur frontière), ont copié ces derniers au niveau des méthodes de mobilisation et d'homogénéisation, leur empruntant des symboliques fraternelles et des cultes du martyr plutôt étrangers à leur univers conceptuel. Alors que les Musulmans 'communautaristes' étaient plutôt traditionalistes et repliés sur eux-mêmes, une minorité d'Hindous, au début minuscule et sectaire, a tenté de promouvoir la cause d'un Etat hindou (religieux), très nationaliste et hautement organisé, empruntant aux divers registres présents sur place, y compris et typiquement celles des Modernes. C'est ce que j'appelle un 'Monstre' hybride. Les 'Monstres' seraient des mélanges plus ou moins complexes, ainsi désignés en référence aux principes de séparation posés par les Modernes, et sans préjuger des possibilités historiques ou de la qualité morale de ces constructions. Si les Nationalistes hindouistes paraissent avoir été les premiers à pratiquer délibérément le mélange (dans les années 1920), il est aujourd'hui rare de trouver des Modernes ou des Traditionalistes purs (modernes brillants et cultures de musée, bien figée par la Modernité), même chez les Laïques professionnels ou chez les Musulmans les plus conservateurs de l'Inde (29). La profusion de la scène indienne contemporaine, qui n'est nullement incompréhensible, peut aussi se lire à la lumière de cette analyse. Voici quelques catégories qui paraissent opérer dans le champ décrit: Non polarisés ou amodernes (traqués par les Modernes comme 'arriérés', et par les Monstres communautarisés comme traitres, mais toujours préférés par les politiciens paternalistes), Modernes (rares mais régulièrement ressourcés en Grande Bretagne et aux USA), Modernisés, (communs en ville mais facilement communautarisés, très ambigus), traditionnalisés (chez qui le passage au musée est relatif), traditionnels (résidu vivace) et monstres communautarisés. On sort enfin un peu des tautologies dualistes, même si ce genre de classement ne peut nullement prétendre à restituer le réel. Ces catégories sont définies par rapport à des éléments tangibles, les champs organisateurs de discours, producteurs de concepts, régulateurs d'attitudes, mais on ne peut fonder sur elles la plupart des analyses de la réalité. On ne saurait trop insister là-dessus.

Quelle est l'évolution présente ? Les discours d'unicité simplifiants, liés à la modernisation partielle des deux communautés, ne se réfèrent cependant pas, ou pas seulement, à l'action déstabilisatrice des Modernes. Pour l'un comme pour l'autre les Modernes ne font un ennemi propre à faire resserrer les rangs que dans le cadre d'une 'traditionalisation' qui est aussi condamnation à mort. L'idéologie traditionaliste est présente dans les courants 'communautaristes', mais n'est qu'un élément de la scène. Alors que le champ moderne associe la présence de liens à une identité fossile, les Communautaristes des deux bords, car il est apparu de nouvelles variétés de Musulmans plus ou moins modernisés et obsédés par 'l'identité', veulent faire revivre en moderne atypique, ou parfois en moderne hérétique (indigénisme radical), une identité basée sur la sacralisation du lien. Plus ils introduisent de notions modernes dans leur univers (nation, éducation, droit, techniques, organisation, sens de la mission) plus ils mettent en danger les liens qu'ils veulent défendre. Plus il est besoin de renforcer les frontières d'ensembles qui semblent partir dans tous les sens alors qu'ils ne sont même pas constitués. C'est sans doute encore plus vrai pour les Hindous, qui n'avaient même pas de nom au 19° siècle, sans parler d'organisation unitaire ou de dogme, et dont les courants créateurs d'identité ont bati les frontières et le sens de l'être collectif de toutes pièces, et sont toujours à l'oeuvre (31). Plus la nécessité d'un ennemi compréhensible (que la nature de ses liens désigne comme un ennemi mais que la sacralisation du lien fasse familier) mais bien menaçant se fait jour. Dans le cadre d'une domination d'un champ moderne importé, d'autant plus sans partage que les milieux dépolarisés -longtemps majoritaires- résistent mal, ou pas du tout, à la pression manipulatrice et au paternalisme de l'Etat contemporain, les deux ennemis sauvent l'essentiel en se faisant la guerre, en détruisant aussi bien les anciens syncrétismes que les perspectives modernes basées sur l'individualisation. L'espèce de stagnation viable sur fond de crise point trop mal maitrisée qui fait la réalité du couple maudit Inde-Pakistan est aussi décrite là.
A coté d'une bataille assez codée, fondamentalement sans perspective, qui profite aux polarisateurs des champs dominés des deux bords, chacun tient toujours une place différente dans le concert, et ce n'est pas seulement dû à la position minoritaire des Musulmans. Retour de foi contre défense de la terre, le fondamentaliste (musulman) est polarisé sur le sens de la vie, le Chauvin (hindou)(32) sur les limites, à partir de quoi le chauvin cherche à donner sens aux limites et le fondamentaliste à limiter le sens. Des démarches croisées donc, qui paraissent vouées à l'incompréhension, et qui le sont, et sur lesquelles se greffent le capital de haines et de peurs engrangé par les cultures populaires, à côté évidemment de leurs contraires et de bien d'autres choses. Pour un manipulateur de champ méprisant fondamentalement ceux qui ignorent la polarisation simplificatrice, ce que sont Modernistes laïques, Hindouistes nationalistes et Musulmans fondamentalistes en Inde, il est tentant d'aiguiser les peurs. Les Hindouistes militants et certains Musulmans, ces derniers étant plutôt discrets, versent de l'huile sur le feu de la peur de la perte des liens, au nom de principes connus, le Gouvernement laïque allumant des incendies de son côté de manière bien plus triviale, pour conserver le pouvoir (malgré des exceptions). Les 'monstres' communautaristes ont par ailleurs tendance à lutter, plus efficacement que l'Etat dans certains cas, contre les vieilles peurs dépolarisantes associées à l'ignorance et à l'inorganisation: mourir de faim, sécheresse, sorciers, impureté. Ils détestent ces dernières parce qu'elles mettent en cause leurs constructions de collectifs, suscitant des solidarités où ils n'en voudraient pas, détruisant leurs cohésions assurées avec difficultés. Ce côté organisateur, éducateur et développeur les place (surtout les Hindouistes) en concurrence directe avec les Modernes en titre, sur leurs grand terrains d'intervention, sauf l'économie d'où un certain mépris de l'économie chez les Communautaristes et une hyper-économisme du discours laïque. Dépolarisé a généralement voulu dire aussi pénurie et ce n'est pas par hasard que Gandhi; ce dernier et splendide avatar de l'univers dépolarisé (mais aussi un remarquable 'Monstre') faisait de la pauvreté vertu.
Les 'ennemis nécessaires' des Communautaristes sont dans les rangs des communautés 'autres' qu'ils s'efforcent de construire et réinterpréter, mais ils sont aussi dans les rangs des Modernes et à l'étranger. Il importe avant tout que chacun reste à sa place et affirme une 'identité collective'. Les dépolarisateurs de champ (modernisés, mais aussi 'amodernes'), ceux qui rendent sans objet le débat sur les limites ou le sens, et sans effet les tentatives de durcissement en tous genres, sont les plus grands ennemis des durcisseurs de champ communautaristes: intellectuels, miséreux, mystiques, cyniques, 'mélangeurs' de liens et associateurs en tous genres sont placés dans le même sac. Les Modernes sont maintenant haïs comme concurrents autant que comme différents par les Chauvins et les Fondamentalistes qui se sont appropriés une partie de leurs principes. Les 'Fondamentalistes' musulmans et les 'Chauvins' hindous mènent donc entre eux, mais aussi avec les Modernes, le combat de la construction identitaire. Le Moderne a perdu la plus grande part de sa spécificité, s'il en a jamais eu réellement dans le contexte. Il arbitre (souvent partialement) la scène ou attise les feux. Le processus de séparation et de polarisation qui occupe Chauvins et Fondamentalistes n'est pas étranger au Moderne, qui en est par ailleurs plus ou moins directement responsable. Ce sont les succès du développement, à notre niveau d'analyse la transformation de dépolarisés en Modernisés et Traditionalisés, qui interfèrent pour produire des Monstres, qui alimentent les poussées des uns et des autres. On peut se demander si l'Inde n'a pas survécu depuis quarante ans grace à son 'capital' de dépolarisation et de relative stagnation, ce dernier favorisant d'ailleurs l'échec des stratégies économiques échec qui nourrit les appétits des Monstres: autre manière de décrire les aléas du processus.

Les nouveaux risques, les nouvelles peurs

Dans ce nouveau contexte, l'appréhension du risque posé par l'autre va changer. Le champ moderne s'attaque en Inde aux sources mêmes de la socialisation (alors qu'en Europe, il en a dans une certaine mesure procédé). Depuis le début des tentatives de développement 'moderne' (premier plan quinquennal 1956-61) il est l'un des facteurs essentiels du malaise des masses, les élites, mêmes modernes, ayant souvent mieux réussi à préserver des modes complexes et sécurisants de relation. Comme il n'est pas possible de remettre en cause le développement, la peur s'est nourrie à de multiples sources, comme si les différents motifs de considérer l'autre comme un danger se trouvaient capitalisés, et utilisés à divers niveaux par le processus de recomposition et d'homogénéisation du soi en position dominée à partir d'éléments structuraux différents. Les angoisses quand à la nature et aux frontières des sujets, ces préoccupations identitaires que l'on nous présente souvent comme des évidences éternelles, sont devenues récemment prééminentes, notamment chez les Modernisés et certains Traditionalisés qui se sont mués en Monstres. Au niveau populaire (30), chez des dépolarisés de plus en plus relatifs, la peur panique essentielle devient: perdre les liens. Ces liens seront réinterprétés avec succès dans une perspective identitaire. La peur de la séparation est dramatisée et exorcisée de multiples manières, notamment l'agressivité communautaire. Elle est notamment omniprésente dans le cinéma, où elle n'est pas reliée au contexte communautaire, pour cause de censure et de 'modernisme' des réalisateurs. Pour nombre de membres des deux communautés, et notamment des membres d'élites déclassées (par les Modernes) cette peur peut se calmer si l'on en finit avec les ambiguités dogmatiques, les liens entre communautés, les frontières floues en général. Dans cette perspective, un bon ennemi pas trop lointain est tout à fait précieux. Mettre l'accent sur les liens avait déjà fait ressortir les différences. La peur de l'autre en temps que collectif, une trouille balisée et claire comme le champ polarisé, devient cependant plutôt un élément régulateur (d'un système social en crise) car on sait ce qu'est l'ennemi en périodes d'affrontements, et ne s'interroge plus sur soi-même. Cela met provisoirement fin à l'angoisse. En d'autres termes, on se casse mutuellement la figure pour exister et calmer la peur. C'est pour éviter, croit-on, la désagrégation des liens qu'on donne une forme nationale au communautaire, que l'on met une idéologie para-moderne au poste de commande, qu'on alterne la polarisation de champ idéologique (radicalismes religieux et autres, jouant avec l'idée de sacrifice) et les tentatives de 'citadélisation' (accent sur la sécurité et le territoire). On est moderne sans en avoir les moyens ni la base relationnelle, et l'on est surtout concerné par les anxiétés de la modernisation ratée.

Revenons au Moderne

Si le Moderne est apparu d'un bloc aux Indiens, qui continuent souvent à se référer à une identité, des pratiques et une idéologie 'modernes' comme s'il s'agissait de la même chose depuis le 19° siècle, il n'a jamais correspondu à cette appréhension. Le champ moderne déclasse impitoyablement ses propres productions (démodées) de la même manière qu'il traditionnalise les ensembles constitués existant en dehors de ses perspectives fondamentales (33). Comme nous l'avons déjà vu, il s'opère par ailleurs en son sein de simples oscillations, ou de véritables basculements dramatiques entre les pôles, celui de l'universalisme militant et celui de l'hyper-protection culturalisée, pôles qui fondent autant l'un que l'autre la réalité du Moderne. Il semble que nous soyons dans une phase de repli, et de repli dramatique, sur le bastion de 'modernité' constitué concrètement par les sociétés du 'Nord', dites occidentales. Ces dernières sont d'ailleurs de plus en plus occupées à se définir comme occidentales et à rassembler, à partir des débris qu'a laissé subister la quête moderne, une 'identité culturelle' cohérente. Cela faisait des décennies que certaines variétés de Moderne s'occupaient, autant que de lutter contre la nature, de mener un combat plus ou moins central contre 'l'hérésie' moderno-communiste (34), au prix de la division de l'ensemble. Le conflit contre les Monstres de plus en plus nombreux et méchants suscités par l'activité des Modernes en périphérie dominée est beaucoup plus rassembleur. Avec la révolution iranienne un Monstre de grande taille a ébranlé la scène et servi de catalyseur à un processus d'homogénéisation et de mise en défense.
Depuis un demi-siècle, avec le déplacement du centre de modernité de l'autre côté de l'Atlantique, la fin de la colonisation, la mise en place d'une société qui se prétend d'abondance et qui fonctionne comme telle, et enfin avec la médiatisation massive, les Modernes ont perdu peu à peu leur coté missionnaire. La Jérusalem terrestre, une des plus vieux mythes monothéistes mais aussi l'arrière-plan conscient ou inconscient de la quête moderne qui en a fait récemment la citadelle du bonheur individuel (35), devient assiégée. Il est moins question de propager le message du progrès. Le futur s'est bouché, les Lumières se sont assombries. Il n'y a plus de territoires à conquérir. On met en avant des valeurs et surtout un mode de vie. Cela veut d'abord dire qu'on les homogénéise précipitamment, processus qui bénéficie plutôt d'un état de tension avec l'extérieur. La culture dominante et le commerce se chargent encore de propager l'ancien message missionnaire mais on défend de plus en plus un territoire (monde libre, démocratie face au fanatisme) et un rang (le premier). A l'intérieur de ce que l'on voudrait être la forteresse des nantis, une certaine dépolarisation de champ se produit. On a introduit un peu de permissivité dans le puritanisme ou ce qui lui correspondait hors du monde anglosaxon, le culte du travail s'affaiblit, le héros (télévisé) remplace le martyr (de la nation et du travail)... Des médiateurs, et des médiations, en tous genres foisonnent remettant en question l'unicité et l'univocité du message moderne. Ce n'est pas un retour aux dépolarisations de type antérieur (pauvreté et multiplicité des systèmes relationnels, identité stable mais à géométrie variable) car elle se fonde sur la mise en place d'un univers hyper-protégé, basé sur une concentration sans cesse accrue de puissance, et sur une individualisation-massification accrue. On peut cependant se demander si l'abondance ne produit dans certains cas des effets proches de la grande pénurie en ce qui regarde les champs idéologiques (36). En gros la tension moderne persiste, mais il est des espaces et des moments où elle s'atténue. C'est un processus plus compliqué et bien moins contrôlé par les élites que la mise en place du champ moderne missionnaire originel qui a pourtant connu de multiples variantes et suscité d'innombrables contradictions.
En généralisant le classement et le déclassement perpétuel des composants de l'univers habité pour incarner leur principe de séparation, les Modernes se sont batis, pour les époques de foi tout au moins, une identité supérieure et puissante, qui ne peut, dans leur logique, que s'améliorer avec l'écoulement de leur temps linéaire. C'est le contenu de leur notion de progrès. Ils ont pourtant aussi inventé (ou au moins aggravé) les préoccupations identitaires. Il devient obligatoire, dans le cadre de leur paradigme de séparation, d'avoir une substance unique et des frontières cernables, mais cette dernière est rapidement dévaluée et les frontières remises en cause. C'est inhérent à la quête, et tout-à-fait autonome des émancipations concrêtes qui peuvent advenir en relation aux processus. Les Traditionalisés et les habitants des marges (du champ) sont ordinairement les grandes victimes de ces processus, qui profitent de manière ambigue aux 'Modernisés', quand les pratiques des Modernes oscillent calmement autour des pôles du champ. Quand la crise advient (et le Moderne vit de crise en crise), les Modernisés plus ou moins proches du centre et les Modernes eux-mêmes entrent dans la danse. C'est ce qui parait se passer aujourd'hui.
En conséquence, une partie de 'l'Euroccident' se 'chauvinise', se mobilise autour du territoire, un peu comme l'a fait l'Hindouisme, produisant des dérives qui ne referont sans doute pas les expériences (hyper modernes et individualistes d'un côté, monstrueusement hybrides de l'autre) du nazisme, mais qui ne peuvent s'empêcher de s'en inspirer. C'est un emblême bien à nous, comme Ram l'est aux Hindous. On en est en effet à parler en termes d'emblêmes, de symboles, d'images, bien plus que d'idées ou de programmes à ces niveaux, quelque soit l'option concrètement défendue. C'est certainement un des éléments les plus marquants de l'évolution. Ces gens prétendent défendre les frontières, mais aussi 'purifier' le contenu humain de la 'société occidentale' telle qu'elle est aujourd'hui vécue et interprétée et non d'une quelconque entité 'traditionnelle'. Une autre partie se 'fondamentalise' (37), en proposant de 'purifier' (aussi) et de fixer les principes du Moderne par un retour aux sources, de les dogmatiser, ce qui est facilité, au moins dans l'univers anglosaxon, par les contextes religieux dont le Moderne est directement issu (en continuité ou rupture). Ils tentent de reprendre le contrôle d'un univers de pratiques qui leur échappe. On peut se demander si ce phénomène tient à la nature structurale du champ moderne, qui implique des tensions régulièrement ravivées, à son histoire (son origine de quasi-révélation induisant des processus de retour aux sources) ou à la période que nous vivons, qui rendrait intenable les discours simplificateurs, suscitant leur exacerbation. On peut caractériser comme éléments du 'fondamentalisme de modernité', rendus d'ailleurs ambigus par leurs dérives affairistes, le retour aux sources du libéralisme, la réactivation du mythe du marché autorégulateur, l'accent sur le crédo individualiste et les multiples tentatives pour faire considérer la démocratie comme un bloc culturel et non comme un enjeu concret toujours réinterprété. On peut penser que les 'Fondamentalistes modernes', qui demeurent élément moteur, proche du centre, d'élite, ont initié, avec les campagnes contre la régulation, le culte du 'battant', les licenciements, les évolutions qui nous ont valu en France le Front national, mais on peut aussi penser que le processus de chauvinisation (défense de la citadelle) est bien plus large et profond que le National-populisme français, et qu'il a d'abord frappé aux USA (38). A la place d'une hiérarchie non avouée, et rendue imprévisible par la bipolarisation et la présence d'un centre moderne hérétique (soviétique) on voit se disposer une hiérarchie de plus en plus explicite, exprimée de multiples manières au niveau mondial comme au niveau interne des sociétés, ceci en pleine exaspération du discours sur l'égalité des individus orchestrée avec fracas par les Fondamentalistes du champ moderne et ceux qui se laissent manipuler par eux, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes. La hiérarchisation conforte, en disant qui sont les inférieurs et à quel degré, et limite à la fois, en poursuivant concrètement l'unification dans la différence de l'ensemble, le processus de renforcement de la citadelle occidentalo-moderne..
Le champ Moderne éclaté entre ses chauvins (associeurs de terre et d'humains) et ses fondamentalistes (quasiment religieux, obsédés par le juge, plus ou moins suprême et la responsabilité, même en plein discours laiques), se met donc à ressembler un peu au champ indien dominé et en crise permanente, que j'ai brièvement évoqué plus haut, et dont les différentes parties ne trouvent de raisons d'être, de fondements de leur identité, que dans la peur de l'autre. Si la nature n'est plus l'ennemi, et s'il faut même en plus la sanctuariser, il en faut un autre. Le Moderne vit un combat. Chauvins et fondamentalistes (religieux et non religieux ?) en 'Euroccident' sont, tout comme leurs frères du Sud, produits et négations du champ moderne. Fondamentalistes et Chauvins du coeur de l'ensemble moderne se haïssent fréquemment entre eux mais ils sont plus occupés à chercher des ennemis à l'extérieur du champ, figures du danger convenables pour assurer la poursuite de leurs quêtes. C'est peut-être un fait révélateur, quoiqu'ambigu, de la supériorité (puissance restée inaltérée, ou simple complexe de supériorité ?) du poseur de champ principal ; devenu écartelé entre les deux extrêmes de ses propres perspectives, une si pure qu'elle met des parties du monde à feu et à sang en dévalorisant la perspective missionnaire universaliste qu'elle invoque, une 'impure', qui prétend résoudre les problèmes en séparant les humains entre eux au lieu des humains et de la nature. On pourrait discuter longuement sur les termes de leur complémentarité, opposition ou nature commune. Cela semble correspondre à une fragilisation des positions des Modernes, et surtout des Modernisés du Nord, qui retrouvent les termes des quêtes identitaires du Sud, avec seulement un léger retard dans le paroxysme et les tendances régressives. Les Chauvins du Nord, sans leur être assimilables, rappellent de manière criante les Nationalistes hindouistes d'aujourd'hui, ces derniers disposant apparemment d'un capital de culture, d'expérience et de vivacité intellectuelle infiniment supérieurs à leurs collègues (39). Les 'Fondamentalistes de modernité' (40), sans pouvoir être comparés aux 'Hezballahis' (avec lesquels ils partagent cependant déjà des options libérales en économie), semblent de plus en plus pressés de leur ressembler, de retourner, plutôt que de critiquer rationnellement leurs discours et leurs perspectives, d'appeler au secours de la foi moderne en danger et de réaffirmer le dogme séparateur, mais ils leur sont encore infiniment supérieurs au plan de l'instruction et de l'ouverture de vues, tendances liées à leur appartenances aux élites de haut niveau (41).
Maintenant, pourquoi la tension est-elle plus vive avec les Musulmans ? Il ne faut pas négliger le contexte géographique ou les possibles résurgences de contentieux historiques genre Croisades, surtout du côté musulman où le traumatisme a été bien plus fort; mais cela ne semble pas suffisant pour expliquer la vivacité des phénomènes et leur caractère apparemment profond. Les Musulmansn notamment ceux qui jouent avec les 'monstres' sont parfois considérés comme des hérétiques virulents, sur lequel on reporte les discours et les peurs forgées à l'intention des Communistes, par les 'Fondamentalistes de modernité'. Ils stigmatisent leurs prétentions à créer d'autres centres, contrôler leur temps propre et placer l'accent sur l'action. Les chauvins se réfèrent énormément, et avec un grand succès populaire, aux manières, au manque d'hygiène supposé et aux moeurs sexuelles des Musulmans fantasmatiques qu'ils sont en train de construire. On tenterait à la fois de les inférioriser en se référant à une hiérarchisation explicite (des cultures, races, ethnies), et de les déclasser (à la Moderne) en insistant sur leurs prétendu 'Moyen age'. Prêts à répondre à toutes les provocations pour des raisons assez diverses, dont fait partie une fragilité spéciale face aux dérives consommatoires des Modernes, une partie des Musulmans font à la fois de bons ennemis et de bons repoussoirs, suscitant à la fois peur régulatrice et peur panique. Ils deviennent des archétypes de l'Autre aux deux niveaux essentiels auxquels peuvent les apprécier les Modernes, dualistes mais encore non-hystérisés et les Chauvins et Fondamentalistes qui se situent à l'intérieur du champ. Pour ce qui est des Modernes centraux, et des Fondamentalistes de modernité, j'ai l'impression qu'ils se servent fréquemment des Musulmans emblématiques parce qu'ils correspondent aux besoins de confrontation à court terme, mais que c'aurait pu être n'importe qui d'autre. Quand il a daigné s'instruire, le Chauvin retrouve par contre dans l'Islam des discours universalistes qui heurtent ses conceptions. Les Modernes sont par ailleurs particulièrement crispés par les Monstres. Ils refusent de reconnaitre leur existence parce qu'elle met en cause leurs représentations dualistes, et les met plus ou moins directement, en scène. Leur effort pour en faire des 'retours de la Tradition', ou d'une autre inflexion de la partie dévaluée, noire et immobile de leur paradigme central, est tout à fait remarquable. Plusieurs thèmes font cependant l'unanimité des tendances. Le plus notoire est la menace démographique, interprétée de manière variable (guerre des berceaux, atteinte au progrès). La défense des femmes musulmanes (le sort des femmes hindoues est aussi tragique, du point de vue des Droits de l'homme), qui prend parfois des aspects de cause sacrée, associe de manière touchante des Laïques et autres Modernisés et Modernes modérés, des Chauvins plus ou moins fascisants (et fort souvent machistes) et des Fondamentalistes de modernité. Ce concert produit des résultats négatifs quant au sort des intéressées, mais il n'est pas certain qu'elles soient l'enjeu réel.
Le retour -et bientôt l'hégémonie?- de discours 'culturels', ciblant le mode de vie de l'Ennemi ou/et Immonde en se basant sur des images, des stéréotypes mais aussi des analyses savantes (même F. Braudel se trouve sollicité), correspond à la difffusion du malaise identitaire dans tous les milieux modernisés, et il concerne aussi bien des laïques que des religieux, des progressistes que des conservateurs. On peut enfin se demander pourquoi (à part une sous-information et une myopie qui confinent à l'imbécillité), les différentes variétés de Modernes bien dans leur peau, Modernes hystériques, ou Modernisés mal à l'aise du Nord ne trouvent rien d'angoissant à la 'menace' du nationalisme religieux hindou. Ses protagonistes n'ont pas l'aspect de fanatiques dangereux aux yeux des propagateurs (rénovateurs, limiteurs) de la mission moderne, même quand des jeunes gens boivent des bols de sang durant les yatras du BJP (42), ou quand d'autres brulent des ambulances emplies de blessés (43). La région est l'un des foyers plausibles d'affrontement nucléaire, et les Hindouistes nationalistes sont à ce sujet une menace des plus sérieuses. Si l'on cherchait une peur basée sur des faits, on trouverait de quoi faire. Parce qu'elle menace exclusivement des Musulmans ? Ou parce que les gens du Sud, en général, ne font pas tout-à-fait (et de moins en moins) partie de l'humain aux yeux des commentateurs autorisés du Nord? Parce que nous nous reconnaissons dans la guerre symbolique des structures familiales, exogamie contre endogamie, au-delà et en-deça des euphémisations techniciennes? Parce que c'est partiellement un nationalisme, plus familier qu'une idéologie religieuse? Parce qu'elle se pose elle-même des limites et conserve des caractères entropiques (mais il y a maintenant des missionnaires hindous)? Parce qu'elle est finalement un bon élève des passions modernes? Il est enfin possible que le relatif basculement des Modernes à l'intérieur de leur propre champ, le passage de la 'Mission' à la 'Jérusalem assiégée', rapproche la masse de la population, les Modernisés, les 'Monstrueux' et d'innombrables Hybrides qui se débattent entre les exigences simplificatrices des Modernes et les complications de leur concret, des conceptions chauvines particulières (y compris un certain attachement à une impossible dépolarisation) des Hindouistes nationalistes. On a noté par ailleurs leurs ressemblances thématiques et organisationnelles avec les fascismes. C'est un processus largement involontaire, mais on pourra bientôt peut-être voir revenir les mythes aryens.

Peurs du Nord

Qu'est ce qui fait peur à cet univers violemment et depuis longtemps modernisé (le nôtre), qui en est venu là à partir de son évolution propre, même si la majorité se la sont vue imposée, et non comme résultat à l'imposition d'un cadre extérieur ? Tout semble faire peur en Euroccident contemporain. L'ensemble humain est fragilisé suite à la démolition volontaire et déterminée des liens (au sol, aux autres) qui font que l'homme peut se sentir immortel. Chauvins et 'Fondamentalistes de modernité' cherchent chacun à leur manière les sources de cette éternité, mais ne font qu'exacerber leur trouille de mourir. La peur ne peut plus si facilement être régulatrice. Une telle fonction avait du sens par rapport à l'interdit et ce dernier est délégitimé par les radicalisations du Moderne. Il a voulu atteindre la force d'un Dieu et se retrouve avec les faiblesses de l'homme seul. Le refus des peurs apprivoisées ouvre la porte aux peurs paniques. La protection (récente) dont bénéficient les citoyens (ou non-citoyens ?) de la Jérusalem terrestre, et les processus d'euphémisation du réel concrétisant l'hyper-protection ne font qu'aggraver les choses. On ne peut même plus mourir à la guerre. Ce serait déchoir et ça coûte trop cher. Le retour très relatif au complexe ne calme pas les angoisses identitaires liées aux effets du champ moderne mais les aggrave. La conscience des risques écologiques se mêlent aux sous-produits culpabilisants des puritanismes pour réanimer les angoisses de décadence et de 'faiblesse' sexuelle. On a peur des démographies galopantes et du crime, rejoignant les peurs ordinaires des petites-bourgeoisies du Tiers monde. L'accumulation continue de puissance persiste par ailleurs à dramatiser les options (guerre nucléaire) dramatisation qui montre la relativité des dépolarisations de champ.
On a aussi peur en 'Euroccident' contemporain parce que l'on joue avec les peurs de tous les autres, parce que l'on peut s'offrir le luxe d'être chauvin et fondamentaliste, parce que l'on a à la fois des angoisses sur le sens et sur les limites, parce que l'on est à la fois du Livre et du territoire, parce que l'on est missionnaires et barricadés, parce que l'on craint pour ses relations verticales ausi bien qu'horizontales, même si ce ne sont plus que des fantasmes. La peur, liée au rapport Nord Sud, concret et fantasmé, montre de manière révélatrice que le Modernisé de vieille souche du Nord, car c'est lui qui forme pour l'instant le gros des bataillons de la peur, n'est pas au dessus de la mêlée des gens du Sud qui vivent dans des réseaux de liens et s'en revendiquent. Il est parfois en deça. Souvent privé de liens stables et satisfaisants avec l'environnement ou avec les autres, il en bricole des caricatures (avec des animaux, des objets, etc) et dramatise ses échecs, ou simplement le sentiment d'angoisse qui nait de la fréquentation trop assidue des fantasmes. Quand au Moderne sûr de son fait, qui parait n'avoir peur de rien (genre cadre de l'Etat français qui a "toujours la situation sous contrôle"), qu'est ce qui le fait malgré tout frémir ? Une de ses grandes angoisses serait sans doute de déchoir, car il se veut premier et central. Elle est plus ou moins régulatrice dans le cadre des compétitions en tous genres mais peut tourner mal si une régression d'importance se profile. Une autre hantise du Moderne, la plus fondamentale sans doute, est de s'arrêter, de stopper la quête qui le tient en haleine. Cette quête fonde la supériorité de son être, mais aussi l'être tout court. Il devrait réfléchir sur sa substance et ses liens réels (pas ses mythes d'individu, son classement). C'est ce que font Chauvins et Fondamentalistes de divers types, et les peurs explosent, mêlées aux fascinations de la fin. L'Apocalypse hante la société contemporaine. Est ce une sublimation de la peur que de la désirer? On emprunte alors à des fonds très anciens et réinvente, ous forme caricaturale, tout ce que le Sud vit naturellement. Il y a enfin, pour tous: Modernes, Modernisés, Monstres ..., les peurs qui relèvent de la technocratie (une dépossession jamais atteinte et un risque totalement inconnu) et sont aggravées ou modulées par la médiatisation. Cette dernière n'est pas si différente, dans ses dernières manifestations, de la rumeur manipulatrice qui parait maintenant un peu arriérée dans le Sud... Les peurs du troisième type paraissent tenir à la fois des peurs dépolarisatrices (genre crime ou pénurie) et de la peur de la polarisation (genre peur du centre et de l'Etat en Inde précoloniale). L'appréhension commune des risques technoscientifiques me parait souvent noyée dans cet ensemble.
L'analyse de champ me semble, il faut le répéter, de pouvoir explicatif limité. Le champ n'est jamais le réel qu'il prétend ordonner. Elle pourrait cependant permettre de poser correctement quelques questions à propos de la dramatisation actuelle. Par exemple, cette tension est-elle liée à la polarisation anarchique et violente des champs idéologiques au Sud, aux activités des Chauvins et Fondamentalistes (de 'modernité' et autres) au Nord, ou à la nature du champ moderne en général ? La surection du champ moderne, et de tous les autres champs, ainsi que les variations de leur état, échappe aux jugements de valeurs. A la lumière de ce qui a été dit, on ne peut cependant trouver le moindre attrait aux stéréotypes, infiniment répandus, d'une 'Modernité assiégée par la Tradition', ou les Religions, qui encombrent tant d'analyses (on y prend en outre souvent le champ pour le réel). Même en demeurant au niveau simplificateur des champs, et en acceptant la 'Modernité' comme sujet à part entière, les phénomènes apparaissent infiniment plus ambigus, et d'ailleurs intéressants. La dramatisation, au Nord comme au Sud, parait bien par exemple liée à la relative dépolarisation obtenue au Nord par un renforcement des protections qui fragilisent. Il est malheureusement trop simple de penser qu'une dépolarisation de champ suffirait pour faire baisser la tension. C'est l'analyse d'une partie de ceux qui proposent des alternatives 'douces' au développement actuel. On n'a pas la moindre idée de la manière de généraliser le processus, le Monde dépendant de toutes manières chaque jour plus étroitement, au plan concret, des polarisations générales de champ et des dépolarisations partielles induites par les Modernes et leurs Monstres. Le retour à la pénurie généralisée ou au contrôle sévère du désir paraissent des voies closes (ou le chemin vers des dramatisations plus aigues). Sommes-nous par ailleurs devenus récemment des 'monstres', en même temps que la majorité des sociétés du Sud, ou l'avons nous toujours été ? Est ce que nous avons, plus concrètement rejoint l'essence commune dans le cadre d'une hiérarchisation croissante (44) ? Devrons nous refabriquer du primitif (ou du primordial) de plus en plus primitif pour continuer à être Modernes ? La quête du Progrès (et de la Croissance) ininterrompus reprendra t-elle enfin grace aux possibilités ouvertes par la technoscience, ou saura t'on vivre des pratiques dépolarisées au sein de la polarisation globale, associant les principes des Modernes avec 'autre chose' en gestation ?


Notes et références

1) Ce terme n'est qu'une allégorie commode pour un sociologue, bien qu'il soit concrétisé sur certains plans, par la grâce de représentations dualistes dominantes, une inflexion de celles qu'induit la polarisation provoquée par le champ moderne selon mon analyse. Voir D. Duclos (1991), Les déplacements de la menace, Cultures et conflits, n°2.
2) Voir par exemple l'ensemble de textes 'La terre outragée' (1992), Editions Autrement, série Science et société n°1.
3) Le même processus fondamental existe pour de nombreux phénomènes essentiels, par exemple le chômage. 'L'invention du chômage' est certainement le résultat d'une évolution conceptuelle, administrative et juridique (voir Salais, R., N. Baverez et B. Reynaud, (1986), L'invention du chômage, Paris: PUF). C'est aussi un jeu très variable de forces sociales, où intervient l'imaginaire, les quêtes identitaires et les appréhensions statutaires. Voir, de G. Heuzé (1992), Problèmes de l'emploi, consciences du chomage, Sociologie du travail, n° 2.
4) C'est l'un des grands niveaux où l'identitaire et l'économique montrent leur profonde imbrication. E. Canetti parle de ce processus dans Masse et puissance (Paris, Gallimard, 1966). Partout, la généralisation de la monnaie et des échanges s'est accompagné presqu'immédiatement de l'inflation. La mise en place d'un niveau d'identité élargi et bien cadré (la monnaie est aussi quelque chose de ce genre) s'est accompagnée de sa dévaluation. C'est typique des rapports du champ moderne et de l'identité.
5) On a longtemps continué, au Sud et notamment en Inde, à tenter de négocier avec les risques technologiques (et avec les machines en général), et cela se fait encore, les pratiques de négociation avec la puissance étant associées à d'autres dynamiques sociales. Voir G. Heuzé (1992), Pratiques religieuses, travail et travailleurs, portée et limites d'une singularité, dans 'Travailler en Inde', collection Purusartha n° 14, Paris: Editions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales. La catastrophe de Bhopal, qui a frappé des pauvres (d'ailleurs musulmans) a été largement interprétée dans le cadre d'une logique dépolarisée d'ancien style (voir suite du texte). C'était un nouveau mauvais coup des démons du pouvoir (la Grande usine, l'Etat sont peu dissociables dans la conscience populaire), étrangers de surcroit. On a réagi comme il est d'usage en de telles circonstances, tendant la main et trichant tout ce qu'on pouvait. Aucune problématique communautaire ou de classe (c'est une autre polarisation) ne s'est imposée.
6) Il me semble que l'on se bouche beaucoup de voies en posant les résultats de l'influence du champ moderne comme le point de départ d'une classification binaire des sociétés, rendant non-comparable (sauf dans l'opposition binaire) le Moderne et le Traditionnel. C'est ce que systématise souvent par exemple L. Dumont. Dumont, L. (1967), Homohierarchicus, Paris: Gallimard ; (1983), Essais sur l'individualisme, Paris: Seuil.
7) B. Latour (1991), Nous n'avons jamais été modernes, Paris: La découverte
8) Il ne s'agit pas de faire de la sociologie religieuse. Pour cela, voir par exemple Charney, J.P. (1977), Sociologie religieuse de l'Islam, Paris: Sindbad. On y trouvera la complexité qui manque à mes repères.
9) La doctrine de l'Islam n'est pas anti-individualiste mais elle hiérarchise l'individu par rapport au groupe. On y trouvé aussi un message individualisant adapté concrètement à l'univers social de la famille communautaire. Il existe des niveaux de sacralisation de la relation individuelle avec le créateur (qui juge) qui sont liés au rôle essentiel de la Loi. On n'est pas toujours tellement loin des conceptions protestantes. La relation des frères s'appuierait par ailleurs sur une représentation mythique de la mère-matrice, assimilable à la communauté sacralisée, voir D. Sibony (1992), Les trois monothéismes, Paris: Seuil. Sur la famille communautaire endogame, notion qui introduit un niveau structural distinct de celui des champs idéologiques, et sans doute fondamental: Todd, E. (1983), La troisème planète, Paris: Seuil.
10) L'Islam et la 'Modernité' sont aussi faits de géopolitique. Voir G. Corn (1989), L'Europe et l'Orient, Paris: La découverte.
11) Cela ne veut d'ailleurs pas dire qu'il ne puisse y avoir dépolarisation (moins d'idéologie et de contrainte) et démocratie en Islam. En la matière, on vit beaucoup de stéréotypes. Sur la doctrine politique en Islam, Lewis, B. (1988), Le langage politique de l'Islam, Paris: Gallimard ; Le débat (1991), Islam et politique au Proche-Orient aujourd'hui, Paris: Gallimard ; (1980), Les régimes islamiques, Pouvoirs n° 12.
12) Ces soit-disant 'Musulmans fanatiques' sont très souvent des laïques convaincus, modernistes sans états d'âme et par ailleurs parfois Chrétiens (cas palestinien). Les Modernes du Nord s'affrontent plus souvent à ceux qui prétendent leur ressembler qu'aux bigots. On connait en effet la sollicitude des grandes puissances 'modernes' pour des intégrismes rigoristes, plus ou moins associés à des despotismes politiques, comme le régime saoudien, le Hezb-e-Islami de l'Afghan Hekmaktyar ou même les plus réactionnaires des clercs iraniens. Lire A. Bani Sadr (1989), Le complot des ayatollahs, Paris: La découverte.
13) La conquête du Nord de l'Inde par différents envahisseurs musulmans ne parait pas pouvoir être comparée à la 'découverte' de l'Amérique par les Européens. Les Musulmans avaient toujours eu des contacts avec l'Inde et des populations hindoues et musulmanes ont cohabité dans le Sind dès le 8° siècle. Ce fut un processus lent et complexe, marqué par des styles très différents. Thapar, R. (1966). A history of India, Londres: Penguin. Une 'histoire du génocide' (des Hindous par les Musulmans), construite à partir de morceaux choisis d'histoire, mais s'appuyant aussi sur une tradition anglo-saxonne consistante, est en train d'être inventée par des Hindous et des Européens dans le cadre de la nouvelle confrontation hindo musulmane. Lire les ouvrages révélateurs de K. Elst (1990), Ram Janmabhumi Vs Babri Masjid, New Delhi: Voice of India ou (1991), Ayodhya and after, New Delhi: Voice of India.
14) Il n'y a pas que des idéologues modernes pour croire qu'il existe unité et consistance globale de la tradition (et donc de la modernité). Les traditionalistes font chorus. Un champ polarisant comme l'Islam a d'ailleurs produit bien avant les Modernes des processus de traditionalisation et invention de la tradition. Cela n'empêche pas l'ambiguité et la complexité du réel. La cohésion structurale que je mets en scène au niveau des grands systèmes de relation parait plus essentielle (que les discours des poseurs de champs et de ceux qu'ils dominent) mais elle ne saurait être prise pour toute la réalité, ni même pour son essence. C'est un niveau parmi d'autres, tendanciel et non absolu dans presque toutes les circonstances concrètes.
15) C. Lévi-Strauss: 'le barbare est celui qui croit au Barbare'.
16) Lire M. Biardeau (1981), L'hindouisme, anthropologie d'une civilisation, Paris: Flamarion. Dans la transmigration, c'est toujours une même essence qui circule, le divin négociant avec l'humain, alors que l'homme de l'Islam n'est qu'un reflet d'un Dieu qu'il ne peut approcher ni imaginer, sans parler de partager -hiérarchiquement ou non- son essence. Noter que le temps n'est pas linéaire mais à cycle unique pour les Chiites. Le contrôle du temps est un des grands enjeux des poseurs de champs.
17) Le grand crime hindou est de trancher, la chair de la Mère symbolique bien sûr et d'abord, comme représentative de tous les liens sacralisés qui font l'essence divine de l'humain. Pour le Musulman il est des motifs de trancher légitimes et valorisants. Voir Heuzé, G. (1989), Ouvriers d'un autre monde, Paris: Editions de la maison des sciences de l'Homme.
18) Si l'Hindouisme n'a pas disparu, cela peut être lié à sa capacité de réforme, à sa complexité, à l'état particulier du champ lors de la conquête autant qu'à l'humanisme relatif, à côté des Conquistadores, des conquérants musulmans. Sur Ayodhya, G. Heuzé (1992), Ayodhya, le symbole et l'instrument, Journal des anthropologues, n° 46 et 48
19) Kabir (1398-1440), issu d'un milieu tisserand de Bénarès, prêchait l'absolue égalité des être humains et ne faisait aucune différence entre les Hindous et les Musulmans ; dans le Sikhisme fondé au Penjab en 1469 par Nanak, on affirme que 'tous les êtres humains sont les mêmes, bien qu'ils semblent être différents pour des raisons diverses'. L'égalitarisme n'a rien d'une perspective spécifiquement 'occidentale'.
20) Heuzé, 1989 op. cit..
21) On peut penser que les milieux sociaux placés en champs polarisés supportent mal les agressions quelque soient les conceptions des poseurs de champ.
22) Arnold, D. (1988), Touching the body: Perspectives on the Indian Plague, dans Selected subaltern studies, publié sous la direction de R. Guha et G. Chakravorthy-Spivak, New York: Oxford university press.
23) Notamment avec les évolutions initiées durant les conflits opposant l'empereur moghol Aurangzeb (1658-1707) et l'empire Maratha (1660-1818).
24) Il est concrètement possible d'être central mais l'universalisme comme projet de société parait relever de l'idéologie (du système de représentations, sans que le terme ait quoique ce soit de péjoratif). Il existe toujours des expériences, des concepts et des relations qui limitent un réel. C'est particulièrement vrai pour les Modernes, grands consommateurs de discours universalistes, et adeptes de la centralité.
25) Tout comme dans l'univers hindou, mais on s'y trouve invité à apprendre, changer de nature et changer de statut (principe d'assimilation), ce qui se fait marginalement mais ne se théorise pas en hindouisme.
26) La région s'est trouvée localement mais durablement influencée par le Wahabisme arabe né au 18° siècle et par des 'durcisseurs de champs' idéologiques locaux comme Shah Waliullah de Delhi (1703-1764).
27) Il n'y a toujours pas de ghettos en Inde, même s'il existe des quartiers dominés par des communautés. C'est d'ailleurs ce qui induit parfois les tensions.
28) Fondation des écoles d'Ulémas de Deoband (1867) et Laknau (1898), du Tabligh en 1927 et du Jamaat en 1941, des institutions d'encadrement et de propagande religieuse d'influence mondiale. Voir, Ghalmi, M. (1989), La Nawatul Ulama de Lucknow, mémoire de DEA, Institut d'études politiques de Paris.
29) L'habituelle accusation de traditionalisme lancée aux divers retours de religion en politique relève de la pétrification dualiste de la pensée et empêche de se rendre compte de la multiplicité des évolutions et des tendances, et des liens qu'elles entretiennent avec le champ dominant.
30) 'Peuple' est un terme politiquement marqué, polysémique et d'un emploi difficile. On le caractérisera ici en référence aux classements dualistes du Moderne. Ce 'peuple' est ce qui précède la masse dans les 'dipartitions' modernes. Ensemble complexe d'avant la 'purification' (atomisation, éducation) moderne, c'est un ensemble 'sale' et hétérogène de gens qui ne pratiquent pas les séparations fondamentales, par exemple des paysans.
31) Le Rastrya Sevayam Sevak Sangh, une des plus importantes organisations du nationalisme hindouiste, a été caractérisé comme une forme de secte. On y reprendrait des pratiques de durcissement idéologique propres aux champs dépolarisés... Voir Jaffrelot, C. (1989) La place de l'Etat dans l'idéologie traditionaliste hindoue, Revue française de science politique, vol 39, n° 6.
32) Voir à propos des courants les plus récents: G. Heuzé, (1992), Les Shiv Senas, des bureaux de chômage au National hindouisme ? Annales, n°4 ; (1991), les Shiv Sena: nouvelle tendance du 'fondamentalisme hindou' ou mouvement politique de masse ?, Journal des Anthropologues n° 46 ; Gupta, D. (1982), Nativism in a metropolis, Delhi: Manohar.
33) Cela déclasse aussi beaucoup de discours sur la 'post-modernité'.
34) L'idéologie communiste s'inscrit trop au coeur des préoccupations et mouvements modernes pour qu'on puisse en faire un monstre hybride. Le pouvoir sur la nature est exacerbé, la séparation aussi. En visant à créer des centres de modernité concurrents et en refusant certaines pratiques individualisantes (mais non l'atomisation des masses) elle pose cependant des bases hérétiques (pour les Modernes de la 'Grande tradition', bien entendu). Il faut par ailleurs distinguer le champ idéologique de ses incarnations concrètes. Ces thèmes sont repris et explicités dans un livre de l'auteur (à paraitre) sur 'L'ambiguité chauvoccidentale'.
35) Voir à ce propos: Baudrillard, J. (1970), La société de consommation, Paris: Denoel. Je ne reprendrais pas à mon compte les assertions polémiques du texte. Il a cependant le grand avantage d'être critique vis-à-vis du système normatif qui nous imbibe.
36) Cela rappellerait un peu ce qui se passe avec l'information, sans que cette dernière soit évidemment comparable à la richesse. Quand il n'y en n'a pas du tout ou très peu, c'est sur certains plans comparables à ce qui se passe quand il y en a trop. La pléthore actuelle d'information a réouvert le champ de la rumeur et de la méfiance systématique (facteurs de dépolarisations d'ailleurs, et très typiques de l'Inde rurale). Voir: Heuzé, 1989, op. cit. ; aussi Le monde diplomatique (1992), Médias, mensonges et démocratie, Manière de voir n° 14..
37) Le terme utilisé de manière précise et justifiée pour les Protestants parait inadéquat, mais il permet cependant de mettre en scène l'idée d'un retour au message ou aux pratiques originels (évidemment toujours interprétés). Il aide aussi à différencier ce phénomène des intégrismes, revivalismes, réformes, accès de militantisme ou création de sectes. Ces processus différents, et dont la différence compte énormément, sont ordinairement regroupés sous l'une des étiquettes et assortis de commentaires dévalorisants quand il ne s'agit pas de Modernes, ignorés ou caractérisés de manière technique (économique) quand il sont concernés.
38) Et en URSS ? Le pays du communisme réel était d'abord une citadelle.
39) Voir: Tristan, A. (1987), Au front, Paris: Gallimard ; Winock, M. (1982), Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris: Editions du seuil ; Monzat, R. (1992), Enquêtes sur la droite extrême, Paris: Le monde éditions ; Mayer, N. et P. Perrineau (sous la direction de) (1989), Le Front national à découvert, Paris: Presses de la Fondation nationale des sciences politiques ; Orfali, B. (1990), L'adhésion au Front national, Paris: Editions Kimé.
40) Auxquels on peut ajouter les Religieux en quête de message univoque du Nord, qui jouent un jeu différent, mais sont aussi soumis au champ moderne. Pour ce qui est du (ou des) Christianisme, on peut penser qu'il a vécu des états partiellement dépolarisés au Moyen-age, les 'Moyens-ages' n'étant pas partout finis comme le souligne l'historien J. Le Goff.
41) Voir par exemple: Carré, O. (1982), L'Islam et l'Etat dans le monde d'aujourd'hui, Paris: Presses universitaires de France ; Etienne, B. (1987), L'islamisme radical, Paris: Hachette ; Harbi, M. (1991), L'islamisme dans tous ses états, Paris: Arcantère ; Heuzé, G. (1990), Iran au fil des jours, Paris: L'harmattan ; Nahavandi, F. (1988), Aux sources de la révolution iranienne, Paris: L'harmattan.
42) Les yatra sont des sortes de pélerinages à caractère politique. Cet épisode a pris place durant un périple entrepris en automne 1990 par L.K. Advani, secrétaire général du parti nationaliste hindouiste BJP.
43) Drame survenu durant les affrontements entre Hindous et Musulmans à Jamshedpur en 1981. Lors des pogromes de 1984 à Bhivandi, 36 jeunes musulmans ont été brulés vifs dans l'incendie volontaire d'une maison. Deux exemples, représentatifs, qui concernent des villes industrielles tout ce qu'il y a de 'modernes'. Quand ils le peuvent, les communautaristes musulmans se comportent de la même manière.
44) Une substance commune des éléments classés par le Moderne, une hiérarchie supposant justement une substance commune. Il y a des réflexions là-dessus dans le texte de B. Delfendahl (1973), Le clair et l'obscur, Paris: Anthropos.
CULTURE, RISQUE ET PEUR


D. DUCLOS : présentation du livre de F. ZONABEND, "La presqu'île au
nucléaire", éd. O.Jacob, 1989

F. ZONABEND est directeur d'études à l'EHESS
Autres publications : "La mémoire longue" et "L'histoire
de la famille"

"La presqu'île au nucléaire" est le livre d'un ethnologue. Il s'inscrit entièrement dans la modernité. Comment réagit-on face à un événement massif, tel que la présence de l'Usine de retraitement des déchets nu¬cléaires de la Hague ? F. Zonabend a vécu avec les habitants et les travail¬leurs de l'usine, dans le Cotentin nucléarisé à travers les sous-marins nu¬cléaires de Cherbourg, la Hague et l'ANDRA (stockage de déchets nu¬cléaires).
Ce livre a des qualités littéraires, il est construit pour témoigner à partir du vécu de l'auteur, un peu comme une aquarelle vaporeuse de cette île lointaine, qui s'estompe à mesure qu'on tente de la saisir. Il y a un rap¬port de la forme au contenu ; ce dont on parle, c'est le non-dit, ce qui ne se dit pas, ce qui se dit peu, ce qui est euphémisé, ce qui est nié, ce qui est mythifié. L'impression est étrange devant cette énorme machine reliée à l'extérieur par une autoroute - et le village encastré dans la falaise, où vi¬vent les "hagards", qui se définissent toujours par rapport à l'étrangéité : ils nourissent le rêve de devenir une vraie île, de se couper du continent et s'en aller. L'usine même de la Hague leur est étrangère, ils sont étranger presqu'à aux mêmes. les terrains qui appartiennent à l'usine ont été acquis facilement soit parce que les gens n'étaient pas là, soit parce que les ter¬rains n'avaient pas beaucoup de valeur ; c'est comme si, dès le départ, on n'était pas concerné par quelque chose qui venait s'installer au centre du pays. L'arrivée des gens qui étudiaient le terrain sans dire ce qu'ils fai¬saient, l'appui des curés (pro-nucléaires), ont beaucoup facilité la légiti¬mation.
Ensuite : le non-dit.
Ce livre a des qualités littéraires qui l'ouvrent au grand public, mais aussi aux spécialistes qui peuvent retrouver tous les aspects des instal¬lations classées. Mais tout se passe comme dans un rêve. Même quand les gens parlent du risque, c'est d'un risque qui n'est pas au stade de l'apprivoisement qu'il parlent. Ce dont F. Zonabend parle dans ce livre, ce sont les structures élémentaires de la culture, quand elle est face à quelque chose qu'elle ne peut pas penser. On peut trouver des continuités dans le passé : le nucléaire s'est installé à la place des bunkers allemands, ou les gens qui travaillent à l'usine travaillaient auparavant à la mine. Mais la tentative de rationalisation reste très faible. C'est le degré zéro de la culture.
Comment la culture arrive-t-elle à récupérer quelque chose qui n'est pas pensable? D'abord, par la forclusion. L'idée de départ était que le non-dit cachait une angoisse. Or, on peut aussi supposer que le non-dit ne cache, tout simplement, rien. Qu'il n'y a pas d'angoisse, mais qu'il n'y a rien, un vide sans questions. Ce n'est pas la dénégation, mais la forclusion, sous l'aspect pathologique : les symptômes inexistants sur un plan appa¬raissent ailleurs ; mais ne s'agit-il pas plutôt d'un mécanisme élémentaire de la culture qui, lorsqu'elle ne peut pas traiter quelque chose, le fait dis¬paraître ? C'est un mode de traitement de l'impensable, comme la dénéga¬tion. La dénégation radicale consiste à rejeter le danger sur les autres in¬dustries. Le plus souvent, la dénégation se manifeste sur le mode de l'euphémisation.
En même temps, il commence à y avoir une mise en forme par les ca¬tégorisations. La séparation symbolique entre la contamination et l'irradiation apporte du sens : la contamination, qu'on peut transmettre aux autres, est associée à la saleté, alors que l'irradiation est quelque chose de personnel. Il y a aussi l'association de' l'irradiation au risque fort, cou¬rageux, noble - et du risque sale, secondaire, culpabilisant à la contami¬nation. A un autre niveau, on rencontre l'opposition entre les gens qui mettent l'accent sur la sécurité, les procédures, le règlement, et ceux qui mettent l'accent sur le courage physique et le sport. Chez F. Zonabend ce sont les "kamikazes" et les "rentiers", chez D. Duclos les "sportifs" et les "syndicalistes".
Ce qui est frappant, c'est le fait que F. Zonabend n'interprète pas trop. On pourrait reconstruire tous ces éléments comme une prise en charge collective,par la culture, de quelque chose qu'on ne peut pas dire.

F. ZONABEND

En continuité avec les travaux sur la mémoire, cet objet de la mo¬dernité, le nucléaire, a révélé aussi la place particulière de la mémoire collective, de la "mémoire longue". C'était intéressant de saisir la place de "l'histoire historique", événementielle, dans un petit village. Le thème a été abordé à travers la résurgence d'aspects du toujours-connu, du tou¬jours-su de notre culture. Cela permet de pousser l'analyse sur des situa¬tions qui nous permettraient de mettre en lumière la "pensée sauvage". Le terme est très connoté, mais peut être éclairant pour comprendre les si¬tuations à risques, où il y a un choc culturel. Sur une presqu'îls qui était restée dans un certain isolement depuis la dernière guerre, le déferlement d'une industrialisation lourde a produit un choc culturel. Comment les gens ont-ils réagi? Telle était la question de départ. La mise en perspective de ce choc de l'industrialisation, du changement social, à travers le savoir de cette société, permet de comprendre pourquoi il n'y a pas eu de mouve¬ments contre l'installation des usines. A côté du contexte économique et social dans lequel cela s'est produit, il y a aussi le fait que l'usine s'est installée sur des landes qui sont considérées comme des terres étrangères. Les habitants se sont aperçus qu'en cas d'accident majeur on creuserait les deux rivières qui délimitent le canton, ce qui rejoint exactement le mythe fondateur des gens de cette région, qui est d'être des îliens. L'usine leur propose, en quelque sorte, d'accomplir ce qu'ils ont toujours attendu, leur destin. La rumeur qui court dit qu'en cas d'accident, les habitants de la presqu'île ne seraient jamais évacués.
Dans cet objet de la modernité qui est posé ici, viennent s'ajouter des mythes fondateurs de cette culture. Il y a coalescence entre tradition et modernité;
Quant à la manière dont les gens tentent d'intégrer cette modernité, s'agit-il de forclusion ? Ce qui est frappant, ce sont les trous de mémoire, les silences, le déni, le refus d'en parler. Les tentatives d'effacer cette usine au point de ne pas la nommer, de ne pas la voir (la cécité paysagère). Ces stratégies défensives vont de pair avec le désir de tous de visiter l'usine, de savoir ce qui s'y passe, d'être rassurés. Aussitôt après la visite, on oublie l'usine. Ce n'est pas la forclusion, mais une anxiété qui doit être constamment évacuée; Une souffrance morale dont il faut tenir compte, même si tout progrès technique s'accompagne peut-être de ce type de souffrance. On peut faire en sorte de s'y intéresser mieux, de mettre au point une circulation de l'information qui pourrait prendre en compte cette anxiété latente de la population.
Le travail avec des techniciens a permis de distinguer, à partir de leurs propres mots, la contamination qui "rend pourri" de l'irradiation, source de force. Pour comprendre à partir de quel discours les techniciens mettaient en place leur discours propre, j'ai suivi le stage initial où la hiérarchie scientifique présente à tous les travailleurs du nucléaire les tâches qu'ils ont à accomplir. Le discours qu'on leur tenait était à la fois une discours de simplicité, et un langage domestique, du ménage, un lan¬gage féminin insupportable qu'ils devaient transformer, pour pouvoir ac¬complir des tâches qui mettaient éventuellement leur vie en danger, - en un langage de la virilité, de la guerre ( les "kamikazes"). C'est à partir des mots qu'on qu'on leur donnait, de leur mémoire,du savoir populaire, qu'ils ont construit une certaine maîtrise de la radioactivité invisible, sur la¬quelle ils n'ont aucune prise.
La place des transformations imaginaires sur ce travail : les instru¬ments de mesure seront transformés en instruments de protection. (ils vont devenir comme des médailles de protection). Il ne faut donc pas que ces instruments subissent la radioactivité, d'où un trafic de films dosi¬mètres sur le site. Le nucléaire renferme une dimension imaginaire très importante, avec une sorte de culpabilité qui vient du sentiment de trans¬gression : utiliser une énergie naturelle, mais transformée de manière partiellement dangereuse. Ce sentiment est commun aux gens qui travail¬laient autrefois dans le mines. La transgression doit être payée, soit à tra¬vers l'accident, soit à travers la maladie (le cancer). Les travailleurs du nucléaire ne veulent pas parler de leur maladie, à laquelle s'associe aussi une culpabilité dans nos sociétés.
Il n'y a pas de conclusion à tirer de ces éléments. Il faut simplement tenir compte de cette symbolique qui se met en place pour permettre la maîtrise de l'incontrôlable, de l'imaginaire qui ressurgit dans cet univers automa¬tisé et informatisé, de la culpabilité qui marque cette activité jusque dans les mots qui la définissent.

M. LLORY

sur le livre de F. Zonabend "La presqu'île au nucléaire"

- l'écriture est très subtile, notamment dans la description des paysages. Tout le contexte géographique, historique, social y est très bien décrit.
Un autre intérêt du livre, c'est l'attention au quotidien. On est très loin de la violence localisée, de l'intrusion, de l'incident ou de l'accident.
Lorsqu'on veut traduire le facteur humain, on est toujours confronté à des problèmes de langue; Si on fait des discours techniques ou scientifiques, on abrase le facteur humain, on ne le retrouve plus.

- sur le sens du livre : le discours courant peut faire penser qu'on a ins¬tallé à la Hague un vaste complexe industriel et qu'il n'y a pas eu de réac¬tion. En réalité, ce n'est pas le cas, il y a tout un travail incontournable sur la présence de cet ensemble industriel, ce que le livre montre bien. Le re¬gard est très important lorsque l'on fait des enquêtes sur le terrain.
- les réactions des responsables de la Hague sur le livre de F. Zonabend
Aussi bien les responsables de la COGEMA ou d'EDF ont accueilli le livre très froidement; l'effet du livre a été très négatif sur M. Llory aussi. Cela rappelle la question de P. Roqueplo sur la méthodologie. Dans la mesure où on souhaite qu'une enquête ait un certain impact, un retour de validation, la difficulté qui intervient alors c'est d'intégrer au processus de l'enquête les gens concernés. Quel est l'effet collectif? Si F. Zonabend avait tra¬vaillé avec des collectifs, elle aurait eu une vision moins pessimiste.

F. ZONABEND

Dans une société close, comme à la Hague, non seulement par rapport à l'extérieur, mais à l'intérieur d'elle-même, chaque cellule familiale,- on ressent cette clôture même au niveau collectif. C'est une société où il n'y a pas de veillée, où il n'existe aucun lieu pour s'assembler et l'habitat est dispersé, une société austère, difficile à aborder.

A. OUDIZ

Quel pourrait être l'intérêt à ce que des travaux comme celui de F. Zonabend puissent impliquer des gens qui connaissent les choses de l'intérieur? Il serait bon de faire une comparaison avec une autre indus¬trie, non-nucléaire, pour étoffer l'analyse.





Y. CHICH

Un élément de comparaison : la filiation avec la mine qui a été mise en évi¬dence pour le travail dans le nucléaire est significative. Il y a trente ans, lors d'une enquête très précise sur les mineurs, on a découvert que les tiers de la famille des mineurs, présents lors des entretiens, ne connaissaient pas les conditions de travail des mineurs. Jamais cela n'avait fait l'objet d'un dis¬cours. Il y a des modes d'approche indispensables pour saisir le non-dit face à ce qui est vécu comme intolérable. On ne peut pas, dans une seule approche, résoudre tous les problèmes. Il faut diversifier les modes d'écoute si on veut toucher à l'angoisse et au non-dit.

P. ROQUEPLO

On a parlé du risque et de l'opinion. Il ne faut pas que l'opinion soit ratta¬chée à la théorie de la décision, au lieu de l'expérience, de la rumeur, de la réaction à une situation; Ce qui nous est dit ici montre que l'approche eth¬nologique se suffit en tant que telle. S'il se passait un événement, qu'est-ce qui s'expliciterait? Le non-dit, ou le dit? Ce qui est intéressant, con¬cernant l'opinion, ce n'est pas d'en faire un support de catégories poli¬tiques, mais d'en faire la matrice d'une réaction, d'un comportement col¬lectif. La perception du risque dont a parlé J. Brenot était à l'usage des macro-décisions. A partir du livre de F. Zonabend, la discussion sur la per¬ception du risque met en présence trois discours qui ne s'associent pas (D. Duclos : le non-dit ne cache rien, M. Llory : il aurait fallu une approche collective, a. Oudiz : l'analyse de F. Zonabend est trop subjective). Cela montre qu'il y a un problème à résoudre.

D. PIGNON

Pourquoi toutes ces représentations négatives se concentrent-elles sur les centrales nucléaires ou la Hague, alors qu'il y a des endroits comme les la¬boratoires de physique, où on manipule les mêmes matières?

P. HUBERT

D'ailleurs, dans des milieux aussi différents, on constate des similitudes : les chercheurs refusent tout autant de parler des conséquences de leur ac¬tivité, que les gens de la Hague...






Lundi 31 Août 2009 - 15:21
Mercredi 25 Janvier 2012 - 16:32
Denis Duclos
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