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la 'guerre' entre l'humanisme et le cognitivisme pour le contrôle des sciences de l'homme

De la crise de la science et de sa solution gestionnaire

Denis Duclos,
Directeur de recherche au CNRS
Sociologue, anthropologue et/ou psychanalyste


Les sciences humaines sont en crise et même, de temps à autre, en guerre, mais cet état est symptomatique d’une crise –et d’une guerre- dans la science en général.

La crise de la science découle d’abord de l’écart grandissant entre un succès déferlant dans l’apparence et une certaine langueur du travail fondamental. Derrière le mouvement rapide des résultats dans tous les domaines, se cache en effet, l’inavouable ralentissement du rythme et de la portée des découvertes, ceci dans un contexte de précarisation de la croissance économique –précarisation à laquelle la science participe dans ses applications technologiques dévoratrices d’emplois.

Les causes de ce ralentissement (qui n’a rien à voir avec le nombre de brevets, ou d’articles scientifiques proliférants) sont en large partie propres au processus du savoir, et les évolutions sociologiques ou institutionnelles de la « production scientifique » n’y peuvent pas grand chose.

L’état de « symptome » auquel est convié la science humaine dans ce contexte de crise générale des savoirs n’est pas enviable. Devenir soi-même un symptome est dangereux pour ceux qui subissent ce sort : les gens de culture psychanalytique sont avertis de ce que l’on cherche généralement à brider ou à nier le symptome. Etre reconnu comme symptôme revient donc bien souvent à être en butte à des manœuvres agressives, visant à être bridés ou niés. Ce qui ajoute un risque aux autres : celui, pour les sciences humaines, de tourner à des pratiques défensives obsidionales (« paranoïaques », au sens populaire du terme).


Une autre possibilité s’offre pourtant aux « humanités »: emprunter ou accepter le rôle de témoins, d’analystes de la crise de la science en général, et du même coup d’y situer celle des sciences humaines en particulier. Certes, cette position n’est pas non plus de tout repos, mais elle est plus confortable que celle de bouc-émissaire. Elle nécessite toutefois un autre courage : celui de se départir d’une fascination pour la science et la technoscience, et d’aller affronter les scientifiques sur leur propre terrain.


Une façon de le faire – comme le psychanalyste Gérard Pommier se portant au devant des découvertes des neurosciences pour en déduire une proximité avec la psychanalyse ou l’anthropologie - consiste à ignorer « sciemment » l’agressivité massive qui perle des milieux scientifiques « durs » en crise, agressivité dont le fonction principale est de nier leur propre problème, ou de l’exporter sur d’autres. Il s’agit pour le Dr. Pommier de circonvenir la violence du sujet scientifique en se pliant au cours de son émotion. Par exemple en acceptant de considérer le comportementalisme cognitiviste comme une orientation normale et respectable dans la communauté scientifique, ce qui n’est pas évident, puisque c’est essentiellement la manifestation d’une sorte de rage d’imposer –en dépit de la résistance générale- une maîtrise mécanique sur le monde, sur soi et sur ses semblables. En témoigne encore l’éclat récent de certains chercheurs proposant à l’Etat la fabrication d’un nouveau corps patenté de psychothérapeuthes, dont une partie de la rémunération –rente prévue d’avance- proviendrait du « gisement » de contrôles obligatoires sur le bon psychisme des enfants et sur la bonne parentalité. Cette poussée liant corporatisme et totalitarisme n’est pas un simple accident, ou une curiosité. Il ne suffit pas de discerner parmi ses auteurs l’avidité professionnelle conduisant aux mauvaises réponses, et la légitime curiosité des chercheurs sur les aspects de l’inconscient qui ont échappé à Freud (dont témoignerait par exemple le journal du CNRS consacré à l’éloge d’une critique de la psychanalyse ).

Nous proposons ici une autre approche, plus frontale : pour nous, il ne sert à rien de se cacher que le cognitivisme militant (où résonne malencontreusement le radical « cogne ») est fondamentalement une réaction collective, une proposition épistémologique politique allant dans le sens de la dénégation farouche des problèmes majeurs de la science.

Cette réaction doit être analysée comme une élaboration secondaire d’une angoisse première : celle de vivre à la fois les limites de plus en plus étroites de l’activité scientifique, et les restrictions qui l’accompagnent nécessairement en termes de légitimité publique de cette activité .

Prenons l’exemple de ce directeur d’un grand laboratoire de recherche sur le cerveau, lors d’une rencontre avec un sociologue.

« Le grand scandale est de faire croire, avec les taches de couleur de l’imagerie médicale, que l’on a progressé sur le cerveau. Or c’est à peine si nous en savons davantage qu’il y a vingt ans. Nous ne progressons que par toutes petites touches (par exemple, pourquoi les vieux tombent davantage que les jeunes ). Mais dire que nous comprenons mieux ce qui se passe dans le cerveau grâce à l’imagerie, c’est une escroquerie. Pourquoi les sciences humaines ne nous ont-elles pas aidé à dénoncer ce scandale? »

Nous constatons que –cas particulier- ce savant de haut niveau accepte clairement l’idée d’une limitation de la science. Il n’a pas adopté le cognitivisme –dont il dénonce même à l’occasion la « forfanterie », et « la manie de faire passer des gadgets techniques pour de la science »-. Il est néanmoins sur le point (dans la deuxième partie de son discours) de rendre responsables les sciences humaines des excès qu’il observe dans son propre milieu professionnel.
En un sens, ce cas indique que l’angoisse première (de vivre le piétinement de longue durée de sa propre discipline) génère une angoisse qui porte à la demande agressive, plutôt qu’à s’interroger sur les causes intrinsèques de cette difficulté. Certes, notre directeur de laboratoire admet que la complexité du cerveau soit d’un « facteur qui dépasse tout ce qu’on avait pu prévoir », mais il faut tout de même qu’ il y ait des responsables à cet insuccès, ou tout au moins, au dévoiement des pratiques découlant de l’impatience devant l’insuccès, et que ces responsables soient… « les sciences humaines ».

Pourquoi ? Nous proposons une hypothèse simple : parce que l’insuccès entraîne à moyen terme la précarisation de la légitimité publique de la recherche, la raréfaction des crédits, et à terme la mise en cause réglée de l’activité elle-même. Comme la communauté scientifique est une sphère pratiquement indivisible en termes de légitimité (il n’y a pas de secteur de connaissance qui soit moins « scientifique » qu’ un autre tant que chacun peut prétendre à décrire un fragment du « réel »), la tentation est grande de reporter sur le voisin plus vulnérable la menace d’affaiblissement de cette légitimité. Les sciences sociales « molles » ou « souples » semblent là pour endosser la critique avec plus de facilité et de culpabilité que les autres.

Notons que notre honnête mandarin ne cite à aucun moment la « science sociale » représentée par Bruno Latour ou Isabelle Stengers, qui ont précisément pris en objet le fonctionnement de la science et des scientifiques . On peut se demander encore pourquoi. Je crois que la réponse est paradoxale : ces auteurs d’une désormais classique sociologie-anthropologie de la science ne disent rien d’une crise radicale de la science. Bien au contraire, plutôt optimistes, ils se sont mis eux mêmes au service d’une idéologie « teschnocientifique » assez proche des idéaux classiques de progrès de la philosophie des sciences. Or ce n’est pas du tout cela qu’attendent les scientifiques les plus conscients (ou les plus angoissés) de la crise de la science ! Il n’est donc pas étonnant que l’agressivité latente du savant en crise ait choisi comme « tête de turc » la sociologie d’un Bruno Latour, comme en témoigna naguère l’affaire « Sokal », vaste polémique lancée par deux physiciens –américain (Alan Sokal) et belge(Pierre Bricmont), le dernier appartenant à l’université concurrente de celle d’Isabelle Stengers-, au cours de laquelle Latour fut particulièrement égratigné, traité d’imposteur, et traîné dans la même charrette du « charlatanisme » que Lacan, ou Derrida, dès lors que ces derniers se permettaient d’user de vocables scientifiques « sans contrôle ».

Le symptôme est ici patent : plus l’attente est forte d’un discours sur la science qui prenne enfin en charge la réalité de la crise « indicible », « taboue », « inavouable », et plus est récusée avec violence toute intervention parlant de la science avec respect, voire fascination.
Pour tout dire, le milieu scientifique se comporte un peu comme un bébé en crise convulsive contre une cajolerie inadéquate à sa pulsion. Il n’en veut rien savoir.

Admettre que cette réactivité ait affaire, dans un registre bien plus calculé, avec la restriction économique et la lutte politique consécutive affectant tous les secteurs -notamment ceux de la psychothérapie- ne change pas fondamentalement le caractère du problème : qu’un ouvrage comme « le livre noir de la psychanalyse » , succédant aux manœuvres et aux « études » pour placer le juteux marché des psychothérapies obligatoires sous contrôle étatique-corporatif appartienne à une offensive rationellement concertée, nul n’en doute. Il n’empêche que cette offensive, aussi pragmatiquement intéressée et froidement rationnelle qu’elle se prétende, est au service d’une réactivité aveugle. Celle qui pousse à mordre celui qui vient vous sortir de la fosse, plutôt qu’à chercher ensemble pourquoi l’on y est tombé.

La pointe active du cognitivisme –comme affirmation autoritaire de la légitimité scientifique du réductionnisme mécaniste- rassemble des militants qui cherchent à prendre le pouvoir dans la communauté pour proposer une révision générale du fonctionnement scientifique fondé sur la critique radicale des sciences humaines, précisément en tant qu’elles pourraient –on le soupçonne- enfin radicalement explorer la crise de la science, et ouvrir du même coup des questions insondables qu’il s’agit de faire taire. Nous passons alors de l’angoisse première, amorçant un retournement de sa colère contre soi en colère contre l’autre proche –la science humaine-, à une réaction de second degré, un repli, un refoulement adressé à ce que la science humaine ne dirait pas, à ce qu’elle se garderait de dire, mais pourrait finalement être amenée à dévoiler.

Quel est donc le secret dont la science dite « dure » délègue l’interdiction du dévoilement à la science supposée « « molle » ? La réponse affleure dans la question : le secret, c’est d’abord que toutes les sciences sont –au bout du compte- aussi molles les unes que les autres . Ce que les mathématiciens savent depuis 1900 environ , mais que les statisticiens ont subtilement déjoué dans l’apparence, et que les ingénieurs en communication et en électronique ont notamment réussi à cacher sous la magie de leurs manipulations de la lumière à destination du vaste public des écrans. On n’en finirait pas de citer les « preuves » d’une difficulté essentielle, peut-être ontologique, de la science contemporaine à fournir à la demande de savoir total, et cela dans tous les domaines : gouffre d’incertitude ouvert par l’ordinateur quantique, échec des métaphores successives de « l’intelligence artificielle », bluff des nanotechnologies, incapacité de la climatologie à prévoir l’organisation du chaos après quelques jours, explosion des conjectures cosmologiques, irréductibilité du protéome au génome, extrème lenteur des découvertes rendant compte des fonctions essentielles de la cellule, paradoxes de la modélisation entre lisibilité et complexité, piétinement dans la compréhension synthétique du système nerveux, irréductibilité et renforcement de pathologies –cancers, virus en proportion de dépenses de recherches considérables, etc, etc.

Partout, avec insistance, se manifeste un horizon, une courbure de l’espace intellectuel et pratique de la science ; partout se révèle avec une sorte d’évidence massive, la limitation de nos outillages analytiques, de nos concepts et de nos modes de calcul. Les succès visibles –et qui ne sont le plus souvent que « visibles » :, effets d’annonce, tromperies pures et simples ou accumulation de molécules déclinées industriellement- cachent, dans leur innombrabilité même- un phénomène de stagnation grandiose. C’est le deuxième terme du secret : non seulement la science est molle, fondamentalement molle, mais elle est aussi stagnante. Et si elle l’est, ce n’est pas d’abord par manque de crédits ; ce n’est pas non plus parce qu’une hésitation morale et politique se saisit des scientifiques face aux dégats humains et culturels produits depuis un siècle par l’activité technologique à partir des connaissances scientifiques (lesquelles servent aussi à diagnostiquer ces dégats…) ; ce n’est pas encore parce que l’organisation la plus rationnelle de la recherche ne peut enrayer la marée montante des publications non lues (un ouvrage est imprimé dans le monde toutes les 30 secondes, et un article tous les dizièmes de seconde) , ni l’incompréhension babélienne qui en découle. Non, tout cela n’est qu’accessoire, secondaire. La stagnation palpable de la science est due à une caractéristique inhérente de la connaissance scientifique elle-même, dont l’essence fut définie depuis Kant et Descartes à partir des philosophes grecs : à savoir sa tendance à la liquidation des contenus réels hypercomplexes et finalement inatteignables (la « chose » même, kantienne avant d’être freudienne) sous la répétition - automatique, illimitée,finalement autoréférente et donc vide - de paradigmes méthodologiques formels, décrétés efficaces une fois pour toutes.

Parce que la science institutionalisée est définitivement « technophile » et « quantophrénique » comme l’avait décelé un sociologue américain iconoclaste dans les années quarante, elle ne peut que bégayer à l’infini sa propre fascination de soi, comme Echo répétant à Narcisse sa propre destinée fatale. Elle se condamne dès lors à rater systématiquement, à oublier, à redécouvrir puis à réoublier, dans un nombre de domaines grandissants, les faits importants qui pourraient –dans une optique radicalement différente- servir à construire d’autres perceptions partielles du monde réel.

Or la masse des scientifiques ayant elle-même grandi considérablement à la surface de la planète, il est assez facile de comprendre que leur intérêt collectif n’est pas de claironner cette mollesse et cette stagnation, encore moins cette crise de l’essence de la science, en cette époque de chasse au « gaspi ». En un sens, l’agressivité cognitiviste, qui vise à couvrir la voix des sciences humaines critiques, correspond seulement à cette nécessité de la lutte pour la survie collective. Comme la survie de la communauté scientifique dépend de la solidarité de tous ses membres, on regarde avec méfiance ceux dont la fonction serait précisément d’analyser à haute voix ce qu’il advient de la commuanté scientifique… En ce sens, la militance cognitiviste est compréhensible et respectable.

Mais, dans la mesure où elle n’est souvent qu’expression réactive primaire de ce légitime corporatisme du savoir (on ne peut pas faire de la recherche si l’on n’est pas un tant soit peu protégé par la société des aléas immédiats), la vraie critique qu’on peut lui faire est que –si férue d’intelligence artificielle qu’elle se prétende-, elle se situe plutôt au niveau de la bêtise la plus naturelle du monde.

En quoi le cognitivisme est-il tenté par la stupeur, voire par la non-pensée robotisée ?
Il l’est doublement : en premier lieu parce qu’il reconduit directement « l’acharnement thérapeutique » à prolonger indéfiniment une conception mécanique simpliste et avide de la science et de la technoscience, qui, pour avoir déjà conduit aux massacres technologiques du XXe siècle après avoir ébloui la bourgeoisie du XIXe siècle de son potentiel de puissance universelle , n’en résiste pas moins farouchement. Deuxièmement parce qu’il propose le domaine des sciences humaines en pâture à cet idéal désuet, non seulement pour faire taire leurs commentaires « subjectifs », considérés comme la source de tous les maux, mais encore pour faire triompher la « rationalité » sur les « espaces vitaux » ainsi libérés. Le cognitivisme se présente comme une promesse de rédemption par l’extension définitive de son paradigme aux terrae incognitae du vivant, du social, du culturel et du psychologique. Tels les Jésuites nés de la crise de l’Eglise de la Renaissance, les cognitivistes promettent de l’emporter précisément là où l’esprit scientifique semblait avoir perdu la bataille : le terrain de l’homme. Cette terre de la grande promesse est une image assez forte pour stimuler le désir vacillant et culpabilisé de nombre de chercheurs, et, tout au moins, pour obtenir d’eux une neutralité bienveillante lors d’opérations de guérilla –en attendant les menées répressives- dirigées contre leurs ennemis : à savoir tous les sociologues, anthropologues, historiens, ou psychanalystes qui se targuent de tenir des discours pertinents sur l’homme, ses cultures, ses sociétés, ses civilisations, sans réduire celle-ci au biologique, ni ce dernier à une physique causaliste littéralement pré-quantique.

Cette négation violente vise en effet tout à la fois à nier l’étrangéité des bases physiques (pourtant reconnue par les plus grands physiciens comme Feynman) et la spécificité irréductible des niveaux du réel, tel celui de l’éthologie humaine qui s’appelle la politique, et qui concerne précisément l’indétermination des catégories, des choix et le poids des habitudes sociales et des fascinations psycho-culturelles. Cette négation a beau être d’un rare aveuglement, et portée par des militants –minoritaires même au sein de leurs diciplines d’origine comme la robotique, la communication, ou l’ergonomie- elle fonctionne dans une acceptation passive de milieux non cognitivistes, pour autant que ceux-ci sont inquiets de l’avenir de leurs métiers de savoir, et réclament à qui veut les entendre, d’être rassurés sur leur idéal de maîtrise idéale du monde.


L’avénement désiré d’une technobureaucratie de la recherche.

Une fois perçue, cette demande présentée en forme de dénégation préventive peut se formuler ainsi : qu’est-ce qui devrait rester innommable dans la science, au point qu’il faudrait préférer à son aveu, l’embrigadement généralisé d’une « main d’œuvre » scientifique dans l’armée de la gestion informatisée ? Autrement dit, qu’est-ce qui serait si difficile à admettre pour un scientifique, qu’il préfèrerait à sa propre reconnaissance l’asservissement au personnage qui –nécessairement- est intronisé par lui au lieu même de sa démission : le technobureaucrate et son réseau d’évaluateurs et de planificateurs de la recherche ?

Interrogé par un historien italien sur son point de vue sur le XXe siècle, le grand anthropologue britannique –et centenaire- Raymond Firth disait que ce siècle était caractérisé, depuis l’introduction de l’électronique, par un affaiblissement de la scientificité de la culture, un recul de la science. Je crois qu’il avait raison de lier les deux phénomènes, pour autant que le premier a été un formidable instrument d’agencement normatif et hygiéniste des sujets, tandis que la seconde exige une passion de la liberté. Que des épistémologues à la mode comme Gibbons aient réussi le tour de force de déduire littéralement la production scientifique actuelle (dite de « mode 2 ») des dispositifs gestionnaires, voilà ce qui a de quoi réjouir la bureaucratie foisonnante, enfin pleinement légitimée dans ses efforts réitérés pour dompter le chercheur sauvage et le faire passer dans les carcans de la comptabilité informatisée. Que le même épistémologue ait désigné les sciences humaines comme spécialement destinées –dès l’origine- à réponde aux assignations à « résoudre des problèmes » données aux chercheurs par leurs cornacs administratifs « représentant » la société, voilà qui est encore plus agréable à entendre par ledit bureaucrate, cherchant désespérément un coin pour introduire du pouvoir normatif légitimé dans le contenu même de la science.

Malheureusement pour le bonheur parfait du Maître Contrôleur, peu de chercheurs ont confirmé les idées de M. Gibbons, comme le dit timidement M. Albert, dans son intéressante thèse sur « l’instrumentalisation de la production du savoir » . Rien d’étonnant à cela : bien qu’ils soient tout aussi doués pour la servilité que n’importe quel être humain –ou pour courber l’échine en espérant que les décideurs ne les verront pas derrière leur paillasse- il ne faut tout de même pas attendre des chercheurs qu’ils se suicident directement en fournissant au gestionnaire la « preuve » que ce dernier est devenu le divin décideur de la pensée, de l’expérience et de la découverte, au nom de considérations telles que : « combien avez vous publié d’articles dans une revue à comité de lecture ? », « à quelle heure venez-vous au labo ? », ou : « combien avez-vous de m2 de bureau par chercheur ? », ou encore : « combien votre laboratoire a-t-il pris d’étudiants en stage ? », ou bien : « à combien d’appels d’offre de programmes européens avez-vous répondu dans l’année ? »

Ce serait attendre du penseur qu’il avoue que sa pensée n’a aucune existence autre que d’être imprimée sur des « supports officiels », de l’expérimentateur qu’il dise que sa manip –toujours bien trop chère- n’a absolument aucune importance, du découvreur, qu’il peut jeter sa découverte à la poubelle dès qu’elle est enregistrée sur les documents statistiques et les tableaux de bord de l’administrateur, puisque le peuple s’en contrefiche d’avance, sauf à ce qu’elle « rapporte » quelque chose de visible et d’accumulable (une moisson de citations automatiques par exemple.)

Encore faut-il que le gestionnaire-évaluateur soit réellement le représentant du peuple-mécène, l’agent légitime d’une démocratie protectrice des sciences, des arts et des lettres. Ce qui n’est absolument pas évident, puisque pour transformer ce mécénat protecteur en « pilotage de la recherche par l’aval », il doit d’abord opérer une métamorphose de sa fonction : il doit changer de son propre chef son rôle de témoin et de facilitateur, en celui du juge. Et comme il ne peut juger de manière compétente de contenus qui le dépassent autant que le peuple en général ne peut juger de la valeur de telle conjecture mathématique ou de telle hypothèse anthropologique sur la construction des mythes, il se rabat sur le contrôle des procédures, en l’instaurant partout où il ne pouvait le faire avant la magie informatique.

La thèse de Gibbons peut en réalité se traduire ainsi : on peut maintenir la science en vie dans des procédures de gestion. Nous sommes d’accord avec lui : on peut aussi maintenir en vie un organisme dont le cerveau est détruit. Le problème devient alors de savoir si l’on peut longtemps maintenir en vie un gestionnaire d’êtres vivants réduits à l’état végétatif par la volonté d’emprise dudit gestionnaire ? Hélas, l’historien des civilisations et l’anthropologue peuvent répondre affirmativement à cette question : une théocratie fondée sur l’obsession de la mort dans la vie peut survivre très longtemps si l’on se réfère, par exemple, à l’Egypte ancienne. La question se déplace donc encore, et devient très explicitement politique : voulons-nous que, pour échapper à toute réflexion sur les crises du savoir qui nous agitent, nous établissions un style de société qui ne vive que de la « zombification » programmée de ses membres ? En commençant par ceux qui représentent aux yeux des autres la possibilité même du maintien de leurs questions et de leurs désirs, quand bien même chacun sait qu’il ne pourra pas faire lui-même carrière de chercheur ? Acceptons-nous de sacrifier la tolérance et la curiosité –sans lesquelles il n’est ni science ni recherche- en imposant un dogme disciplinaire compatible avec le technocontrôle des personnes par la puissance étatique, ceci seulement à fin de stabiliser des emplois péri-scientifiques ?

On voit que l’enjeu est de taille, d’autant plus que –n’en déplaise aux contempteurs de Freud-, il existe dans toute société ; et bien d’avantage dans une société en crise, une forte tendance populaire à accepter la servilité, voire à appeler la démission de la pensée. Que la recherche serve finalement –comme dans les pires des jeux vidéos- à contrôler les humains et leurs enfants, voire à remplacer les parents, voilà qui n’est –hélas- pas sans déplaire à une certaine passion de masse pour la dépendance infantile. Le militantisme cognitiviste y est d’autant plus aveugle qu’il en est sans doute une expression directe.

DD




Mercredi 9 Août 2006 - 17:05
Mercredi 6 Septembre 2006 - 00:51
Denis Duclos
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