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Mettre en perspective la guerre 'cognitive' à la psychanalyse : 'La polémique 'sokal-bricmont'

(attention, l'appareil de notes n'est pas correctement reproduit : pour l'article intégral, joindre l'auteur)

Du crépuscule de la science,
au matin des dénonciations


(A propos de l’affaire Sokal : comment sauver la raison,
sans tuer les intellectuels.)



par Denis Duclos
Sociologue, directeur de recherche au CNRS. Dernier ouvrage paru : Nature et Démocratie des passions. P.U.F, coll. : Sociologie d’aujourd’hui., Paris 1996
Le présent texte date de 1997-98.)






Du crépuscule de la science, au matin des dénonciations
(A propos de l’affaire Sokal : comment sauver la raison,
sans tuer les intellectuels.)

par Denis Duclos




Que nous souhaitions immobiliser ou seulement retarder le soleil au dessus de nos têtes, et la nuit s’en trouve accélérée, ne serait-ce que dans le labeur de la sombre passion qu’il nous faut activer pour sacrifier nos opposants, décrétés partisans de l’obscur.
Mettre au jour, révéler, ne laisser aucune ombre, montrer chaque objet dans son exacte portée : projet de science, diurne s’il en est. Pourtant, il se dédouble sans retard. D’un côté, c’est le goût de découvrir, la passion, parfois insensée mais toujours proche de l’amour, de faire éclore le concept, de découvrir le caché. De l’autre, l’appétence pour détecter, cerner, figer, abolir (l’erreur), denoncer l'inexact, fustiger la deviance, ordonner le discours scientifique considere comme propriete inviolable, eriger l'autel de la verite..
Ce dédoublement même de la vérité nous avertit que l’ombre, toujours, suit nos pas les plus délibérés; que le désir de science n’est peut-être pas si loin de celui de s’assurer d’autrui; que la passion la plus obscure est à l’oeuvre dans tout énoncé, aussi rationnel semble-t-il. Il est prêt à dépasser son auteur, à parler à sa place, à l’obliger à prendre le masque monstrueux de l’imprécateur ou de l’inquisiteur, s’il souhaite continuer à garder la parole.
Pris dans le cycle des passions, nos actes, les plus humains, nous échappent. C’est ce que rappelait naguère Hannah Arendt dans sa plaidoirie pour la pluralite, et que, pour paraphraser le fabuliste, nous allons montrer tout-à-l’heure, à travers un exemple actuel, préoccupant pour ceux qui vivent de penser : ce qu’il est désormais coutume d’appeler, des deux côtés de l’Atlantique, l’affaire Sokal, l’histoire d’un homme qui s’est fait imposteur pour “dénoncer l’imposture”, noctambule pour éclairer la vérité la plus précise.

L’affaire Sokal

Mettons d’abord les pendules à l’heure : la dénonciation de l’imposture est un style littéraire qui peut avoir cours à gauche comme à droite, et qui tend à entraîner dans l’énergie de sa haine, des gens très divers. On se souvient que Robert Faurisson, après avoir dénoncé l’imposture chez Lautréamont, s’en fut la quérir dans l’histoire même de la Shoah, devenant du même coup l’un des papes du révisionisme néo-nazi, non sans embarquer dans son délire plusieurs personnages d’une aigre mouvance trotskysante (La Vieille Taupe). Il réussit même à induire en erreur pendant quelques semaines le grand Noam Chomsky, toujours prêt à défendre la liberté d’expression, et notamment celle de “faire toute la lumière”.

Or nous voyons, depuis un an , se développer dans la gauche américaine, une opération de dénonciation de l’imposture, qui, pour n’avoir rien à voir avec la précédente (et même paraître son symétrique absolu), n’en présente pas moins des analogies, d’autant plus dérangeantes qu’elles ne semblent en rien intentionnelles.
Tout commence par un “innocent” canular. Alan David Sokal est professeur de physique théorique à l’université de New York, après avoir enseigné les mathématiques au Nicaragua sandiniste. Ce militant de gauche, en termes familiers avec d’autres marxistes, ne partage pas les vues de ses amis à propos de la place de la science dans le discours politique. Il est effrayé par la montée des discours “d’antiscience” à l’intérieur même des “sciences dures”, de plus en plus bousculées par des révisions fracassantes ou des explosions d’humeur contre les limites de l’orthodoxie (“théorie de toute chose”,Wheeler, Coleman, etc.). Il est en désaccord avec ceux qui, trop nombreux à son goût dans la nouvelle gauche américaine, se laissent influencer par un relativisme métaphysique, très à la mode autour des départements de “cultural studies” dans l’université américaine. Il faut aussi dire à sa décharge que le fondamentalisme religieux négateur de la science moderne est toujours à l’œuvre aux Etats-Unis et se rapproche des universités : la lutte contre l’obscurantisme n’est donc pas éteinte et justifie une vigilance «tous azimuts ». Encore, dans le désert des Tartares, est-on tenté de tirer sur n’importe quelle cible…. Et de se tromper.
Par jeu, et sans doute parce qu’il ne trouve pas d’autre moyen de se faire entendre efficacement à l’intérieur du monde scientifique, Alan Sokal adresse à Social Text, une revue représentative de la sensibilité culturelle « post-moderne », un (faux) article supposé illustrer ces conceptions à propos de la science, vues par l’un de ses brillants représentants .
Aubaine pour des Littéraires en mal de caution scientifique, son texte passe sans problème, mais le savant plaisantin fait bientôt paraître la contre-épreuve dans Dissent, revue new-yorkaise de gauche, où il dévoile que l’article n’est qu’un tissu de propositions farfelues, et de citations d’auteurs (Lacan, Derrida, Irrigaray, Kristeva, Harraway, Aronowitz, etc.), qui témoignent, selon lui, d’une totale incompréhension des connaissances scientifiques qu’ils utilisent, d’après lui, indûment.

Par la suite, M. Sokal annonce (avec Jean Bricmont,un collègue belge –lui aussi plutôt altermondialiste- de l’université catholique de Louvain) la publication d’un livre : “les impostures scientifiques des philosophes post-modernes”, où, d’après ce qu’en laissent voir des extraits déjà publiés, ou proposés sur Internet, les mêmes séries d’auteurs sont épinglés sévèrement, voire férocement .
Il s’agit ainsi pour les auteurs, à qui “des lecteurs non-scientifiques ont suggéré qu’ils leur expliquent en quoi les textes cités sont faux ou absurdes”, de prouver que l’apparente pensée post-moderne (Jacques Lacan et Michel Serres inclus) est “une véritable intoxication de mots, accouplée à une indifférence presque totale à leur signification” (p 4), de détruire la “réputation de ces textes d’être ardus et profonds”, et de démontrer que s’ils “semblent effectivement incompréhensibles, c’est pour la bonne raison qu’ils ne veulent rien dire”.
On voit à ce programme que le ton “pantagruélique”, ou “l’immense éclat de rire” du canular admirés par certains commentateurs ne sont plus du tout de mise. C’est plutôt le procès “en vérité”, de traditions religieuses ou militantes révolues, qui fait entendre ses arrêts abrupts, sinon brutaux.
Le scandale atteint le France en décembre 1996. Deux articles successifs du journaliste du Monde Nicolas Weill (au style assez provocateur, et de position très différente du “gauchiste” Sokal) présentent le canular en termes élogieux (“la mystification pédagogique du professeur Sokal” ). Il s’en suivra pendant deux mois dans les pages “horizons-débats”, une polémique que j’analyse ici comme exemple d’obscurcissement, lié à l’effet médiatique. L’intervention de Jean Bricmont, puis une lourde batterie d’articles s’insurgeant contre la mise en cause de ce brave humoriste Alan Sokal, si injustement attaqué par l’intelligentzia-caviar parisiennne achèvent d’orienter le cours des propos vers le traitement expéditif et groupé de nombreux penseurs, (où l’on notera la place de choix accordée aux auteurs français). Ainsi, sont à nouveau cités en vrac pour leur “manque de sérieux” Thomas Kuhn, Paul Feyerabend, Bruno Latour, Paul Virilio, Julia Kristeva, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Luce Irigaray, Jean François Lyotard, Jacques Lacan, Jacques Derrida, etc.
De l’opposition vertueuse à l’obscurantisme, la dispute vire nettement au dénigrement systématique, au jugement à l’emporte-pièce sur de vastes oeuvres mises en série, et “descendues” sommairement. Un débat qui a commencé entre familiers-ennemis (Sokal et Aronowitz, par exemple), partageant des positions de gauche marxiste, se retrouve bientôt opposer un positivisme autoritaire, au fond proche (sans s’en douter) des positions philosophiques les plus droitières, et une nébuleuse d’intellectuels divers, figés dans le mutisme par des journalistes tentés de laisser tirer sur un monde universitaire qu’ils détestent parfois cordialement, bien que l’absence de bon journalisme d’investigation rende encore difficile d’ignorer complètement ses avis.
Née d’une angoisse légitime sur l’avenir de la science, puis d’une polémique de bon aloi contre les excès de certains adeptes de la political correctness, l’affaire se caractérise finalement par l’une des plus arrogantes affirmations d’intellectual correctness que l’Amérique, fertile en épisodes sauvages, ait produites, puis exportées en fin de siècle. Enfin, eu égard à l’écoute mondiale de la scène américaine, elle se termine par une proposition implicite, mais soutenue, de mise à l’index de la pensée critiquant le pouvoir dans la science, et notamment des “écoles françaises” opposées à la philosophie analytique, proposition finalement endossée par Alan Sokal et Jean Bricmont, même si ce n’était pas au départ l’intention de gens qui se veulent résolument “progressistes” ,“internationalistes”, et partisans du “dialogue”. Trop tard ! Le terrible mouvement cosmique de l’âme humaine les a déjà déposés loin de leur “farce innocente”, transformée en marée d’insultes par l’opération magique des médias (New York Times, New York Review of Books, Los Angeles Times, CBS, et bientôt la presse française. ).Le touchant appel à Descartes (contre les Post-modernes supposés devenus fous de relativisme) se retrouve étrangement parrainé par les milieux universitaires anglo-saxons et belges les plus rétrogrades et les plus confits en confession (en attendant les universitaires lyonnais « cognitivistes » de choc). Est-il très imprudent de pronostiquer que le système mandarinal français, qui n’a jamais apprécié que ses turbulents transfuges (Derrida, Baudrillard, Latour, Virilio, etc.) se fassent mieux connaître aux Etats-Unis que d’autres poussiéreux piliers de grandes écoles, pourrait un jour profiter de cette “nouvelle donne” pour étouffer en souriant des collègues, qui, en France, ont toujours eu une position critique, subordonnée ou marginale ?

Sous la critique virulente de la post-modernité, un questionnement tragique adressé à la psychanalyse.

Pour avoir voulu revenir aux lumières... avec un peu trop de véhémence, ou d’humour forcé, il semble qu’on soit vite passé du rire aux larmes, de la précision idéale du concept, à la brutalité sans nuance de la condamnation, du jour du débat à la nuit des interdits de parole.
Ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas tenter de retrouver quelque clarté conceptuelle sous la tempête des passions. En décryptant ce témoignage significatif d’impuissance humaine à enrayer la dérive des actes, je voudrais en situer l’enjeu dans une possibilité, espérée, de retour à la civilité.

Au delà des intentions conscientes des acteurs, ou des alignements successifs sur des plans de batailles identitaires faciles (Amérique contre France, Scientifiques contre Intellectuels, etc.) je crois que le canular de Sokal est un questionnement tragique, utilisant la ressource d’un humour agressif, pour exprimer le “désespoir de la science” comme discours de certitude, d’autorité et d'unitarisme forcene. Ce questionnement, il l’adresse en réalité à la psychanalyse, telle qu’elle a été “réaffutée” par Lacan et tous ceux qui s’en sont inspirés et y ont trouvé une nouvelle énergie prosélyte, à savoir, précisément ceux qu’on nomme “post-modernes” aux Etats-Unis.
Je crois, en tant que sociologue, que la psychanalyse nous donne quelques indications sur les limites du discours scientifique comme “solution” aux maux de l’humanité. Elle nous éclaire sur la nécessaire défaillance de tout idéal fusionnel entre l’homme et la nature, le sujet et l’objet, même par la médiation de l’ordinateur, du Prozac ou de tout autre solutionneur chimique ou numérique des pulsions. Elle nous avertit -et en ce sens fut et reste une petite trouée lumineuse dans l’obscur fonctionnement des passions collectives- que nous ne parviendrons jamais à éteindre le désir qui nous fait courir, inventer la plupart des formes sociales et politiques et en changer. Nous n’y parviendrons jamais parce que la castration humaine (faut-il préciser “symbolique”, pour des lecteurs aussi bien intentionnés que Bricmont et Sokal ?) est due à la culture, au langage, au partage constant des interprétations sur la variation du sens des mots... même des mots de science.
Je crois qu’il est important de réagir à une affaire mineure comme le cas Sokal, car la brutale dénégation des lumières apportées sur nos emportements “scientifiques” par la psychanalyse ne peut qu’appuyer le mouvement de violence fondamentale que nous sentons à l’oeuvre dans les sociétés, en cette fin de siècle.
C’est pourquoi je me tiendrai ici à cette affirmation : si “faire la lumière” doit garder son sens voltairien de lutte contre l’obscurantisme, ce ne peut être aujourd’hui, après les excès des aventures encyclopédistes, qu’en rappelant que la noirceur fait partie intégrante de notre être, que la part obscure selon Bataille, ou the dark side comme dirait Stephen King, n’est pas exorcisable, même en appelant Descartes au secours. Bien au contraire, plus nous croirons nous réfugier sur un plateau sans ombres, plus nous nous emploierons à chasser les sorcières, et, plus, dans notre hallucination, nous couvrirons la scène de sang.
Nous n’en sommes pas là. Mais l’affaire Sokal est un avertissement, un prémisse. La psychanalyse (ou le simple bon sens civique) nous alerte : la désignation d’une liste (fût-ce celle des post-modernes honnis) est proposition de fqbriauer du bouc émissaire. C’est le premier pas, indispensable pour que les inquisiteurs puissent se réclamer d’une règle. Je ne suis pas post-moderne, mais si l’on s’étonne, comme Michel Rio, que je me fasse le “bedeau” d’une église qui n’est pas la mienne, et qui sans doute, n’existe pas , c’est qu’on se fait plus stupide qu’on est : le Moloch de nos rages ne se contentera pas de dévorer les quelques victimes désignées. Une fois la paroisse post-moderne décimée, il passera à celles d’à côté : marxistes, gauchistes, “liberals”, démocrates, créateurs, chercheurs , romanciers, cinéastes et même... sociologues du travail. Déjà, en passant du canular drôlatique à la dénonciation de “l’imposture”, et de la prise de position personnelle (Sokal) au dogme de groupe (Sokal-Bricmont) celui qui a levé le drapeau de l’indignation est invité à changer de robe : ce n’est déjà plus celle de Rabelais, mais celle du dominicain, employé d’une sainte institution autrefois chargée de restaurer la vérité.
Mais comment ne pas être fascinés nous-mêmes par la spirale invincible des haines ? Précisément en n’interprétant pas l’affaire Sokal comme une agression (même si c’est largement vrai), mais comme une question. Comment ne pas entrer dans la mécanique des arguties, dans la longue nuit du procès kafkaïen ? En voulant entendre sous la dérision, sous la condamnation, sous la réfutation réactionnelle, la fragile interrogation légitime. Comment ne pas attirer l’ombre la plus épaisse dans la clarté des assertions assénées contre un adversaire imaginaire, sinon en cherchant le jour dans la nuit elle-même ?

Une menace interne à la science

Vue sous cet angle, l’affaire Sokal se ramène à l’un des nombreux avatars de la dispute, interne à la science elle-même, entre réalistes (qui concoivent le réel à partir d’une définition a priori), matérialistes ouverts, et idéalistes. Ce n’est qu’un remous tardif de la querelle qui opposa Schrödinger et Heisenberg, Bohr et Einstein, ou les tenants du paradoxe EPR (Einstein, Podolski et Rozen), retranchés du côté de la physique orthodoxe ou de celui de la mécanique quantique et de ses paradoxes, pourtant avérés (notamment depuis l’expérience d’Aspect en 1981 ). Un autre article polémique de Jean Bricmont montre bien que son attaque, apparemment impromptue, des sciences humaines, se présente en réalité dans le prolongement d’une bataille interne à son propre univers professionnel, et dans laquelle il prend une position ouvertement conservatrice . On sait en effet que le monde de la physique théorique est en plein remue-ménage. Pour ne citer que le pavé que Rolf Landauer et Charles Bennett ont jeté dans la mare de la thermodynamique classique avec leur théorie de l’information (expliquant la croissance de la complexité dans un monde irréversible), il est clair que les vieux partisans de la “mort thermique” repliés autour de la momie de Ludwig Boltzmann ont pris un sacré coup de vieux .

La chose nouvelle, et que je considère significative est donc que, semblant ne plus supporter l’enfermement dans une querelle intestine, des physiciens (plutôt d’obédience einsteinienne) décident d’aller porter le fer au dehors, prenant à témoin les sciences humaines. Certes, cette prise à témoin se formule agressivement, comme une attaque en règle contre les humanités, suspectées d’avoir infecté la physique avec le virus des approches paradoxales. Mais plus profondément, nous aurions intérêt à entendre la question, posée par ces militants “de la réalité” à tout le monde, à tout vent : pouvons-nous cerner la réalité ?
Le déplacement est intéressant, car, malgré toute l’inconscience que l’on peut prêter à Sokal-le-savant-militant, il parvient à exprimer par le canular un important acquis de la pensée civilisée : à savoir qu’on ne peut, désormais, plus séparer l’affirmation de la réalité, de la manière dont on affirme quoique ce soit face à la liberté de réponse d’autrui. L’homme a fait sa réintégration dans le débat, et c’est cela qui compte. Il est vrai que cela se passe sur le terrain des sciences humaines qui à la différence des sciences inhumaines, ne parlent pas directement de leur objet (l’homme), mais de la façon dont les hommes, par exemple les physiciens, parlent entre eux de leurs objets. Il est intéressant que la “science exacte” ne puisse plus parler toute seule comme si elle savait, sans que cela ait un effet immédiat de pouvoir, de dureté... sur autrui. Le scientifique ne peut plus ignorer que l’idéologie de la technoscience peut à nouveau être employée pour pénétrer dans les intimités, forcer au soin, tendre à l’eugénisme, droguer des populations, oppresser le travail, et peut etre un jour pas si lointain, decider du climat. Car il y a dans ce scientisme la, la concretisation du mythe mortel de Narcisse : celui qui, d'un regard unique porte sur le monde semble vouloir ne plus rencontrer du monde que son propre regard; ne plus voir que soi-meme dans le monde, l'homme comme mesureur et calculateur, meme si c'est pour y tendre au suicide.
La “science”, pour ce qui reste d’elle comme pratique autonome et de desir de rencontre de ce qui n'est pas soi (ce soi grotesque et affreux de la routine de la mecanisation), doit écouter ce que d’autres ont à dire sur le monde. Qu’elle ne le fasse en grommelant, voire en rugissant, en ricanant ou en dénonçant les “impostures” n’est pas étonnant. Un ton plus civil s’en suivra peut-être, si on l’aide à naître.
C’est à cet accouchement difficile que je dédie cet article.

Alan Sokal nous propose, dans son “canular” des phrases dont il dit par la suite qu’elles sont des absurdités, et dont Social Text, la revue qui l’a accueilli sans méfiance, aurait du rire plutôt que les publier. Rien n’est moins évident. Je crois au contraire que presque toutes les propositions “bidon” de Sokal sont des idées intéressantes, bien qu’angoissantes pour le scientisme.

Ainsi, Sokal commence son “canular” par la phrase suivante :
“Beaucoup de scientifiques et spécialement de physiciens continuent à rejeter l’idée que les disciplines liées à la critique sociale et culturelle aient rien à apporter, sinon peut-être périphériquement, à leur recherche. Ils sont encore moins réceptifs à l’idée que les fondements mêmes de leur vision du monde doivent être revus ou reconstruits à la lumière d’une telle critique. Ils s’accrochent plutôt au dogme, imposé par la longue hégémonie des Lumières sur le point de vue intellectuel occidental, et qui peut être résumé ainsi : qu’il existe un monde extérieur dont les propriétés sont indépendantes de tout être humain individuel et bien sûr de l’humanité comme un tout; que ces propriétés sont encodées dans des lois physiques “éternelles”, et que les êtres humains peuvent obtenir un savoir fiable, bien qu’imparfait et tâtonnant, de ces lois, frayé grâce aux procédures “objectives et aux structures épistémologiques prescrites par la soi disant méthode scientifique.”
Lisons bien : l’auteur post-moderne imaginaire qu’incarne Sokal déplore le rejet du relativisme social par les scientifiques. Par conséquent, le vrai Sokal, celui qui se cache derrière cet auteur parodié, approuve hautement l’affirmation de l’indépendance scientifique fondée sur l’appréhension objective des lois de la nature. Nous devrions donc tous nous esclaffer de cette caricature de position relativiste anti-scientifique, “évidemment” répandue parmi les sciences humaines.
Or Alan Sokal nous montre immédiatement qu’il est obligé de “ventriloquer” un idéalisme caricatural (davantage présent chez les fondamentalistes protestants que chez les “post-modernes” laïques de la tradition universitaire française qu’il attaque avec prédilection), pour ne pas entendre la vérité partielle des critiques de la science : à savoir que le scientifique (naguère poussé à inventer le Sarin, gaz d’extermination, ou bien aujourd’hui saisi entre le prion de la vache folle et la brebis clonée), ne peut pas faire comme si l’éternité des lois physiques le garantissait contre le phénomène du pouvoir. La loi éternelle est immédiatement utilisée pour passer de la physique théorique à la fabrication de bombes atomiques, dont certaines sont désormais spécialement étudiées pour aller exterminer Muhammad Khadafi dans un bunker enterré à plus de cent cinquante mètres sous la roche saharienne.
Certes, loi éternelle et monde extérieur, il demeure. Qui en doute ? Mais monde extérieur à quoi ? S’il s’agit de l’homme comme espèce naturelle, dire qu’elle serait extérieure à la nature est une absurdité que les scientifiques les plus durs se gardent de proférer, et il est bien naïf de la leur attribuer comme une marque de résistance aux sciences humaines. S’agit-il, alors, de la “conscience” humaine, auquel le monde résisterait comme à l’évêque Berkeley ? Dans ce cas, Sokal a mal lu ses “post-modernes”. Ils s’échinent, en effet, dans la tradition lacanienne, à rappeler que ce n’est pas la (souvent fausse) conscience qui s’oppose au monde dans l’espèce humaine, mais l’imprécision du langage (même scientifique, n’en déplaise à Michel Rio ), sa difficulté radicale à cerner l’essence de l’être, sauf à produire des effets de pouvoir d’autant plus monstrueux, ou de divisiondu sujetm d'autant plus angoissante.
La question sous-jacente au procédé de dérision (un peu dérisoire) qu’utilise Sokal me semble donc être la suivante : peut-on parvenir à coller au monde par la précision des procédures, des protocoles scientifiques ?
Sans ironiser sur l’objectif ainsi avoué par Sokal, qui est la fusion avec le monde par le biais de la science (et non le maintien d’un monde extérieur, comme il le prétend vertueusement ), je crois possible de répondre : non, hélas ! Même la plus grande précision ne guérira pas l’homme de la situation de parole, qui le sépare de l’Etre des choses, et continuera de décliner interminablement les divers sens possibles, ce qui suppose l’éternité d’un “indicible” au centre de la conversation (l’image, ici, du tore, n’est pas illégitime, comme on le verra plus loin). Bien sûr, il est toujours possible à Jean Bricmont (qui necrit pourtant comme moi dans le momde diplomatique) de traiter un propos comme celui-là de “charabia” à partir d’un poste de censeur , comme s'il avait renoncé depuis longtemps à la création scientifique. Et pourtant, croit-il vraiment que, quand les physiciens nous parlent d’électrons, ce sont les électrons qui parlent directement entre eux ? Or qu’une personne parle à une autre, fut-elle savante, n’implique-t-il pas qu’elle puisse toujours aller au delà de la précision, pour en proposer une plus grande encore, au prix d’un changement de codage ? Ce seul fait ne suffit-il pas à mettre en cause l’espoir d’une précision terminale ?
C’est pourtant bien ainsi que la science “finitiste” fut mise en crise, et que le Programme de Hilbert fut bousculé par la démonstration de Kurt Gödel, lorsque ce dernier écrit, sans aucun interprète post-moderne pour changer sa pensée en “charabia” : “dans tout système formel consistant contenant une théorie des nombres finitaires relativement développée, il existe des propositions indécidables”, ou bien : “la consistance d’un tel système ne saurait être démontrée à l’intérieur de ce système”.

La critique de la science est-elle toujours obscurantiste ?

Dans son canular, Alan Sokal nous invite à nous moquer de la position selon laquelle : “ les critiques féministes et post-structuralistes ont démystifié le contenu substantif de la pratique scientifique occidentale courante, révélant l’idéologie de domination caché sous la façade d’objectivité. Il est devenu ainsi de plus en plus apparent que la réalité physique, pas moins que la réalité sociale, est en son fondement une réalité sociale et linguistique”.
L’objectivité scientifique existe. Mais ce que note la critique, c’est qu’elle ne se produit pas sur une séquence totalement indépendante de l’activité humaine, par exemple celle d'epuiser le petrole et de polluer la planete. C’est une façon de prendre le monde à partir de la position d’un sujet d’une logique qui, en tant que tel, lui serait extérieur. Ce que disent les sciences humaines, largement inspirées par la psychanalyse sur ce point, c’est que cette objectivation rencontre une limite. Par exemple, lorsque le neurologue Freud doit admettre que l’hystérique qui lui présente des rougeurs ininterprétables en fonction de la science du moment, utilise son corps pour lui faire passer un message : -”si tu me traites en objet de science, moi, je t’aime.” La limite de la science, c’est l’expérience de rencontre à laquelle l’hystérique oblige le savant docteur; la rencontre entre le discours de science et son refus au point où il commence à marquer le corps d’une personne, et peut, éventuellement, aller jusqu’à accepter de passer pour une sorcière et de mourir brûlée vive.
Ce qui ne veut pas dire que la neurologie n’a pas sa vérité, ni sa légitime existence. Mais seulement qu’un certain point, celui où le neurologue prétend traiter de l’hystérie comme d’un phénomène neurologique, il rencontre nécessairement l’opposition de la culture, c’est-à-dire de ce qui fait qu’un savant et une hystérique parlent ensemble du corps dans une conversation actuelle.
La question d’Alan Sokal me semble être ici la suivante : est-il possible que la science puisse trouver un lieu où elle échappe enfin à la rencontre, à la politique et puisse développer son discours de pure objectivité sans croiser le sujet, en toute tranquillité ?
La réponse, cher Alan, me semble être encore négative. L’hystérie, parfois infernale du féminisme américain, tel celui de Donna Haraway, abondamment critiquée par notre auteur, et dont l’idéal (humoristique, ou psychotique ?) est de reconstruire la femme en cyborg , ne dit qu’une chose au savant : -plus tu chercheras à me réduire à un ensemble de molécules (ce que je sais être, bien sûr, tu ne m’apprends rien), et plus je t’objecterai que le tas de molécules, lorsqu’il parle à un autre tas de molécules -plutôt que de le dévorer ou de l’utiliser comme rat de laboratoire, ou une machine- est obligé de supposer qu’il peut toujours répondre à un diagnostic en disant : “je vous aime”.
La question de l’objectivité, c’est qu’elle arrive toujours au moment où son diagnostic devra, lui aussi, laisser la parole à d’autres. Sinon, il n’y a rien de ridicule à affirmer qu’elle devient prétexte à domination, exactement comme le “pastiche” Sokal, voire à bestialisation du dominé, comme le dit en France à sa manière, une autre charmante hystérique, d’ailleurs également fort instrui-te : l’auteure de “Truismes.”

Le changement de point de vue dans la science n’a-t-il rien à voir avec l’expérience de la civilisation ?

Il faudrait que nous prenions pour un pur sarcasme l’énoncé suivant d’Alan Sokal :
“Dans la gravité quantique, l’espace-temps cesse d’exister comme une réalité physique objective; la géométrie devient relationnelle et contextuelle; et les catégories conceptuelles fondatrices de la science classique sont problématisés et relativisés. Cette révolution conceptuelle, je le soutiendrai, a de profondes implications pour une science post-moderne future et libératrice.”
Mettons de côté l’enthousiasme libertaire du militant post-moderniste américain, qui, je l’accorderai volontiers à Sokal, ressemble tellement à de l’excitation fondamentaliste. Mais sur le fond, le commentaire culturaliste de la “relativisation” des formulations cartésiennes ou newtoniennes par la théorie physique contemporaine n’est pas à entendre comme un abandon du réalisme. Si on sait écouter, (au lieu de couvrir la question de simagrées assourdissantes), c’est le constat qu’en se précisant, en gagnant en amplitude, la formulation des lois gagne également en sophistication. En bref, plus la science progresse, moins elle peut en rester à des formulations simplistes. On peut le dire de n’importe quelle conversation humaine de bon aloi : l’accumulation des exceptions à une règle affine, puis modifie cette règle. La prise en compte des jurisprudences change l’énoncé, le module, le circonstancie. Rien là de scandaleux à rapporter.
D’ailleurs, n’est-ce pas ce qu’affirme lui-même Sokal, cette fois très sérieusement, en répondant à Bruno Latour dans la polémique du Monde :
“La mécanique newtonienne décrit le mouvement des planètes avec une précision extraordinaire et ceci est un fait objectif. Mais elle est néanmoins incorrecte. La mécanique quantique et la relativité générale sont de meilleures approximations de la vérité, et cela est aussi un fait objectif. Mais, étant incompatibles, elles seront sans doute un jour supplantées par une théorie (encore inexistante) de la gravitation quantique.”
Ce que les sciences humaines ajoutent à ces trivialités, et qui peut piquer au vif un savant imbu de position d’autorité autour de l’éternelle objectivité, c’est que dans l’occasion de ces évolutions, de ces changements de paradigmes (pour reprendre Thomas Kuhn qu’il conspue) la science “dure” devient effectivement plus “souple”, plus douce. Elle doit prendre l’habitude d’accepter des formes plus civilisées de controverses internes, et de ne plus brûler les tenants des opinions opposées. Là encore, la science comme rapport solitaire à la vérité, rencontre inéluctablement la science comme discours soumis aux règles de la civilité. Si elle conserve une position, non pas privilégiée, mais spécifique, sur la séquence où les hommes discutent “objectivement” du monde, cela ne lui donne pas pour autant un statut d’exception concernant les règles de la conversation humaine.
De ce point de vue, la conclusion de la parodie de Sokal, qu’il faudrait selon lui prendre pour le comble de l’imbécillité, me semble au contraire pertinent et bien exprimé :
“Le but fondamental de tout mouvement émancipatif doit être de démystifier et de démocratiser la production de savoir scientifique, de briser les barrières artificielles qui séparent les “scientifiques” du “public”. De façon réaliste, cette tâche doit commencer avec les jeunes générations, à travers une profonde réforme du système éducatif. L’enseignement de la science et des mathématiques doivent être purgées de leurs caractéristiques autoritaires et élitaires, et le contenu de ces sujets doit être enrichi en y incorporant les aperçus des critiques féministes, homosexuelles, multiculturalistes et écologiques” .
A peine a-t-on envie de modérer l’enthousiasme attribué ainsi au militant post-moderne, en rappelant que la pratique scientifique, comme toute pratique est nécessairement “séparée” du public, ou que les critiques multiculturalistes ne peuvent prétendre censurer la recherche. Ceci dit, l’étudiant qui est obligé de réaliser sa thèse de biologie ou de physique sur le programme d’une industrie subventionnant le laboratoire d’accueil ne peut qu’apprécier un propos “libératoire” de la science, quitte à préciser les aspects économiques et les aspects proprement internes aux programmations scientifiques.

Pour un peu, le canular sokalien devrait donc être pris au sérieux, au pied de la lettre ! A force d’avoir cherché à imiter l’adversaire post-moderne avec réalisme, Sokal s’est pris au jeu : il fait un post-moderne très passable, et l’on comprend que la rédaction de Social Text s’y soit laissé prendre ! La revue n’a aucunement à rougir de l’expérience “non scientifique” (sic) réalisée à ses dépens (du moins le croit-il) par Alan Sokal, puisqu’il suffit de reprendre chaque citation d’Alan Sokal, au lieu de la tourner en dérision, pour s’apercevoir qu’elle est simplement la notation caricaturée d’une question importante sur le monde d’aujourd’hui. Le canular devient alors un dictionnaire des questions qui sont aujourd’hui posées à la science par l’angoisse des sujets modernes (celle de Sokal en valant bien une autre.)
C’est au contraire la mise au point, la dénégation qui lui est postérieure qui devrait être pris avec caution, surtout quand elle s’engage, avec un alter ego bien plus sombre, Jean Bricmont, sur la voie de l’insulte agressive et de la condamnation “urbi et orbi”.

Mais retenons plutôt ici la question d’Alan Sokal, qui semble être : “l’objectivité donne-t-elle le droit de s’avancer au nom de la réalité avec un statut d’autorité qui l’emporte sur le droit à la parole d’autres discours ?” La réponse est non : c’est le paradoxe même de la démocratie, ce modèle, certes idéalisé de conversation humaine.

Peut-on piéger l’obscurantisme à l’aune de formules scolaires ?

Alan Sokal croit nous inciter à gober des trivialités pataphysiques à propos du principe d’incertitude d’Heisenberg, pour mieux ridiculiser ensuite la fausse culture des post-modernes.
Par exemple, il emprunte à Gilles Deleuze et Félix Guattari la phrase selon laquelle “ le démon d’Heisenberg n’exprime pas l’impossibilité de mesurer du même coup la vitesse et la position d’une particule sur la base d’une interférence subjective de la mesure avec le mesuré, mais qu’il mesure exactement un état objectif qui laisse la position objective de deux de ses particules hors du champ de son actualisation, le nombre de variables indépendantes étant réduites et les valeurs des coordonnées ayant la même probabilité” .
La technique d’Alan Sokal est ici celle d’un professeur du secondaire voulant piéger ses élèves, tout en leur donnant une clef : la vérité serait exactement l’inverse de ce qu’il impute aux auteurs, supposés “docteurs ignoramus”. Elle se trouverait dans l’assertion qu’il fait rejeter par ceux-ci : “l’interférence subjective de la mesure avec le mesuré”. Or , à supposer que la citation tirée d’un ouvrage traduit en américain soit fidèle, nos deux compères, philosophe et psychiatre, sont ils atteints de crétinisme ? Ont-ils été pris en flagrant délit d’inculture arrogante ? Ce n’est pas évident. Au contraire on peut se demander ce que signifie l’affirmation sokalienne d’une “interférence subjective” entre mesure et objet ? Cela veut-il dire que le sujet est une particule ?
C’est cela qui serait absurde ! En revanche, la mesure s’effectue bien à l’aide de particules (les photons). La “relation d’incertitude” n’a donc pas affaire avec le sujet, mais avec ce qui se produit entre l’énergie nécessaire aux particules “observantes” pour pouvoir atteindre les particules “observées”. “L’état objectif” dont parlent Guattari et Deleuze, c’est la situation paradoxale bien connue créée par le fait qu’avec une grande quantité d’énergie, on peut rencontrer des particules plus “cachées”, mais au prix d’un “bruit” plus grand là où l’on fait irruption (ce qu’ils appellent, dans leur jargon à eux, la mise “hors du champ de l’actualisation”).
On pourrait donc, dans un tel exemple, retourner contre lui-même la critique de celui qui prend la figure du détenteur de vérité : il abuse de la notion de “subjectif”, réduite à une simple notation conventionnelle et scolaire de l’intention de l’expérimentateur. Le docteur Ignoramus n’est pas nécessairement celui qu’on pense, mais c’est le risque de l’exercice du piège scolaire que d’y exposer son auteur.

Alan Sokal critique-t-il les post-modernes, ou interroge-t-il sur leur dos sa propre science ?

Niels Bohr fut à l’origine du concept de “complémentarité”, pour tenir compte des contradictions entre aspects corpusculaires et aspects ondulatoires de la réalité. Alan Sokal s’insurge (via le rire aigre de son canular) que des post-modernes enthousiastes (surtout dans le nouveau monde) aient poétisé sur le rapport entre la “complémentarité” et la “déconstruction”. Mais au fond, quelle importance ? Tout se réduit, dans l’extrapolation intellectuelle du travail scientifique, à une simple remarque de bon sens : on peut toujours interpréter un phénomène sous plusieurs aspects (scintillance ponctuelle, interférences, etc.) sans parvenir à le réduire à un unique appareil conceptuel . Cette affirmation, évidemment a-scientifique (extérieure à sa pratique) remet-elle en cause la science ? je ne crois pas. Là encore, il faut aller chercher sous le propos agressif de Sokal une inquiétude, qui travaille la science elle-même de l’intérieur.
On peut d’ailleurs constater que nombre des critiques les plus acerbes de Sokal sont dirigées contre son propre milieu. Visiblement, de Bohr à David Bohm en passant par Bell, le jeune physicien new-yorkais n’aime pas ceux de ses collègues théoriciens qui ont plus que prêté le flanc aux divagations New Age. Pourquoi, dès lors, ne pas s’être contenté de cet objet de haine familier, pour s’en prendre aux sciences sociales ? Pourquoi avoir attaqué le sociologue Bruno Latour plutôt que le scientifique idéaliste Bernard d’Espagnat ou le physicien-gourou Fritjof Capra ? Comment soutenir qu’il y a moins de rationalité chez l’anthropologue des laboratoires que chez le physicien passé du côté de la mystique, ou que parmi ceux qui veulent enseigner la genèse biblique à la place de l’évolution darwinienne dans plusieurs universités américaines ?
Quand Sokal oppose au réalisme d’Heisenberg (affirmant que les particules existent dans l’espace et le temps objectivement) l’idéalisme relativiste des féministes ou des “sciences postmodernes” (comme on aurait dit science prolétarienne ou science aryenne) affirmant que la venue à l’être d’une particule “est l’acte d’observation lui-même”, il ne fait qu’attribuer à des ennemis chimériques, supposés extérieurs à la science, ce qui fit l’objet d’innombrables controverses internes à la physique, dont certaines fort violentes. De plus, il attribue aux penseurs postmodernes la paternité d’une “nouvelle science” que fort peu d’entre eux (et surtout pas Derrida, Serres ou Deleuze, en supposant qu’ils admettent de partager la même étiquette) auraient osé imaginer comme projet.
Les “postmodernes” sont loin d’être les seuls à avoir pris au premier degré le canular de Sokal, même une fois révélé par son auteur ! Ainsi, John Horgan, rédacteur du Scientific American pouvait-il écrire en citant Sokal, que la théorie des supercordes (supposant que toute la matière et l’énergie de l’univers proviennent d’infinitésimales boucles de matière enroulées sur elles-mêmes dans un hyperespace d’au moins dix dimensions) : “pouvait libérer la science de toute dépendance à l’égard du concept de vérité objective.” Horgan ajoutait que “Sokal déclara ensuite qu’il s’agissait d’un canular pour dénoncer l’inconsistance du post-modernisme. Pourtant, la théorie des supercordes bouscule les notions traditionnelles de vérité (...) Le rapport de taille entre une supercorde et un proton est le même qu’entre un proton et le système solaire. Il est donc hautement improbable que nous puissions vérifier un jour cette théorie, ce qui la rend paradoxale.”

La question où l’on est le plus compétent permet-elle de faire rire plus fort de celui qui en est éloigné ?

Le point de son canular où Sokal prétend nous faire rire le plus fort, est celui où il met en cause une conférence de Jacques Derrida et de Jean Hippolyte sur “les langages critiques et les sciences de l’homme” , et notamment la réponse de Derrida à une question d’ Hippolyte :
“la constante einsteinienne n’est pas une constante, n’est pas un centre. C’est le concept même de la variabilité. C’est finalement le concept du jeu.”

Les équations d’Einstein semblent être une spécialité sokalienne et on le sent jubiler devant la perspective d’y saisir des proies faciles. Ici, comme dans les feuilletons télévisés, c’est, pour Sokal, le signal donné à la foule de se plier en deux en agitant la glotte, la preuve manifeste et hilarante de l’arrogance littéraire. Et ses épigones de renchérir : grotesque, à mourir de rire, etc.
Mais, après tout, qu’est ce qui est si drôle ? Le fait que Derrida réponde poliment à Hippolyte que parler de “centre” à propos d’un ensemble mathématique n’a guère de sens ? Ou l’outrage aux Einsteiniens qui consiste à supposer que leur saint patron pourrait, en dépit de son affirmation solennelle que Dieu ne joue pas aux dés, avoir conçu le monde d’une façon plus subtile qu’un professeur de physique ne saurait l’admettre, afin d’en proposer des diagrammes simples à ses étudiants ? (alors que les physiciens actuels se posent précisément la question de la variabilité des constantes).

Sokal (qui n’a peut-être pas digéré que l’on attribue à la femme d’Einstein la maternité de ses équations) s’en prend ensuite à Luce Irigaray et à son fameux article “Le sujet de la science est-il sexué ?” où la psychanalyste française se demandait, un peu à la volée, dans des remarques conclusives, si la “théorie des ensembles” n’avait pas fait la part trop belle aux espaces fermés, et n’avait pas systématiquement évité les ensembles flous, partiellement ouverts, posant la question des limites et des bords.
Mais, doux Jésus (et Bonne Mère) ! qu’il y a t il de stupide ou d’inconsistant dans l’interrogation critique d’un penchant scientifique “en général”, sauf à partir d’une conception institutrice des ensembles pour lesquels, en effet, la question des limites est consubstantielle de leur formalisme (qui n’est que formalisation de relations)? Si Sokal avait “ouvert ses oreilles” à la préoccupation d’Irigaray, il aurait entendu quelque chose qui a gêné bien des scientifiques et des ingénieurs (hommes et femmes) dans la conception totalisante des ensembles, un moment avancés en pédagogie comme mathématiques des mathématiques, puis contestés comme tels, et sur laquelle la psychanalyste avait intuité un problème, avant bien d’autres.
On pourrait faire la même remarque sur les points les plus méchants (parce que les plus “véridiques”) du canular, lorsque Sokal pointe les usages poétiques de la théorie du mouvement par Paul Virilio, ou les enthousiasmes de Michel Serres sur la percolation. Mais quel est l’intérêt de cette méchanceté ? Comme si l’on n’avait pas le droit, dans le cours d’une démonstration philosophique ou sociologique, de recourir aux “nouvelles en provenance des sciences de la nature”, pour appuyer un raisonnement par ailleurs significatif dans son propre domaine, au risque, parfois de se tromper (ce qui n’est certes pas réservé aux sciences humaines) ? D’ailleurs, s’agit-il “d’erreur”, lorsque l’on prend acte, même sans bien le “comprendre”, que la notion de temps évolue avec la théorie des catastrophes ou celle du chaos ? Et s’il ne s’agit pas d’erreur, sont-ce pour autant, comme le fustige Jean Bricmont, des “jeux de langage” opposés à “l’analyse rationnelle et l’explication claire” , qui serait sans doute le privilège de l’institut de physique de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve, situé 2 rue du Cyclotron ?

L’impossible rencontre faciale des censeurs et du chercheur : Sokal-Bricmont et l’usage de la topologie par Lacan.

Au centre de son dispositif critique, Alan Sokal s’en prend au maniement abusif de la topologie par Lacan.
Il jette par exemple aux rieurs avides ce bout de citation : “Ce diagramme, la bande de Möbius peut être considérée comme une sorte d’inscription essentielle à l’origine, dans le noeud qui constitue le sujet (...) Vous pouvez voir que la sphère, ce vieux symbole de la totalité n’est pas utilisable. Un tore, une bouteille de Klein, une surface cross-cut peuvent recevoir une telle coupure. Et cette diversité est très importante puisqu’elle explique bien des choses à propos de la structure de la maladie mentale”
O scandale : appliquer la topologie à la maladie mentale ! c’est le sentiment que nous devrions tous ressentir à la lecture de cette “pièce à conviction”.
Mais Sokal ne se pose pas une seconde la question de savoir en quoi, pour un praticien de la folie comme Lacan, une figure mathématique illustre l’impossibilité d’une complétude, et peut être très utile pour faire comprendre à d’autres praticiens ce qu’est, au contraire, une structure psychique qui tend à abolir le sujet, c’est-à-dire ce qui est assujetti à la parole tournant autour de l’inconnaissable.
Dans leur projet de livre sur les “Impostures”, Alan Sokal et Jean Bricmont s’attaquent à Lacan en tout premier lieu, et lui consacrent une bonne part de leurs critiques.Leur procédé semble simpliste et incivil : il consiste à rechercher dans l’index des travaux disponibles les points où des concepts scientifiques ou mathématiques sont évoqués, et à soumettre au lecteur l’évidence de leur mésusage. Jamais Sokal et Bricmont ne semblent pas se préoccuper de l’utilité que ces évocations, ces illustrations, ces emprunts, peuvent avoir dans une démarche de recherche vivante, entre des psychanalystes découvrant ensemble le continent “inconscient”.
Ils reprochent à Lacan de se saisir “sans aucune justification” de mots fixés, d’après eux, par l’orthodoxie topologiste :
“Lacan utilise quatre termes mathématiques (“espace”, “borné”, “fermé”, “topologie”) mais sans la moindre préoccupation pour leur signification”.
Il flotte sur cette affirmation péremptoire d’une signification fixée une fois pour toutes, un parfum de censure. C’est le diktat professoral d’un physicien venant régenter un domaine des mathématiques qui n’est d’ailleurs pas le sien : pourquoi ne pas réclamer des royalties à chaque fois qu’on prononce le mot “topologie”, une sorte de SACEM des droits de bon usage des mots ?
Bricmont et Sokal citent une phrase de Lacan : “dans cet espace de la jouissance, prendre quelque chose de borné, fermé, c’est un lieu, et en parler, une topologie”, et en disent simplement ceci :
-“cette phrase ne veut absolument rien dire”.
Ils ne vont même pas jusqu’à évoquer la possibilité que Lacan parle d’autre chose que de théorie topologique. Ils campent sur une position “dure” : pour eux, Lacan fait du bruit avec la bouche.
Mais de quel droit, cette violence ? Ses auteurs déploient à l’évidence ici une volonté de ne pas entrer dans la discussion du propos du psychanalyste. Celui-ci essaie de dire que la jouissance, à savoir cette illusion que nous produisons d’avoir enfin trouvé l’objet du désir, se fabrique comme un espace, comme un lieu pour celui qui jouit, puisqu’elle isole cet objet, le “referme” comme s’il était consistant logiquement. Il cherche à expliquer (non à des instructeurs “bornés”, cette fois au sens le plus trivial, mais à des chercheurs qui souhaitent se représenter cet étrange comportement humain de coller à un objet) comment, autour d’un impossible mot qui dirait la totale vérité d’une chose, et qui fait ainsi “trou”, se mettent à circuler les variantes discutables d’un sens, cette circulation faisant ainsi “tore”. C’est en effet seulement parce que nous ne pouvons pas nous entendre sur une signification dernière, sur une précision absolue, que nous pouvons continuer de parler entre nous et arguer qu’il est plus opportun de dire “bagnole”, plutôt que “voiture”, “char”, ou “auto”.
Est-il vraiment difficile de comprendre cela, et d’éviter de le traiter de “charabia fumeux” ? Quant à l’enjeu, est-il si difficile de saisir qu’il s’agit, pour Lacan, pionnier en cela de toute une tradition résistante, d’aider à une conception civile de la connaissance (parce que relative à une impossible occupation de la vérité par une parole absolue), qui soit garante d’une résistance à l’absolutisme dans la “science de l’âme” ?

On est donc passés de la création hystérique du canular, à l’interdit obsessionnel de création. Parce qu’il ne veulent rien ajouter à la discussion ouverte par Lacan, parce qu’ils choisissent de ne rien avoir à dire, Sokal et Bricmont se figent dans le personnage du sabreur intellectuel. A chaque exemple, ils ne peuvent que répéter : “les propos de Lacan ne sont pas faux, mais tout simplement vides de sens” ( p 12); “Lacan se contente de jeter des mots savants à la tête du lecteur” (p 13); “ce paragraphe est de la pure pédanterie” (p 13); “il s’agit d’impressionner l’auditoire avec une érudition superficielle” (p. 18), etc.
Je ne sais pas quel éditeur prendra la responsabilité d’éditer de telles répétitions purement négatives, mais il courra évidemment le risque de propager un style très incivil dans la communauté intellectuelle, nous ramenant étrangement aux ouvrages des Jésuites appelant, au XVIIe siècle à l’interdiction de “cent une propositions fausses” par la bulle papale.

Pour refuser l’incivilité, une seule solution : tenter de discuter sur le fond, envers et contre toutes les menaces de bâillons. Profiter de tout pour continuer.
Ainsi, pourquoi la bande de Möbius a-t-elle du sens dans la phrase de Lacan, pour ceux qui s’intéressent au phénomène du sujet ? Parce que le psychanalyste cherche à dire que l’inconscient ne se distingue du conscient que quand on l’interprète, ainsi que la bande de Möbius n’apparaît avoir deux bords que quand on la coupe.
Jean Bricmont, qui se targue de ce que, dans la science, on ne demande pas les titres, mais que l’on attend de savoir ce que l’on a à dire, semble se fermer au contraire ici à toute réflexion sur un objet qui n’est pas le sien. Mais faut-il avoir le niveau bac + l’infini, pour saisir qu’il y a au moins un sens analogique au rapport entre coupure de la bande de Möbius et interprétation (arrêt d’un sens) ? Il ne faut pas être grand clerc pour convenir que, pour les psychanalystes, l’inconscient est plus facile à se représenter (dès lors qu’il semble ne se manifester qu’au moment de l’interprétation) en se servant d’une topologie, même bricolée. D’ailleurs, est-ce que les topiques freudiennes “moi-çà-surmoi”, ou eros-thanathos, ne sont pas déjà des topologies ? Est-ce que les matrices durkheimiennes (fatalisme, égoïsme, altruisme, anomie) n’en sont pas aussi ? Pour Tarski, le logicien, la topologie est encore la réponse choisie au problème de la vérité : la vérité du mot “neige” ne sera finalement pour lui que la place de ce mot à la vingt-cinquième ligne de la page.
Il s’agit bien d’une question générale qui dépasse le problème de l’importation d’un code dans des disciplines étrangères. Comme le dit un psychiatre d’enfants, à qui je posai, après l’affaire Sokal, la question de l’utilité de la topologie dans sa pratique :
- Se mettre en rapport avec la vacuité, c’est ce que fait toute personne lorsqu’elle rencontre un mot qui pourrait désigner la vérité. Dès que l’on se pose la question de la vérité, on tend en effet à créer une topologie, un contexte, car sans cela, on n’aurait pas de prise pour parler de l’être en lui-même. Quand on ne sait plus comment dire ce qu’est un objet, on dit : c’est celui qui manque. N’étant pas là, il pose la question de ce qui est. C’est l’essence même de la topologie.”

Je sais trop à quel point ces réflexions font langage utile pour les psychiatres en butte aux êtres les plus atteints par la Vérité (les Fous), pour oser leur en demander des comptes autrement que du point de vue le plus modeste et avec la plus grande précaution. Quant à oser parvenir à une sentence comme : “cela n’a aucun sens”, ou “c’est une imposture”, je crois que ce serait tomber dans la destruction du débat civil qui, en France comme ailleurs, empêche encore la violence économique de se traduire tout de suite en violence fascisante.

De la dénonciation au degré zéro de la pensée.

C’est hélas, un pas que n’hésitent pas à franchir nos croisés de la “rationalité”. Depuis le canular assez amusant de Sokal, s’est en effet affichée l’intention beaucoup plus inquiétante du couple Sokal-Bricmont :
“Nous espérons dénoncer auprès d’un public aussi large que possible ce qui nous semble une imposture intellectuelle majeure de notre temps, a savoir l’abus systématique des sciences exactes commis par ces intellectuels renommés”.
Il s’agit, comme le dit Jean Bricmont dans un interview à un journal belge “d’incriminer les penseurs sans probité intellectuelle”, car, ajoute-t-il, sans prendre aucune distance à cette terminologie judiciaire : “dans ces domaines qui sont les nôtres, nous pouvons juger de leur manque de sérieux en toute connaissance de cause” . La même capacité de jugement lui fait d’ailleurs concéder : “qu’il n’y a pas que des philosophes coupables de confusions en sciences” .
A partir de cette déclaration, la polémique médiatique va s’enclencher. Une marée de propos agressifs, insultants, incivils, va se débonder, alimentée avec une joie maligne par des journalistes en mal de scandale.
Voici par exemple quelques-uns des énoncés qualifiants qui ont circulé de décembre 1996 à février 1997 dans plusieurs journaux français et belges, dans le contexte de l’affaire Sokal, pour parler des philosophes post-modernes :
“fatras de considérations bavardes”, “aberrations”, “contrevérités scientifiques”, “allusions savantes au mieux totalement arbitraires”, inepties”, “propos verbeux”, “insupportables” “totalement arbitraires”, erronés” “tissus d’absurdités”, “errements scientifiques”. “hubris”, “déontologie défaillante”, “gens qui se permettent de dire n’importe quoi”, “amphigouri”, “bruyants gargarismes,” etc. Il s’agit d’un “grave déclin de la rigueur intellectuelle dans certaines branches des sciences humaines”; d’une “ignorance ahurissante en mécanique céleste”, d’un “manque de sérieux et de rigueur”, sans parler d’un crime d’ “irrationalité”, terme asséné de manière répétée et convergente.

Comment en est-on si vite arrivés au bord de la catastrophe ?

Probablement en partie à cause de la logique du canular lui-même dont l’imposture humoristique, factice, oblige son auteur à faire rire de vrais imposteurs. Du même coup, le procédé conduit Sokal à impliquer, en vis-à-vis du personnage ridicule qu’il découpe dans un carton un peu épais pour le soumettre à la dérision collective, un non-personnage hyper-sérieux, qui serait le savant dont les pratiques ne seraient jamais risibles, et dont les énoncés seraient clairs, rationnels, précis, véridiques, réalistes, en bref, parfaits. Le procédé piège son auteur dans un effet inattendu, dès lors qu’il prétend en dépasser le seul registre comique : il le constitue comme mystique de la science, voire incarnation de la science elle-même, statue du commandeur. Devenus ainsi “pères-la-science”, Sokal et Bricmont sont immédiatement condamnés à tomber dans les erreurs qu’ils dénoncent.
Le canular (qui n’a rien à voir ni avec la blague juive classique qui se moque de soi-même, ni avec les “écrits scientifiques” de Georges Pérec, qui s’amusent de la science en général) confronte son auteur au régime de vérité qu’il conteste par ailleurs, et le fait sortir du rôle du scientifique pour qui la vérité se précède elle même, parce qu’elle est à découvrir, parce qu’elle n’existe pas avant qu’elle fasse événement.
Dès lors Sokal et Bricmont ne se servent pas des Postmodernes pour les critiquer, mais pour dire : -Nous n’avons rien à dire. Et, comme nous n’avons rien à dire, alors nous disons que les autres, c’est de la merde.
Les imprécateurs ne disent pas à leurs adversaires : “je ne suis pas d’accord avec vous”. Ils affirment que, parce que le professeur de physique ne comprend pas la psychanalyse, alors, cette dernière ne peut être qu’une imposture.
Et les insultes et condamnations, au style médiéval, de découler ensuite de source.

“L’obscur innombrable” (Roland Barthes) ou : La nuit s’étend partout, très vite.

Impossible de ne pas penser ici à un autre événement contemporain, en apparence éloigné, et pour lequel, curieusement les mêmes mots, les mêmes auteurs emblématiques, reviennent aux lèvres : la grande pétition contre la délation des étrangers hébergés, prônée par le projet de loi Debré.
Quel est le lien, dira-t-on ? Eh bien la mise en cause dans ce débat public des “intellectuels” au sens large qui auraient été les promoteurs de la pétition.
Ainsi, dans un remarquable petit article , Philippe Lançon observe que, quand le populisme cherche noise “aux intellectuels” pour avoir pris l’initiative d’un mouvement social, les mêmes vieilles arguties reviennent depuis toujours. Comme Aristophane accusait déjà Socrate d’être irrationnel, de s’intéresser aux nuées, aux choses interdites du ciel et des enfers, Franz-Olivier Giesbert dans le Figaro, ou Claude Imbert dans le Point accusent aujourd’hui les cinéastes, artistes et chercheurs de flotter sur leurs nuages, de vivre dans leurs rêves, hors de la dure réalité, etc. Or le rire d’Aristophane n’était pas innocent : on sait comment il fonda les accusations portées contre le philosophe, et servit directement à le mener à l’exécution capitale. Comme je le rappelai en pleine polémique, “Sokal n’est pas Socrate” . Il pourrait bien au contraire avoir été un Aristophane, promoteur plus ou moins conscient et délibéré du renouveau d’un anti-intellectualisme largement relayé médiatiquement.
Est-ce un hasard si, dans la même période, et dans les mêmes journaux “d’élite”, Pierre Bourdieu s’est trouvé accablé par un Brutus directeur d’études puis par un Régis Debray déchaîné , le triste Max Gallo piégé sur Céline, Bruno Latour épinglé comme chamane, Maurice Blanchot crucifié à une poignée de propos antisémites, Marguerite Duras traitée d’annamite, Lacan réduit au format d’un vieux poète verbeux, et qu’au fil des brèves, on nous a rappelé que Freud a été suspecté d’avoir violé sa fille (en l’analysant), que Mélanie Klein avit circonvenu son fils, ou qu’Einstein avait dérobé les équations de sa femme ? Est-ce aussi un hasard si Jürgend Habermas, de passage en France, en est réduit à être interviewé par l’Humanité pour évoquer des modes de contrôle démocratique des médias?
Or, comme le disait Roland Barthes quelque part dans les Mythologiques : “tout anti-intellectualisme finit dans la mort du langage, c’est-à-dire dans la destruction de la sociabilité.”

Répliquer ou transmettre?

Haïr n’est pas penser, et nous risquons fort de participer à la nuit noire des idées, en la faisant tourner autour d’une envie de réplique (fut-ce l’émission du même nom sur France-Culture). Répondre à ceux que la critique pensante insupporte n’est sans doute intéressante qu’en en profitant pour transmettre, ne serait-ce que des bribes de réflexion non critique sur la condition de l’homme, pour paraphraser Arendt.
Ramener le jour, çà ne se programme pas comme une croisade; çà se produit en allumant la lampe, ou en attendant que demain revienne.
Penser, malgré tout. Apporter de petites clartés, même en passant. Par exemple, en invitant à voir “le désespoir de la science” sous la parodie sokalienne. Ou en appliquant à l’événement même la leçon transmise par les sciences humaines face à l’émotion, lorsqu’elle passe du rire à la colère, et se propage de quelques-uns à beaucoup : il semble que dans de tels moments, ce n’est tant d’afficher une opinion (socialiste, libérale, scientifique, professorale, judiciaire) qui compte, que de l’appliquer avec la plus grande férocité possible. Dans de tels contextes, le “signifiant” (la rage, la rancune, la perversion maligne, la condamnation) devient plus important que le “signifié” (la frustration, la misère, le motif d’une inquiétude, la légitimité d’un énoncé).Dans l’époque affligée de débandade passionnelle, on sent bien que le mot de “jouissance” (qui pour Sokal, n’a “ni queue, ni tête”) prend une consistance d’autant plus inquiétante qu’elle se fait collective. C’est l’heure des mesquineries, des vengeances, des accusations pour le plaisir. C’est le temps des défections, des retournements et des flots de bile noire, “enfin” libérés.
Dans ce contexte dangereux, l’histoire d’Alan Sokal, le gentil physicien sandiniste devenu inspecteur des vérités licites, est exemplaire. Elle concerne notre petit monde intellectuel, en charge de décrire les irrémédiables passages entre ombre et lumière. Au delà, c’est bien le style général de toute une société vis-à-vis du savoir sur ses passions, qui est en cause. A terme, nous sommes avertis qu’à l’autre extrémité, celle des certitudes passant à l’acte, c’est parfois en nuit et brouillard que se changent les idéologies scientistes les plus dures. Quant aux amoureux de la connaissance, ils se retrouveront sans doute dans les mêmes geôles, ou soumis aux mêmes “soins” que leurs collègues, critiques de la furie de pouvoir, dans la science ou ailleurs.

Pour conclure, soulignons un point de faiblesse des disciplines "humaines" : leur intelligence du reel politique, c'est-a-dire proprement humain, comme le rappelait Hannah Arendt, n'est pas reductible au calcul et a sa mecanisation. C'est pourquoi elle ne peut s'additionner aux calculs precedents. Elle ne peut etre portee au fil de l'histoire comme accumulation de connaissances changees en algorithmes. La seule manier de survivre pour elle et de se transmettre et de s'eprouver en personnes. Toute societe qui refoule cette transmission se voue a une terrible amnesie, tandis que progresse, telle une avalanche, la masse articulee des enonces mecanises. Toute vie politique qui s'en remet aux procedures d'execution de ces enonces en meprisant l'epreuve de la rencontre renouvelee est vouee a l'extinction, a la perte dans le non-sens administratif, generalement suivi de reveils douloureux.



Denis Duclos.

Paris, Oct 1997


Sociologue, directeur de recherche au CNRS. Dernier ouvrage paru : Nature et Démocratie des passions. P.U.F, coll. : Sociologie d’aujourd’hui., Paris 1996
Le présent texte date de 1997-98.
Transgressing the Boundaries : Towards a transformative Hermeneutics of Quantum Gravity. (Transgression des frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravité quantique.) (plus 22 pages de notes et de références), Social Text, Printemps 1996.
“Les impostures scientifiques des philosophes (post-) modernes ou Descartes, reviens, ils sont fous !.” texte ronéoté, ou disponible sur Internet (Sokal©NYU.EDU, ou Bricmont ©FYMA.UCL.AC.BE signé : Jean Bricmont, Institut de Physique théorique, Université Catholique de Louvain la Neuve, Alan D. Sokal, Department of Physics, New York University, 28 Août 1996.
Jean Bricmont rassemble aussi des critiques virulentes de Jacques Lacan, Julia Kristeva, Paul Virilio, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Jean Baudrillard, Bruno Latour, Luce Irigaray, dans sa conférence donnée à Helsinki, à l’invitation de la société mathématique finnoise :“Postmodernism and its Problems with Science”, 2 décembre 1996. La plupart des arguments et des exemples se recoupent d’un document à l’autre.
Jean Jacques Salomon, “L’éclat de rire de Sokal”, Le Monde du 31 Janvier 1997.
Le Monde du 20 Décembre 1996
L’appellation de la rubrique “Horizons-débats” est douteuse si l’on considère l’agencement des opinions mises en perspective au cours de la dispute : on comparera en effet les deux articles critiquant ou répondant à Sokal et totalisant une demi-page du Monde (“Sokal n’est pas Socrate” de Denis Duclos, 3 Janvier 1997, et “Y-a-t-il une science après la guerre froide ? de Bruno Latour, 18 Janvier 1997), aux huit articles (dont les deux “Unes” de Nicolas Weill, sur “la mystification pédagogique”) qui se sont succédés pour faire l’éloge du Canular : “La vraie signification de l’affaire Sokal”, de Jean Bricmont,et “Haro sur le professeur américain, de Pierre Guerlain (totalisant une demi-page du Monde du 14 Janvier 1997), “Pourquoi j’ai écrit ma parodie”, d’Alan Sokal, et “l’Eclat de Rire de Sokal”, de Jean-Jacques Salomon, (trois-quarts d’une page du Monde du 31 Janvier 1997), “Grâce au ciel, à Sokal et à ses pareils”, de Michel Rio, Le Monde, 11 février 1997 (deux-tiers de page), “Savants contre Docteurs”, de Régis Debray, Le Monde du 18 Mars, 1997.
“Sokal et moi nous sommes tous deux résolument progressistes”, Le Vif/L’Express, 14 Février 1997, in “La farce parfaite du pr. Sokal”, pp. 30.32.
“Grâce au ciel, à Sokal et à ses pareils”, Le Monde, 11 Février 1997.
Régis Debray, embarqué dans la confusion des haines, pointe nettement du doigt à la vindicte administrative les faux savants qui se cachent au CNRS sous la même appellation de “chercheur” que les physiciens, “travailleurs de la preuve”. (“Savants contre Docteurs”, Le Monde, 18 Mars 1997)
Sur ce sujet, je ne dirai que ce qu’en disent le

Jeudi 7 Septembre 2006 - 14:36
Mardi 12 Décembre 2017 - 23:14
Denis Duclos
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