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L'invention du "parlage" (Contre la réduction cognitiviste dans la théorie du langage et des langues)

Parler vient de "parabole" qui veut dire "rapprocher". Ce n'est pas encore le symbole 'qui veut dire : jeter ensemble"). Le problème humain vient de ce que tout parlage finit en symbole, toute métaphore termine sa vie en catachrèse, et toute énonciation en énoncé. Cette destinée de toute conversation comme clôture, fermeture, pétrification, est la destinée même de toute histoire humaine, voire de l'histoire de l'espèce. Certes le sujet de la parole cherche à exister en réouvrant l'histoire à la vie, mais son projet n'est pas assuré, pour autant qu'en lui même gît cette incoercible passion d'être. Car l'être, figure chosifiée visée par la parole et atteinte dans le symbole, est notre raison de vivre : notre imago unificatrice est en dehors de nous mêmes -peut-être comme celle, déjà, du primate non parlant; mais à la différence de celui-ci, notre imago cristallisée en symbole de l'être nous vide, nous absente, nous accomplit en nous épurant au point d'y perdre notre corps. Parfois, névrosés, pervers ou psychotiques, nous savons nous retrouver à peu près entiers dans le mot qui nous définit pour les autres et par eux. Mais le prix à payer pour cette culture est très fort. Il peut même être le suicide du genre humain dans l'hallucination de sa raison. Y échapperons-nous ? Peut-être, mais il faudra trouver alors un subterfuge efficace pour tromper notre propre passion d'être....



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Denis Duclos









Du même auteur

Aux éditions Échanges Sciences sociales :
De l'Usine, On peut voir la Ville, 1981.
Aux éditions Economica :
Les sciences sociales dans le changement socio-politique, 1984.
Entre corps et esprit : la culture contre le suicide collectif, 2002.
Aux éditions l'Harmattan :
L’homme face au risque technique, 1991.
Les industriels et le risque pour l’environnement , 1991.
Pourquoi tardons-nous tant à devenir écologistes ? (sous la direction de Denis Duclos), 2007.
Aux éditions La Découverte :
La santé et le travail, coll. «Repères», 1984.
Les sondages d'opinion, coll. «Repères» (avec Hélène Y. Meynaud), 1986, (rééditions 1989, 1996, 2007).
La peur et le savoir : la société face à la science, la technique et leurs dangers, coll. «Sciences et société», 1989.
De la civilité. Ou : comment les sociétés apprivoisent la puissance. coll. «L’Armillaire», 1993.
Le complexe du loup garou :La fascination de la violence dans la culture américaine, 1994. (repris par Pocket, collection Agora, 1998 ; réédition La découverte-Poche, 2005)
Société-Monde : le temps des ruptures (Coll. Recherches-MAUSS), mars 2002
Aux Editions des Presses Universitaires de France :
Nature et Démocratie des Passions, coll. «Sociologie d’Aujourd’hui», 1997.
Aux éditions Berg-International (Oxford-New york) :
The Werewolf Complex, America’s Fascination with Violence, 1998.
Aux éditions Dedalo, (Bari),
Per una nova ecologia politica, 2001.
Aux éditions Kolkias : To Symplegma tou lycanthropou, 2006
Romans (parus chez Payot-Rivages, puis J’ai Lu) :
Longwor, l’Archipel-Monde, 1999, L’épreuve des îles, 1999, Pouvoirs et Savoirs, 2000, Translatador, 2000
Aux éditions Le passage :
Fra Diavolo, 2004
Aux éditions Nykta :
Semur ou le désordre mondial, 2003





A Merritt Ruhlen, en espérant que la souffrance que sa démarche unificatrice a subi de la part des linguistes spécialisés et affreusement corporatistes, lui serve de moyen pour tolérer que le secret du parlage moderne lui soit finalement révélé…. par l'anthropologie culturelle.








































« Si nous n’avions eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais .»

Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues.







1. Un monde qui parle

Dans notre quartier de l’univers et à portée d’oreille hertzienne, il semble que nous soyons seuls à parler. Je veux dire : à utiliser des signaux qui ne sont ni sûrs, ni précis, ni univoques, qui communiquent entre eux plus qu’avec le monde, et qui font apparaître en vis-à-vis de leur bizarrerie l’insondable étrangeté de ce monde lui-même. Des signaux qui signalent surtout que moi, locuteur, m'engage dans l'acte de parler, et de participer du même coup au grand groupe solidaire dans cet acte, ceci au risque constant du désaccord, de la chicane et de la trahison, mais aussi à celui de l'imagination créatrice. Ce privilège de l’imperfection nous incite à nous penser encore davantage au dessus de la solide matérialité, voire divergeant de l’animalité banale.

Mais renversons la question : que signifie l’émergence de la parole, et des langages qui la soutiennent, dans la réalité ?

Soit une portion d’univers où l’on ne parlait pas, mais où l’on se met à parler : qu’est ce qui se révèle ainsi du réel ? Car ne nous illusionnons pas : ce n’est pas tant nous qui parlons, que le réel qui, par l’émergence du “nous” ou du “je”, s’exprime dans les primates parlants que nous sommes.

On pourrait se demander ce que fait le monde, la nature, quand il s’y invente de la parole. Est-ce que le Vivant parvient à une perception plus poussée de l’environnement ? Prenons l’expérience citée par le neurologue Lionel Naccache à propos d’un sujet « split-brain » (une personne dont le cerveau a subi une séparation de ses hémisphères) : il obéit à un certain ordre visuel (« lève-toi ») qu’il ne perçoit pas consciemment mais, à la question : « que faites-vous ? », il répond en donnant une raison comme : « je vais boire un café ».
Il est clair que cette fiction invoquée ne correspond à aucune information sérieuse, mais qu’elle est d’abord réponse à une interpellation demandant justification de ses actes. L’échange de paroles –auquel participe naïvement le neurologue-, se situe sur une scène où chaque participant, quelle que soit la réalité perçue par ailleurs, est supposé par l’interlocuteur s’engager comme auteur, comme propriétaire-gestionnaire de son propre comportement vis-à-vis d’autrui. Dans cet exemple, ce qui se dévoile dans la parole, c’est qu’elle n’est rien hors d’une scène au fond « juridique » où se trouve déterminé conventionnellement ce qu’est « l’être » de chaque individu, c'est-à-dire la proposition -hautement conjecturale- selon laquelle… il est un être pour autrui.

Le philosophe Emmanuel Kant suggérait qu’un « plan caché » fraie son chemin dans la nature et dans l’homme, et nombre de scientifiques actuels, sans pour autant adhérer à une conception téléologique naïve, ne le démentiraient pas. Mais quel but nous est-il donc dévoilé par cet échange contraint de paroles ? Certainement pas le fait que l’homme connaîtrait plus de choses du monde, et mieux que ses prédécesseurs.

Ce qui est délivré de nouveau dans le langage humain, c’est peut-être que le primate humain n’a de rapport au monde qu’indirect, toujours filtré et déformé, déplacé par une « scénographie » des relations avec ses semblables, toujours arbitraire et imaginaire, bien que plus ou moins effective selon la force et la conviction du collectif inventant et précisant la scène dans l'incessant affinage des conversations agonistiques. Par exemple, la puissance du collectif qui exige implicitement que quand je me lève sans raison, je dois tout de même en trouver une. Etrangement, le « plan caché » dans l’évolution humaine, conduirait non pas à un perfectionnement de notre connaissance du monde, mais bien plutôt à sa « théâtralisation » obligatoire, à une obligation à la fiction, une contrainte au mensonge, ou en tout cas, une incitation à "monter sur les planches" pour dire "je" et "tu" en tant que personnages grammaticaux, et enrichir nos lexiques jusqu'à disposer éventuellement des quinze mille mots de la langue shakespearienne…

Pourtant, ignorant résolument cette bifurcation curieuse, les adeptes du scientisme pensent que le langage révèle sa vertu communicative absolue dans les mathématiques ou dans l’informatisation numérique, qui le conduisent à la précision et à l’exactitude, à la vérité platonicienne du nombre derrière l'apparence des choses et la confusion des sentiments.
Les "histoires" que se racontent les gens dans la plupart des conversations (et que quelques cognitivistes -de moins en moins rigides en vieillissant- ont tout de même repéré) ne signifient pour ces derniers que le signalement d'événements (vrais ou faux) : il ne leur vient pas à l'esprit (peut-être à force de ne pas être attentifs à eux-mêmes et à leurs enfants) que ces histoires sont d'abord des mises en scènes de personnages ("d'actants", comme disent horriblement les linguistes "in"), et non pas d'événements factuels. "L’être parlant" est pour eux une machine complexe qui communique des informations à une autre machine, même si celles-ci sont enfouies dans du bruit. Mais ils oublient en route deux choses : le langage est d’abord fait pour aider à parler entre supposées-personnes, et pas principalement à propos des objets. Lesdits objets ne semblent eux-mêmes "consister" qu'en fonction du rôle que nous leur faisons jouer dans nos ébats et nos combats. N'oublions pas que l'homme anatomiquement moderne -mais encore plausiblement non parlant- a tout de même persisté pendant près de trois cent mille ans à tailler répétitivement de pauvres bifaces, guère éloignés des productions des autres primates (y compris des chimpanzés) : pourquoi se serait-il intéressé davantage aux outils juste en échangeant verbalement à leur propos ? Qu'est-ce qui a bien plus induire la soudaine et interminable "perfectibilité" technique à partir de l'invention de la parole si ce n'est parce que les outils y ont pris un statut différent ? Si ce n'est justement parce qu'ils seraient devenus des accessoires -voire des témoins imaginaires- de la bataille de prestance, de division et de coalition que soutient le langage symbolique, et que l'on peut nommer le "comportement moderne" ?

Car, entre individus se reconnaissant mutuellement comme personnes, il ne s’agit pas d'abord d’exactitude mais de vraisemblance dans la valeur de leurs personnages. Il s'agit d’admiration ou d’amour, ou bien de haine et de mépris, de rage et de réconciliation, de domination ou d’obséquiosité et surtout, de tout cela tel que cela doit être joué pour que l'émotion soit prise en compte par les autres et par nous-mêmes.
Les objets que nous mettons dans ces engagements servent de témoins, de cadeaux, de gages, de porte-voix, de cadres, et éventuellement d’armes -honorifiques et ostentatoires. Même une arme (comme celle qu’Ulysse place, selon Homère, « contre sa cuisse épaisse ») sert pour souligner un statut, bien avant d’être utilisée à frapper. Les événements, les objets, n’ont pour nous aucune valeur en eux-mêmes, et -surtout quand nous nous lamentons d’être plongés corps et âmes dans une société de productivisme et de consumérisme-. Ils ne sont que des signes de l’attachement qui nous lie –éperdument- aux mœurs de l’époque : c’est pourquoi nous pouvons aussi les détruire, les révoquer, les haïr. Quant à l’exactitude et à la précision, elles semblent être aux énoncés ce que l'affûtage est aux lames, mais elles paraissent aussi se dissoudre et s’éloigner toujours, à mesure que le langage les traque dans l’immensité ou dans le microcosme, ou encore dans la logique pure, jamais assez épurée.

Il est curieux qu'il ne soit pas venu à l'esprit de la plupart des auteurs s'interrogeant sur l'origine du langage ou des langues, que c'est justement l'imprécision et l'ambiguïté du parlage qui ont fait leur "perfectibilité" (pour reprendre la géniale expression de Rousseau); que c'est précisément l'imprécision qui, forçant chaque interlocuteur à mettre en question ce que dit l'autre (ou ce qu'il affirme lui-même) a entraîné comme effet permanent l'histoire humaine des 50 000 dernières années en tant que "progrès" incessant, insatiable et interminable. Or cette imprécision, véritable cadeau des dieux et essence du langage humain, n'est donnée que si nous engageons hardiment notre parole et donc notre "être" (cette fiction chosifiante fondée sur la reconnaissance), dans une conversation du même coup appelée à dériver, puisque tissée de propos contestables. Notons que la rigidification mécanique de l'itération en informatique n'est que la caricature paradoxale et destructrice de ce processus de perfectionnement continu : car c'est "précisément" parce que nous ne parvenons jamais à "boucler" une controverse dans la formule parfaite, que notre histoire est simultanément celle de la dérive des conversations et des langues et celle des progrès dans la connaissance. Dès lors que nous croyons avoir trouvé la formule magique qui organise ce progrès et cette dérive dans le sens purement antisymétrique de l'accumulation de savoir, nous avons en fait trouvé le point d'arrêt de notre humanité. Mais faut-il absolument penser qu'ayant vécu des centaines de milliers d'années sans parler, l'Humain va continuer à bavarder pendant des millénaires, dès lors que la machine pense et produit pour lui ? Faut-il absolument, en réfléchissant sur l'origine de la dérive des langues modernes, dérive identifiable au langage lui-même, supposer que nous ne cesserons jamais de parler ? Que le parlage n'aura pas de fin quand tout a une fin dans ce bas monde ?

Nous ne connaissons pas d’avance l’avenir du langage et de la parole, car nous en déployons le potentiel –ambigu et créatif, constructeur et destructeur- au fur et à mesure de notre histoire d’êtres parlant-à-d’autres.
Mais nous pouvons toujours nous retourner sur le chemin parcouru, et poser quelques conjectures.

Et justement, par exemple : qu’est-ce que parler, si on l’impute directement, non d’abord au sujet que cette activité se donne rétroactivement et imaginairement comme auteur dans chaque Vivant qui parle, mais au réel, à la nature elle-même à laquelle nous n’avons jamais cessé d’appartenir ?

Attention : le réel parlant n’est pas n’importe quoi –la vibration de l’univers ou le signal animal-. Ce n’est pas l’information contenue dans un photon. Ce n’est pas la fleur qui se déguise en insecte pour être fécondée, ni l’insecte qui se déguise en fleur pour se cacher. Ni même le système universel de signalisation de l’insecte qui pique, l’habillant de raies jaunes et noires alternées, opposition de couleurs impossible à ne pas voir pour des oisillons trop gourmands. Ni celui d’adorables grenouilles amazoniennes (dites «de flèche ») dont la peau est d’une couleur verdâtre vraiment répugnante, et dont le seul contact est... mortel pour l’homme. Insectes ou batraciens semblent dire ainsi : « n’approche pas, je vais te faire très mal, ou pire». Mais bien sûr, ils ne disent rien. Ils ne soutiennent pas de discours en se mettant à la place de ceux supposés les tenir "bien".
Certes, ce type de système ressemble à du symbolisme : il est parfaitement arbitraire, tout comme l’adoption des feux verts, rouges et oranges pour discipliner la conduite automobile dans le monde entier. Il est aussi contestable : lorsque trop d’insectes non dangereux se revêtent de la livrée noire et jaune, les oisillons tendent à dévorer n’importe quoi sans crainte d’être piqués. Ce qui affaiblit de période en période le « symbolisme » en question (comme lorsque en temps de guerre, les gens se mettent à ne plus respecter les feux). Ce n’est pas pour autant du « parler », sauf à admettre que la nature parle avec elle-même, dans une conversation de millions d’années...

Le « parlage » n’est pas non plus la danse des abeilles chère à Von Frisch, et qui est plutôt une transmission automatique de données, telle qu’elle peut avoir lieu à l’intérieur même d’un seul cerveau. Ce n’est pas encore le marquage réciproque de phéromones entre fourmis, qui donne l’impression de propager une information intéressante d’individu à individu (« Eh, Camarade, y a d’la bouffe sur une pierre à deux heures ! »), alors que son seul effet est d’activer une loi statistique de régulation des flux.
Est-ce que le langage humain commence à se manifester avec le chant des femelles Gibbons appelant à une sorte d’émerveillement devant la vie, et dont le grand Aria convoque les « commentaires » des mâles ? Je ne crois pas, bien que de tels dispositifs énigmatiques en préparent sans doute l’avènement, par l’usage de la vocalisation, bien sûr, mais aussi par le caractère étrange, non fonctionnel, presque artistique, de ces chorales supposées sauvages.

D’après Jacques Lacan, la culture prépare ses voies dans la nature animale depuis des temps immémoriaux, mais elle ne doit pas être cherchée dans l’adaptation parfaite. Bien au contraire, la trace de son avenir est à découvrir dans les failles de l’instinct, dans les interstices, les hésitations entre deux comportements automatiques. Ainsi du minuscule poisson nommé épinoche, dont le mâle, au moment des amours, doit choisir entre creuser un nid pour y couvrir sa femelle ou attaquer le mâle concurrent. Or, lorsque la concurrence se pointe sans justifier encore l’attaque, on voit monsieur Epinoche creuser des dizaines de trous qui ne serviront à rien, comme s’il avait un œil sur les rivaux, tout en les avertissant, et un autre sur sa fonction paternelle. Voilà la culture : une activité sociale issue d'inexorables nécessités, mais qui demeure en elle-même sans fonction explicite, une façon de faire comme si, un entre-deux « pour passer le temps », et qui trouvera peut-être à la longue sa portée pratique : celle du signal, par exemple. La culture, c’est déjà, dans toute la vie animale, cette part d’incertitude semi-oisive, semi-guerrière, qui permet le comportement non prescrit, l’aventure, l’invention... et la possibilité –simulée ou non- d’agression.
Mais ce n’est pas encore du langage humain, qui est parole et langue.

Bon, mais alors, qu’est ce que le parlage, tel qu’il coïnciderait avec « le propre de l’homme » (ou le « partage exclusif de l’homme » selon Ernst Haeckel »)? Tel même que le propre de l’homme pourrait finalement lui être –après toutes les mises en questions scientifiques possibles- littéralement ajusté ?
Eh bien, en s’efforçant honnêtement de répondre à cette question –et en scrutant la masse disponible des travaux les plus sérieux sur le sujet-, je crois que l’on tombe de plus en plus souvent sur une réponse bizarre et dérangeante.

Cette réponse, ne tergiversons plus à la livrer au lecteur : le langage proprement humain s’appuie sur le seul symbolisme animal qui est à la fois nécessaire à l’espèce et impossible. Le langage humain, c’est –à la différence de la plupart des innovations performantes de l’évolution du vivant- une machine qui ne fonctionne jamais correctement, voire illusionne, trompe, et égare son utilisateur : elle constitue d'emblée le sujet de la déraison et de la trahison . Le langage et la folie sont pratiquement indissociables, car l’un comme l’autre surgissent de tenter sans succès de « dire » l’imaginaire du réel tel qu'il nous importe, ce qui les conduit à une course sans fin entre raison et vertige du « non-sens».

Contrairement à ce que nous suggère la lecture de la plupart des ouvrages d’anthropologie grand public, nous rassurant sans cesse de venir « après » la primitivité, et d’être ce que nous sommes –redressés, bien lavés et bien communicants-, l’humanité est plutôt une espèce de grands singes engagés, voire fourvoyés, dans une ligne d’évolution où elle est de plus en plus dépendante d’une activité symbolique parfaitement inadéquate, avec toutes les opportunités et tous les risques que cela comporte.

Le symbole, en effet, à la différence de ce que pensent encore les grands ingéniophiles naïfs qu’on nomme « cognitivistes » (qui n’ont pas lu Kant et pas grand-chose d'autre d'ailleurs), ne renvoie jamais directement à un objet extrait du monde, mais, en évoquant un objet imaginaire (en le « signifiant » par la vocalisation) en référence à un autre par le moyen d’une articulation signifiante, il déroute en cascade toute possibilité de joindre jamais perception et nomination. D’une part, parce que le réel ne se laisse jamais réduire à un signifiant quelconque, ni même à un ensemble de signifiants (les choses ne sont pas les mots, le territoire n’est pas la carte, les phonèmes d’une langue ne sont ni ceux d’une autre ni échantillons d’une totalité langagière potentielle, etc.) ; d’autre part parce que l’évocation imaginaire d’une réalité (ce que l’on « veut dire ») et qui peut être parfaitement réaliste dans un contexte d’action donnée, est toujours « trahie » par le référent imaginaire qu’elle choisit pour se soutenir et convaincre : comparaison n’est pas raison, vérité en deçà des Alpes.., etc.
Il existe enfin une dernière cause, en partie liée et en partie distincte, « d’interdit » de collage du signifiant au signifié et du signifié au réel : elle tient à ce que, le langage humain (c'est-à-dire le "parlage") désignant surtout des gens -en tant qu'identiques ou distincts de nous- et secondairement des choses, les premiers résistent farouchement à être traités comme des choses ! La résistance à la nomination n’a donc pas seulement pour motif le refus « naturel » de l’être qui récuse sa propre réduction –impossible- à un signifiant ou à une évocation imaginaire, mais aussi la volonté d’être reconnu à travers un signifiant qui ne produirait nul irrespect, nulle dépréciation ni traitement comme objet. Ce dernier "doit" alors hésiter lui-même entre être emblème du sujet-héros, ou chuter au rang de déchet manipulable, à disposition de ses maîtres. Accessoirement, d'ailleurs, il emportera dans sa chute quelques Humains destinés à être utilisés.

L’homme s’appuie ainsi sur l’impossibilité –inhérente à la langue- de dire la vérité totale du monde et des êtres, ceci afin de pouvoir « dire » autre chose : son souci de rechercher, ou de créer un signifiant et un imaginaire qui, enfin, le reconnaîtrait (peut être au prix de méconnaître autrui). Ce qui est également impossible, mais le lance alors dans une quête sans fin.

Prenons, par exemple, ce qui arrive à l’enfant humain absolument obligé de rentrer dans le langage pour être reconnu et donc encore aimé par sa mère : il joue immédiatement un jeu spécifiquement humain qui consiste à « se mettre à la place » imaginaire du signifiant que la mère emploie pour le reconnaître , tel le signifiant « enfant », ou celui du prénom qui lui est attribué, ou même la série des signifiants qui le représentent sous des facettes différentes (voire le signifiant inconscient qui représente le désir d’enfant pour la mère). Il joue… à être un enfant pour sa mère.
Dès lors, le jeu de l’enfant avec ses poupées ou personnages-jouets ne consiste pas seulement -comme tout petit mammifère- à répéter une imitation pour apprendre, mais à « se » mettre en scène au travers de tous les personnages où s’incarne possiblement la reconnaissance de son « Autre ». Il se trouve que chacun de ces personnages possède en général un nom propre (Babar, Zozo etc.), un nom de genre (chat, éléphant, etc.) et un ou plusieurs attributs d’agent (il « court », il mange, il « fait » tel son, etc). De la sorte, l’enfant s’invite lui-même –encouragé par l’adulte dont il attend l’amour- à associer étroitement un "être" singulier (c'est-à-dire rien d'autre qu'un personnage) à un genre et à un acte. Se travaille à cette occasion la syntaxe, qui n’a pas besoin d’être innée, mais seulement d’être l’effet d’une constante culturelle universelle : la métaphorisation. Celle-ci paraît cachée sous l’usage des signifiants –des noms prononcés-, mais elle est bien là, pièce centrale du dispositif : l’enfant se compare lui-même et se situe à l’aune de tous ces personnages nommés –ou innommés- et actifs qui « le » représentent en fait, dans le monde idéal de sa reconnaissance espérée.

Très vite, d’ailleurs, l’enfant compare les personnages entre eux, les associe dans de petites saynètes où ils jouent des rôles, souvent réversibles et plastiques. Le rapport entre ces petites fictions et la réalité de la vie de l’enfant est essentiellement celui-ci : il sait que s’il ne rentre pas dans une fiction «de ce type », il ne sera jamais reconnu « comme lui-même », au risque notamment de l’autisme (ou d’un autisme induit psychologiquement).

Pourtant, précisément parce que ce «soi-même » doit faire sa place vitale spécifique, l’enfant ne cédera pas à ce chantage aux signifiants « légaux » et aux imaginaires licites sans résister : d’où proviendra la trajectoire qu’il opérera dans la vie sociale –entre acceptation et résistance- sur la base de ces premiers et puissants engagements. C’est en gros ce qu’on appelle « la découverte freudienne ».

Mais, demandera-t-on, si la quête d’un « soi » qui échappe aux injonctions de placement de l’ordre symbolico-imaginaire est elle-même un effet de l’entrée en langage, si elle ne manifeste son urgence qu’en réparation d’un forçage des êtres dans la langue, d’où vient cette ardente obligation langagière, telle qu’elle s’exerce d’emblée comme une loi inflexible à l’égard des plus fragiles d’entre-nous ?
Elle provient plausiblement du fait – anthropologique - que sans cette transposition sur la scène où des signifiants peuvent entrer en « rapport », c’est-à-dire dans des relations relativement disciplinées et prévisibles, nous ne saurions construire des organisations et des sociétés qui nous protègent contre l’ennemi, contre le comportement nuisible, ou contre l’adversité. Le langage est donc à la fois inadéquat en général et plus ou moins efficace dans ses mobilisations contextuelles .

Notons que ce double caractère – dont nous avons évoqué à propos de l’enfant les effets complexes et les résistances qu’il entraîne -, a également des incidences parallèles sur le collectif : celui-ci, tout comme l’individu, se heurte aux incidences contradictoires du langage. Ce dernier « constitue » le collectif dans l’ordre imaginaire et symbolique, lui donnant une consistance inattendue (l’union fait la force), mais celle-ci peut s’avérer - hors des circonstances de nécessaire mobilisation - comme inadaptée, fausse, contestable, voire dangereuse car menaçant des libertés ou des autonomies nécessaires en d’autres circonstances.
Ainsi, lorsque, pour exprimer la « vérité » protectrice de ma communauté (vérité qui n’est jamais factuelle mais plutôt projetée), je la nomme d’un vocable qui rappelle la mère (Oumma en arabe par exemple, Heimat en Allemand, etc.), je me condamne immédiatement à aliéner cette communauté –réelle ou potentielle- à la maternité, et donc à susciter des controverses : n’est-elle pas plutôt une patrie ? Une démocratie, fût-elle surnommée « Marianne » est-elle comparable à une mère ? etc.. Mais du même coup, j’aliène l’idée de mère (elle-même jamais immédiate mais tout aussi idéelle et imaginaire) à la notion de communauté, ce qui entraîne également des questions, notamment pour une mère « réelle » : suis-je à mes enfants ce qu’une patrie est aux citoyens ? Et par extension : mes enfants m’appartiennent-ils ou sont-ils d’abord « enfants de la patrie » ? etc. Bref, dès que je lie deux « choses » supposées être découpées dans le monde par un symbole –même formalisé au mieux-, je déstabilise par contamination ces deux choses. Je les mets réciproquement en question au moment même où je les nomme, et ceci sans préjuger des déformations ou des attractions entraînées sur le sens par l’équivocité du signifiant (de l’outil symbolique usité pour relier « métaphoriquement » un sujet et un prédicat) .

Ne croyons pas que ces questionnements sont tendanciellement supprimés par la réalisation du rêve de « l’information » réduite au numérique. Les informaticiens chevronnés finissent par sortir du fantasme d’adéquation du réel et du symbole formel, pour autant que ce dernier, en fixant des objets virtuels pré-définis, ne cesse de générer de l’écart avec le réel.

Loin d’être réduite par la rétroaction chère à Norbert Wiener , cet amoureux fou d’un idéal de langage parfait, l’entropie augmente à chaque nouvel enfermement du réel dans un système trop formel. Le foisonnement de complications associé au développement des logiciels (devenant tous des « usines à gaz » se chargeant de « bogues ») n’est qu’un cas particulier de la vérité du symbolisme humain : il déchaîne les ambiguïtés, multiplie les « contextes », réouvre par sa propre existence cette réalité qu’il prétendait cerner.

Comme en témoigne la course entre modélisation et complexité (aussi bien en biologie qu’en climatologie), la « réalité naturelle » déjoue les tentatives d’encadrement abstrait. L’enthousiasme sur la capacité des simulations numériques à saisir le réel en le découpant en tranches de plus en plus fines aboutit éventuellement à des erreurs d’autant plus massives, voire à des orientations politiques d’autant plus délirantes que la toute-puissance du modèle leur sert de référence « scientifique ». Les changements de paradigmes deviennent alors inévitables et fort coûteux.

Le « réel » de la politique et des changements de conventions résiste de façon encore plus imprévisible (par exemple aux sondages), sans freiner pour autant l’énergie consacrée par les meilleurs chercheurs à tenter de modéliser le comportement humain. Il vient néanmoins toujours un moment –plus ou moins douloureux- où s’effondre le mirage étayé par le symbole, et où la formule, le mot qui tente de fermer le monde, devient l’un des moyens par lequel (heureusement) ce dernier lui échappe ! Alors, on est contraints d’en revenir à l’échange en chair et en os, auquel on avait tant voulu se soustraire au nom du progrès technique.

Car, précisément, ce que les paléoanthropologues ou les historiens des langues nomment "comportement humain moderne" et qu'ils attribuent justement à la pratique du langage "articulé" ou "symbolique" tout en le repérant à la sophistication des objets que ce comportement est censé réaliser, n'est absolument rien d'autre que l'engagement de chacun dans la convention "performant" la solidarité sociétale. Il n'est encore absolument rien d'autre que l'ambiguité ou plutôt le paradoxe constitutif de cet engagement : à savoir qu'il ne peut être le fait que d'un sujet "libre" de trahir ou de récuser, cette trahison ou cette récusation toujours possibles n'étant que les rebords extérieurs de l'adhésion à la parole.

Pour résumer : lorsque commence à parler le Réel dans sa forme vivante évoluée sur la planète Terre, il entre dans une phase étrange d’instabilité autoalimentée, car non seulement les mots ne le reflètent jamais lui-même tel qu’il est –proprement innommable-, mais encore ils le déforment comme un théâtre transpose les événements en réalité "sans signification"; ils produisent, par leur propre ambiguïté, une augmentation de ses aspects énigmatiques, voire contestables et problématiques (comme le souligne le philosophe Michel Meyer). Les mots –qui toujours soulèvent autant d'objections, de questions qu’ils n’y répondent- enveloppent et creusent le monde, et l’animal-qui-parle semble fébrilement s’enfoncer avec eux dans un gouffre en forme de point d’interrogation. Cela d’autant plus qu’on aura cru pouvoir, pour ordonner et maîtriser la réalité, s’appuyer sur le côté le plus « solide » de la parole : le symbole mathématique, et dans les mathématiques, sur sa région la plus « ferme », celle de l’axiomatique et de sa mécanisation gödelienne. Car ici, au lieu même où les esprits les plus forts ont enfin cru se débarrasser des personnages, ce qui est joué, c'est la domination absolue du maître sur l'esclave : non seulement ce dernier doit servir contre son gré, mais en plus, comme le démontre Platon, il obéit de son plein gré aux lois de l'arithmétique et de la géométrie !

Cette vérité –incongrue, paradoxale- du langage humain est inconfortable à accepter, et la majorité des auteurs qui s’y intéressent travaillent en fait à la nier et à la refouler avec ferveur. En gros, les discours savant sur le langage se divisent en deux clans : ceux (très majoritaires en sociétés « modernes ») qui soutiennent que le langage (réduit au symbolique) est un outillage de communication, toujours plus exact dans la transmission d’informations, et ceux (plus traditionnalistes) qui croient au fond que l’essence du monde étant ineffable, les choses sérieuses commencent… quand on se tait.

Nous essayons dans le présent opuscule (ce qui veut dire «toute petite œuvre », et que nous entendons plutôt ici au sens de la petite bête qui monte et chatouille ou gratouille, c’est selon), de soutenir dans la bonne humeur la position la plus inconfortable qui soit : rendre compte du même élan théorique du fait que le langage soit –par essence- extraordinairement inadéquat, inconsistant et immaîtrisable, et du fait qu’il soit aussi incroyablement efficace, créateur et innovant, le résultat de cette hybridation de traits essentiels étant la non-garantie absolue de l’avenir, ceci garantissant en revanche absolument notre propre existence de sujets de la parole, comme sources indicibles et donc non maîtrisables –non gérables- de celle-ci.

Nous tenterons de convaincre le lecteur que, pour expliquer l’entrée de l’espèce humaine dans une telle « folie », absolument aucune cause pratico-pratique (le langage comme nomination d’outils), ou culturelle (la parole comme vœu entre chasseurs...) ne peut suffire. Nous ne sommes entrés, ou tombés de "parole" en "langue" et de langue en "langage", que parce que nous y avons été forcés par une contrainte vitale, immédiate et constante à nous définir nous-mêmes comme totalités singulières et universelles, garantes de la "choséité" des choses qui nous entourent à notre image.

Nous ajouterons à ce postulat général, une hypothèse historique, qui n’aura évidemment pas prétention à la vérité factuelle démontrable, mais qui se maintiendra aussi hors d’une trop facile « mythologisation des origines », et exigera –pour l’effet heuristique- de dialoguer avec d’autres hypothèses lancées souvent témérairement par les préhistoriens, voire les linguistes patentés : nous affirmerons en effet que la contrainte circonstancielle qui oblige les primates "modernes anatomiquement" à l’entrée en langue, ne trouve son impulsion décisive que dans la guerre, rendant seule assez urgente l’identification d’un soi collectif débordant largement la petite unité de lien biologique et affectif (dénotée par la parenté utérine).

Une fois entrés dans l’activité métaphorique –permettant l’attribution de capacités spontanée de solidarité organisée à des ensembles plus vastes et plus abstraits-, nous en avons exploité toutes les ressources créatives (en imaginant les objets absents mais possibles), mais nous n’avons pu en distraire les aspects problématiques ou proprement pathologiques. Nous sommes devenus des animaux souffrants… de l’équivoque tout comme du caractère « injonctif » de la parole. Nous avons inventé l’angoisse permanente, et la conversation historique comme moyen de la pallier quelque peu, au besoin en perfectionnant mots et choses au point d'être littéralement envahis par leur perfection de plus en plus difficile… à perfectionner.

Cette position n’est pas pessimiste. Au contraire, nous devrions l’être si nous croyions, selon l’optique incroyablement bornée d’un nouveau cléricalisme cognitiviste, que le parlage humain n’est qu’un langage robotique encore imparfait. Car alors, cela voudrait dire que nous sommes à la veille de nous zombifier, de nous figer dans un dispositif cybermécanique et policier réellement autophagique. De ce point de vue, l'obsession grandissante des inquiets -enfants, chamanes et artistes- pour le personnage du zombie dont la passion dévoratrice et hagarde prend la place de la parole-, devrait nous alerter.

Nous pourrions admettre que « l’avalanche de pensée » (comme le dit le penseur allemand Peter Sloterdijk) et le "déferlement des techniques" (selon Michel Tibon-Cornillot) que produit la parole dans le monde est une catastrophe, un désastre et une précipitation vers le suicide collectif de l’espèce, ne serait-ce que parce que ce suicide peut sembler la seule issue pour produire l’impossible énoncé du monde. Le mot de la Fin.
Mais, heureusement, nous pouvons aussi entretenir l’espoir qu’au cours de la dérive où les mots nous entraînent fatalement, quelque inflexion salvatrice se produise, quelque nouvelle spirale de sens et de non-sens structure notre mouvement, et le réconcilie avec la condition, la raison même de notre existence parlante : vivre, et continuer à vivre.



2. La sagesse avant la parole ?

Mais, demandera le lecteur attentif, pourquoi s’intéresser à l’origine du langage, si ce dernier se découvre tout entier dans le présent de ses occurrences, dans la dérive des langues qui n'est que l'aspect historique de la dérive des conversations, laquelle se produit à chaque fois que nous ouvrons la bouche ? Ne suffit-il pas de rendre compte de ce qui se passe quand nous parlons aujourd’hui et maintenant, pour saisir l’essence même de cette activité proprement humaine ?
Bien sûr, répondrai-je, et le travail des spécialistes du langage parlé est irremplaçable : de la psychanalyse qui écoute « ce » qui parle (derrière les différents discours que tient l’analysant) dans la conversation privée du divan aux diverses disciplines de la linguistique (saisissant et comparant mots et phrases des langues vivantes ou éteintes, voire mortes), de la sémiologie (science des signes), de l’analyse des discours à l’étude des œuvres littéraires, de la médiologie (analyse des médias) aux recherches sur la communication ou l’expression… Il se véhicule désormais un énorme savoir sur ce qui se dit, ou tente de se dire depuis le gazouillis du bébé (passé au crible de recherches du CNRS) jusqu’aux déclarations politiques les plus solennelles, voire aux démonstrations scientifiques les plus indubitables.

Toutefois… il peut être très utile d’aller un peu voir et entendre ces hommes que nous croyons singes parce qu’ils ne parlent pas, puisqu’ils nous donnent à croire que nos ancêtres leur ressemblaient. Plutôt que de nous efforcer de les faire parler avec nous, et finalement, comme nous , ceci peut avoir l’avantage insigne de nous faire travailler sur l’actualité de la « singesse humaine ». Car il est clair que pour être hommes parlants, nous n’en demeurons pas moins singes sinon sages, et que la sagesse, si elle existe, a certainement davantage à voir en nous, aujourd’hui encore, avec ce temps béni où la folie verbale et conceptuelle ne nous emportait pas dans sa radicale impuissance à cerner le réel dans les mots, ni dans son acharnement désespéré à le faire au risque du terrorisme intellectuel, ou de la suicidance collective par amour de l’idée vraie pour tous.
Encore ne faut-il pas s’imaginer, dans une tradition humaniste épuisée avec le tourisme de masse dans les paradis terrestres encore disponibles, que se confondent sagesse et candeur de l’enfant sauvage. Si la sagesse existe, elle a de tout temps été à conjuguer avec les pratiques collectives de négociation des conditions de vie, avec la ruse calculatrice et l’affrontement, avec la reconnaissance et la prévision.
Que recouvrirait donc ce joli néologisme de « singesse humaine », tentant d’attraper au vol la sagesse –si difficile à définir et à pratiquer- pour la rendre à son hypothétique source animale ? J’ai tenté d’y inscrire une intuition dont je ressens de plus en plus l’urgence dans la pensée de nous-mêmes et du monde : à savoir -non pas une nouvelle mouture de l’innocence rousseauiste, ni même son envers -un appel réitéré à la méchanceté nietszchéenne- mais le sentiment que nous sommes depuis très longtemps embringués –comme espèce intelligente et sociale- dans un effort spécial, une difficulté naturelle spécifique dont notre langage "parabolique" est à la fois un effet et un essai de solution, mais de solution impossible. Autrement dit : nous cherchons dans les mots à résoudre une difficulté à être primates qui a sans doute précédé de loin ces mots, et que ces derniers ne parviennent qu’à évoquer ou à déplacer, jamais à guérir.

Le spectacle des sociétés d’êtres non-parlants, tel que nous le dévoile l’extraordinaire travail des primatologues nous montre en effet d’emblée ceci : ces sociétés semblent infiniment plus complexes à l’intérieur qu’à l’extérieur. Elles paraissent vouées à se rendre la vie bien plus infernale que ne le voudrait la seule adaptation à un environnement parfois hostile. Tout se passe comme si ces formes de vie collectives si proches des nôtres se consacraient à rendre le monde plus compliqué qu’il n’est, peut-être pour mieux être prêtes à affronter de dangereux changements inattendus des conditions extérieures, tel le passage de l’arbre forestier à la savane, au désert, aux immensités nues, à la glace, à la mer.

Tout comme le jeu des enfants est un exercice qui sert plus tard à apprendre à se défendre et à attaquer, il existerait ainsi une joute sociale permanente dont le but naturel serait de se tenir constamment à la hauteur d’événements imprévisibles en provenance d’horizons incertains. C’est ainsi que désaccords et réconciliations, batailles et comportements solidaires, alliances et tromperies, hiérarchies et contestations, bref, toutes les pratiques sociales incessantes du monde des primates, pourraient avoir pour fonction centrale de s’élever –comme collectivités- au dessus des aléas les plus impondérables du monde. En ce sens, la vie sociale serait une vie politique depuis des temps paléontologiques, en tout cas bien avant la naissance des mots mêmes qui tentent pour nous de fixer le paysage et d’agencer les parties de la société.

Mais parler de politique avant la parole, est-ce bien raisonnable ? En tout cas ce fut le choix de Franz de Waal, l’un de nos plus grands éthologues, dont l’un des maîtres-ouvrages s’intitule précisément « la politique du chimpanzé » , car –pour qui a tant soit peu approché (fut-ce par la lecture) la vie quotidienne en liberté de ces cousins sauvages, il est devenu évident que la négociation intense et non entièrement balisée a précédé la parole et l’a probablement induite.
Pour peu que l’on suppose que nos ancêtres étaient, quelque temps avant de parler, proches des actuels primates non-parlants, ce n’est pas trop s’avancer que de soutenir que la parole viendra s’enchâsser dans une immense complexité sociale et psychologique, mais aussi dans une véritable foisonnement d’histoires individuelles et collectives réellement « politiques », dans un continuum de mondes amicaux et hostiles.
Les savoirs accumulés en éthologie animale et surtout en primatologie in situ –l’étude des grands singes en liberté-) en témoignent à l’envi : point n’est besoin du langage articulé pour connaître l’affection ou la haine durables, pratiquer l’amitié, la méfiance ou le rejet, dominer, être dominé ou promouvoir l’égalité, partager équitablement ou monopoliser des trésors, sombrer dans la délinquance ou s’élever à l’altruisme, cultiver les amitiés désintéressées, même entre sexes, ressentir le deuil des proches, organiser la paix ou la guerre, apprendre la cuisine à ses descendants ou transmettre le souvenir de dangers ou d’avantages ignorés pendant plusieurs générations, etc.

On doit donc nécessairement se demander pourquoi et comment on a pu passer d’une aussi remarquable capacité sociale et individuelle sans paroles, à la polarisation de toutes ces possibilités par une instance unique, finalement assez pauvre : le langage symbolique vocalisé. Pourquoi et comment, par ailleurs, cette unique structure, absolument universelle et coïncidente avec l’humanité elle-même, n’existe matériellement qu’en s’incarnant dans une multitude de langues non compréhensibles récipro-quement...

On peut arguer que cela s’est opéré très graduellement et à travers des pratiques concrètes dont nous ne connaîtrons jamais l’évolution exacte, pour ne pas l’avoir vécue ni l’avoir confiée à nos propres ancêtres fossilisés.
Mais pour être scientifiquement recevable, cette objection n’est pas satisfaisante : ce n’est pas parce que l’observation en temps réel manquera toujours, et que l'énigme des origines restera à jamais "insondable" pour reprendre l'expression des grands linguistes des origines Joseph Greenberg et Merritt Ruhlen , que doit être interdite toute expérience en pensée. De plus, notre objectif n’est pas ici de prétendre décrire une évolution naturelle sans posséder aucune « preuve », mais de soutenir l’argument logique suivant : soit une société de primates non-parlants, nous avons le droit de nous demander ce qui va la contraindre à se conformer aux implications de sa saisie dans la discipline d’une grille symbolique conventionnelle, ne serait-ce qu’en passant en revue tous les éléments qui, au contraire, s’opposent à cette tendance, ou simplement affaiblissent son utilité.
Nous pouvons poser l’hypothèse que, parmi l’ensemble des conditions qui poussent une société de primates vers tel ou tel style de communication, il en est certaines qui vont se révéler inévitables, ou même fatales, quant à la « tombée » de cette société dans le langage de type moderne. Encore faut-il définir ce dernier, ou tout au moins marquer spécialement les traits qu’il recouvre, en rapport avec notre hypothèse.



3. Les mots de gens avant les mots de choses

Voici, par exemple, un aspect essentiel dont nous supposons qu’il caractérise le langage humain, quels que soient par ailleurs ses aspects phonologiques : ce langage sert d’abord des individus se changeant réciproquement en parleurs. Ce ne sont plus seulement des individus biologiques, mais des porteurs de rôles équivalents et réversibles : ils deviennent quelqu’un qui parle à un autre.
Le point de vue pour le moment le plus proche de cette optique dans les études du symbolisme chez les primates est celui de Sue Savage-Rumbaugh . Elle considère d’abord le langage dans sa fonction d’influence interindividuelle avant de prendre en compte son côté instrumental ou objectal. Ainsi, en situation expérimentale, les chimpanzés à qui l’on a appris un langage d’origine humaine ne l’utilisent guère pour décrire des procédés techniques, mais surtout pour des demandes ou des offres, ou des qualifications des personnes, et enfin pour exprimer des sentiments de plaisir ou de frustration, de colère ou de reconnaissance.

On peut penser qu’ils empruntent assez spontanément cette tendance aux Hommes dont ils sont les hôtes, et peut-être de façon similaire aux enfants humains, même si cette valeur profonde des paroles mutuellement adressées se « cache » parfois derrière les disciplines de l’objectivité : "dire" une chose qui n'est pas là, par exemple; ressentir des sentiments (amitié, sens du devoir) à propos d'êtres dont le destin vous serait "normalement" indifférent…

On peut aller plus loin et faire découler la description des choses, et plus exactement la discrimination progressive des noms de choses et de mouvements (la fameuse distinction kantienne de l’étendue et du mouvement, ces soi-disant “jugements transcendantaux”) d’un processus s’originant dans la fixation des groupes d’appartenance et de leur envers subjectif, les sujets appartenant, ceux qui ne trouvent leur propre reconnaissance par autrui que dans leur statut de participants.

Il est en effet plus que probable que dans un premier temps d’extension du mot, il n’existe pas de chose au sens matériel, mais seulement des entités imaginaires par lesquelles on tente de concrétiser le collectif, ses parties, ses relations internes, voire les états qui s’y manifestent, provoquant des situations appelant à l’invocation de paix ou de conflit.

La saisie totémique du réel, vivant ou inerte, parle de l’homme comme être dans le monde (à travers les registres d’animaux identificatoires, de plantes ou de sites sacrés, de matières spéciales, de rites répétés, etc.), mais inversement, ce monde n’existe que comme partie-prenante de la communication humaine, ou plus précisément de l’appel réciproque à l’engagement social. Cet appel au collectif est toujours lancé par des individus (même dans la danse ou la transe ensemble) à l’adresse d'autres : ceux qui restent à convaincre de se rallier ou de se fondre, bref de s’identifier.

On peut ainsi interpréter l’absence d’animaux chassés ou domestiqués dans certaines fresques rupestres mettant en scène au contraire d’autres espèces (plus prestigieuses ?) comme un indicateur, dans le domaine de la transcription picturale, d’une sélection favorisant les traits identificatoires plutôt qu’instrumentaux dans la représentation. Idem, pour le très archaïque accollement d’un corps humain et d’une tête animale (oiseau, cervidé, etc.) qui indique une tendance chamanique immémoriale à associer à l’homme une animalité l’inspirant spirituellement dans son statut et son prestige social. De même encore, la présence d’objets accompagnant le mort dans l’inhumation peut-elle être interprétée comme un équivalent de “l’adjectif” (ce qui est ajouté, ce qui va avec le “jectus”, le “nommé”) : l’ensemble des attributs d’un statut, plutôt qu’une instrumentation.

La préférence pour l’origine juridique et sociale du langage humain est affichée par T. Deacon , (à l’encontre du "technicisme" de P. Lieberman), mais sa conjecture demeure hautement naïve et arbitraire : il suppose en effet que la femme est la première à… donner publiquement sa parole devant l’autorité clanique qu’elle ne trompera pas son mari chasseur ! Le langage serait ainsi associé strictement à la monogamie. On se demande donc pourquoi les polygames actuels sont si bavards !

Les manifestations impressionnantes de veille, de garde, de lamentation, de nettoyage et d’épouillement de cadavres décrits par C. et H .Boesch chez les Chimpanzés de Taï , d’autres cas touchants de chagrins liés à un « deuil », rapportés par J. Goodall, montrent à tout le moins que, chez les primates, le proche qui vient de mourir n’est pas traité comme une chose, mais bien comme “quelqu’un” dont on se soucie, tout en se comportant différemment qu’avec un proche en état normal.

Parions donc qu’il a existé par exemple un mot pour dire qui est une personne (ou un groupe) par rapport à moi, avant que de pouvoir désigner un outil. Ou bien de saisir son état affectif avant que de décrire son corps. Ou encore d’évoquer l’état de colère ou de guerre, ou pour le risque de destruction, de mort, bien avant que ne se dégagent des mots pour les armes, les instruments de la guerre ou de l’alimentation.

Les mots pour dire ces derniers sont peut-être apparus comme “compléments” indirects ou circonstanciels, dans un style imprécatoire, poétique, invocatoire, soit pour montrer la puissance d'un groupe, soit pour souligner la gravité d’événements sociaux et subjectifs, ou affirmer la valeur d’un individu, le signe de son appartenance comme soldat, père, mère, cousin, etc... Ce n’est qu’une fois déployés sur ces modes (liés à la rhétorique des appels à la guerre ou à la paix, de la loyauté ou de la haine), que ces “objets” sont devenus tels, de plus en plus détachés de leur portée morale, et hallucinés comme morceaux de la réalité.
Supposer au contraire que le nom d’un objet ait commencé par être celui que lui donne l’artisan qui le forge ou de l’agriculteur qui le fait fructifier est sans doute... mettre la charrue avant les bœufs ! Nous savons par ailleurs que chez les primates, la découverte d’un nouvel objet utile (une pierre de bonne taille, une branche bien adaptée), bienfaisant (l’effet sédatif de charbon de bois ou d’argiles alimentaires pour les chimpanzés), ou délicieux (le sel de mer sur les carottes chez des macaques) etc.., ainsi que l’extension sociale de son usage par apprentissage, ne nécessite aucune parole ni aucune esquisse de signalement symbolique : cela fonctionne simplement par imitation directe et propagation de l’expérience pratique.

En revanche l’ethnologie des “peuples primitifs” nous apprend de longue date que les nomenclatures très précises de plantes, d’animaux, de paysages, etc., sont toujours à considérer d’abord comme “des systèmes du monde”, des doubles des structures mythologiques, redoublant elles-mêmes les styles sociaux en vigueur et en premier lieu leur arbitraire symbolique soumis aux choix politiques en évolution !
Ce qui ne veut pas dire que leur usage sapiental-instrumental soit ignoré : bien plutôt celui-ci est-il lui-même interprété comme découlant d’un système de statuts toujours en conflit ou au moins en débat, en compétition entre mythes concurrents, et entraînant animaux et objets dans leur ronde conversationnelle infernale. Comment, par exemple, l’action de fabriquer, de transformer du “cru” en “cuit” est-elle considérée ? En général, et presque sans exceptions, elle est présentée comme subordonnée à une logique de médiation entre la vie et la mort, entre le naturel et le spirituel... qui évoque très fortement l’action de symbolisation elle-même, au sens suggéré plus haut d’une “décision” de faire valoir comme idéal l’entité collective intermédiaire réglant en son sein l’opposition entre empathie (conviviale) et déduction (politico-militaire) ..
L’artisan, par extension, n’est jamais la petite main qui produit en série des pointes de flèche, mais bien plutôt l’une des incarnations du créateur d’ordre culturel (du médiateur) à partir du “miracle” du mot dans son effet sur la réalité personnelle et sociale.
Il est à noter que ce qui est vrai pour les langues, l’est peut-être aussi pour l’écriture, bien que plus tardive sous sa forme post-vocale. Ainsi du linéaire B transcrivant le grec primitif parlé par les Mycéniens : selon Isabelle Ozanne, les tablettes administratives qui en témoignent sont essentiellement emplies de « mots relatifs aux personnes. Beaucoup de noms propres, de titres d’autorité, de mots désignant différentes catégories de gens : prêtres, combattants, fonctionnaires, travailleurs ruraux ou artisanaux, serviteurs ou esclaves, tous les acteurs de la société sont présents. » On pourrait sans doute en dire autant de la plupart des textes très anciens, mésopotamiens, égyptiens, chinois. Certes, ce trait peut s’expliquer par la nature même des documents scripturaires, mais ceux-ci ne font-ils pas, en réalité, que préciser et figer la tendance de toute langue à situer, à hiérarchiser, à discriminer les humains entre eux ?

Ce n’est que dans nos sociétés, classiques et modernes, de mépris du travail individuel saisi dans la marée sociétale, que les mots de l’artisan (sauf peut-être chez l’artiste, cette variante “noble”, et encore) se sont dégradés jusqu’à ne représenter que des faits ponctuels, neutres, “sans âme”, ou, au pire, des arabesques seulement décoratives. Il est donc absurde de vouloir faire partager aux Chimpanzés cet empirisme utilitariste, sous prétexte que nous sommes des “scientifiques”, alors qu’il est bien plus plausible de penser que, s’ils en venaient à leur tour à inventer spontanément un langage en société, ce serait davantage pour nommer les dignités du pouvoir (l’arbre déraciné par le mâle Alpha comme sceptre ?) que pour désigner leurs dix-huit façons de dévorer des fourmis à l’aide de pailles ou de brindilles ! Parions que ces dernières se traduisent toutes par une seule et même expression de délice : slurp !



4. Le parlage : scène sociale de réciprocité

Une fois chacun devenu interlocuteur, la réponse de l’autre à sa question relance la parole. Même –et surtout- si cette réponse semble conclusive ou se résout en partie dans une solution pratique, elle réveille bientôt l’angoisse, à moins de s’imposer définitivement en éteignant le lien humain sous l’ordre tyrannique. Et ce réveil de l'objection latente est d'autant plus incoercible qu'on ne peut jamais absolument ramener le "point de vue" d'un individu ou d'une catégorie d'individus dans le groupe à un intérêt collectif totalement homogène, sauf dans des situations d'urgence et de menace concernant très clairement le groupe comme un "bloc" (par exemple lorsque les ennemis visent une extermination ). Du coup, le langage consiste à situer réciproquement les sujets qui parlent (les vivants humains) à l’intérieur d’une grande altérité commune : celle où des personnages imaginaires (les locuteurs-écouteurs) sont tous semblables au regard d’une seule obligation de réciprocité chronique, proprement interminable : celle de discuter.
En investissant ces personnages de parleurs, en nous engageant dans la parole (ce que les philosophes nomment la « performance » ou mieux la "performation" ), nous faisons essentiellement acte d’appartenance (ce qui implique immédiatement que nous pourrions ne pas appartenir, naissant ainsi comme sujets…du refus). Et, au fond, il importe moins que ce que nous disons soit vrai ou faux (sauf si l’erreur ou le mensonge signalent un manque de respect), car nous prouvons d’abord -simplement en parlant et en parlant encore- la véracité de notre implication affective envers autrui comme semblable en société.
Observons qu’à ce niveau fondamental de la langue (qui est d’abord faite de parole et n’en est jamais séparable), il n’est encore nullement question de phrases, ni de mots, ni même de phonèmes. Le langage humain n’est pas d’abord une organisation orale– comme ont voulu nous le faire croire des générations d’ingénieurs en phonologie et en linguistique, eux-mêmes engagés dans la bataille pour la cyborgisation de l'Humain..
Le langage humain n’est pas d’abord un système de sons opposés pour servir la signification, ni une architecture de signes agençant des organes, à la façon du “hardware” par rapport au logiciel. Il n’est pas non plus essentiellement une syntaxe (l’articulation de mots ou groupes de mots pour produire des propositions portant sur une signification), ni même une rhétorique (un jeu argumentaire sur les propositions incarnées en mots et en phrases, et constituant un discours, un "cours du dire").
Certes, toutes ces « choses de langue » sont là, inévitablement, toujours déjà pré-fonctionnelles (et ce probablement depuis des centaines de milliers d'années avant le langage moderne).
Mais ce qui importe à ceux qui parlent entre eux, c’est qu’ils les emploient dans des actes de parole qui ne s’en encombrent pas, et pourraient choisir, à défaut, d’autres filières expressives. En effet, pour structurés qu’ils soient, ces actes sont d’abord offerts au jugement d’autrui comme des gestes acceptables ou non, des élans démonstratifs d’un engagement recevable ou non, ceci dès les premiers échanges avec le bébé, avec qui l’accord se fait sur une « musique affective » témoignant de la qualité de sa propre reconnaissance comme personnage humain en miroir de son interlocuteur adulte, à l’aune de ses sourires et de ses regards, du sens de ses étreintes, tout autant qu’à la valeur expressive des sons qu’il profère.
Et tout comme des gestes ont évidemment recours aux muscles et aux os, mais en les transfigurant dans des évocations, tout comme ces gestes attirent le regard et l’attention de l’interlocuteur non sur le doigt tendu ou le bras levé, mais sur ce que ces « pointeurs » sont supposés désigner dans l’intention du « gesteur », de même la machinerie symbolique demeure d’abord exclusivement inféodée à ce qu’elle « veut » dire , à un vouloir qui compte bien plus que le dire, puisqu’au fond, malgré les efforts héroïques des philosophes analytiques anglo-saxons, nous ne savons jamais vraiment ce que nous disons (sauf dans des séquences de situations pratiques isolées comme telles).
De plus, le complexe appareil mis en branle par l’engagement dans la parole se trouve placé au service d’un théâtre collectif. Le personnage « voulant dire » quelque chose à un autre personnage, recourt à des phrases conventionnelles qui prouvent à autrui ce vouloir comme souci d’appartenance au collectif. Sons, mots ou syntagmes, agencements grammaticaux et même styles oratoires, tous ces procédés sont seulement les machineries d’un théâtre où chaque individu engagé (comme intermittent de la parole…) actualise tout un jeu de discoureurs. C’est dans le soutien réciproque, la révérence mutuelle des acteurs dans ces rôles bavards que les personnes se reconnaissent comme membres estimables de la même scénographie verbale.
Nous proposons donc la formule suivante : le langage humain (c'est-à-dire très plausiblement celui du petit groupe d'hommes physiquement modernes sortis d'Afrique vers la seconde moitié des derniers 100. 000 ans) est d’abord la mise en scène sociale où nous nous engageons physiquement et moralement dans un échange convenu de propositions, un jeu de réponses et de questions engageant des « autrui » devenant semblables à nous du seul fait d’y entrer .
Pour mieux faire sentir le vrai de cette proposition qui pourrait sembler contre-intuitive à ceux qui (hélas incités en ce sens par une certaine « stupidité scientiste ») persistent à croire que la langue est un dictionnaire et une grammaire du monde posés sur une étagère de bibliothèque ou dans un ventre d’ordinateur, demandons-nous simplement ce qu’il advient des humains qui refusent de monter sur la scène de l’échange verbal et d’y prendre leur charge de personnification imaginaire. C’est simple : ils sont exposés immédiatement à un exil effrayant, et en tout cas, héroïque.
Si nous décidons de ne pas jouer le jeu de parole, en actualisant notre « droit » au silence, nous sommes en effet aussitôt « interpelés » comme membres de notre communauté de singes-parleurs. Si nous persistons, nous risquons d’être déchus de ce prestige. Le propre de l’homme n’est donc pas parole langagière par décision souveraine de la paléontologie ou de l’anthropologie structurale, mais, très trivialement, parce que celui qui ne parle pas n’entre pas dans le cercle de ceux qui ne se considèrent réciproquement comme humains, que s’ils s’engagent dans le drame politisé des personnages-discoureurs.
Or, paradoxalement, ce trait essentiel d’engagement sans retour, de don de soi dans la large communauté des parleurs, ne peut jamais être dit lui-même (le fameux signifiant flottant de Jakobson-Lévi-Strauss), puisqu’il n’est exprimé que par le fait… de parler.
Voila un fait si massif, qui tombe tellement sous le sens qu’il en devient presque imperceptible : la seule façon que vous avez de prouver votre appartenance au cercle des parleurs, ce n’est pas de dire que vous parlez… mais de parler ! Votre discours sur vous-même sera, en un sens, toujours superflu, redondant, toujours inutile par rapport au simple fait de vous être déjà lancé dans la parole.
Pour autant, vous ne pouvez pas parler… pour ne rien dire, car cela ne serait pas un véritable acte de parole (c'est-à-dire de "parabole", c'est-à-dire de "rapprochement" proposé à l'appréciation d'autrui) ! Vous êtes donc obligé de dire quelque chose de réputé sensé, même si le seul but de ce « dire » est d’accompagner le seul fait de parler…
« Pourquoi Hal –le fameux ordinateur de 2001 Odyssée de l’espace- ne parle-t-il toujours pas ? » se demandent de « jeunes chercheurs en sciences cognitives » . Pourquoi le traitement automatique des langues ne progresse-t-il pas au delà de très mauvaises traductions, franchement incompréhensibles dès que le contexte est problématique ? Il est dommage que l’envahissante idéologie cognitiviste qui les protège de toute question dérangeante, leur interdise de comprendre… que leur questionnement n’a aucun sens, pour autant que parler n’est pas communiquer, mais d’abord s’engager « en personne » sur l’insuffisance radicale de ce que l’on communique. Si le test de Türing ne permet pas depuis des décennies de faire croire plus de quelques minutes à l’humain le plus naïf qu’un ordinateur lui parle (comme les interlocuteurs automatiques d’internet), ce n’est pas parce que le processus électronique est encore trop lent ou trop limité en mémoire pour se saisir de toutes les subtilités d’un contexte, mais c’est parce que la parole n’est pas un discours, ni un énoncé, mais un rapport de soutien à son propre discours proposé par le locuteur, et que ce rapport strictement personnel est offert à l’interlocuteur en gage de confiance.
Tout ceci ne laisse pas d’être problématique –pour ne pas dire déprimant- puisque, supposés devenir des personnages tenant des discours sérieux, valides, tendant à la vérité, nous semblons condamnés à ce que jamais nos discours ne puissent obtenir la valeur pragmatique de nos paroles en actes. Nécessaires à la parole qu’ils légitiment, les discours n’obtiennent jamais en eux-mêmes un statut de preuve de la parole. Ils ne la rejoignent jamais dans sa portée d’acte. Inversement, l’acte de parole n’aura jamais la portée démonstratrice du discours qu’il porte, mais il est à lui seul sa propre valeur, comme engagement de soi, mise en jeu de son corps animal vivant dans le pacte de véridiction. C’est d’ailleurs ce constat d’évidence à la portée du moindre enfant, qui provoqua… la dépression de Gottlob Frege, l’un des logiciens les plus géniaux dans sa quête –infantile…- du pur point de jonction entre discours, parole et "réel" .
Les conséquences de cette curiosité supplémentaire du langage humain –le fait de ne jamais pouvoir se boucler sur lui-même, de ne jamais parvenir à parler de la parole de façon parfaitement convaincante- sont bien plus considérables qu’on pourrait le penser. En fait, cette petite caractéristique irritante nous a lancés, nous autres primates s’humanisant, dans l’aventure la plus démesurée.
D’une part, elle nous pousse à rechercher toujours plus avidement un discours qui soit absolument vrai en soi, passant du mythe à la religion et de celle-ci à la science. D’autre part, elle nous incite à nous attaquer nous-mêmes, à nous attraper dans le filet des paroles comme auteurs de paroles, comme démiurges, créateurs, responsables de notre propre existence. Bref, elle nous incline à devenir théologiens (ou cognitivistes, leur variante contemporaine) et à nous faire chuter nous-mêmes dans l’imaginaire du pouvoir absolu (sur les mots ; donc sur les choses et sur les gens).
Nous avons beau être condamnés, dans le langage, à ne jamais « mettre la main » sur les sujets de ce langage, nous essayons en permanence de le faire, pour autant que si ce que nous disons apparaît trop inconsistant, illogique ou faux, nous sommes du même coup remis en cause dans notre sincérité d’interlocuteurs.
On pourrait alors douter… que nous nous soyons vraiment engagés dans la parole. Par exemple, seront facilement traités de « fous », ceux qui, nous ayant fait accroire un moment qu’ils parlaient, se révèlent en fait tenir des propos trop « décousus », « hors contexte » (schizophrènes), ou au contraire des discours d’une cohérence si parfaite qu’il est évident qu’elle est paranoïaque (ce qui veut dire : relevant d’un faux savoir), et comme défendant paroxistiquement un « vide », une absence de sujet comme s'il était un pur sujet.
En un sens, d’ailleurs, cette défiance n’est pas infondée : le schizophrène résiste effectivement à accepter l’engagement d’un sujet constant à la place de la suite bien plus réaliste d’états mentaux et émotifs que son existence vivante suggère comme vérité de lui-même. Quant au paranoïaque, c’est au contraire un sujet imaginaire bien trop consistant qu’il oppose à la mésomnésie (la semi-mémoire, le refoulement) qui est ordinairement associée à la normalité. Il lui faut toujours un responsable, mais à condition que ce ne soit jamais lui, mais l'autre.
Les pathologies d’un rapport très inadéquat à la parole n’entraînent pas pour autant, à l’inverse, que l’adéquation de nos propos aux situations puisse jamais souligner suffisamment notre engagement performatif : l’idée qu’il existerait une bonne manière de parler, un « agir communicationnel » pour reprendre les mots de Jurgen Habermas, appartient aux illusions les plus prégnantes et les plus dangereuses.
C’est une illusion prégnante, parce que nous désirons tous « prouver » notre appartenance : en en rajoutant dans le discours même, dans la séduction argumentatrice « véridictrice », nous cherchons fébrilement à éviter le risque d’être exclus de la communauté.
C’est une illusion dangereuse, parce que –pour mieux gagner notre droit à appartenir- nous pouvons nous accuser mutuellement de ne pas jouer le jeu en soumettant les autres à des « tests », des « visas », des vérifications de leur appartenance au monde humain, au travers de ce qu’ils ont à dire. Or, étant proprement impossibles, ces vérifications de l’allégeance sociale par le «dire vrai », peuvent toujours conduire à une condamnation arbitraire, voire inhumaine. En cherchant ainsi à piéger les « sujets du discours juste », (un peu comme les sectes ou les polices américaines recourant au détecteur de mensonge) nous évitons du même coup de reconnaître que, déjà toujours libres sujets de la parole et du silence, nous ne pouvons tout simplement jamais saisir ni re-présenter cet engagement subjectif sans le réifier. C’est en niant farouchement cela que l’idéologie cognitiviste déferlant aujourd’hui sur les sciences humaines renouvelle le projet funeste d’une science du langage stalinienne (ou "marrienne" ), ou d’une efficience linguistique hitlérienne, dont on sait qu'il n'a jamais produit au mieux que des "langues de bois".

On retrouve ainsi à profusion dans le néo-skinnerisme appliqué aux faits de langue, des termes curieusement proches de ceux de la rationalité carcérale appliqués à la chair ennemie : « traitement fonctionnel», «fonctions supérieures», « sélection et filtrage », « convoyage », « homme-machine », « grille de lecture », « monde propre », « éléments non pertinents », « objet-cible »,« fin de parcours » ; sans parler de l’évidente affinité d’un tel lexique avec la passion « ergonomiste » de la mise au travail généralisée.
En ce sens, toute la tragédie de « l‘espèce humaine » (qui est aussi le titre d’un terrible et magnifique livre de Robert Antelme sur la survie dans les camps de concentration) se trouve résumée dans l’aventure même d’un langage nécessairement centré par la question –constamment déplacée et pratiquement insoluble- de l’appartenance et de l’exclusion, de l'adhésion et de la trahison.

Pour résumer, dans le jeu du langage humain (à entendre toujours comme une entrée en dramaturgie), chaque interlocuteur appelle instamment l’autre –au nom de l’Autre collectif- à jouer un rôle, et cela à partir d’un autre rôle, chacun étant repéré par des signifiants distincts, faisant entre eux système de distinction.
Cette situation-princeps (qui peut contenir d’emblée de nombreux interlocuteurs, et toutes les configurations d’appel et de réponses possibles) implique ainsi l’assemblage d’au moins cinq éléments de base, peut-être indissociables :
Un désir intense de participer au jeu de parole, ou au moins, à l’écouter en s’y impliquant (envers d’une peur panique d’être isolé et rejeté, ou d'une volonté de résistance héroïque).
Un engagement de soi, un abandon du sujet de la parole dans le jeu collectif de discours, tel que la vérité de cet engagement « performatif » est toujours plus importante par l’interlocution que dans les contenus de la parole (toujours en partie imaginaires, puisqu’ils n’incluent jamais une représentation valide de cet engagement dans le langage).
Une représentation par les parleurs de la scène commune où ces parleurs s’inscrivent réciproquement comme personnages, et du drame qu’ils jouent tous « ensemble ».
Une compétence politique à la prise de parole pertinente dans cette scène et ce drame par chacun (capacité à tenir des discours et des contre-discours appropriés).
Une compétence politique à interpréter la distance entre la scène, le drame et la réalité non transposée symboliquement “dénotée” par ce régime de fiction (les choses ne sont pas les mots, et tel individu vivant soutenant une parole n’est pas le “je” qui est censé l’incarner dans son discours).

C’est en considérant attentivement tous ces caractères du langage que nous pouvons maintenant nous demander : qu’est-ce qui a bien pu nous inciter à entrer en parole et à envelopper peu à peu celle-ci de langage au sens structural du terme ? A flirter avec le symbolique avant même de constituer celui-ci ? Qu’est-ce qui a bien pu nous pousser à sortir de notre déjà fort grande -bien que muette- singesse humaine pour nous précipiter dans cet étrange et difficile engagement « tous ensemble » dans la production imaginaire, consistant au point de finir par créer la réalité même du collectif ?


5. Mais pourquoi donc entrer en langage ?

Jusque très récemment, la question, notons le, n’avait jamais été posée ainsi par les penseurs du langage -sauf peut-être Rousseau, ou quelque génial psychotique-, tant est puissante l’évidence de la pure positivité de ce langage, de son apport extraordinaire comme « progrès » instrumental.
Une telle question peut même sembler incongrue, mais quand on entretient quelque familiarité avec l’étourdissant univers social et politique des primates non parlants, -dans lequel il ne se passe pas une seconde sans intentions, anticipations, conflits, intrigues, méfiances, ruses, pactes, médiations, agressions, réparations, intimidations, obséquiosités, marques d’amitié ou de fidélité…etc.-, elle devient extraordinairement concrète.
Il est en effet possible de réaliser tant et tant de configurations et de jeux socio-politiques sans la parole, qu’on se demande bien comment cette dernière va pouvoir s’immiscer dans les affaires desdits primates. Il a fallu une sacré bonne raison pour qu’ils s’y mettent, et la seule taille des cailloux en forme de hachoirs n’a certainement pas été suffisante. A la grande honte de générations de paléontologues, il s’avoue désormais à mots couverts que des collections entières de bifaces harmonieusement taillés l’auraient été... par des singes, et de ce fait plausiblement aussi muets que nos actuels cousins. D’ailleurs, nous l’avons vu, les grands singes actuels utilisent une foule d’instruments directs et indirects, et se transmettent des savoirs quasi-artisanaux (lancer des bâtons, saler les carottes, piper des fourmis, concasser des noix entre deux pierres, etc..) sans aucun besoin d’un langage articulé quelconque !
Que l’évolution ait retenu le langage humain, si auto-déstabilisateur, tient d’un miracle toujours en passe de se transformer en désastre. Qu’il fonctionne encore aujourd’hui tient à sa propagation massive et à sa course en avant, plus qu’à sa survivabilité comme telle. Et nous ne connaissons pas le fin mot de l’histoire, bien que certains prédisent déjà la terminaison de celle-ci, écrasée par un pouvoir démesuré du symbolique sur la vie.
Il est, au fond, très peu vraisemblable que nous, singes voire humains anatomiquement modernes mais longtemps non-parlants, soyons entrés dans la sphère langagière sans y avoir été forcés, étant donné le caractère aventureux, équivoque, déstabilisant, fou, passionnel, voire fatal de la métaphore symbolisée (ce que Rousseau -rare génie- appelait « le trope », la figuration).
Et quand nous disons « forcés », il ne s’agit pas d’une simple adaptation ad hoc à un souci pratique (comme celui de traverser la mer, ou de chasser plus efficacement ). Il faut plutôt entendre par là une nécessité vitale, sans alternative, poussant inéluctablement à l’opération imaginaire collective (évocation hallucinatoire d’objets tenus pour "possibles") à partir de laquelle le langage symbolique se construit.
Or donc, reformulons notre étonnement sur l’entrée en langue : quelle a été la force de contrainte assez puissante pour nous pousser vers la sélection et l’adoption durable de cette folie ? Pour nous y attacher comme à notre plus grand objet d’amour ? Pour la peaufiner et la modifier au point de ne plus pouvoir en reconnaître l'origine dans le jeu quotidien du parlage ?
J’examinerai successivement trois possibilités logiques, dont je ne retiendrai, j’espère avec votre tacite assentiment, que la dernière.
Ces possibilités sont les suivantes :
-Soit, nous avons été amenés à parler, à la suite d’un ensemble de mutations assez rapides de l’espèce, ayant considérablement et brutalement accru nos compétences communicationnelles (expressives, logiques, etc.) et faisant apparaître le symbolisme comme une trouvaille quasi-miraculeuse à ce point du parcours.

-Soit, il existe des lois spécifiques de passage graduel entre communication animale et langage symbolique. Elles s’imposent progressivement, sans être prévisibles dans toutes leurs conséquences dès l’origine (un peu comme les lois platoniciennes de « dégradation » des Idées fondamentales). De sorte que nous nous sommes trouvés « coincés » dans un couloir d’évolution, peut-être évitable au début, puis dévoilant progressivement ses aspects négatifs ou contre-adaptatifs, et nous forçant à une "course en avant" (institutionnelle, technique, etc.)

-Soit, enfin, les groupes qui ne parlaient pas ne pouvaient pas soutenir les combats nécessaires à la survie collective et privée : nous nous sommes mis à parler, non pour communiquer mais pour « saisir » chaque membre dans une solidarité effective face à des hostilités devenues insupportables (de par l'évolution de certaines conditions écologiques). Sans l’hallucination communautaire que nous avons ainsi produite et reproduite dans l’appel verbal, nous serions morts, liquidés par la compétition sociale et interspécifique.

Certes, on peut imaginer une multitude d’autres possibilités liant le langage verbal à des ensembles complexes et rétroactifs de situations, d’activités et de mutations progressives, telle qu’elles ont « anthropisé » l’espèce qui nous est ancestrale. Non seulement ces possibles doivent être envisagés avec le plus grand sérieux dans toute théorie des commencements de l’Homme, mais c’est seulement en prenant en compte leurs articulations que l’on peut obtenir un tableau non naïf et suffisamment réaliste de la question.
Or justement, il ne s’agit pas ici des origines en général, mais d’un fait très particulier : l’adoption du mode symbolique, c’est-à-dire d’une désignation de soi, des autres et du monde, par « soustraction », par « enlèvement » du réel, et sa réinvention dans un univers imaginaire, mais soutenu –voire constitué- par les structures langagières (selon la thèse fameuse de Sapir). Si l’on se contente de considérer ce fait spécial, -ce qui n’est légitime qu’en admettant cette qualité comme tout-à-fait non déductible des adaptations préalables les plus sophistiquées, telles les formes affutées d’intelligence sociale liées à la chasse -, alors on est bien obligé de considérer seulement les trois propositions sur l’origine : la mutation, la gradation, la contrainte spécifique.
Notons que si elles sont nécessairement antagoniques au départ (c'est soit l'une soit l'autre qui est vraie), elles peuvent ensuite se croiser et se mêler : des mutations peuvent être entraînées ou facilitées par un choix sous contrainte extérieure; des effets graduels continus également… et réciproquement. Mais pour ce qui concerne un point d'origine, nous sommes bien obligés de décider en faveur exclusive de l'une ou de l'autre.


6. Le langage, comme acquisition par mutation

L'hypothèse d'une soudaine (mais ancienne) acquisition biologique de capacités langagières (au sens moderne) peut être l'effet d'une volonté de trouver dans l'esprit humain un trait inné et partant universel (comme un générateur de logique) qui puisse résister partout aux manipulations visant à conditionner (type "novlangue" selon Orwell).
Mais cette idée peut être aussi l’une des résurgences du refus de l’évolution naturelle (tel que Patrick Tort en étudie les innombrables variantes) et dont on peut dire qu’il réactualise en permanence (et pas seulement chez les Fondamentalistes américains) notre vexation de « descendre du singe ». Il est clair en effet que nous cherchons coûte que coûte un « départ » spécifiquement humain, pour nous conforter dans l’idée –illusoire mais rassurante- que nous sommes responsables de notre propre origine, que nous avons assisté à notre propre naissance, et que, s’il faut avoir été singes, que ce soit au moins en descendant … de nous-mêmes.

Je ne considérerai pas ici le fait que l’hypothèse de la mutation (ou de la série de mutations) vers la capacité de parler ne fait que déplacer la question de sa propre nécessité. Admettons qu’il ait réellement pu exister dans la nature « naturante » des primates non-parlants des conditions écologiques durables qui aient pu –vers moins 800 000 ans, selon certaines recherches sur les indices de production symbolisée- nous pousser à préciser et moduler nos cris en vue de signaler, et à les systématiser, ceci coïncidant avec d’opportuns changements génétiques. Encore faudrait-il que ce glissement ait été –sinon facilité ou encouragé- mais seulement autorisé par le mécanisme évolutionnaire en tant que tel.
Or, nous allons le voir, cette possibilité est probablement inutile, puisque, de toute façon, aussi précis qu'on puisse imaginer un langage de signalement, il ne permet jamais en soi de passer à un "engagement dans la parole", dans le "speech act" comme condition centrale d'une identification de chaque parleur au groupe.
Pour le reconnaître, recourons à la plus cohérente des théories de la « mutation langagière » de l’espèce humaine, celle que l’on nommera la théorie de l’enfant parleur (ou théorie néoténique du langage) .

Le mythe étrange de l’enfant inventeur du langage

De quoi s’agit-il ? En gros, de ceci : se soutenant de connaissances assez allusives sur l’évolution, certains intellectuels ont réussi à faire entrer dans le circuit des mythes culturels importants l’idée que certaines espèces se sont mises à transmettre des caractères « immatures », et notamment ceux de l’ambivalence et de l’ouverture incertaine associés par eux à la notion d’enfance. L’exemple désormais classique de ce phénomène improbable serait celui de l’axolotl, un batracien cavernicole, nu et aveugle, indéfiniment voué à la vie infantile, par une régression génétique l’obligeant à se reproduire comme larve (sauf déterioration de l´environnement.)
Après l´extension de cette réalité bizarre en mythe d´un type de reproduction par des zoologues allemands, on retrouve ainsi dès 1985 une expression très explicite de ce fantasme chez Giorgio Agamben, dans un texte en apparence purement littéraire (qui sera ensuite repris par plusieurs auteurs, dont Dany-Robert Dufour). Il vaut la peine d’en citer largement les passages pertinents sur le sujet :
« Cet infantilisme obstiné (pédomorphose ou néoténie) –a fourni les clés pour comprendre autrement l’évolution humaine. L’évolution de l’homme ne se serait pas faite à partir d’individus adultes, mais à partir des petits d’un primate qui, comme l’axolotl, aurait acquis prématurément la capacité de se reproduire. Ce qui expliquerait ces particularités morphologiques de l’homme qui, de la position du trou occipital à la forme du pavillon de l’oreille, de la peau glabre à la structure des mains et des pieds, ne correspondent pas à celles des anthropoïdes adultes, mais à celles de leurs fœtus. Autant de caractères transitoires chez les primates, mais qui en devenant définitifs chez l’homme, ont en quelque sorte réalisé, en chair et en os, le type de l’éternel enfant. Et surtout, cette hypothèse permet d’envisager de façon nouvelle le langage et toute cette sphère de la tradition exosomatique qui, bien d’avantage que n’importe quelle empreinte génétique, caractérise l’homo sapiens, et que la science jusqu’alors semble radicalement incapable de comprendre.
(..) L’enfant néoténique se trouverait (..) dans la condition de pouvoir faire attention précisément à ce qui n’est pas écrit, à des possibilités somatiques arbitraires et non codifiées : dans son infantile toute-puissance, il serait saisi de stupeur et jeté hors de soi, non pas comme les autres êtres vivants, pour une aventure et un milieu spécifiques, mais pour la première fois dans un monde : il serait vraiment à l’écoute de l’être. Et sa voix étant encore libre de toute prescription génétique, n’ayant absolument rien à dire ni à exprimer, unique animal de son genre, il pourrait comme Adam nommer les choses dans sa langue. Dans le nom, l’homme est lié à l’enfance, ancré pour toujours à une ouverture qui transcende tout destin particulier et toute vocation génétique. »
« L’homme doit donc transmettre sa propre non-latence, sa distraction, sa non-mémoire, afin de transmettre seulement le langage. (…)Un adulte ne peut apprendre à parler : ce sont des enfants, qui ont accédé pour la première fois au langage, et malgré les quarante millénaires de l’espèce homo sapiens, ce qui constitue précisément la plus humaine de ses caractéristiques –l’apprentissage du langage- est resté étroitement lié à une condition infantile et à une extériorité : qui croit à un destin spécifique ne peut pas vraiment parler) La culture et la spiritualité authentiques sont celles qui n’oublient pas cette originelle vocation infantile du langage humain, alors que c’est le propre d’une culture dégradée que de chercher à imiter le germen naturel pour transmettre des valeurs immortelles et codifiées grâce auxquelles la non-latence néoténique se referme en une tradition spécifique. Si quelque chose, en fait, distingue la tradition humaine du germen, c’est bien le fait qu’elle veuille sauver non seulement ce qui peut l’être (les caractères essentiels de l’espèce), mais aussi ce qui ne peut l’être en aucun cas, et même ce qui est toujours déjà perdu ».
Osons freiner quelque peu l’enthousiasme d’Agamben et des partisans de la thèse de la « néoténie », en rappelant que l’humanité s’inscrit d’abord dans la tendance exactement inverse à se reproduire de plus en plus tard dans l’existence, et à participer, de ce fait, à un allongement « évolutionniste » de la vie des membres de notre espèce.
De fait, nous semblons avoir gagné vingt à trente ans de vie supplémentaire par rapport aux chimpanzés (qui atteignent déjà le demi-siècle), cette longévité additionnelle étant liée à l’allongement de la période de fécondité chez les femmes, ainsi qu’à leur fécondation de plus en plus tardive. Cette dernière favorise, génération après génération, la dissolution progressive des caractères pathogènes et mortels après la période féconde, des groupes de gènes demeurant favorables avant l’extinction de cette période. Autrement dit, nous, primates, tendons, sur des millions d’années certes, à rester –non pas enfants- mais plus jeunes et féconds plus longtemps.
Cette capacité à rester nubiles jusqu’à des âges avancés (qui se retrouve aussi dans la durée de l’allaitement –cinq ans pour les bébés chimpanzés !-), ne signifie absolument pas que nous transmettons des caractères infantiles : au contraire, ce sont plutôt des caractères de maturité qui tendent à devenir plus « durables » et survivables. Il en découle par exemple, que des femelles âgées (comme chez les éléphants) trouvent des fonctions génétiquement intégrées de mémoire, voire de « maternité symbolique » pour un groupe assez vaste de descendants.
Quant aux traits proprements néoténiques (trou occipital, forme des mains et des pieds, pavillon de l’oreille, peau glabre) cités par Agamben, ils révèlent une méconnaissance des traits évolutionnaires. Par exemple, le trou occipital –qui disparaît à une dizaine de mois- permet la contraction des os du crâne lors de l’accouchement : il n’est qu’un effet, et certainement pas une cause, de l’augmentation de la taille du cerveau chez les primates humanoïdes. Certes, le cerveau demeure plus important proportionnellement au corps que chez d’autres espèces mais cette proportion diminue très considérablement chez l’adulte, par rapport à l’enfant humain effectivement plus « enfant » sous cet aspect que la totalité des autres mammifères : en ce sens, chez homo sapiens, la néoténie ne concerne que… l’enfant !
Admettons qu’il y ait corrélation entre l’augmentation de la taille du cerveau, le développement des « aires » liées au langage, et la performance langagière humaine : c’est à l’évidence cette corrélation qui joue directement pour expliquer la poussée vers l’inachèvement cérébral prolongé et non l’inverse. Ce qui sélectionne des groupes où les bébés naissent de moins en moins matures, et sont donc de plus en plus fragiles, en vulnérabilisant aussi leur entourage protecteur, n’est pas cette fragilité, mais au contraire la force apportée par l’échange symbolique. L'avantage évolutionnaire de cette pratique "continue" (d'ailleurs dialectiquement envisagé par Darwin lui-même ) est tellement important, décisif, que le fait qu’il entraîne éventuellement l’augmentation rapide de la taille du cerveau et son corollaire, la naissance en état de « déréliction » neurologique et musculaire (pour permettre le passage de la tête à la naissance), n’a pas réussi à en ralentir la dynamique. L’enfant, dans cette poussée de l’espèce, est donc une sorte de victime du progrès des adultes, et non l’inverse.
Il faudrait compléter tout cela d'une perspective inverse : la réduction -semble-t-il avérée- de la taille du cerveau de l'homme moderne, depuis 30 000 ans et d'environ 15%, (6% pour le lobe frontal) . Ce qui soulève le problème de savoir si le passage au langage "conversationnel-métaphorique" (et donc l'augmentation concomitante de l'intelligence collective) ne s'est pas accompagné d'une diminution de l'intelligence individuelle nécessaire en situation "sauvage" de chasse et de pêche, d'affrontement "personnel" à la nature et à d'autres individus ou petits groupes. Bien sûr, on peut aussi soutenir la thèse selon laquelle un cerveau plus petit et mieux replié est plus performant (comme un ordinateur récent par rapport aux premiers énormes calculateurs), mais on a aussi le droit de sourire de cet optimisme incoercible.
Quant à la peau glabre, elle est vraisemblablement l’effet de deux tendances impliquant une grande maturation de l’espèce : l’adaptation à des climats très variés impliquant de se détacher d’une régulation thermique par la seule pilosité, et le port de vêtements ajustés (impliquant une technologie difficile sans langage) qui déclasse encore l’avantage adaptatif d’une fourrure abondante. Mais il se peut aussi -en suivant encore une fois le grand maître Darwin à l'intuition "clinique" si sûre- que la dénudation -et le renforcement différentiel de la chevelure féminine et de la barbe masculine- aient été "choisis" depuis longtemps par l'évolution pour "exagérer" les caractères sexuels secondaires et faciliter les effets de séduction ou d'impression sur partenaires et ennemis.
Pour ce qui est de la spécialisation en bipédie chronique (et non pas sporadique comme chez les autres primates), elle n’est en rien une régression infantile (l’enfant humain ne marche pas plus que le nourrisson singe), mais exactement au contraire, le signe d’un forçage à la marche en station debout, totalement éloignée des postures d’accrochage ou de nichage des petits au creux du corps maternel. A noter que ce redressement est très ancien, puisque « Lucy » vit déjà parfaitement debout, plus de deux millions d’années avant l’humanité actuelle.
Rappelons enfin un fait –non cité par les néoténistes- : parmi les primates, l´humain n´est certainement pas celui dont le rejeton marque la plus forte et la plus longue dépendance passive vis-à-vis de l´adulte : ainsi le bébé chimpanzé demeure-t´il souvent 5 ans à la mamelle tandis qu´il manifeste déjà une grande agilité psycho-motrice.
Bref, ce qui frappe tout éthologue et zoologue impartial observant l’espèce humaine, c’est, non pas son « infantilisme », et encore moins sa « toute-puissance infantile » mais au contraire l’extraordinaire distance qui se manifeste, du vivant même de chaque individu, entre l’enfant et l’adulte. Un enfant humain né embryonnaire, replié, de taille réduite, dépendant pour le moindre de ses déplacements et pour atteindre des objets, se retrouve face à un être droit et debout, de haute taille, indépendant, immensément distant par l’activité sociale et cérébrale. L’adulte humain est ainsi infiniment plus dissemblable de son propre bébé, que l’adulte primate de son enfant, souvent « adulte en miniature ».
On peut donc considérer comme une sorte de délire l’idée d’après laquelle ce serait l’enfant en l’homme qui aurait inventé le langage. Il semble bien plus raisonnable de penser que c’est au contraire l’adulte qui, devant faire face à des conditions sociales et interethniques toujours plus complexes, a dû fabriquer un certaine propension mutuelle à « se parler », quitte à l’associer à un mode de transmission symbolique, et s’y engager.
Cela dit, il reste vrai (comme le souligne cette fois à juste titre Agamben) que l’enfant humain a sans doute dû, à mesure que le langage prenait corps et mémoire dans la société des primates parlants, en subir de plein fouet les difficultés d’apprentissage. Et il n’est pas interdit de penser que pour ledit enfant, recevoir le langage avec le lait maternel et avec la parole qui l’enveloppe d’abord sans rien « dire » comme être de plus en plus dépendant –par rapport aux autres bébé primates- a constitué une épreuve redoutable, et peut-être même un traumatisme. La manière dont l’enfant résout en lui-même la question d’entrer toujours davantage en parole selon les règles instituées par les adultes avant lui est sans doute décisive pour expliquer la façon dont, une fois adulte, il utilisera le langage et maniera l’échange symbolique avec autrui.
Si, au vu des connaissances sur les grands singes, il est présomptueux d’affirmer que les problèmes psychologiques sont réservés aux humains (fort vaste étant le corpus d’observations prouvant le contraire), on peut néanmoins avancer que le domaine psychologique se trouve « aggravé », « pathologisé » chez l’humain, précisément parce que l’enfant est sans doute plus vulnérable que l’adulte face aux paradoxes inhérents au langage . Il peut en fait se trouver littéralement « stupéfait » devant la tâche immédiate qui lui est imposée de ne voir le monde qu’au travers de la métaphore et de son appareil instrumental de sons codifiés, et se sentir « perdu » dans les contradictions et les inconsistances du langage, et cela quant à sa propre existence comme être représenté et nommé par les autres.
Si l’enfant n’est donc pas l’inventeur du langage, et encore moins celui de l’aventure culturelle sans frontières dans le monde, il est certainement pour quelque chose dans la construction de l’étrange mécanisme qui, à partir de l’apprentissage du langage, fait retour sur chaque sujet parlant, et le rend étranger à lui-même, le transforme en « résistant » à la fois au langage lui-même, et à son absence, puisque c’est désormais seulement en lui qu’il trouve le moyen même de cette résistance « au nom » d’un sujet libre de toute injonction venant d’autrui via la langue.

On peut affirmer sans grand risque de se tromper que le langage, créé par l’adulte pour faire face à des problèmes de solidarité et d’identité sociales, ne peut échapper à une résonance aliénante, inquiète et étonnée, amplificatrice et déformante, du seul fait qu’il doit passer, pour être transmis aux générations suivantes, par une subjectivation enfantine fragile et vulnérable.
Que ce trait infantile et certainement « créateur » du rapport au langage caractérise l’humanité comme telle ne doit pourtant pas nous autoriser à croire que l’enfant est le père de l’homme. Ce qui serait une façon d’affirmer outrancièrement que notre humanité s’ouvre, en tant que proprement infantile, comme une destinée d’illimitation, où tout est possible (ce qui est très différent de constater qu'avec le langage conversationnel il soit toujours possible d'opposer une nouvelle proposition à une plus ancienne). En réalité, le monde de l’adulte s’oppose bien, encore davantage dans notre espèce que chez les autres primates, aux prétentions et aux peurs de l’enfant, lesquelles s’expriment toujours déjà « dans » ou « au bord » du langage, et jamais absolument ailleurs, même dans les cas de folie ou d’autisme manifestes. C’est bien le monde de l’adulte, et de ses échanges politiques plus ou moins durs, qui limite les aspirations de l’enfant à la possession de sa propre mère, mais c’est aussi ce monde de l’adulte qui s’impose à tous comme référence totalisante où chacun doit prendre place.
Enfin, la propriété paradoxale du langage de nous aliéner constamment dans l’imaginaire et le symbolique exerce ses effets sur chacun, à tout âge et jusqu’à la mort. Et rien ne dit, au fond, que l’adulte ou le vieillard ne subissent pas cette loi de manière moins souffrante que l’enfant. Tout au plus peut-on supposer qu’ils peuvent construire des filtres culturels plus efficaces contre cette souffrance proprement anthropologique que les petits nouveaux-venus.

Pour conclure temporairement sur cette question : rien ne « contraint » l’enfant à parler « pour dire » si ce n’est l’adulte, et si la forme finale du « parlage » est certainement influencée par l’angoisse infantile d’entrer dans le symbolisme pour exister, elle n’en est sûrement pas structurée dans son essence. En revanche, le passage obligatoire du langage par l’apprentissage infantile précoce dans la voix et dans la parole laisse un écho, une trace, une empreinte spéciale, dont il ne faudra jamais sous-estimer l’importance ni les effets en retour, explicites ou cachés (ceux-là même que la psychanalyse a commencé à explorer depuis Freud). Et l'on peut être d'accord avec la position, désormais classique d'Adoph Portmann, après avoir été si controversée de son vivant, selon laquelle la dépendance passive du petit d'homme (qu'on peut étendre au petit de certains primates) l'oblige à s'ouvrir aux relations culturelles et sociales dans lesquelles son système nerveux finira de se construire (pendant au moins un an et demi après sa naissance). Mais cette propension des primates à vivre une vie sociale intense, si elle constitue un terrain éminemment favorable à l'invention du langage, n'implique en rien que l'enfant devienne préposé à produire les caractéristiques de la culture.

L’hypothèse de l’enfant-mutant est la plus radicale dans la famille des hypothèses de la mutation d’ensemble, et nous avons vu combien est contestable la croyance quasi-mystique dans l’émergence du langage comme effet de sa toute-puissance. Mais on pourrait contester aussi bien d’autres variantes : animal debout, brusquement inspiré, frappé par l’intuition de la métaphore comme par la foudre, etc. Elles ont toutes en commun le refus de considérer le lieu précis de la rupture langagière (dans la culture elle-même) pour mieux revenir à une émergence miraculeuse de l’humain, ou une variante de son auto-engendrement.
Bref, ce type d'hypothèses entretient finalement la situation dommageable d'un "écartèlement" entre scientisme et religiosité, qui laisse l'objet d'une vraie science de l'homme littéralement déchiré d'office, au lieu de le "constituer" en le respectant.


7. le langage, adaptation des organes de la verbalisation.


Passons maintenant à la seconde théorie de la contrainte à parler : celle selon laquelle nous nous serions très progressivement et physiologiquement engagés dans la voie du langage, découvrant trop tard ses spécificités malicieuses, voire maléfiques, et désormais aux prises avec elles, sans pouvoir nous en débarrasser. C’est, notons-le, la réponse -déjà préférée par notre tutélaire Darwin - mais désormais la plus banalisée dans des directions qui auraient sans doute choqué le grand savant : en effet, le "gradualisme" du passage entre singe et homme n'est pas avancé -comme il se devrait entre chercheurs polis et supposés civilisés- en laissant une grande variété d'adaptations pratiques et organiques se combiner jusqu'à sélectionner les agencements les plus subtilement favorables, mais en recourant à des images simplistes de caractères supposés expliquer à eux-seuls le passage au langage moderne.
Ainsi, un grand nombre de variantes aussi pauvres surgissent régulièrement avec la découverte de tel ou tel gène, ou la mise à jour de tel petit bout de mandibule d’un prétendant au chaînon manquant. A chaque fois, des scientifiques avertis nous expliquent qu’ils tiennent enfin la preuve de l’entrée irrémédiable d’Homo sapiens dans l’articulation langagière .
Ainsi, a-t-on soutenu longtemps dans les milieux les plus autorisés que nos ancêtres avaient développé (peut-être grâce à une série de mutations génétiques -encore elles !) un larynx en position basse permettant de prononcer distinctement les « i », les « a » et les « ou », sons autorisant les contrastes vocaliques les plus forts. Dernière trace de l’état de son ancêtre non-parlant, le bébé humain (encore-lui !) ne pourrait d’ailleurs énoncer qu’un babil indistinct -tout en buvant le lait de sa mère- avant que ne se produise la descente de l’organe vocal en position adéquate (mais non compatible avec le passage d'aliments dans l'œsophage). Quant à lui, l’homme de Neandertal, malgré son cerveau plus gros que Sapiens-Sapiens, se serait éteint en silence il y a trente mille ans, faute d’un pharynx assez large pour vocaliser allègrement. Au contraire, Homo sapiens aurait miraculeusement subi un changement dans la chaîne de gènes FOXP2 qui lui aurait permis de plisser le visage et de remuer la bouche pour pouvoir demander quelque chose à son voisin, sans lui taper immédiatement dessus.
Malheureusement pour ces théories anatomo-génétiques du déclenchement de la capacité de parole, il existe des expériences qui les contredisent formellement. Ainsi (en opposition à la fameuse et incontournable thèse de Lieberman et Crelin sur le pharynx parleur), se multiplient les découvertes indiquant que « l’équipement » des Neandertaliens ( vieux de 300 000 ans) était largement suffisant pour parler (au sens vocal) : leur canal hypoglossal permettait de faire passer un large nerf susceptible de remuer la langue en tous sens … afin de proférer les injures les plus vives ?
Et puis ce coup fatal : des chercheurs de l’Institut de la Communication Parlée, de Grenoble, ont récemment montré, à partir de simulations articulatoires et acoustiques, que « la conformation du conduit vocal n’a que peu d’influence sur la réalisation des contrastes vocaliques maximaux « i », « a », et « ou », les mouvements de la langue et des lèvres permettant de compenser les différences anatomiques entre conduits vocaux. (…) Autrement dit, il n’y a aucune raison de considérer que l’augmentation de la taille du pharynx a constitué une préadaptation nécessaire au cours de l’évolution vers l’émergence de la parole » . Résultat : celle-ci a pu remonter d’un coup de deux millions d’années ! Et pan sur le bec.
Mais il est difficile de faire renoncer des Savants mordus par le virus de la preuve empirique à des élucubrations sur les origines . Tel l’anthropologue Ralf Holloway qui croit voir chez Homo Habilis un embryon de circonvolution de Broca, (« aire de la production du langage »), ou le psychologue Merlin Donald qui, s'expérimentant lui-même australopithèque, imagine un langage par signes mimétiques singeant le lion ou la gazelle, tandis que le paléontologue M.C. Corballis suppose qu’homo erectus avait déjà inventé la langue des signes des sourds-muets. Sans doute pour mieux s’entendre ! Dans le genre « Moi Tarzan, toi Jane », le linguiste Derek Bikerton imagine pour les mêmes frères et sœurs de Lucy un protolangage simpliste, proche de celui que l’on prétend apprendre à des chimpanzés enfermés avec des humains. Pourquoi pas, après tout : mais tout cela, aussi ingénieux soit-il, laisse en suspens la question de savoir ce que ces êtres se disaient.
Or ce problème crucial est, dans la plupart des cas, soigneusement évité, ne serait-ce que parce qu'il est difficile -sinon impossible- d'imaginer une "proto-métaphorisation", qui, me semble-t-il serait supposer que l'on peut "comparer à demi", alors qu'il est plus logique de penser que la comparaison est soit toute entière constituée, soit non présente absolument (une façon de reprendre le discontinuisme de Noam Chomsky, mais de façon moins "innéiste" que dans son exemple un peu enfantin du passage des doigts de la main à l'infini des nombres ).
Même un grand monsieur comme Yves Coppens ne peut résister en public au plaisir mutin d’associer directement « le fort développement des muscles faciaux qui devait faciliter les mimiques » , et la probabilité d’apparition du langage « lors du passage des pré-humains aux humains », il y a 2,5 à trois millions d’années . Selon lui, d’ailleurs, l’outillage témoigne de la communication, mais la cause profonde en serait simplement… la sècheresse qui a obligé nos ancêtres à une transformation de leurs voies respiratoires, et au développement de leurs capacités phonatoires. Air sec = grand gosier = animal bavard !
Contradictions encore, puisque d’autres scientifiques nous disent qu’Homo s’est redressé en suivant les cours d’eau –afin de ne pas être noyé, et en laissant les femelles développer de longues chevelures propices à l’accrochage des bébés au dessus de la surface aqueuse-, et que les capacités phonatoires se sont développées en compétition intense avec les autres animaux vivant au dessus et au dessous de la canopée des forêts tropicales de type Amazone.
Alors, la parole nous est elle-venue du sec ou de l’humide ? De l’eau ou du désert ? Du gosier assoiffé ou de la gorge enrouée par les embruns ? De l’imitation du chant des oiseaux volubiles ou bien encore de la surenchère avec d’autres impénitents singes babillards ?
Est-elle venue lorsque les premiers hommes modernes ont été obligés de parler… navigation, nœuds et voiles (comme le prétend –après quelques chercheurs anglo-saxons- l’ineffable Jean-Marie Hombert, du laboratoire dynamique du Langage de l’université Lumière de Lyon) pour se rendre en Australie, il y a soixante mille ans ? Ce raisonnement ne peut être consensuel que négativement : si la grande traversée vers l’Australie, avérée vers -60 000 ans-, exigeait le langage de techniques sophistiquées (ce qui est d’ailleurs tout à fait discutable), cela implique qu’on parlait déjà nécessairement à cette date. On ne peut donc guère en déduire que c’est à ce moment précis que, pour devenir marins, nos ancêtres ont appris le langage articulé des langues modernes. Il est plus pertinent d’avancer que, lorsque la nécessité économique et politique d’une telle traversée est devenue plus forte qu’une peur ancestrale (un peu comme lorsque les navigateurs médiévaux se sont décider à faire le tour de l’Afrique), des langues existaient déjà, et de manière très élaborée. Ce qui n´implique pas que cette existence ait beaucoup anticipé les grands voyages : en tout état de cause, un nomadisme confiant a probablement découlé d´une capacité à métaphoriser le grand groupe.
On voit bien que les titres universitaires autorisent surtout leurs porteurs "spécialistes" à des vocalises intellectuelles sur scène médiatique aux contrastes si grands, qu’ils prouvent à tout le moins que les vedettes de « l’expertise des origines » disposent pour leurs affrontements d’une imagination illimitée –qu’on verrait peut-être mieux engagée dans le roman que dans la science. Pour un peu, on en comprendrait mieux les motivations de l'interdit posé sur ce "graal des sciences humaines" par la société parisienne de linguistique il y a cent cinquante ans : ses sages membres devaient bien se douter qu'autoriser les communications sur les origines conduiraient leurs disciplines à réinventer Babel, voire à s'entretuer !
Malgré tout, parfois, une question un peu sérieuse semble pouvoir émerger des plus fuligineuses digressions, telle celle posée dans la célèbre revue Nature du 24 avril 2003 : « les aires de la parole chez les humains pourraient être des développements d’un centre de communication préexistant chez un ancêtre commun aux singes et aux hommes ». On s’interroge ainsi (enfin ?) sur la simple possibilité que les caractéristiques phonologiques, si évidentes et si fascinantes du langage humain, pourraient n’être que des choix pratiques –et leurs prolongements physiologiques- dans une gamme possible de moyens de communication déjà associés dans la réflexivité et dans l'acte. Autrement dit, le centre originel du langage ne serait pas celui du langage en tant que tel –entre Broca et Wernicke et organes bucco-pharyngés-, mais le positionnement cérébral d’un carrefour de possibilités diverses -gestuelles, rythmiques, visuelles, orales- bref, là où se manifeste l’intention de communiquer par tous les moyens symboliques et le contenu sémantique de cette intention.
Très laborieusement, la « science cognitive » rejoint –ou plutôt effleure- ainsi une intuition subversive : il n’existe peut-être pas de langage-organe caché derrière les langues humaines (qui n’en seraient que les développements historico-ethniques), mais un potentiel d’expression discursive et argumentaire, investi dans un type d’organisation grammaticale probablement associée à la nécessité de fixer et de préciser des oppositions, et utilisant les remarquables qualités discriminantes de la voix, tout en usant aussi (sans préséance temporelle évidente) de celles du toucher et du regard.

Pour autant, et bien que l'on puisse partager le souci de Chomsky de trouver dans l'universalité de l'organe langagier et de son générateur de grammaire un moyen de lutter contre les tentations fascisantes et racistes du polygénisme , on n'a pas besoin de rapporter directement la facilité phonologique et syntagmatique qui caractérise à l'évidence la voix (cet organe providentiel du communicateur intelligent et paresseux) à la structure cognitive : l'articulation signifiante demeure le moyen d'une "parole" -mot qui vient de parabole = rapprochement- à savoir d'une métaphore qui n'a rien d'une opération formelle, mais qui est toujours essentiellement un engagement urgent pour un transfert collectif de sentiments.
Autrement dit : le « langage » ne serait qu’un effet de déploiement de la capacité métaphorique amplifiée ensuite par le recours privilégié à la voix, et non l’inverse. Ainsi, la métaphore –la faculté toujours présente dans toute parole de rapporter en toute urgence pour quelqu’un quelque chose de présent à quelque chose d’absent- semble avoir une préhistoire non parlante, partie intégrante de l'évolution de l’intelligence animale (et là encore nous nous inclinons avec le plus grand respect devant notre ancêtre -spirituel- Charles Darwin, lui-même avouant d'ailleurs préférer descendre d'un petit singe altruiste que d'un barbare humain ). Sans doute, mais encore une fois, la "capacité" de comparer ne fait pas comparaison. Si cette capacité doit être là pour autoriser cette dernière , on peut très bien supposer que les habitus continuent sur des centaines de milliers d'années sans recourir préférentiellement à cette capacité, même existante et très performante sans doute, d'ailleurs incluse ou intriquée dans une multiplicité d'autres.
Je ne dispose pas d’informations supplémentaires sur l’aspect proprement neuronal de la complexité communicationnelle préalable au langage chez les primates non humains (Broca or not Broca.. : il semble que cette circonvolution cruciale du lobe gauche est déjà bien développée chez les grands singes quoique moins que chez l'homme). La quasi-totalité des études « en laboratoire » sur les capacités cognitives d’individus testés isolément, en fait entièrement prisonniers d’un environnement humain à visée expérimentale, sont lourdement biaisées. Et si elles fascinent toujours le grand public (comme les expériences de David Premack ), elles ne reflètent à mon sens que les buts plus ou moins consciemment sadiques « d’expérimentophrènes » adorant infantiliser les animaux et animaliser les enfants, quand il ne s'agit pas de piéger les aphasiques "split brain".
Mais en revanche, il suffit de lire les travaux de terrain des éthologues –y compris de ceux qui ont travaillé avec des mammifères encore loin de la subtilité des échanges sociaux des primates- pour obtenir des éclairages fort convaincants sur la complexité réelle, toujours en même temps sociale, voire interspécifique, de l’intelligence vivante.
A commencer par l’étude classique d’Anne Rasa sur les mangoustes d’Afrique du Sud . Cette éthologue (spécialiste des comportements sociaux des animaux) s’est transformée pendant des années en « ethnologue » (étudiant un peuple en particulier) : celui d’une tribu singulière de mangoustes dans son environnement naturel. La récompense a été à la mesure de son effort : elle a d’abord découvert que la communication n’est jamais seulement le fait d’une seule espèce, mais d’un ensemble d’espèces associées plus ou moins consciemment. Ainsi le toucan, un oiseau au long et gros bec sonore qui aurait tendance à gober de petites mangoustes en friandises, s’abstient courageusement de perpétrer cet acte, en échange d’une vigilante patrouille des mangoustes contre les serpents menaçant son nid. En prime, il offre l’efficacité de ses alarmes préventives contre l’arrivée de volatiles prédateurs –grands ennemis de la gent mangouste . Des exemples de telles coopérations croisées entre espèces, formant une résille protectrice autour de la petite communauté mangouste, sont nombreux. Ils impliquent des capacités communicationnelles très poussées de la part de chaque espèce, et trouvant leur réalisation dans des « compromis » et des codes informels, des habitudes et des organisations instables et parfois peu réductibles à des séquences « instinctuelles », car liées à des situations précises. Ces possibilités ouvertes laissent place à des « trouvailles » que seul un observateur assidu peut observer.
A l’intérieur même du monde familial de la mangouste, chacun dispose d’un ensemble de possibilités : gestuelle, mimiques, modulations de cris, et en plus une gamme de moyens olfactifs. La mangouste possède en effet des glandes émettant de puissantes odeurs attractives et répulsives, dont elle peut marquer des lieux et des objets de son environnement. Elle semble en jouer comme d’une gamme musicale. Si nos ancêtres avaient été des mangoustes, nous serions probablement condamnés à communiquer symbo-liquement par des oppositions de fragrances, de parfums et de puanteurs (ou par les bruits proférés par le pétomane étudié par Gainsbourg). Rien à voir, naturellement, avec les phéromones dont les fourmis marquent leurs autoroutes, puisque déjà, chez les mangoustes, il s’agit de constituer des groupements significatifs de perceptions, lesquels peuvent exprimer –toujours au delà de la situation concrète qui les suscite- des sentiments contradictoires, des recouvrements d’informations et de sentiments, des sémantiques ambiguës, ou dont le contenu variera avec l’interlocuteur ou le moment, etc.
Appliquée aux capacités vocales de nos ancêtres, cette tendance à l’expression serait fort proche de la description idéale que Rousseau donne de la première langue :
« Les sons seraient très variés, et la diversité des accents multiplieraient les mêmes voix : la quantité, le rythme seraient de nouvelles sources de combinaisons ; en sorte que les voix, les sons, l’accent, les nombres, qui sont de la nature, laissant peu de choses à faire aux articulations qui sont de convention, l’on chanterait au lieu de parler ; la plupart des mots radicaux seraient des sons imitatifs, ou de l’accent des passions, ou de l’effet des objets sensibles : l’onomatopée s’y ferait sentir continuellement. »
Cette description –loin d’être naïve et qui ferait presque chorus pour ne pas dire polyphonie avec le dit de Darwin!- convient néanmoins davantage aux échanges vocaux de nombreuses espèces de singes « bavards » qu’à l’homme, puisque l’imitation ne fait pas encore la comparaison, fondement de la métaphore humaine. Elle en prépare toutefois la possibilité, quant aux sujets : s’imitant les uns les autres, ils sont proches de s’accorder dans le chant. Quant aux objets, il suffira de souligner que, l’imitation "ressemblant" à l’original, un troisième objet, cette fois absent, peut aussi leur être comparé… Mais dans les deux cas, on ne bascule dans la comparaison comme acte de parole qu'à une condition : vouloir qu'un sujet ou un objet soit semblable à d'autres ! Alors la série n'est plus seulement une imitation mais une répétition en vue d'un forçage.
Il n’est peut être pas obligatoire d’aller se cacher dans une cage en bois pendant deux ans au milieu de la savane pour saisir l’extraordinaire compétence communicationnelle des animaux, qu’ils soient mammifères pré-humains, ou autres espèces plus éloignées.
Ainsi des coqs et des poules, que nous ne connaissons plus depuis qu’ils sont enfermés en batteries : n’importe quel vieux paysan témoignerait aisément (eh oui, encore avec Darwin !)de la variété des sons émis par ces volatiles jadis familiers pour indiquer à leurs congénères la nature d’une découverte, d’une émotion, d’une situation, et de leur aptitude à interpréter le cri des oies ou des pintades.
Pour des Européens –et notamment des Français si passionnément zoophiles-, il suffirait aussi qu’ils prennent le temps (comme Darwin again !) d’observer deux chiens se rencontrant sur une plage. Ne prenons que la séquence qui précède un tournant décisif des événements (vers la bagarre acharnée, la vadrouille amicale de conserve, l’acte sexuel, le jeu innocent, la plaisanterie fine…ou la séparation indifférente) : si nous sommes assez précis dans nos observations, nous pourrons saisir des centaines (si ce n’est des milliers) de micro-communications permettant d’ajuster la relation et de l’orienter. En termes –certes anthropomorphiques-, nous pouvons nommer ces actes : propositions, refus, engagements, ruses, diversions, provocations, agressions, réconciliations, suggestions, excitations, apaisements, imitations, incitations, avertissements, etc..
Mais ces mots ne suffiront jamais à une description satisfaisante : il faudra toujours être capable de les détailler, de les moduler. Ne prenons que le cas de l’agression : chacun sait que n’importe quel chien est capable de nuancer une attitude agressive sur une gamme vaste et complexe d’inflexions : entre la simple évocation joueuse d’une morsure imaginaire jusqu’à l’assaut à visée vulnérante –voire mortelle-, il peut jouer sur des centaines de variantes, et s’arrêter immédiatement pour passer à une autre. Demandons maintenant à l’observateur profane considérant son chien, s’il a bien mesuré ce que cette capacité de modulation et d’ajustement instantanés impliquait en termes –non pas tant d’intelligence animale, notion fourre-tout sans consistance réelle- mais de capacité à vivre en société.
Il pourra objecter qu’il s’agit là d’un animal « humanisé », et qu’il témoigne surtout ainsi d’une évolution forcée, et d’un rapport au fond intérieur à la société humaine. C’est le fameux : « il ne lui manque que la parole ». L’objection est sérieuse, mais, à y bien réfléchir, elle ne tient pas.
En effet, d’une part, les manifestations les plus subtiles de l’intelligence canine se dévoilent –que cela plaise ou non à notre narcissisme- presque exclusivement dans les relations avec d’autres chiens, et notamment lorsqu’ils reconstituent des bandes errantes, proches de la meute de loups. D’autre part, avec les humains, ce n’est pas tant dans la relation très simplifiée de maître à esclave que nous nous contentons souvent d’instaurer avec l’animal domestique que se révèle sa pleine capacité, mais plutôt dans les signes du « statut » qu’il accepte de prendre et de soutenir dans les rapports avec tel ou tel membre de notre espèce. Encore faut-il repérer ces signes, au lieu de les médicaliser (de les « vétérinariser »). Exemple : une femme tombe enceinte et sa chienne, qui ne porte pas de petits, se met à produire du lait. Ses mamelles resteront gonflées aussi longtemps que sa maîtresse -humaine- allaitera son enfant. Maladie psychique ? Non : la chienne ne fait que réaliser avec sa « maîtresse » ce qu’une louve de rang inférieur fait avec une louve de rang altier : elle aide à allaiter les petits de cette dernière. Pour comprendre ce mécanisme, il faut donc accepter d’être pour cette chienne une sorte de cheftaine de meute.
Un chien qui n’est ni abandonné, ni tenu en laisse ou réduit à l’état d’éponge des humeurs dominatrices de son maître s’adapte très subtilement aux différences entre humains de l’entourage éphémère ou durable. Mieux, il construit un domaine d’autonomie où il peut laisser transparaître (pour qui l’observe en bridant sa propre névrose d‘emprise) une remarquable faculté de pré-symbolisation. Dans son monde –certes centré par une dépendance affective absolue et exclusive à telle personne- il n’a besoin d’aucun « système de signifiants » pour survivre agréablement à une multitude de rencontres et de situations. Ainsi va-t-il circuler dans des environnements très divers (ville, campagne, etc.), en distinguant partout ce qui est « chaussée » (le lieu de passage rapide de véhicules dangereux) et ce qui est « trottoir », quelle que soit leur matérialisation, leur style, leur encombrement, etc. Un peu comme nous reconnaissons (dans les "capcha") les lettres de l’alphabet quelle que soit la fantaisie stylistique appliquée au dessin des caractères. Or cette intelligence « abstractive » ne peut être saisie en isolant l’animal, en l’extrayant du monde qui fait sens pour lui : par exemple, celui des grandes « balades » qu’il adore faire avec son repère hiérarchique suprême.
Non seulement le robot le plus sophistiqué est-il encore immensément éloigné de cette performance impliquant une véritable catégorisation sans mots et sans images formelles, mais on peut supposer qu’il n’y parviendra jamais, tant, du moins, que sa capacité de calcul (encore inférieure à celle d’un seul neurone !) ne sera pas subordonnée au « sens » du monde donné à son existence par une reconnaissance mutuelle et un sentiment d’appartenance engagée.
En changeant notre perception par rapport à la conception animale de la vie en société, nous sommes ainsi amenés à comprendre bien mieux l’intelligence animale, irréductible à la machine. Celle-ci n’est pas en premier lieu le résultat d’un assemblage de cellules sensibles, mais à l’inverse la projection neuronale d’une logique, d’un « discours » d’emblée social et politique, que nous ne percevons tout simplement pas, pour autant qu’il gêne notre propre conception des rapports homme-animal.


8. La politique précède le langage.

Nous sommes maintenant mieux disposés à admettre l’expression a priori choquante du grand éthologue Franz de Waal quant à la « politique du chimpanzé ». Il n’est pas déplacé de rappeler ici à ce propos les merveilleux travaux de De Waal et de Jane Goodall, d’autres chercheurs encore, sur les chimpanzés et les autres grands singes. Ceci dans un but précis : en montrant qu’on peut exprimer et traiter une foule de problèmes d’une grande complexité personnelle et sociale sans pour autant disposer du langage symbolique, on obtient deux effets très intéressants pour l’esprit et pour le corps.
Effet bénéfique n° 1 : nous pouvons enfin concevoir le langage non comme une essence (génétique ou spirituelle), ni comme une destinée pour ainsi dire téléologique de l’espèce « supérieure », mais comme possibilité d’abord incluse dans une orientation plus générale des espèces à socialité complexe vers l’expressivité réciproque , puis se frayant sa propre voie, paradoxale, vers l'expressivité en commun de "ce qui devrait être". Il s’agit donc moins de découvrir la date d’apparition d’un système symbolique tout construit (en le liant artificiellement à telle ou telle caractéristique présumée « humaine », comme la ritualité ou la technique), que de concevoir comment nous pouvons être portés à jeter entre le monde et sur nous un filet de mots sur un nuage d’images, c’est-à-dire un imaginaire encadré, une hallucination à réaliser.

Nous accédons à l’idée que, loin d’être seulement une fonction et une structure, le langage est peut-être davantage un « nœud » de problèmes hautement politiques, tel le lien entre la représentation de soi dans et pour la collectivité, et ses effets paradoxaux sur l’individu.

Effet bénéfique n° 2 : nous sommes libérés du dogme orgueilleux et desséchant selon lequel il existe une origine et une fin exclusivement langagières de l’homme, (le fameux « linguistic turn » régnant sur toute pensée occidentale depuis les années soixante, en connivence avec la cybernétique cognitiviste), et nous rentrons à nouveau en possession mentale et affective d’un monde où le langage n’est qu’une précipitation particulière de notre existence socio-politique, ne parvenant jamais à la capturer entièrement (y compris par la science ou la religion, ces politiques non démocratiques et autoritaires de « l’homme » sur les hommes.) Nous sommes libérés de la croyance –toujours réorganisée par les clercs d’un savoir officiel estampillé, autovalidé- selon laquelle tout ce qui est humain passe par les paroles « significatives », exactes ; vraies ou rationnelles, et que notre santé mentale et sociale suppose « l’aveu » de nos erreurs, et la mise en formules et en discours réglés, y compris l’extraction psychanalytique de l’inconscient en mots accouchés sur le divan. Bref, nous retrouvons la liberté de croire qu’il y a une vie après la cure de paroles (et ses infinies variantes, -cognitivistes ou superstitieuses, technocratiques ou juridiques- de normalisation sociale).

Ayant ainsi anticipé les avantages libérateurs de la thèse de l’antécédence de la politique animale sur le recours au langage, vérifions donc maintenant ce qu’il en est à l’aune des savoirs les plus sérieux.
A commencer par… le massacre qui fut à l’origine de ces savoirs, et nous obligea, comme humains, à respecter davantage les raisons sociales des « alloprimates » (primates non-humains). Ce crime fondateur est en effet ancré dans la conscience de chaque éthologue contemporain : son auteur-malgré-lui, Solly Zuckerman, le raconta après coup . Il avait en 1925 entassé quelques centaines de mâles hamadryas sur la « colline des singes » du zoo de Londres. Ces babouins, privés de femelles, s’entretuèrent en quelques jours. Croyant bien faire, Zuckerman introduisit des femelles en nombre égal aux mâles. Le massacre continua de plus belle, jusqu’à ce que la majorité des singes soient tués.
Il fallut que passe une décennie pour que les observateurs comprennent enfin que les Babouins hamadryas forment une société « multicouches », formée d’un grand nombre de petits « harems » dirigés par des mâles alliés dans des relations asymétriques. Seule cette structure permettait un certain équilibre pacifique entre ceux-ci, et limitait aussi leur agressivité vis-à-vis des femelles et des petits.
Bien entendu, cette découverte a prêté le flanc à des interprétations machistes plus ou moins boursouflées, dont l’éthologue américaine Sarah Blaffer Hrdy a réglé définitivement le sort dans un livre passionnant .
Il en reste une vérité de mieux en mieux étayée : quel que soit le système des relations "diplomatiques", sociales et matrimoniales d’une société de primates, il est toujours subtil, différencié, fragile, en crise permanente mais auto-réparateur et rapidement évolutif. Ces différents caractères ne sont pas propres aux systèmes sociaux des autres mammifères, mais signalent les primates (ou la majorité d’entre eux), et peut-être même les désignent comme forme vivante poussée à un extrême évolutionnaire : celui de la socialité fortement individuée, par contraste avec les formes « eusociales » très sophistiquées des insectes, réduisant au minimum l’individuation... et donc les problèmes politiques.

Il existe certainement des structures plus rigides –telles les sociétés de castes hiérarchiques à domination féminine chez les macaques d’Inde), mais l’étude des Chimpanzés et de leurs cousins proches les Bonobos, singes les plus apparentés à l’homme en termes génétiques, étonne surtout par la richesse d’expériences et de possibilités, voire de dérives historiques différentes, dont témoigne le groupe, s’il est observé d’assez près et avec assez de constance (en rapport avec la longévité d’un demi-siècle de ces « animaux »).
Ce qui frappe en premier lieu tout enquêteur attentif sur l’une de ces petites sociétés, c’est l’extrême sensibilité des individus aux attitudes et aux comportements d’autrui. Or cette sensibilité est tout en même temps dirigée vers la relation interindividuelle en termes de réciprocité ou d’unilatéralité (pouvoir), et vers les incidences sociales et collectives des moindres changements dans les relations personnelles.
On sait depuis une vingtaine d’années (à partir du tournant “ethnographique” de l’observation des animaux ), que la capacité à “se mettre à la place” d’autrui est requise dans certaines situations de coopération pour la chasse ou la guerre, non seulement pour convenir des termes de la coopération, mais aussi pour se représenter d’avance le comportement de l’ami, de la proie ou de l’ennemi. Des chimpanzés mâles peuvent, par exemple, anticiper la direction de la fuite d’un singe d’une autre espèce afin de placer un rabatteur sur son trajet. Ils peuvent construire de complexes stratégies de partage des tâches (diversions, feintes, harcèlement, attaques frontales). Même sans se voir –sous l’épais couvert végétal de leur territoire- ils évaluent assez précisément le rapport entre leur nombre, celui des adversaires et l’objectif des opérations guerrières.
De même, à l’intérieur de leur groupe, les chimpanzés interprètent finement et rapidement la moindre variation dans les “rapports d’alliance” et de force entre les prétendants et les tenants du pouvoir. Rien n’interdit donc d’accepter l’idée qu’ils peuvent anticiper les incidences collectives d’un changement dans la stabilité politique (capacité partagée d’arbitrage et de stabilisation des conflits). Mary Midgley peut écrire ainsi que les primates manifestent “une volonté et une capacité à rechercher des solutions communes aux conflits” .
Ces solutions peuvent éventuellement acquérir la dimension dramaturgique la plus intense. On se souvient du “silence tragique” de la communauté des Chimpanzés du Zoo d’Arnhem (1980), après l’émasculation nocturne du mâle Alpha en fragile position de règne solitaire (à croire que cette communauté avait lu le Freud de Totem et Tabou, et son curieux mythe de la transmission phylogénétique du meurtre du Père de la Horde !). Ne peut-on presque en déduire qu’elle “sait” qu’il va en découler une instabilité politique dangereuse pour elle ?
On voit en tout cas des femelles se venger des criminels présumés, intervenant ainsi sur la “scène politique” d’où elles se tiennent d’ordinaire à l’écart. Nous pouvons dès lors poser à titre d’hypothèse que dans certaines circonstances, les individus n’ont pas seulement conscience de proximités familiales ou amicales, voire de solidarités de caste, mais ont aussi accès à une certaine “idée” de la collectivité globale, au miroir même de ce qui peut la détruire de l’intérieur, tel un pouvoir trop fort ou trop instable. Ceci joue dans tous les sens : Franz de Waal cite d’ailleurs des cas de manifestations collectives de joie après la réconciliation d’un mâle dominant et d’une femelle…
Certes, il demeure impossible de conclure de cette grande sensibilité proprement politique qu’il existe chez les primates quelque chose comme un « espace public », et ce d'autant que même chez les Humains de culture "civilisée", ledit espace n'est pas perçu (et donc halluciné) par tout le monde ! F. de Waal ou B. Thierry (spécialiste de plusieurs espèces de macaques), pensent qu’un tel espace de normativité n’existe pas chez eux, et spécifient l’homme, à partir de son langage symbolique élaboré . Ils n’en affirment pas moins que : « l’animal connaît le souci de la communauté, le sens de l’ordre social et l’intériorisation des normes. »
Admettons-le donc, tout en soulevant justement le problème qui s’y trouve lié : le glissement d’un équilibre pré-langagier entre structures de relations « privées » comme seules sources de normes prescriptives, vers l’apparition d’un symbolisme du collectif, ne produit-il pas de nouveaux déséquilibres inattendus ? Le prix à payer pour passer d’une politique instantanée et interindividuelle à une politique médiée par la représentation du Tout-Social est-il pris en compte ?

Nombre de chercheurs encore inféodés au dogme cognitiviste-individualiste se sont perdus dans des problématiques étroites. Ainsi de J.L. Dessalles, souvent cité comme ayant « sauvé » la recherche sur l’origine du langage , parce qu’il répond à la question : « quel est l’intérêt de l’individu à parler, puisqu’il diminue ses chances de survie génétique en partageant avec autrui des informations ? ». Il y répond ainsi : « l’intérêt est d’étendre son prestige et donc son pouvoir », ceci par des coalitions internes au groupe. Or la principale question n’est pas là, puisque l’essence des langues humaines ne réside pas essentiellement dans l’information –partagée ou non- mais dans la communion dans un imaginaire "moral" collectivement créé (même de façon non coopérative), et qui, lui, peut sauver la vie à chacun et à tous… et donc augmenter les chances de survie génétique… de tout le monde !
Le problème de l’altruisme communautaire chez les primates doit ainsi être résolu avant de parvenir au langage symbolique, ne serait-ce que parce que l'application stricte d'un principe de concurrence génétique interindividuelle dans un petit groupe de primates -même non parlants- frôle l'absurdité. D'ailleurs, enfin, pourquoi -chez J.L. Dessalles et d'autres- persiste un tel scrupule à s'éloigner d'un soi-disant principe darwinien sacro-saint quand Darwin lui-même écrit ceci : "sans doute, un degré très élevé de moralité ne procure à chaque individu et à ses descendants que peu ou point d'avantages sur les autres membres de la même tribu, mais il n'en est pas moins vrai que le progrès du niveau moyen de la moralité et l'augmentation du nombre des individus bien doués sous ce rapport procurent certainement à une tribu un avantage immense sur une autre tribu. Si une tribu renferme beaucoup de membres qui possèdent à un haut degré l'esprit de patriotisme, de fidélité, d'obéissance, de courage et de sympathie, qui sont toujours prêts, par conséquent, à s'entr'aider et à se sacrifier au bien commun, elle doit évidemment l'emporter sur la plupart des autres tribus; et c'est là que se constitue la sélection naturelle."
Dont acte (et je l'espère -sans y croire-, silence contrit des empiristes les plus acharnés).

Ces questions nous amènent là où nous avions soulevé la possibilité d’une troisième et dernière explication à l’entrée de nos ancêtres encore muets dans le langage symbolique : la contrainte, et surtout la contrainte conflictuelle, l’obligation d’identité commune résultant de la chronicisation des guerres.
Et nous sommes poussés maintenant vers cette dernière interprétation, du seul fait que la quasi-totalité des problèmes sociaux les plus cruciaux et les plus subtils se trouvent résolus chez les grands singes dans le cadre d’un individualisme relatif et sans symbolisme public. Dès lors, nous ne pouvons pas comprendre son avènement humain sans l’hypothèse d’un véritable forçage, plus ou moins douloureux.


9. La survie ethnique précède et informe le langage.

L’icône communautaire

Nous avons vu que le langage symbolique ne peut être séparé d’un travail d’institution imaginaire (et arbitraire) de nous-mêmes comme membres appartenant à “notre” communauté (en tant qu’entité politique). Il doit donc être abordé, notamment à la lumière des études en situations naturelles de l’éthologie (ou mieux de l’ethnologie) des peuples animaux, comme une sphère particulière des échanges significatifs (c’est-à-dire à visée de “faire signe”) entre participants d’une formation sociale d’une espèce. Cette sphère tend à capter, à absorber en elle-même la plupart de ces échanges, afin de leur donner une base commune de différenciation et de comparabilité.
Quel est le domaine propre, spécifique, de cette base commune ? Nous suggérons que cela ne peut être qu’un symbole représentant le commun, le social lui-même.
Le signalement, même assez spécifique, de types d’étrangers plus ou moins hostiles existe évidemment déjà chez les primates, y compris chez les singes à socialité relativement moins élaborée que chez les Chimpanzés. Ainsi les Vervets disposent-ils de gammes de signalement diversifiés des dangers et des types d’adversaires (aigle, serpent, léopard), gammes issues de codages de cris différents. R.M. Seyfarth et D.L. Cheney ont montré que les Vervets du parc d’Amboseli au Kenya , échangent des alarmes “représentant” chacune un prédateur particulier associé à un type d’attaque (et classé selon sa “dangerosité”), et cela hors de vue des individus recevant les messages.
Pour autant, il est difficile de déduire le procédé symbolique d’un affinage dans la précision de ces signalements. Le « saut langagier » réside en effet moins dans la désignation des ennemis, que dans le besoin, totalement absent chez les Vervets, de représenter pour eux-mêmes leur propre communauté en dehors de la présence concrète de ses membres. Ce dont il s’agit avec le langage humain, ce n’est pas tant de représenter des choses avec des mots, que d’évoquer une réalité absente, ou même le contraire impossible d’une réalité palpable, et pas n'importe quelle réalité absente : celle dont la présence est ardemment requise ! Ceci afin de créer de toutes pièces cette réalité de façon encore plus vraie, encore plus forte. Ainsi, dès lors qu’existe un signe qui renvoie à la communauté comme toujours spontanément absente dans la présence particulière de ses membres, nous disposons du miracle créatif de la parole. Mais aussi de tout ce que cette possibilité offre d’angoisse spectrale.

La signature locale ou régionale dans la vocalisation (ou phénomène du dialecte) anticipe probablement cette autoreprésentation par négation du visible : comme le rappelle Dominique Lestel , elle est très répandue dans le règne animal, des oiseaux (corneilles, perroquets, etc.) aux mammifères (baleines pilotes, orques, loups, ratons-laveurs, chauves-souris ) et en particulier les singes (ouistitis, tamarins, singes-araignées, singes bleus, macaques rhésus, etc.)
Mais la proximité dialectale est très insuffisante en tant que telle pour rendre compte moins d’une ressemblance acquise par imitation, que d’une véritable décision d’associer un certain signifiant avec l’idée abstraite, en fait purement négative, de la communauté. Car la communauté "représentée" est précisément ce qui n'est jamais concrètement perceptible : ce n'est pas la famille ni la bande. C'est ce qui n'est pas spontané, et finalement seulement accessible par une ritualisation de la conviction d'appartenir.
Il est plausible que l'homme anatomiquement moderne a vécu plusieurs centaines de milliers d'années sans passer d'un langage où chaque signe connote une situation concrète à un langage où un signe désigne une chose absente en réalité et seulement déterminée par "le raisonnement", pour reprendre le terme de Rousseau. Il s’agit alors de construire un emblème, un “nom” désignant cette absence politique qu’est la communauté comme représentation, le nom-emblème venant à la fois “nommer” le système de statut spécial, et l’extraire de la nature en lui permettant de jouer son rôle de symbole, de support d’une “idée”.

Si c’est bien cela qui s’opère, notons que la symbolisation (le fait de « mettre ensemble » ou « d’associer », voire d’allier ou de rallier) ne porte absolument pas sur le lien entre un mot et une réalité, mais sur la création grâce au mot d’un effet imaginaire d’entité commune non présente. C’est cet effet imaginaire à la fois créateur et négateur qui « cause » sa réalité comme fondation volontaire, affirmation première.
Sur ce point, on oublie trop souvent que la « chose » est d’abord la « cause », au sens de l’affaire que l’on plaide ou que l’on soutient dans un procès qui nous oppose à d’autres. La communauté qu’on cherche à représenter n’existe en effet que dans l’image même, dans la fiction entretenue ensemble, et celle-ci dans la syncope verbale ou gestuelle qui incite à en penser l’unité et la consistance. Et cette incitation renvoie moins à une preuve qu’à un engagement dans lequel on demande à autrui confiance, toujours contre d’autres propositions.
Le langage symbolique se produit donc du même mouvement en fabriquant une règle d’appartenance réelle, indicible en elle-même (puisqu’elle n’existe qu’en acte "performatif"), et en impliquant les parleurs comme auteurs communs de l’Idée communautaire niant la réalité disparate et plurielle, à travers l’emploi partagé du mot la désignant, la fondant ainsi imaginairement.
De passionnantes études sur les langues créoles comme inventions montrent comment fonctionne la créativité collective : lorsque la première génération d’esclaves d’origine identique ne communique avec les maîtres que par un lexique de mots « utiles », les membres de la seconde ou la troisième - dispersés hors de leur langue d’origine- doivent créer de toutes pièces la syntaxe que les maîtres ne leur apprennent pas. Or cette fabrication d’une syntaxe fait « langue » là où il n’y avait que « pidgin », précisément par construction d ‘une convention établissant par exemple que la production d’un passé se fait par adjonction au verbe de la particule « été ». Point n’est besoin ici d’en appeler immédiatement à la généreuse conception chomskienne de la grammaire innée : il suffit d’admettre que pour des gens disposant d’un lexique commun sans disposer d’articulations grammaticales, ces dernières peuvent tout simplement être « fabriquées » par invention, propagation, adoption.
Mais il est décisif de reconnaître que ce processus « ressemble » à un processus électoral : le peuple se constitue en même temps qu’il sélectionne les signifiants qui –de manière coextensive à ses membres- désigneront désormais le monde pour lui (ce qu’oublient Sapir et Whorf , c’est le caractère toujours politique de l’enfermement volontaire dans un système de signifiants). Chaque signifiant accepté est dès lors comme un petit drapeau qui réunit les gens dans une capacité à nommer ou à ne pas nommer.
Toutefois, comme des quiproquos ne cessent d’apparaître entre l’engagement des sujets dans le soutien de la vérité communautaire, et cette dernière comme idée, icône, ou fiction, il ne suffit jamais d’en présenter le signe ou la bannière pour arrêter toute discussion. Bien au contraire, c’est là que le débat commence : comparer la réalité des solidarités sociales à l’aune de ce signe de ralliement produit une suite indéterminée de discours visant à confirmer, restaurer, délimiter, contester, etc. l’entité imaginaire. On n’en finira jamais de vouloir combler, lors de procès publics ou privés, ou encore par la réflexion intérieure, l’écart de structure entre imaginaire et réel à l’aide d’un symbolisme.
Pourtant, malgré les discussions, nous devons soutenir la fiction collective comme réelle. Pour cela, nous devons « faire comme si » celle-ci se tenait toute seule, ou, à tout le moins, s’accomplissait directement dans le travail des personnages, dans le récit qu’ils semblent tisser entre eux comme s’il n’y avait ni auteur de la pièce, ni acteurs pour l’interpréter. Ainsi, plus nous voulons croire que l’idée communautaire existe par elle-même comme une chose, et plus nous devons cacher, refouler le fait que c’est toujours nous qui la garantissons, la nantissons de notre propre engagement personnel arbitraire.
Ce que Karl Marx a le premier nommé « fétichisme » (l’or brille, la marchandise est précieuse « en soi », le travail semble avoir une "valeur"), peut s’appliquer à tout signe de ralliement : le drapeau fait pleurer, le prénom est chargé de promesses, etc. Sigmund Freud en a généralisé la loi : tout objet d’amour est pour nous nimbé d’une aura spéciale, d’une valeur qui ne tient que si nous oublions que nous sommes pour beaucoup dans l’organisation de son culte. L’objet en question chutera de son piédestal dès que nous nous souviendrons que nous l’y avons d’abord installé. Il en va tout particulièrement ainsi pour le prototype de tous les objets : l’idée incarnant la communauté.
Le paradoxe entre le but de tout symbolisme (créer et soutenir une image constituant la communauté comme un vrai objet découpé dans le réel) et le fait que l’individu-sujet de la pratique langagière ne réalise ce but qu’en demeurant une singularité extérieure à l’image commune, ceci afin de la soutenir par un engagement volontaire crédible, fonctionne immédiatement et définitivement. Ce paradoxe semble être l’un des traits culturels les plus durables et les moins variables.
Structurellement impensable, il se trouve naturellement refoulé sur chacun de ses deux versants :
-Ou bien l’on ignore le fait que la singularité-source imaginaire de l’acte de parole est potentiellement asociale (et cela dès le départ, pourtant probablement très « fusionnel » ou « passionnel » de la métaphore). On veut ignorer (tel le fameux « il n’y a pas de hors-texte » derridien si bien raillé par David Lodge après avoir été théoriquement démoli par Searle ) qu’elle se constitue comme un défi envers le collectif qui l’a pourtant créée de toutes pièces. On nie que l’affirmation du sujet, au début fonctionnel, se destine, dans un avenir indéterminé, à toujours résister davantage aux agencements collectifs, soit par la "dissémination" irrésistible des significations, soit dans une sorte de dérive qui tendra au mystique.
Ou encore, à l’exact opposé, on nie que c’est bien le collectif qui a précisément inventé le sujet individuel dans sa fonction logique de prise de parole, et l’on imagine une merveilleuse connaturalité entre sujet et groupe, telle qu’à chaque instant chaque « je » énonciateur réinvente la langue, dans une « intersubjectivité » d’emblée démocratique et magiquement poétique…

Dans les deux cas, notons-le, se manifeste une forte propension à interdire la pensée de l’origine, puisque cette dernière, très vraisemblablement, est scandaleuse pour l’un et l’autre des échappatoires : sa seule tentative met en effet en péril aussi bien l’assurance narcissique d’avoir été toujours à la source du langage, que la parfaite fonctionnalité collective du système langagier.
On peut donc soutenir que le double refoulement du paradoxe constitutif de l’engagement dans les actes de langue a été et demeure permanent. Nous refoulons en fait d’un même geste ce en quoi nous ne sommes jamais pour rien dans les perceptions qui découlent de nos mots, mais aussi ce en quoi c’est toujours l’Autre qui commande la naissance de ces points de vue que nous croyons nôtres.

Que notre position de sujet de la parole soit radicalement aliénée à l’imaginaire du collectif tout en s’y soustrayant constamment, a plusieurs effets très importants, dont les suivants :
-Cela nous pousse inconsciemment à rechercher une unité et une unicité idéales, qui ne sont que la reconduction à l’identique du projet langagier originel « collectivisant », mais que nous croyons avoir toujours à perfectionner, à réinventer comme sujets singuliers d’idées, d’opinions, de croyances, et surtout d'actes d'autorité. Le langage aliène l’humanité pour en faire une espèce à jamais inquiète.
-Cela invente par extension une communauté humaine non-historique limitant ou interdisant les différenciations spécifiques internes : une fois humains, nous nous sommons de le rester de génération en génération et de ne pas diverger soit vers « l’inférieur », soit vers le « supérieur », ou le « différent ». Cet idéal n’est jamais atteint, puisque chaque formule adoptée dans une époque a tôt fait d’apparaître comme inacceptable pour certains membres et va se perdre inéluctablement dans les significations mortes et les langues éteintes.
-Cela invente littéralement l’histoire comme séparée de l’évolution naturelle, puisque, de l’intérieur de l’humanité créée par la constante culturelle, nous pouvons désormais nous raconter le temps comme une succession de choix dans la même aventure de l’espèce. En somme, nous nous « mettons à la place » de nos ancêtres, pour nous représenter leurs décisions collectives conduisant à notre présente situation. Nous pouvons ainsi « dialoguer » avec les disparus comme s’ils appartenaient à la même scène de sens, à la même communauté globale. Nous ne pourrions, sans cela, ni comprendre d’autres moments de l’histoire, ni saisir les traits significatifs d’une société étrangère ou disparue. Du même coup, la singularité du sujet parlant est vouée à un progrès étrange, forcé cette fois au second degré : elle se doit d’échapper à l’histoire entière qui la précède, comme idéal incarné de l’humanité, et donc comme collectif totalement aliénant. En ce sens, le sujet « chargé d’histoire » est aussi celui d’une recherche pure de création, d’une fuite en avant vers l’inédit.

Mais, demandera-t-on, comment s’opère ce basculement hors des contingences évolutionnaires, et comment l’espèce humaine s’installe-t-elle dans le paradoxe d’une communauté imaginaire impossible, toujours sous-tendue par une communauté réelle d’engagement singulier, mutuel et non représentable ?
La réponse à cette question ne peut être trouvée dans les solutions sociales très sophistiquées que les primates expérimentent, sans pour autant encore inventer l’engagement symbolique. Mais on peut y découvrir certains préparatifs impressionnants.
Nous savons ainsi avec F. de Waal, B. Thierry , et d’autres éthologues, que les animaux proches de nous sont déjà parfaitement conscients de leur position dans des hiérarchies sociales, surtout lorsqu’ils s’efforcent de les transgresser.
Nous savons aussi qu’ils sont capables de comprendre les effets de renversements d’alliances entre amis, adversaires et ennemis, et cela avec une finesse tactique ou stratégique qui dépasse la compréhension de leurs observateurs. Ils ont conscience des groupes d’interactions subjectives qui les concernent, qu’ils y appartiennent ou pas. Ils ont donc déjà franchi une étape importante entre la contribution au fonctionnement de hiérarchies ou de groupes égalitaires (existant dans pratiquement toutes les espèces) et la représentation imaginaire non verbalisée de ces structures.
Bien sûr, entre celle-ci (évidemment très diversifiée) et la catégorisation verbale de collectifs, c’est-à-dire la fixation et l’appauvrissement de ceux-ci par la formalisation symbolique, il y a un “gap” immense, logiquement improbable et énigmatique.
Pourtant, nous avons vu avec le cas de notre « meilleur ami » le chien (capable de catégoriser « chaussée » et « trottoir » sans se faire écraser) qu’il existe certains indices ténus d’une propension naturelle à se tourner vers l’image d’une idée. Donnons un exemple plus poussé : Franz de Waal nous a appris que la réconciliation s’opérait fort rapidement à l’intérieur d’un groupe de chimpanzés, en proportion de la violence de l’antagonisme, sauf lorsqu’il se manifestait une sorte de “décision” collective de faire durer le statut d’inimitié ou d’hostilité. Il cite à ce propos un cas fascinant : lors de la cessation d’un combat entre un mâle dominant et un plus jeune, le premier accepte dans un premier temps les marques de soumission et d’amitié du second (épouillage, caresses, etc.) . Puis brusquement, il repousse le jeune mâle, et se frotte vigoureusement le bras et les endroits où il a été touché par ce dernier. Comment, se demande de Waal, un tel comportement « phobique » a-t-il pu se produire ? Il ne semble exister qu’une seule explication :
Ledit Chimpanzé se nettoie de la pollution imaginaire d’un contact affectif de la part d’un “ennemi”, alors qu’une guerre durable paraît désormais instituée entre les groupes auxquels appartiennent les deux individus. Tout se passe comme si, dans un premier temps, le chimpanzé plus âgé avait « oublié » l’état de guerre et se laissait aller aux rituels ordinaires de la réconciliation intra-communautaire. Puis, il se « souvient » que la communauté est désormais divisée, cette division passant notamment entre lui et le jeune individu. Dès lors, il se comporte comme si un véritable tabou avait été transgressé. Ce tabou fonctionne exactement comme s’il produisait deux séries étanches, mais seulement dans l’imaginaire, puisque tout prête encore à confusion dans le réel, et que rien dans le symbolique ne vient l’ordonner en faveur de la catégorisation.
Comme le souligne la grande anthropologue Mary Douglas pour les cultures humaines, la souillure est l’indexation affective d’une rupture de catégorie . La catégorie (“condamnation” en latin, -ou “parole qui fait chuter” en grec-) est en effet l’acte de séparer des entités abstraites à partir d’un critère de jugement. On peut dès lors penser très plausiblement que le Chimpanzé phobique –se nettoyant avec horreur de la caresse de « l’ennemi »- est en train de se purifier en tant que membre d’une catégorie : “celle qui est en guerre contre ceux qui prétendent nous toucher”.
Prototype de l’anorectique, c’est dans son propre corps qu’il ressent l’atteinte à la pureté de la catégorie ainsi abstraitement définie comme l’incluant en excluant son adversaire.
Franz de Waal semble avoir surpris dans cette péripétie l’apparition fortuite d’un état de pré-symbolisation, voire de « symbolisation implicite ». Il manque seulement le symbole lui-même en tant qu’il prendrait en charge l’entification catégorielle déjà esquissée (et déjà très efficace).
En admettant que le langage vient au primate humain à partir de situations où il doit précisément référer un collectif à une catégorie, et se situer lui-même hors ou dans celle-ci, on peut se demander quelles sont les situations qui y tendent. Pour traduire cette interrogation dans les termes de l’exemple précédent : qu’est-ce qui pourrait « contraindre » les protagonistes à marquer immédiatement la distance avec l’ennemi, en faisant l’économie d’un retour de mémoire et d’un réflexe phobique ?
On aurait envie de dire, en abandonnant toute culpabilité d’anthropomorphisme, que ce qui contraindrait les protagonistes à le rester… pourrait être l’équivalent d’un uniforme rendant impossible la confusion entre les deux « nations ».
Poussons donc le bouchon : n’existe-t-il pas déjà un tel « uniforme » entre les deux ennemis, même s’il est fort discret ? En l’absence de vêtement ou de parure, il pourrait être constitué d’un bouquet de phéromones indiquant à coup sûr une certaine affiliation génétique, ou bien de caractères physiognomoniques reconnaissables (les singes ont des visages aussi personnalisés que les nôtres), et facilement associables à certaines familles (le jugement de « sale gueule » avant l’heure), etc.
Notons que chez les humains aussi, les uniformes sont parfois réduits à quelques indices : nous savons ainsi qu’entre les Crips et les Bloods, les deux grandes bandes rivales de Los Angeles, les insignes distinctifs sont parfois seulement reconnaissables de quelques initiés. Ce sont de simples bouts de laine accrochés au revers de la veste, une touche de couleur sur les chaussures, un type de coiffure légèrement différent, etc.
Quelle que soit la ténuité du signe, un pas important a néanmoins été franchi, et sans retour, lorsqu’on délègue la différence d’appartenance à des indices conventionnels.
Cependant, la convention est une rupture accomplie et ne permet pas en soi de comprendre comment s’est installé le langage humain. Un indice conventionnel n’est pas seulement quelque chose (par exemple un carré de tissu rouge) qui, par accord stabilisé des participants à l’échange verbal, représente autre chose (l’appartenance à telle bande). C’est essentiellement la transposition dans un système d’oppositions (par exemple tissus rouge et bleu), d’un autre système d’opposition (la bande d’ennemis et la bande d’amis). Or ce type de reflet d’une opposition dans un registre différent, sans lien nécessaire avec celui de la première, n’existe pas chez les primates non parlants, bien que cela ne les gêne que fort peu dans toutes leurs conduites politico-militaires.
Ils n’en ont sans doute pas besoin, puisque les sentiments d’appartenance et d’hostilité semblent spontanés, immédiats, évidents pour tous les protagonistes. Il en viendrait différemment s’ils devaient convaincre des individus intermédiaires ou marginaux de choisir leur camp. Mais lors il leur faudrait réussir une première opération avant de « symboliser » l’opposition charnelle par une opposition en bouts de tissu :
Cette opération, c’est celle de la « première métaphore », en nommant ainsi la comparaison effectuée par les prosélytes d’une alliance élargie, entre celle-ci, réalisée par exemple dans l’idéal de la patrie, et la solidarité affective, immédiate et automatique du groupe familial.
Cette comparaison, qui doit tout à son urgence vitale, contient l’essentiel de la rupture nature-culture : pour parler comme nous parlons, il faut et il suffit que nous tentions de comparer, à l’intention de nous-mêmes et d’autrui, un objet nécessaire mais non ressenti comme tel, à un autre objet ressenti. Il faut et il suffit que nous tentions de rapporter un fait –plutôt intellectuellement saisi- à un autre –dont l’évidence est passionnelle et performative-. Rousseau a donc peut-être en partie tort de n’envisager « le sens propre » que dans un long retard par rapport à la première langue de la « passion », puisque, selon l’hypothèse envisagée ici, la langue humaine naît très exactement de la rencontre –dans le corps expressif, suggestif et séducteur du parlant- entre le sentiment et la raison.
Cette rencontre étant à la fois urgente et très difficile, elle accouche à la fois de son succès (l’adhésion de l’interlocuteur à la proposition) et de son moyen : le support symbolique qui la facilite.
Une fois cette alliance incarnée dans un pacte ritualisé, dans une évocation verbale, voire un uniforme partagé, la structure du symbolisme va apparaître comme incluant son contraire : par exemple la solidarité possible des ennemis entre eux. C’est en effet seulement après avoir réussi à constituer l’identité collective autour de certains signifiants emblématiques, probablement tout à la fois visuels, vocaux, gestuels, corporels et matériels, que s’imposera de l’extérieur l’évidence que cette identité… n’est pas celle des ennemis, mais que les ennemis en ont aussi une, dont il faut se distinguer ! L’hostilité comme structure d’opposition symbolique (tissu bleu contre tissu rouge, par exemple) découle donc d’un premier symbolisme qui est plutôt celui de l’amour (et pour le coup Rousseau a encore raison ), mais d’un amour entre soi, qui, du même mouvement, perçoit la haine à l’extérieur de son cercle.
N’est-on pas enclins, à partir de ces considérations, à admettre que seul le conflit durable et structuré entre grands groupes identifiés collectivement est un motif assez puissant pour obliger les protagonistes à la catégorisation symbolisée ? Ne faut-il pas soutenir que c’est très probablement la guerre qui va forcer nos ancêtres à en passer par un signe conventionnel d’amour, de ralliement et de distinction stabilisé, plutôt que de se contenter de leur interprétation personnelle directe de l’affiliation d’autrui ?
Je crois que oui.

Pourquoi ? Comment ? Pour le comprendre, précisons d’abord la notion même de guerre chez les primates. Est-elle seulement convenable ? La guerre n’est-elle pas une idée qu’il faut réserver à l’homme ? Et si le mot est applicable aussi aux primates non parlants, comment le « conflit armé » peut-il être devenu le vecteur de la parole dans certains cas (celui de nos ancêtres), et pas dans d’autres (celui de nos cousins les grands singes) ?

Observons d’abord avec les éthologues que le conflit permanent est une dimension cruciale de ces espèces. Dans l’écheveau situationnel “hypercomplexe” offert quotidiennement par les sociétés de singes et de grands singes, on peut apercevoir, complètement interpénétrés, des conflits autour de la sexualité, de la reproduction et de l’élevage, de la compétition pour l’alimentation ou l’abri. Il existe aussi des hostilités interethniques, entre groupes apparentés à quelques générations près, mais s’éloignant autour de foyers différents, quoiqu’en compétition territoriale.
Dans certains cas –notamment décrits par Jane Goodall - et confirmés par Franz de Waal, qui répugne pourtant à centrer son travail sur l’hostilité, il s’agit de véritables guerres (au sens de Clausewitz ) sous deux rapports :
Ce sont des conflits de longue durée et inexpiables, qui, bien que réalisés par le biais de nombreuses petites escarmouches-, tendent à l’élimination ou à l’exclusion complète et définitive d’un des groupes.
Elles mettent en œuvre, par une solidarité complète des membres de chaque entité en hostilité avec d’autres, un ensemble de mesures rationnelles, tactiques et stratégiques, qui visent toutes au même but.

Cependant, une objection forte à notre thèse peut alors être soulevée : si même la guerre systématique de primates organisés, rusés et tenaces, n’a pas besoin de langage, pourquoi vouloir à tout prix faire de cette guerre la cause même du langage ?
En réalité, pour que notre thèse devienne indispensable, il ne faut pas ajouter beaucoup au constat de la capacité des primates à la guerre. Il suffit de considérer que nos ancêtres ont été sans doute conduits à des situations où le passage à la signalisation de l’appartenance et de la non-appartenance devenait absolument inévitable. Autrement dit, des situations où la moindre ambiguïté, le moindre retard dans la reconnaissance et le soutien mutuel, pouvaient entraîner des massacres insupportable. On est loin, alors, des habiletés de la chasse, du moins en termes de contrainte extrême à la survie, bien qu’à l’évidence la guerre soit une circonstance privilégiée de mise à l’épreuve des ruses, tactiques et instrumentations de la prédation collective élaborée dans une période préalable.

Rappelons ici que Darwin -notre sage tutélaire- avait une parfaite conscience de l'importance fondamentale du sentiment de solidarité du groupe dans la lutte pour l'existence : "Lorsque deux tribus d'hommes primitifs, habitant un même pays, entraient en rivalité, il n'est pas douteux que, toutes autres circonstances étant égales, celle qui renfermait un plus grand nombre de membres courageux, sympathiques et fidèles, toujours prêts à s'avertir du danger, à s'entr-aider et à se défendre mutuellement, ait dû réussir plus complètement et l'emporter sur l'autre." (Op.cit, p. 148) Ce que le grand Charles britannique ne semble pas concevoir, en revanche, c'est que le passage autorisant de passer d'une solidarité spontanée du petit groupe à une solidarité raisonnée rassemblant un groupe nettement plus grand, ne peut pas être du domaine du "graduel", mais bien plutôt du "déclic" modifiant tout le groupe d'un coup. Il faut, en effet, pouvoir découvrir le moyen -quasi-miraculeux- de convertir l'indifférence en amour, à une échelle où, normalement, c'est la première qui règne sans conteste. Cela ne remet pas en cause toutes sortes d'autres évolutions graduelles, pré-symboliques ou historiques, notamment par diffusions.

Mais il est nettement plus plausible et probable qu'une séparation entre les socialités pré-parlantes et les socialités parlées s'impose ici, étant donné l'effort considérable qu'un collectif doit réaliser pour "discipliner" sa coalition avec d'autres, ceci en un temps assez court. C'est sur l'étude de cette difficulté "énorme" que repose toute notre hypothèse, et sur la considération du temps évolutionnaire très court qui a correspondu à cette trouvaille. Notons sur ce point que si une émulation par imitation peut concerner des groupes en rivalité, ces derniers se trouvent alors "piégés" dans la dynamique de l'unité possible entre eux : un peu comme aujourd'hui des "familles" mafieuses vont se trouver rapidement engluées dans le maillage de la hiérarchie unique sous un seul "capo di capi" et la "commission" centrale des familles dirigeantes, ce qui abolit la guerre entre gangs en quelques décennies. La véritable séparation s'opère alors entre les groupes qui n'ont pas accès à ce dispositif symbolique (règles d'honneur, négociation contrôlée, principes hiérarchiques, etc.) et ceux qui en sont capables. On voit bien qu'il ne s'agit plus dès lors de qualités seulement individuelles (comme le suppose Darwin), mais bien plutôt du principe abstrait et collectif de reproduction élargie de ces qualités. Or ce principe, on voit mal comment n'importe quel groupe pourrait le découvrir "graduellement", sauf à encore disposer de millions d'années. D'ailleurs, nous voyons bien encore aujourd'hui que des cultures entières concernant des millions de personnes ne savent toujours pas agir comme des communautés disciplinées ou organisées et subissent -sans comprendre pourquoi -l'ordre que ces dernières leur imposent!

Deux éléments –combinables- peuvent renforcer la possibilité d’occurrence d’une urgence extrême de la signalisation identitaire (la nomination d'un "soi" collectif):
-Le fait que le groupe de solidarité militaire soit devenu trop vaste et trop différencié pour faire l’objet d’une immédiate reconnaissance spontanée par ses membres.
-Le fait que la compétition entre les groupes soit devenue féroce, eu égard à des conditions écologiques d’accès aux ressources et de leur partage .

Si ce deux éléments se trouvent réunis, le passage forcé à “la langue” s’avérerait grandement facilité, dès lors qu’on admet que l’essentiel de cette langue est précisément voué à rallier immédiatement chacun à la communauté imaginaire à "réaliser". Plus le collectif serait grand et diversifié, plus sa compétition avec un autre collectif serait vive, et plus inévitable deviendrait la formalisation contraignante des repères entre ami et ennemi .
Notons que l’hypothèse d’un « appel au public » en cas de danger extérieur (prédation, mais surtout guerre) n’est pas en contradiction avec les thèses évolutionnistes concernant le dimorphisme sexuel : c’est-à-dire la plus grande taille des mâles, et l’arsenal anatomique -dentaire, musculaire, et comportemental de combat- plus important chez les mâles que chez les femelles.
Certes, ces théories expliquent beaucoup plus le dimorphisme par la compétition pour le pouvoir entre les mâles d’un même groupe . Mais on peut considérer que la guerre est souvent un prolongement de la compétition sexuelle plus qu’un effet direct de la rareté des ressources. On peut aussi considérer que la chasse (à la différence de la pêche et de la cueillette) verra se développer les compétences agressives et de ruse dans la lignée des combats sexuels et de pouvoir, plutôt que l’inverse : on ne combat pas comme on chasse, mais on chasse à partir de compétences acquises lors des innombrables combats de prestance, ce qui facilite à son tour la réversion de la chasse en guerre...
Toutefois, on sait, par ailleurs, que le dimorphisme sexuel de la taille n’a cessé de décroître chez nos ancêtres hominidés : de 180% chez Australopithecus afarensis (comme chez le gorille), il y a quatre millions d’années à 120% dans l’espèce humaine contemporaine. Ce qui implique une plus grande concurrence entre mâles dans la société la plus ancienne… qui était peut-être aussi celle où la guerre était… la moins nécessaire !
On peut alors préciser la définition de la guerre sociale se généralisant chroniquement : elle ne se déclencherait pas tant du fait de l’agressivité spécifique des mâles sur le modèle immédiat de leurs luttes intestines, mais plutôt au contraire comme conséquence des évolutions accompagnant l’atténuation du dimorphisme : développement des alliances « fraternelles » entre mâles proches, apparition de “tabous sur l’adultère” (comme chez les babouins hamadryas), sophistication des stratégies d’accouplement par les femelles, pouvant viser à sélectionner des partenaires plus « civiques », participation des femelles aux chasses et aux actes guerriers, etc.
Dans ce lent retournement de l’agressivité interne vers la solidarité externe, l’une des conditions de la guerre ethnique se trouve alors de plus en plus approchée : le sentiment d’appartenir à un grand groupe solidaire (contre les étrangers) est de mieux en mieux partagé. Il ne lui manque, pour parfaire son efficacité, … que la parole.
Dès lors, non seulement le langage nominateur rendra plus rapide l’identification des siens et « des autres », mais, à la façon d’un uniforme, il empêchera durablement les ambiguïtés de la fraternisation… avec l’ennemi. Ce sera en quelque sorte la contrepartie de la réconciliation intérieure. Il viendra préserver les possibilités même de l’affrontement “de masse”, en obligeant à distinguer pour longtemps amis et ennemis, membres et non-membres, à une échelle où ils tendent à devenir confus, mettant chacun en danger, bien qu’indirectement (par le biais différé de la défaite d’un allié lointain, par exemple).
L’effet attendu du langage sera ici de rappeler à chaque membre que sa tendance spontanée à épouiller, masser, embrasser ou “monter” sexuellement l’adversaire doit être limitée, rembarrée par quelque chose de plus puissant, de plus durable, de plus abstrait et de plus systématique, ceci indépendamment des affects ressentis à l’égard d’un allié lointain ou d’un proche ennemi.


10. La métaphore comme rencontre imaginaire du familier et du lointain.


« Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions, ses premières expressions furent des tropes. »
Jean Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, (1781), Chapitre III, « Que le premier langage dut être figuré », Flammarion, 1993, p. 63

"L'anthropologie a fait plus de mal que de bien, en entretenant la confusion (…) en dépeignant les ancêtres de l'homme comme vivant dans l'âge d'or d'une paix perpétuelle". Bronislaw Malinowski, 1941

L’existence de conditions écologiques d’une guerre interethnique permanente favorise la catégorisation des collectifs comme tels pour leurs membres, phénomène qui serait consubstantiel de la création langagière.
Rien ne prouve évidemment que celle-ci émergera obligatoirement, ni même préférentiellement d’un tel état de guerre. Il faut sans doute au préalable qu’existe une forte propension des individus de la formation sociale la plus vulnérable à cette émergence, à “calculer” les incidences de la variabilité des conduites sur le destin collectif. Or nous avons vu qu’il en était bien ainsi, notamment chez les Chimpanzés.
Inversement, peut-être a-t-il manqué à ces derniers, l’épreuve terrible de situations de conflits mortels concernant de vastes groupements d’individus, pour être conduits inéluctablement au langage à partir de leurs compétences sociales aussi extraordinaires que les nôtres. Chance ou malchance ?
On poussera donc le thème complémentaire suivant : n’est-il pas possible que se forme dans certaines circonstances une “condensation mentale” à propos d’une entité collective d’appartenance, laquelle serait reconnue à la fois comme ce qui manque d’être détruit par les collectifs voisins et par le comportement politique intérieur de chacun ? N’est-il pas aussi possible qu’une telle condensation appelle l’individu encore non-parlant à se porter imaginairement, à se représenter hors de son existence immédiate réelle, à la place d’où il ferait, avec les autres, rempart à l’effondrement social ?

Avant de continuer la démonstration, reprenons haleine pour tenter de la situer par rapport à l'ensemble des progrès sur le sujet du "passage à l'humanité moderne", tels qu'ils ont été simultanément effectués par la linguistique historique comparative (J. Greenberg, M. Ruhlen), par la génétique des populations (L. Cavalli-Sforza), et par l'archéologie. La theorie de Michael Witzel sur l´origine des mythologies rejoint encore cette confluence impressionnante.
En gros, l'idée d'une rupture nette avec une humanité plus ancienne -Neandertaliens inclus- semble faire consensus. Le problème, pour notre hypothèse, est que la plupart des spécialistes conviennent de la situer vers 50 000 ans avant notre ère, et pas du tout au niveau de centaines de milliers voire de millions d'années, qui correspondraient mieux à l'idée -darwinienne- d'un forçage progressif du primate pré-humain.
Mais admettons que ce soit vrai, le caractère brutal d'une véritable métamorphose culturelle n'est pas non plus pour nous déplaire : surtout s'il correspond à la sortie d'Afrique dans cette période. Seule reste problématique, dans ces conditions, la nature du langage qui aurait précédé cette rupture, et qui aurait été, selon nos critères, un système de communication "non symbolisant", bien qu'assez sophistiqué comme outil de signalétique. Si nous acceptons cette idée assez difficile (comment un langage tendant à l'articulation peut-il être non symbolisant tout en préparant un passage brusque à la capacité de symbolisation ? Voila une énigme passionnante, mais davantage offerte aux pragmaticiens qu'aux taxonomistes des familles anciennes de langues.
Supposons-la résolue par expériences de pensée ou autres méthodes hardies, nous sommes alors confrontés à un véritable "bloc de changements".
Les huit premiers sont admirablement recensés et résumés par M. Ruhlen dans un passage que je citerai intégralement :
"Le fait le plus frappant à propos des hommes anatomiquement modernes apparus en Afrique de l'Est il y a presque 200 000 ans est que, pendant les quelques 150 000 ans qui suivirent, ils conservèrent le même comportement que les Neandertaliens, et que, soudain vers 50 000 ans avant le présent, leur comportement changea de façon spectaculaire sous de nombreux aspects alors que leur physiologie restait la même.
Ces hommes "comportementalement modernes" possédaient de nombreux traits qui les distinguaient aussi bien des hommes anatomiquement modernes antérieurs que des Neandertaliens. 1) leurs artefacts étaient désormais faits non seulement de pierre, mais aussi d'os, de coquillage, d'ivoire et d'autres matériaux; et la variété des artefacts s'est également accrue. 2) Ces artefacts se mirent à évoluer rapidement aussi bien dans le temps que dans l'espace. Avant cette époque, les artefacts avaient à peine changé en plusieurs centaines de milliers d'années. 3) l'art apparut pour la première fois. 4) Le sol de leurs campements nous révèle les premières traces d'organisation de l'espace. 5) Des matières premières de valeur pouvaient désormais être transportées sur des centaines de kilomètres. 6) Les premières traces de rituels funéraires élaborés datent de cette époque. 7) la pêche apparut pour la première fois. 8) Certains de ces hommes comportementalement modernes quittèrent l'Afrique -C'était la seconde fois que des humains sortaient de ce continent (Klein, 1999) (…)
Quel facteur peut bien avoir été responsable de cette transition aussi soudaine que profonde dans l'évolution humaine ? Beaucoup de gens, parmi lesquels Richard Klein (1999), Luca Cavalli-Sforza (2000), Jared Diamond (2000) et Nicolas Wade (2006), sont parvenus à la conclusion que ce facteur devait avoir été l'apparition soudaine du langage sous sa forme pleinement moderne. En quoi cette langue pleinement moderne aurait-elle différé des langues des Neandertaliens et des autres humains antérieurs est une question lancinante mais insondable. En effet, toutes ces langues plus anciennes se sont éteintes avec les gens qui les parlaient. En tout cas, il est plausible que ce fût une nouvelle forme de langage qui permit aux hommes comportementalement modernes de quitter l'Afrique et de supplanter les hommes qui peuplaient l'Eurasie avant eux, simplement en les surclassant dans la compétition pour les ressources dont ceux-ci avaient vécu pendant le million d'années qui avait précédé."

Prenons au sérieux la question "insondable" de Ruhlen, même s'il est toujours possible de contester certaines formules générales comme le fait que l'art, la pêche ou les rites funéraires ne soient apparus qu'à cette période très récente, ou même que l'homme de Neandertal ait été "supprimé" par la concurrence (plutôt que par la dissolution génétique par fusion sexuelle avec l'homme moderne), etc. Il demeure néanmoins un effet de rupture indéniable. On pourrait d'ailleurs en rajouter avec l'apparition de traces de guerres massacrantes, qui impliquent au moins un changement culturel précis et assignable : la catégorisation identitaire de vastes groupes "amis" ou "ennemis".

Les connaissances sur l’histoire humaine la plus ancienne ne permettent pas de situer précisément l’émergence d’une telle condensation identitaire, mais elles nous indiquent néanmoins un lien étroit la guerre et la saisie des ethnies hostiles en « masse ».
Il faut reconnaître que nous disposons de peu de traces, ou de représentations de combats entre nombreux individus avant le Néolithique, ce qui ne démontre pas pour autant que nous somme dans l'âge d'or imputé (à tort) à Rousseau, mais indique plutôt que si guerre il y a, elle concerne d'une part peu d'individus, et d'autre part ne donne pas lieu à des cérémonies d'enterrement des morts au combat. Cependant, il existe quelques indices de violences remontant aux temps paléolithiques (autour de 24 000 av JC) : pierre taillée coincée dans une tempe (Le Veyrier), ossements témoignant de coups portés, etc. Dans le Djebel Sahaba, au Soudan, une nécropole de type paléolithique tardif (société de chasseurs-cueilleurs) datant de 14 000-10 000 av J.C., a révélé le massacre d’une population entière .
Mais dès le plus ancien Néolithique en Europe tempérée, les massacres -ritualisés ou non- de grands nombres sont présents lors de l’acquisition de la sédentarité et la compétition entre chasseurs et fermiers (comme le montrent les tombes collectives de Schletz-Asparn -300 personnes, 7500 ans av JC-, celle de Herxheim -500 personnes, 7000 av JC -, celle de Vaihingen, ou celle de Talheim -5000 av JC- ), et notamment près des sols facilement mis en valeur . Rappelons que dans tous ces cas, beaucoup de squelettes témoignaient de blessures occasionnées par des flèches ou des coups d'herminette portés à la tête.

Des confrontations entre armées ont eu lieu dès le mésolithique (8000 à 5000 av JC) près des estuaires et des grands fleuves (Danube, Nil, Indus, Dniepr, Gange). L'homme retrouvé sur le Mont Blanc et ayant vécu autour de -5000 portait une hache, un poignard, un arc et des flèches, ce qui était peut-être un peu trop pour la chasse. Les armes explicitement fabriquées en vue de la guerre et non plus de la chasse vont encore attendre quelques siècles, mais les camps retranchés construits par les fermiers de l'île de Bretagne en - 4000 étaient, selon Brian Fagan : "jonchés d'ossements humains", dont la signification s'éclaire du fait que les archéologues y ont également trouvé des milliers de pointes de flèches. Sur l'un des sites, le squelette intact d'un jeune adulte a été cloué à la palissade par une flèche reçue dans le dos .
Vers 3000-2500, la guerre entre les villes rivales de Mésopotamie est une constante… tout comme elle fait rage dans le sud de la France entrant dans l'âge de bronze : mais nous sommes presque entrés dans l'histoire .

Ces données, certes parcellaires, révèlent à tout le moins que la notion même de « peuple », impliquée par la mise à mort de tout un groupe par… un autre, se présente à l’orée même de la civilisation, et non pas, comme on a pu le penser, dans une progressivité de l’amplitude des agressions allant de pair avec les progrès des armements et des populations. Il semble même que le constat de l’état de guerre ethnique soit en train de remonter dans le temps, à mesure que les observations gagnent un passé de plus en plus obscur, où s’accroît la rareté des traces fossiles. Cela n’est pas pour nous étonner, au vu de ce que nous avons appris sur les opérations guerrières « totales » entreprises par les chimpanzés.
Inversement, d’ailleurs, on ne peut pas déterminer une propension spéciale des humains à faire la guerre de manière complètement différente des ethnies animales : selon un recensement de milliers de sociétés de chasseurs-cueilleurs connues , la moitié se battent épisodiquement, vingt pour cent constamment et un tiers rarement ou jamais . L’idéologie du guerrier s’y justifie d’une grande variété de motivations : injures, vexations et humiliations, ruptures d’alliances, fâcheries diverses, rapts de femmes et d’adolescents, l’acquisition d’espace ou de subsistance pouvant être un prétexte parmi d’autres. On peut y reconnaître la plupart des causes d’hostilité (et de réconciliation) en vigueur chez les Chimpanzés et nombre d’autres grands singes.
Autrement dit, rien ne nous interdit d’avancer l’idée que nos ancêtres pré-parlants se sont lancés dans la condensation symbolique à effet de massification, sans pour autant abandonner les traits de leurs conflits ordinaires. Il suffit d’admettre que le traitement de ces derniers doit parfois en appeler au ralliement massif des amis, et que celui-ci peut basculer rapidement vers une logique « catégorielle », si les circonstances s’y prêtent, et si l’outillage de communication est suffisamment au point pour proposer l’équivalent sonore ou gestuel d’un drapeau ou d’un uniforme .
On objectera peut-être encore que c’est là tout le problème : comment va-t-on bien pouvoir passer du sentiment direct d’appartenance ou d’inimitié, à un signe abstrait qui va en tenir lieu, et à un objet qui va soutenir cette représentation ? Posé ainsi, cela semble insoluble.

La solution est pourtant à portée de la main : là-encore, ne tentons pas d’animer des objets comme signes ou supports de signes avant d’avoir cherché à comprendre comment ce sont d’abord les interlocuteurs qui ont de la valeur les uns pour les autres. Il ne s’agit pas, pour amorcer la parole, de trouver la chose miraculeuse qui va « valoir pour » autre chose (le drapeau pour le peuple, par exemple), mais de trouver le groupe d’interlocuteurs qui vaut pour d’autres interlocuteurs.

Tant que nous en restons à une explication du langage comme seul fait phonologique (ou morphologique) s'universalisant comme medium général de toutes les relations au monde et aux autres, tant que nous entifions et fétichisons le langage comme organe ou instrument physico-culturel, il demeure très difficile de se représenter … que ce n'est pas le langage qui invente le langage. Ce qui l'invente -au moins dans sa forme moderne discernée par Ruhlen et ses alliés, partisans d'une langue "mère" unique et africaine-, c'est le problème pratique de produire une comparaison, une métaphore, une "connexion symétrique", par laquelle nous pouvons rendre la solidarité du groupe large et "impersonnel" (Claude Lévi-Strauss dirait "inauthentique") aussi immédiate que celle du petit groupe familier. Rien d'autre que ce problème crucial ne légitime la quête d'un dispositif qui va finir par ressembler au langage symbolique et par le susciter comme tel, parce que le primate non parlant (ou "moins parlant") est déjà très habile à manier les sons. A la recherche d'un début crédible, il est donc inutile de pointer la parfaite adéquation de ce langage "en langue" au problème le plus lancinant : l'alliance.
Car, alors, il ne peut être adéquat ou particulièrement performant. Ce qui l'est davantage, c'est le "bloc" d'expressivités qui -chant, danse, dessin, sculpture, construction, tous articulés ou mêlés- produit ensemble les divers aspects rendant possible une métaphore utile. Ainsi la répétition propre au rituel, la substitution propre au sacrifice, la perennité propre à la monumentalité, au dessin et à la sculpture, la simultanéité émotionnelle acquise dans la danse, la variabilité fine que permet la vocalisation, etc.. concourent toutes à orienter le collectif vers l'expression comme assertion réciproque, anticipant la métaphore, ou plutôt l'induisant d'abord comme hallucination "pratique". Et c'est probablement dans ce "bloc expressif" collectif qu'il faut chercher le moule ou le four dans lesquels se trouvera enfin produite ou performée (et surtout reproduite) l'action de métaphoriser, c'est-à-dire de mettre en relation régulière l'intimité et la solidarité la moins spontanée.

Certains artistes ont réfléchi assez loin dans le sens de l'unité des pratiques expressives et de leur antécédence sur la seule vocalisation. Ainsi du peintre allemand Joseph Beuys , qui pensait que tout homme est un artiste, "élargissait" le concept de dessin bien au-delà de son isolement comme document à partir du XVe siècle en Europe. Il rappelait le caractère spontané, élémentaire du geste de tracer sur un support. Bien plus, il montrait que "écrire, c'est dessiner". Les choses pour lui, comme le dit Antoine, "parviennent au langage, par le truchement d'un geste d'écriture qui prolonge leur perception et dont elles sont le premier moteur." Mais, en sens inverse, dit Beuys : "je ne m'asseois (pour dessiner) que si une nécessité existe. Si rien ne se déclare, alors je ne dessine pas". Cette nécessité peut être vécue par l'artiste comme venant de l'extérieur, du monde ou des choses, mais ceci indique seulement qu'il produit la métaphore comme s'imposant d'elle-même, et d'abord sous une forme figurée, un geste, par le biais de ce que Beuys appelle une "substance". Le dessin a donc un caractère de départ, d'émergence muette, "pré-langagière", d'indice de quelque chose qui n'est pas encore symbolisé, et qui peut toujours retourner à cet état seulement indexé, non "antisymétrique" comme dirait Paul Jorion .

Une fois débarrassés du fétichisme de la vocalisation isolée, nous pouvons alors tenter de prendre à bras le corps (pour ainsi dire) le problème réel et unique : comment produire cette comparaison qui, précisément parce qu'elle n'est pas asymétrique, autorise à la fois un recouvrement et une substitution, tels que, dès que je parle du grand groupe d'alliés, je crois parler d'une fraternité autour de la mère bien aimée (et inversement)? L'objectif étant que non seulement j'y croie, mais je ne puisse faire autrement que d'y croire…avant que des doutes ne s'immiscent et n'introduisent, avec le principe de l'objection (et donc de la subjectivité), celui des raffinements d'opposés auxquels la langue parlée s'adapte mieux que tous les autres "éléments du "bloc expressif originel".

C'est parce que le problème est celui, non pas d'une instrumentation (conception qui dénote davantage l'ingénieur contemporain se prenant pour un chercheur), mais d'une comparaison entre échelles de groupements, que nous devons situer l'origine du langage (ou du langage moderne) dans la désignation, puis la nomination de deux groupes comparables, et cela par le moyen du "bloc expressif" unissant les individus du projet urgent, avant de les diviser en sujets de celui-ci.

Il faut donc que nous découvrions chez les pré-parlants une propension, facile et puissante, à accepter qu’un allié vaille pour un parent, qu’un lointain cousin vaille pour un allié, ou, au contraire, pour un ennemi. Il faut et il suffit que ce recouvrement puisse opérer au pluriel, et joindre le groupe des alliés à celui des proches. Il faut et il suffit que le nom d'un groupe serve de drapeau aux autres, quitte à se nier lui-même dans ce sacrifice conceptuel.
Pour qui ne reconnaît pas l’extrême intelligence prévisionnelle des Primates (et notamment des Chimpanzés) en situation sociale ou interspécifique, cette proposition peut sembler vaguement ridicule. Pour qui n’a pas eu la révélation que le chimpanzé –mâle ou femelle- ne cesse d’apprécier l’attitude d’autres individus, d’anticiper leurs réactions collectives, de se souvenir de leurs actes passés, de calculer l’effet d’un changement d’humeur ou d’une inimitié subite, de tenter de contrer ou d’accompagner une démonstration de force selon qu’il la sent assez sage ou trop folle quant à ses incidences sur la paix des ménages… tout cela peut sembler absurde.
Mais si nous savons ce que ce cousin muet est capable de penser ou de préconcevoir sans paroles des phénomènes collectifs ; si nous gardons à l’esprit l’extraordinaire anecdote de Franz de Waal indiquant l’effet subjectif d’une démarcation quasi-symbolique entre ennemi et ami, il paraît au contraire évident qu’il s’agit d’expliquer comment, chez un primate encore sans parole mais déjà bien plus intelligent , s’opère un déclic, et non un saut infranchissable. Ce déclic porte alors sur la transposition d’une situation concrète (tel affrontement entre amis et ennemis) dans un signe de ralliement qui aura les mêmes effets de solidarisation dans l’hostilité.
Comment nous représenter l’émergence d’une telle catégorisation chosifiant dans le signe une relation d’appartenance abstraite impondérable, (voire encore inexistante) engageant ses auteurs dans l’existence même de cette catégorie ?
L’effet performatif d’une catégorisation signifie –nous l’avons vu- qu’un individu va se comporter en soutien actif, en acteur vigilant d’une catégorie. Par exemple, il va répondre à un appel de ralliement concernant les “membres d’une entité patriotique” comme étant l’un de ces membres. Mais, pour réagir instantanément à cet appel, il faut que cette entité évoque pour lui quelque chose de fort, à laquelle il ne peut demeurer indifférent.
Or ce sentiment ne peut être spontanément suscité à ce niveau trop vaste, sans quoi le symbole de ralliement serait inutile.
Comment le rapprochement, voire le recouvrement parfait entre la grande alliance (dont on ne connaît pas personnellement tous les membres), et le groupe de solidarité immédiate, peuvent-ils donc s’opérer ?
On pourrait dire que le but final est de formuler une métaphore transposable dans une expression humaine du type : “l’ethnie est à ses membres, ce que les dyades mère-enfant sont à leurs membres”. “Si “Ego” est immédiatement solidaire de sa dyade, il doit donc l’être aussi de son ethnie”. Etc. Autrement dit, pour que fonctionne notre signe de ralliement, il faut et il suffit que l’idée suscitée par le ralliement le plus large (son, image, etc.) se rapproche suffisamment de l’idée des groupements de solidarité quasi-automatique, tel le groupe de frères et soeurs de la même mère, ou le groupe d’enfants élevés ensemble, que les mères collaborantes soient “chapeautées” par un mâle précis ou non (ou par une « super-mère »). Observons immédiatement que si l'objet "à créer" est bien le grand groupe, le petit (celui associé aux sentiments de fraternité "utérine") est inventé du même coup comme "parlable". Il y a un effet rétroactif immédiat, qui pose l'acte de parole comme disponible pour intervertir tous les éléments de la métaphore : on peut ainsi tout de suite objecter à ceux qui veulent nous imposer l'idée d'un fondement du Sociétal par le Familier, que, finalement, c'est la Familier qui est fondé par le Sociétal. On se retourne vers le référent pour affirmer que c'est à son tour un référé.

Cette double comparaison (vers le haut et vers le bas) nous appelle maintenant à réfléchir sur l’instrument dit de la « métaphore », comme indispensable à toute thèse sur l’invention du langage. Comme l’a vu Jacques Lacan, ou comme l’a théorisé Claude Lévi-Strauss dans sa formule canonique du mythe , il ne s’agit pas seulement là d’une figure de style, d’une façon de comparer, d'un "trope" . Une métaphore est une opération fondamentale du langage parlé, qui permet de juxtaposer ce qui est le contraire ou l’exact antagonique d’autre chose, à partir d’un moyen terme implicite (l’agent même de la comparaison).
Observons que nous en avons déjà découvert l’existence dans le paradoxe de l’acte de langage qui parle de soi-même, sans jamais pouvoir se rattraper. Lorsque je dis : « je parle », je ne rattrape jamais le fait de parler en disant cela. Mais il y a tout de même quelque chose qui se passe : j’essaie d’unir l’acte de parler avec un contenu de parole qui se « représenterait soi-même ».
Cette union est certes impossible, puisqu’il n’y a rien de plus éloigné d’un acte qu’une représentation imaginaire de cet acte. Elle est impossible, mais elle est proposée comme possible. Dire : « je parle » quand je le fais, c’est, comme l’a montré Austin , un engagement, une sorte de promesse autoréalisatrice. Je cherche à faire équivaloir mon acte et ce que j’en dis. Je mets sur le même plan, par décision créatrice, mon acte et sa représentation. A vous de me croire ou non. Or il n’y a qu’un seul lieu où cette équivalence pourrait être prise pour vraie : le sujet même de la parole, à la fois source –à jamais insaisissable- de son engagement dans cette parole et du jeu discursif.
.
Dans le nécessaire recouvrement de l’image du collectif et de la réalité affective de la dyade ou de la famille, il s’agit bien d’une métaphore en ce sens premier : impossible de comparer un vaste ensemble abstrait d’alliés largement étrangers à ma petite famille. Et pourtant, je « dois » parvenir à le réaliser, en jouant moi-même les intermédiaires, en portant sur moi (en tant que pur auteur de mon acte de parole) la charge de rendre crédible ce qui ne le sera jamais.
Mais alors, qu’est-ce qui va me pousser à me situer dans cette position inconfortable entre toutes ? Une seule réponse convaincante : un « groupe d’id-entification » situé précisément à ce niveau d’intermédiation va m’adopter comme l’un de ses sujets actifs. Le « je » va se créer lui-même en s’appuyant sur (ou contre) une identification possible à un groupe de solidarité intermédiaire, transformé pour ce faire en arbitre des affiliations.


11. Pouvoir et Résistance : le nœud entre sujet et social


Introduisons ici une parenthèse « psychologique », ou plutôt une remarque permettant de lier d’emblée le langage comme « fait social » universel et certains de ses effets sur les individus, à leur tour changés en « sujets » du langage, et donc du social. L’efficacité langagière ainsi définie signifie « pouvoir» social, et donc pouvoir tout court, surtout vis-à-vis de l’extérieur, mais aussi à l’intérieur comme discipline organisant la force collective.
Or, comme l’indique à juste titre l’expression populaire qualifiant la langue de « maternelle », c’est essentiellement par la mère qu’en passe l’apprentissage premier. On peut donc supposer que se recoupent pour l’enfant –quel que soit son sexe- les idées du pouvoir maternel sur lui, et du pouvoir sociétal de nommer les choses et les êtres « à leur place », de les ordonner sans la moindre contestation possible, dans le but final de composer une armée capable de tenir tête à l’étranger, mais aussi de se mettre à l’exploiter.
Ainsi l’enfant apprend-il l’ordre social -imaginaire et symbolique- en buvant le lait de sa mère, et l’on peut alors se demander s’il n’est pas confronté à la question de s’émanciper du pouvoir de nommer, en même temps qu’il doit se dégager d’un amour nourricier et « soigneur » trop étouffant.
Cette façon d’envisager la demande maternelle vis-à-vis de l’enfant rompt avec l’ordinaire interprétation en termes d’un désir d’inceste « pulsionnel », alors qu’il s’agit plutôt, comme l’a dit Roger Ferreri avec son humour coutumier, d’un « inceste avec les forces de l’ordre », passant par les mots et leur articulation rigide obligatoire, dûment transmis par une mère toujours trop soucieuse de la réussite sociale de son enfant, et non par une sorte de « sensualité sans parole », opposée à la culture. On se demande d’ailleurs d’où cette demande incestueuse pourrait provenir sinon d’un fantasme sur la culture elle-même, puisqu’elle est absente des liens entre mère et enfants chez les primates non parlants, pourtant parfaitement capables de reconnaître un pénis, aussi petit soit-il !
Certes, l’enfant découvre assez rapidement que les spécificités du langage lui permettent de poser sa résistance dans la parole même : il s’en empare et en maîtrise la source (la voix) mieux qu’il ne maîtrise celle de la nourriture ou des soins corporels, plus longtemps vécus comme « manipulations ». De la sorte, il peut incorporer les pouvoirs maternel et sociétal, et devenir « manipulateur », plutôt que manipulé : les psychanalystes diront qu´il cherche à « avoir » le phallus (signifiant du pouvoir culturel comme abstraction) plutot qu´à l´etre (au risque d´etre… néantisé par cette meme abstraction) .
Ce faisant, il reste largement pris dans la nasse d’une « pulsion d’emprise », sans pouvoir donner un autre sens aux failles du langage (ambiguïtés, duplicité du sens, etc.). Or ceci se retourne contre lui, car nommer et définir, c’est être nommé et défini, être figé dans la position même du maître, dépendant toujours d’un plus grand. Aspirant à la liberté, il cherche donc à sortir de cette dialectique circulaire du maître et de l’esclave, ou du «grand » et du « petit ».
Or trois éléments coïncident alors, en « retournant » le rapport du langage aux personnages parentaux : la résistance à la Mère, identifiée à la résistance à l’ordre dans la langue (qui est due en même temps aux insuffisances substantielles de la métaphore et aux inadéquations structurales du symbolique) vient coïncider avec la différence sexuelle : seul en effet, l’alter ego masculin de la mère semble ne pas se soumettre à celle-ci, mais, à l’inverse, la divertit en partie de son désir de réalisation par l’enfant, sans pour autant vouloir et pouvoir soumettre l’homme en l’infantilisant.
La coïncidence entre résistance au pouvoir maternel et différence sexuelle –avec le fait de porter le phallus (comme effigie de cette différence)- ouvre la faille de la résistance dans la langue : elle y permet le « gros mot » qui, tout en étant « personnel », illustre la possibilité de sortir de la nasse du pouvoir : la subversion dans la langue ne permet en effet pas de maîtriser mieux celle-ci comme outil de domination, de communication d’ordres, mais plutôt de la rendre poétique, d’y faire respirer l’air du monde extérieur.
Le père (qui sert surtout, selon un Lacan moins agiographié, à « faire rire » les enfants) est donc un « séparateur » entre mère et enfant, mais pas au sens trivial d’une séparation d’avec la jouissance du corps maternel : il est une figure de résistance au pouvoir magique du langage, à la toute-puissance attribuée au symbole, comme signe de l’occupation sociétale des liens familiers. Le père est donc bien moins « chef de horde » que résistant à l’ordre supramaternel, se haussant ainsi fantasmatiquement à sa hauteur. Et c’est dans cette compétition avec ledit ordre que se dispute le phallus-sceptre, entre supermère phallique (le pouvoir global du symbolique comme decorporant) et père phallophore (le résistant et son emblème), mais aussi entre père-résistant (et donc s’égalant imaginairement au pouvoir) et mère prétendant, via l’enfant, récupérer un peu de sa puissance propre.
Bien entendu, la mère réelle participe activement à soutenir cette « libération » de son propre enfant vis-à-vis de son image intérieure de mère-toute. Ce que Winnicott appelle une « bonne mère », meilleure que celle qui se confondant avec l’image idéale, récuse la possibilité pour son enfant de s’en émanciper. Inversement, le père réel peut très bien être « maternant ».
Il ne s’agit donc pas ici de proposer un militantisme assez idiot en faveur d’un sexe ou de l’autre, mais d’admettre avec Freud, que l’invention infantile des rôles des adultes qui l’entourent ne peut que trouver dans la dissymétrie des corps le moyen d’échapper à la combinaison sans espoir des pouvoirs adultes du corps allié au symbole. Or la dissymétrie qui restaure l’équilibre avec la forme féminine (seins, formes plantureuses) réside dans le pénis et dans son association avec la taille (le pénis –bien visible- est plus ou moins long, l’homme est plus « grand » que la femme, bien qu’il n’ait que des seins résiduels, et pas de possibilité de porter un enfant). C’est donc ici –après un détour par la méditation infantile sur le pouvoir, la langue et la liberté- qu’on peut revenir à la clinique freudienne de « l’envie de pénis ».
Ce « penisnied » observé par le créateur de la psychanalyse chez les petites filles européennes de son siècle prend, dans notre lecture actuelle, un sens différent : il n’est pas directement envie d’avoir le petit zizi du frère (après tout, avantage bien médiocre, et que la circoncision diminue encore symboliquement), mais plutôt signe de sa propre limitation comme pouvoir futur identique à celui de la mère.
La fille apprendra tout de même -et en général- plus facilement à parler, et plus tard subvertira moins souvent la langue que le garçon, sera moins dyslexique ou moins « bègue ». En revanche, la jalousie sera plus aisément féminine (Freud « écrit même : « cette rancœur hostile de la femme envers l’homme, qu’il ne faut jamais totalement méconnaître dans les relations entre les sexes » ), non parce que ce dernier possèderait le pouvoir, mais parce qu’il représente plutôt une liberté essentielle, narguant tout pouvoir, notamment celui des mots.
C’est alors en tant que partisane de la « surmère » associant pouvoir sur l’enfant et pouvoir sur les foules, que la femme éprouve ce ressentiment. Mais en tant que personne désirant elle-même l’accès à la liberté, elle s’identifie plutôt à ce père. L’entre-deux produit notamment l’hystérie, comme expressivité ou théatralité muette (dite somatisante), subvertissant à demi la langue par l’évocation physique, par la suggestion verbale de la séduction, plutôt que comme « verbalité », cette névrose étant là encore moins souvent accessible à l’homme.
Notons que ce n’est pas seulement comme femme, mais aussi comme mère que la femme peut souffrir de l’alliance entre pouvoirs de la société et pouvoir maternant : cet englobement « surmaternant » lui enlève en effet aussi sa propre puissance utérine personnelle, individuelle.
« L’envie de pénis » -sans doute peu contestable dans l’observation clinique- reflète donc un sentiment complexe : elle renvoie en même temps à la plainte d’une femme d’être destinée à la problématique du pouvoir (auquel échapperait l’homme), et à celle d’être, à l’intérieur de ce pouvoir, toujours infériorisée par rapport à sa propre mère, celle-ci étant alors amalgamée avec l’idée de la société, véritable détentrice de la magie de la « langue maternelle ». La comparaison des tailles respectives du pénis et du clitoris ne prendrait au fond cette force émotionnelle « colossale » (écrit Freud) que parce qu’elle réfère à la comparaison d’une puissance réellement colossale, -celle de la société via le langage-, et de la faiblesse corrélative de l’individu humain –garçon ou fille-, ou du petit groupe familier. Risque de castration pour le garçon ou castration toujours déjà là pour la fille, il ne s’agirait que de transpositions dans le langage inconscient du « corps psychique », que de variantes de la crainte du pouvoir sociétal, toujours capable d’empêcher notre « érection » personnelle qu’il rend dérisoire (bien qu´il l´exige en meme temps).
Néanmoins, en vis-à-vis de ce trop plein de pouvoir, une contre-alliance interne entre femme et mère singulière contre la surmère sociétale permettra de limiter l’introjection du personnage paternel et de ne pas obligatoirement destiner la femme libre à l’homosexualité. Elle permettra aussi, assez miraculeusement, de mitiger la propension au pouvoir maternel dans la femme, et de la faire jouir, comme mère, d’une liberté de subversion « paternelle » dans la pratique de la transmission culturelle à ses enfants.
On peut évidemment contester la valeur de la fiction que nous venons de proposer, tout comme la plupart des « mythes » psychanalytiques. Il reste, cependant, que ce type de fiction est fort utile pour se représenter un lien possible entre la cause sociale du langage et l’incroyable investissement personnel des êtres humains dans la parole. Et peu importe qu’un tel mythe accorde le phallus originel à la supermère ou au superpère : la seule chose importante demeure au fond qu’il soit le moyen de comparaison entre force et faiblesse, grandeur et petitesse, notions qui n’ont, selon nous de sens « fort », que dans leur réelle application aux capacités d’organisation collective, mais aussi, en contrepartie, d’isolement, de délaissement et de déréliction des « petits ».
C’est pourquoi la source originant notre entrée dans le symbolique n’est pas à trouver dans l’enfant lui-même, qui y entre pour ainsi dire à l’envers, à partir du fait accompli –et de son effet de « demande maternelle »-, mais dans ce qui nous a naguère poussés collectivement à produire et à partager la métaphore, c’est-à-dire la scène où nous pouvons « faire semblant » de nous organiser les uns par rapport aux autres.
Et comme cette scénographie est hors d'atteinte de la linguistique historique comparative, de l'archéologie ou encore de la génétique des populations, il faut accepter que ce soit plutôt l'anthropologie culturelle, politique et psychanalytique qui détienne la clef de la compréhension intime de l'origine du langage moderne (ou du langage tout court en tant que parlage dérivant).
Tant que les disciplines "positivistes" et empiristes récuseront la pragmatique du parlage, elles ne se donneront pas les moyens de saisir le problème qui les inspire pourtant. Au moins auront-elles joué leur rôle en entérinant le fait de la rupture culturelle de l'homme "comportementalement moderne".
En revanche, quand certains de leurs tenants se lancent dans une quête d'explication par l'efficacité objectale, ils se vouent à rencontrer un cul de sac et à prendre un retard considérable, d'autant plus grand qu'ils auront utilisé le terrorisme anti-intellectuel pour délégitimer les sciences humaines du registre sémiotique. Ce qui est intéressant chez des gens comme Ruhlen, en revanche, c'est qu'ils ont déjà tellement rencontré l'étroitesse d'esprit spécialisante dans leur tentative de remonter à la source, qu'ils peuvent sans doute mieux comprendre qu'elle peut aussi jouer contre d'autres méthodes et d'autres cheminements que le leur.
Je résumerai la chose d'une phrase : ceux qui ont découvert que le secret du langage réside dans sa puissance de métaphorisation du groupe humain lui-même sont désormais en train d'attendre que d'autres disciplines les rejoignent. Mais peut-être attendront-ils longtemps, pour autant que les disciplines empiriques répugnent à s'éloigner des certitudes comptables pour entrer dans l'expérience subjective, qui est pourtant notre lot commun… d'humains modernes.


12. Parler, c’est se situer réciproquement comme personnages d’une société


L’acte de langage à proprement parler… c'est-à-dire l'acte de parlage, c’est la métaphore, la capacité de comparer, de faire valoir et accepter une comparaison qui compte pour les interlocuteurs. La métaphore n’est pas du tout cantonnée à la fioriture de style à quoi la réduisent les grammairiens ou les rhétoriciens classiques (malgré quelques tentatives laborieuses comme celle du groupe Mu). C’est l’activité propositionnelle par excellence, à la fois quotidienne et universelle, par laquelle nous nous adressons aux autres, surtout quand les enjeux de la conversation sont forts.
Nous la pratiquons à chaque instant, même presque sans mots, en supposant acquis chez nos partenaires la reconnaissance de certains faits, c’est-à-dire, de la façon le plus souvent implicite et « performative », l’adoption de ces faits comme partie prenante de notre monde familier.
Je proposerai ici un exemple-princeps : un enfant (qui ne l’est déjà plus –infans : non parlant- puisqu’il « parle » à 15 mois) énonce ceci :
« palalon »
Il rajoute ensuite, à bon entendeur :
« leu »
Pour ne pas se perdre en conjectures, il faut recourir à l’expertise du parent éducateur et traducteur :
« palalon » exprime « poisson » tel qu’il est dessiné dans un livre d’images lu fréquemment avec le parent en question. « Leu » signifie « bleu », par opposition à des dessins de poissons rouges ou verts.
Mais allons plus loin :
« Palalon leu » est une phrase exprimée dans un contexte de conversations successives où l’enfant en question remplace par la parole l’expression plus directe d’un besoin affectif. C’est un constatif, certes, mais qui prend place dans une série d’autres concernant l’existence à leur place (comme le poisson dans le livre au moment du déjeuner de Bébé) dans un monde familier, dont le cœur passionnel est Maman, puis secondairement Papa, puis une série d’autres personnages humains (Nounou), quasi humains (Bébert le Chien familier), humains par délégation (personnages dessinés, poupées), ou par transformation (balles, cubes, etc). Le fait même de parler est exigé par la passion de constater que tout son « petit monde » est bien là, sans fuites majeures, et doté d’une certaine stabilité physique que reflète la stabilité dans les mots et entre les mots.
Pour résumer la fulgurance de « palalon leu » en l’imitant dans le registre savant, disons que la formule pourrait se traduire (en version courte) par :
« Le poisson est bleu, parce qu’en reconnaissant qu’il l’est, je plais à ma mère. »
Ou encore, en version longue :
« Si le poisson est bleu, alors une partie du monde est en ordre, tel que j’y trouve ma place, et que grâce à cette place reconnue par ma mère, je reste un objet d’amour pour elle, sans lequel je meurs immédiatement. »
La métaphore fondamentale inscrite dans cette affirmation est la suivante :

« Le fait d’être dit bleu pour un poisson de livre est égal au fait d’être reconnu moi-même dans le monde comme digne de l’amour de ma mère ».
Ce qu’enfin l’on peut exprimer plus formellement, dans un langage d’adulte lettré :

« La qualité « couleur » est à l’animal fétiche, ce que le nom est au sujet humain. »
N’excluons a priori aucune autre interprétation de « palalon bleu », même provenant de gens qui ne connaissent pas l’enfant en question, ou se défieraient d’explications psychologiques. Mais parions qu’au terme d’un quelconque de ces circuits herméneutiques, on retrouvera l’analogie implicite entre le monde descriptif et le monde affectif. Une analogie vitale.
Notons que, dans ce cas comme dans la plupart des cas, le référent « réel » (l’amour maternel et par extension le Familier) demeure extérieur à la métaphore exprimée, pour ainsi dire « refoulé » : en effet, ce qui est commun à la qualité et au nom, ce serait d’exprimer l’accueil du sujet au sein de l’ordre domestique, le fait de ne pas être exclu. Or ceci n’est pas dit, comme si le fait même de l’évoquer pouvait en actualiser le péril : dire le monde intime, c'est en effet déjà prendre une distance objectivante à celui-ci.
Il faudrait donc, pour retrouver la métaphore primitive et non plus dérivée, opérer encore une nouvelle traduction, à partir du non-dit, comme dans la formule suivante :

«Ma place au sein du Familier et la nomination sont équivalentes ».

Cette formule résulte d’un travail d’auto-conviction, puisque la nomination, qui dépend à l’évidence d’un ordre sociétal imposant les règles de la symbolisation langagière est tout l’opposé du Familier. Nous butons alors sur l’assertion la plus cachée : « le Sociétal est équivalent au Familier ».

Or, celle-ci est probablement la forme générale de toute métaphore. Elle est donc à la fois l’objet d’une appropriation imaginaire, et d’une défiance résiduelle qui provoque en même temps objection et refoulement de cette objection. Le refoulement est ici très nécessaire, puisque si je ne refoule pas le fait –patent- que le Sociétal m’arrache au Familier, que les mots de la langue commune sont là pour m’enlever à la fusion maternelle, je ressens le danger d’être chassé de ce paradis du Familier. Le prix à payer pour y rester, c’est au moins en esprit d’en être séparé « symboliquement » par l’adhésion « enthousiaste » au système de nomination.

Bien entendu, aussi enthousiaste soit-elle, cette adhésion ressemble un peu à l’applaudissement du badaud au passage du tyran, sachant que des gardes armés le surveillent : elle n’attend que le relâchement de la surveillance pour exprimer un doute, au moins de manière symptomale.


Le doute sur la valeur absolue de la métaphore, sur sa solidité, est repéré depuis Freud par ce que les psychanalystes nomment les névroses. Celles-ci sont en réalité des choix dans le mode d’objection porté à la métaphore « obligatoire ». Or il n’existe que quatre façons logiques de mettre en cause la vérité de la métaphore, dans un refoulement « incomplet ».

1-Soit, je prononce la métaphore puis, ayant un doute rétroactif, je vérifie : c’est le modèle général de ce qu’on nomme TOC, selon la toquade technobureaucratique américaine pour le refus des explications. A savoir les manifestations très diverses d’une obsession, qui n’est jamais qu’une vérification, un recomptage, une répétition, après l’acte métaphorique ainsi retourné en tout sens. N’existerait-il pas tout de même quelque chose de faux dans la bonne métaphore ? Sommes-nous bien sûrs qu’ayant nommé correctement un personnage, ayant défini une situation, s’étant présenté soi-même en temps et heure, et « propre sur soi », nous sommes enfin accueillis dans la reconnaissance chaleureuse du Familier ?
Plus je me lave les mains, plus je recompte, plus je contrôle que la porte est bien fermée, ou que mon discours est bien corrigé (en bégayant) et plus je manifeste simplement, par la répétition rituelle de la métaphore supposée correcte, mon doute sur l’efficacité de la métaphore. Mais je le manifeste par la voie logique de l’après-coup.

2-Soit je nie radicalement que la métaphore puisse être mise en doute, sous peine d’une punition par le Sociétal, celle-ci ne pouvant être qu’une soustraction totale à la jouissance. Auquel cas, je m’éloigne de tous les objets qui représentent pour moi la menace d’être écarté du Familier, notamment de ceux qui associent la formule sociétale (symbolique) et la plus grande chance de la transgresser : (l’objet de jouissance). Nous sommes dans le registre de la phobie, qui n’est autre que la voie logique de l’objection, de la critique « par avance ».
3-Soit, prenant mon courage à deux mains, j’affirme la valeur de la métaphore, mais comme je n’y crois guère, je dois donner l’impression d’un enthousiasme accru ; je force dans l’apparence, le théâtre d’une démonstration : c’est l’hystérie, qui est seulement la voie logique d’une objection soutenue pendant l’acte de la métaphore. Dans le présent.

Passé, futur, présent : nous ne nous éloignons pas beaucoup des trois catégories weberiennes (ou kantiennes) définissant des attitudes fondamentales dans la vie sociale et politique . Etrangement, les « pathologies » repérées par l’observateur « psy » ne seraient-elles que les formes symptomales de positions politiques choisies « dans le tourbillon métaphorique», face aux autres et avec eux ?
Faudrait-il accepter avec Lacan de considérer au fond ces pathologies comme des « discours », c’est-à-dire de façons d’insister sur un aspect ou sur un autre dans l’élan qui nous porte vers l’autre au sein de ce qui serait la conversation sociale, cette niche écologique de tout langage humain ?

En tout cas, n’oublions pas que la conversation elle-même se déroule dans le temps puisque propositions et objections y interviennent bien dans la succession des temps de parole, dans le pur présent fictif de l’égalité des droits à la parole, mais aussi dans le futur encore irréalisé des décisions à prendre.

Toutefois la conversation comporte aussi un côté strictement logique –et donc intemporel.

La position prise chacun à son tour dans le temps cache en effet que les objections (qu’elles soient positions politiques ou névrotiques) sont aussi des places dans une structure d’opposition. Par exemple, la position phobique est simple récusation de la jouissance du Familier par le sujet de la Loi, ce qu’on peut représenter de façon simplifiée : Loi +, Jouissance —. L’hystérie est croyance dans la nécessité de soutenir la loi par un héroïsme personnel, une présence du sujet, soit : Loi+, Jouissance + ; l’obsessionalité est retour du doute et réitération de l’effort, c’est-à-dire alternance automatique de récusation et d’affirmation, d’annulation réciproque : Loi—, Jouissance—.

Exprimé ainsi par des oppositions simples, le déroulement de cette suite d’objections appelle logiquement une quatrième case : Loi —, Jouissance +. Il s’agit dans ce dernier cas de figure de maintenir la jouissance contre la Loi, de récuser directement la Loi, en position symétrique de la phobie qui récuse directement la jouissance. Or cette position est aussi repérée par les professions « psy » : c’est la position dite « perverse », laquelle est au fond aussi une névrose, si on entend par là une symptomatologie liée à la présence du Sociétal dans les comportements d’un Sujet passionné de Familier.
Ledit « pervers » n’échappe pas à cette situation : il est tout aussi confronté que les autres névrosés à la nécessité de métaphoriser, c’est-à-dire de rapporter le Familier au Sociétal, via la loi de symbolisation, mais il choisit de maintenir la jouissance du Familier dans l’apparition même de la loi sociétale. Il jouit donc effectivement de la transgression, ce qui est probablement la position la plus stable et la plus rassurante, puisque la Loi intervenant toujours sans jamais manquer, on peut s’y appuyer solidement pour retrouver la jouissance du Familier.

Si l’on tient absolument à réintégrer le temps dans cette logique (tout comme il existe dans n’importe quel déroulement conversationnel), il est possible d’interprêter la position perverse comme celle de la « persistance » de la proposition métaphorique elle-même (réunissant passé, présent et futur), car elle s’appuie directement sur le référent « Familier » qu’elle ne refoule jamais complètement derrière les obligations du référé «Sociétal ».

La sublimation freudienne, malgré les contorsions de la névrose psychanalytique, a d’ailleurs toujours consisté à guérir le Névrosé en le réappuyant sur la stabilité de sa perversion, mot fatalement moraliste qui, pourtant, transporte avec lui la condamnation permanente de la tendance à se perdre dans l’objet. Ainsi de l’hystérique (souvent femme, parce que placée en position d’objet, de « chose », par l’homme qui la « maternise » -ou en fait l’idéal du Familier et cherchant donc à y échapper en s’étayant de la Loi) que Freud guérissait en la renvoyant à son homosexualité, à sa propre jouissance de la femme comme mère dominatrice.
Ou encore, dans le cas d’une thérapie imaginaire de l’obsessionnel Léonard de Vinci crayonnant sans fin des petites machines, en lui préférant l’artiste homosexuel, fasciné par le sourire masculin de sa mère et de son double.

La métaphore est donc logicienne en elle-même et non pas seulement par son instrumentation symbolique, (les mots qu’elle utilise) parce qu’elle confronte directement Sociétal et Familier, ou, autrement dit, ce qui « doit être pensé pour tous », ce qui relève d’une « réalité » contraignante extérieure, d’une perception paranoïaque de ce qui « peut arriver » découlant d’une intellection des tenants et des aboutissants les plus lointains, des interdépendances non spontanément perçues... et ce qui est déjà complètement intégré dans « l’habitus », dans la douceur relative de vivre entre personnes reconnues mutuellement et dans un univers d’objets... familiers.

Mais la façon pour la métaphore d’être logicienne n’est certes pas de réduire Sociétal et Familier à deux entités abstraites du type O et 1, A et E, S1 et S2 , etc., qui seraient parfaitement opposées et inconciliables. Bien au contraire, la métaphore ne travaille que dans la positivité, et elle transpose aussitôt l’un des domaines dans l’autre, assimile l’un à l’autre, tout en respectant leur « égalité » (à la différence de la métonymie qui absorbe l’un dans la réalité de l’autre, les fusionnant par condensation ). La métaphore nous dit simplement : « ceci est cela », voire "ceci-cela" (dans la forme simple non antisymétrique). Elle peut même éluder « ceci », et dire seulement : cela », ce qui rend le travail d’objection plus ardu, le temps de retrouver l’autre terme caché dans l’implicite.

La métaphore –cet acte vivant- ne maintient pas, ne fige pas le moment de l’identité, comme le fait la règle –la convention symbolique- . Elle la réalise : puisque (dans le carré logique aristotélicien) A égale E, alors… il n’y a plus que E ou A, c’est indifférent, puisque les qualités de l’un et de l’autre sont maintenues dans le terme restant ; puisque A ressuscite quand on parle de E et réciproquement.
Pour la métaphore, il suffit en effet que j’évoque qu’une position « totalisante » existe, pour que j’affirme par là-même que son antagonique existe aussi, puisqu’elle est tout aussi totalisante. Le « Tout » appelle « l’Aucun » et réciproquement ; le « Oui » appelle «le « Non ».

Il y a donc bien un aspect fulgurant dans la métaphore qu’on ne retrouve pas dans la règle logique, laborieuse, où la fulgurance est remplacée éventuellement par la rapidité du calcul électronique (hélas toujours plus proliférant, comme pour compenser la vitesse par la complexité, pour « faire croire » à de la fulgurance, laquelle n’est pourtant pas affaire de vitesse, mais de pure instantanéité subjective).

La fulgurance métaphorique est associée à la capacité fonctionnelle (la fonction même de la métaphore depuis l’origine forcée du langage symbolique) de superposer instantanément pour tous les participants les deux images du référé et du référent sans les fusionner. Elle est « id-entification » immédiate et c’est pourquoi nous la mettons aussi du côté du passionnel, et donc du Familier comme domaine originel de la passion, pour autant que le sujet lui-même de la métaphore se reconnaît dans cette identité et s’aime comme tel.
C’est cette fulgurance de l’image dans son rapport immédiat au sentiment – et au seul sentiment fondamental qui est l’amour, les autres en étant dérivés - qui, à mon avis, tient la dragée haute au concept, et fait de « l’entêtement artistique » pour reprendre l’analyse de Hegel dans son Esthétique , bien autre chose qu’un baroud d’honneur dans l’inéluctable progrès vers la rationalité.
Cet entêtement (Eigensinn) est aussi signe précurseur de la résistance de la structure des positions : en admettant que Hegel ait correctement décrit le mouvement de la modernité comme victoire toujours plus écrasante de l’esprit (au sens de la règle), il faudra aussi admettre qu’il n’a pas prévu le retournement de ce mouvement, dû au fait inévitable que même la science ne doit son énergie qu’à sa fascination par la forme « maternante », cette immédiateté devant à son tour sa force à son ancrage dans la passion du Familier . Si la destinée de la métaphore est –dans tout cycle conversationnel- de devenir métonymie, puis de s´éteindre dans la catachrèse, il faut aussi s´attendre à la renaissance de la métaphore là où elle manque le plus.

En bref : il se peut qu’après l’insistance de Lacan sur le côté mathématique des structures de la langue et des positions des discours, nous soyons bien inspirés de faire retour à Rousseau, et à son intuition de la force imaginatrice et émotive (illocutoire ?) contenue dans l’acte de parole.


13. Le groupe intermédiaire : mère de la métaphore

Considérons maintenant de plus près le processus d’entification (de chosification) du collectif de solidarité morale dans la parole. Nous avons vu que la métaphore réalisée à ce propos suppose un saut dans le vide où s’associent, par le miracle de l’engagement d’un sujet caché, deux contraires absolus : le petit groupe affectif (le Familier) et le grand collectif ethnique (le Sociétal), l’amour d’un côté, la déduction laborieuse de l’Autre , dont Rousseau, décidément génial, disait qu'il s'agissait de l'entrée dans "l'âge du raisonnement" .
Observons que la grande entité ethnique est constamment l’objet d’un démaillage, d’une autodestruction imaginaire : j’ai beau garantir en personne qu’elle est équivalente à ma famille, tout, bientôt, vient me prouver le contraire.
Dans le groupe convivial, je ne raisonne jamais quand un ennemi l’attaque, et j’y réagis immédiatement. Au contraire, il me faudra toujours reconstruire du raisonnement, du différé, de la représentation des conséquences lointaines pour déduire de la destruction du grand collectif ethnique que ma propre dyade est menacée.
Je le “sais”, mais je ne le “sens” pas, et d’autant moins que se multiplient les conflits ou les incompréhensions, les occasions de heurts, de trahisons, ou d’indifférence à ce niveau trop vaste. Ma réaction n’est donc jamais aussi rapide ni aussi vive. Sauf si l’image de mon “groupe d’amour” se juxtapose exactement à celle du collectif “politique”, et cela avec l’aide d’un adjuvant assez puissant.
Quel sera donc cet élément qui va permettre au réel et à son image de se rapprocher durablement, sans que ne revienne tout le temps la nécessité de s’y engager ? Supposons que le recoupement entre familier et lointain devienne à la fois plus urgent (par un état de guerre chronique) et plus improbable (par la taille et le caractère diffus du collectif ethnique). Qu’est ce qui va faciliter malgré tout la condensation de leurs deux images en une seule ?
C’est ici qu’intervient le moyen terme ou la tierce partie. Avant même que des facilitateurs de symbolisation se proposent au plan instrumental (comme l’habitus déjà ancien, dans telle espèce, de mobiliser des oppositions phonématiques ou/et gestuelles pour discriminer un signal donné dans une gamme de signaux possibles), nous devons avancer que “quelque chose” dans le réel ordinaire de l’expérience puisse abriter la possibilité très grande d’une union imaginaire de contraires éloignés. Par exemple, la fratrie constituée des enfants d’une même mère ou, largement des “frères et soeurs de lait”, ou encore des frères et soeurs d’élevage en commun par un groupe de mères, peut représenter aux yeux de chacun le cas évident d’une sociation à la fois plongée dans l’affection conviviale et émergeant du côté du groupe plus large, moins naturellement solidaire.
Accepter cette possibilité implique de se défaire de la certitude que le langage parlé émerge à partir de ce qui le cause directement (par exemple, une solidarité ethnique assumée par des sujets de la symbolisation d’un peuple entier), alors qu’il peut être un effet d’un cheminement logique complexe, sans pour autant que la cause essentielle cesse d’être active.
Là encore, une telle expérience en pensée n’implique pas de saut trop audacieux dans l’inconnu : on peut en effet supposer que dans le groupement de non-parlants, il existe déjà des successions et des imbrications de niveaux d’affiliation et de solidarité plus ou moins grands. Par exemple, il est clair chez les chimpanzés que les frères et sœurs utérins, bien que moins indéfectiblement solidaires que la mère envers chacun d’eux, sont plus aisément attachés et fidèles que d’autres individus étrangers ou apparentés de façon plus lointaine et moins durable.
Certaines proximités conviviales habituelles, généralement recoupées d’apparentements génétiques, connaissent encore, bien qu’à un moindre degré, des effets d’altruisme et de soutien mutuel face à l’adversité. Le groupe d’empathie le plus immédiat (la dyade mère-enfant) et le groupement le plus lointain (l’ethnie, le rassemblement d’alliés) dont il s’agit d’assurer précisément la solidité via le symbole, peuvent ainsi être reliés entre eux par l’opération d’une double comparaison, d’une part entre le petit groupe familial de base et le groupe « fraternel » intermédiaire ; d’autre part entre ce dernier et une entité plus vaste d’alliance.
C’est bien alors en fonctionnant “comme” un fratrie que l’ethnie peut espérer obtenir sur ses membres des effets comparables, bien que toujours un peu forcés, d’élargissement de la loyauté affective, en perspective de l’idéal familial. Inversement, la fratrie subit, dans cette problématique, la contamination de l’appel au symbolique en provenance de la question ethnique.
Nous supposerons donc sans risques excessifs que l’entité imaginaire appelée “en raison” (même encore non langagière) à voir consister, se condenser en elle des contraires éloignés, est bien d’abord catalysée par une quasi-entité intermédiaire, comme l’est la fratrie –intercalée entre la grande tribu et la dyade-. En somme, l’appel au symbole (au mot) désignant la totalité politique n’entraînera pas immédiatement, pour sa construction même, un appel à inclure directement la parenté intime, au sens premier d’une “partie” du tout, car c’est trop difficile, trop lointain. Elle évoquera plutôt une analogie « élargie » avec une fonction intermédiaire, telle une représentation de la fratrie, en tant elle-même que médiation.
Le groupement intermédiaire ou spécifique (entre mâles, entre jeunes, entre vieux, entre femelles, etc.) est une réalité importante et bien déployée chez les primates. Il peut être réalisé comme association temporaire avec d’autres, ou au contraire en opposition.
Un apport essentiel de la grande éthologue Shirley C. Strum dans son étude classique des Babouins du Kénya concerne par exemple la notion « d’amitié ». Si l’on regroupe sous ce terme de nombreuses manifestations de soutien, d’entr-aide, d’affection, de proximité physique sans enjeu économique ou sexuel immédiats, l’observation attentive finit par révéler de véritables stratégies de long terme d’abord entre individus de même sexe au sein de groupes génétiquement apparentés, mais aussi entre mâles et femelles appartenant à des bandes assez éloignées, mais qui pourront à nouveau se rejoindre. Tout se passe comme si les mâles, en particulier, cultivaient à l’avance des rapprochements affectueux « désintéressés » avec des femelles d’autres groupes (tout en apaisant la méfiance des mâles « locaux »), favorisant ainsi l’opportunité d’une nouvelle alliance matrimoniale, le moment venu.
Un groupement de femelles peut, quant à lui, s’effectuer à des niveaux différents. L’un d’eux est la synchronisation des périodes menstruelles et de fécondité , dont l’effet principal est de rendre impossible ou difficile la monopolisation sexuelle par un mâle, et un effet secondaire de faciliter l’entr-aide pour l’élevage associé de plusieurs nourrissons nés au même moment. Un groupement de mâles (impliquant une plus grande tolérance dans la compétition sexuelle) peut avoir pour cause l’amélioration de la vigilance et l’augmentation subséquente de la survie des nouveaux-nés... mais aussi inversement la coordination d’attaques de femelles ne disposant pas de protecteurs assez forts. Il peut paradoxalement étayer le pouvoir d’un dominant.
Dans d’autres situations, les pères peuvent s’associer affectivement avec leurs rejetons (chimpanzés, hamadryas, singes-araignées laineux, etc.). Dans d’autres cas encore, les mâles -issus du même mâle dominant et de femelles différentes- et membres de la même classe d’âge- migrent ensemble (dispersion parallèle). Ils peuvent tenter de rejoindre des demi-frères plus âgés issus de la même mère (népotisme fraternel ches les macaques et les vervets). Le plus souvent, cependant, chez les chimpanzés, les liens privilégiés entre mâles sont “politiques” selon le mot utilisé par F. de Waal, et fondés sur un mélange d’apparentements et d’échanges de services rendus.
Dans la situation de passage au langage "parlé", le groupe intermédiaire n’a pas besoin de fonctionnalité spéciale hors de ces diverses solidarités traditionnelles. Il n’ a aucune autre consistance en soi que de pouvoir « transporter» une image d’unité vers une autre. Si, par exemple, l’on appelle “clans”, des groupements d’élevage intermédiaires entre la dyade materno-infantile et le groupe politique plus large (alliance de forces lointainement apparentées), on peut imaginer que l’ethnie va être représentée comme “fratrie”, ou même comme concept même de la fratrie, peut-être augmenté d’un qualificatif magnifiant (grande fraternité, grande communauté).
Du coup, le syntagme nominal premier, dont nous posons ici -de façon purement spéculative- qu’il ne peut que référer au groupe de solidarité intermédiaire, se proposera d’emblée avec tout son appareil d’adjonctions possibles, indiquant son renforcement souhaité, et presque aussitôt également, avec des évocations de son envers que l’on craint : sa diminution, son affaiblissement ou sa dispersion.
En fait, la nomination d’une entité de solidarité sociétale « à la manière » d’un super-groupe de solidarité parentale, ne peut s’établir que sur une certaine compétition avec ce dernier, en perspective de son remplacement à un niveau bien plus large, et cette fois sans compromis possible, sans glissement "naturel" d'une échelle à l'autre.
Le groupe intermédiaire ne nous est donc utile que pour esquisser des tendances possibles, envisageables, à l'extension de l'imaginaire du petit groupe vers le grand. Mais il faut, en s'appuyant sur ce penchant, le transformer littéralement en hallucination d'une unité jusque là parfaitement impossible, bien que sa nécessité s'impose pour la survie.
Cette hallucination -proprement collective- ne vaut, quant à elle, que si elle est concrétisée par une série de signes d'appartenance (probablement déjà en germe au plan du groupe intermédiaire) : gestuelles et mimiques, danses de groupe, rassemblements festifs ou sacrificiels, etc. Elle doit aussi être si fréquemment répétée qu'elle induit un sentiment puissant d'accomplissement de l'entité collective dans le Réel.
En même temps, cette hallucination entretenue -forme primaire de l'acte métaphorique- institue d'emblée une coupure avec les tendances continues au groupe trans-familial. Il est même fort plausible qu'elle ne se constitue comme rituel régulier qu'en s'opposant "paraboliquement" au sentiment spontané du groupe utérin. Pour autant que la forme la plus évidente de la comparaison au-delà d'un simple trait d'identité entre deux objets est la négation de l'un par l'autre. Ainsi, lorsque, primate parlant du paléolithique, je représente une déesse du peuple par sa vulve ou ses rondeurs, je construis une idée qui s’oppose à ma mère réelle . Bien plus tard, lorsque je me tourne vers le culte du Père, non seulement je m’oppose à l’ancienne hégémonie de la Déesse, mais je mets en cause mon propre père concret, dont je surpasse la force en m’adressant à une figure transcendante. D’une façon générale, ces motions d’essence religieuse (encadrant mythe et rite) enveloppent la parenté, la déformant en même temps qu’en produisant le moule.
On pense ici à la fable attribuée à Abraham choisissant son Dieu et écartant la lune (la déesse mère) parce qu’elle diminue, et le soleil parce qu’il se couche. Il lui faut une totalité, constante et absolue, dont on peut ici imaginer que, pour n’avoir certainement pas été présente à l’origine du langage, elle a pourtant formé l’axe d’une certaine tendance : celle, proprement anthropologique, qui consiste à comparer des grandeurs, autour d’essences supposées identiques, puis à les nier en les surmontant grâce à l'entification d'une absence : cette fois, nous sommes bien dans le "symbole" et pas seulement dans le parabolique.
A cette étape, et malgré la persistance des affinités intermédiaires, la contradiction entre le petit groupe (réel) et le très grand groupe (imaginaire) mais symbolisé par la transposition religieuse ne se résoudra jamais et sera source de multiples pathologies psychiques et sociales.
Mais ce qui orientera désormais le pathos, c'est que le grand groupe symbolisé est bientôt tenu pour la seule réalité "complète", en écrasant le référent originel jusqu'à ne lui laisser que certaines voies inconscientes pour s'exprimer et résister. En suivant cette pente, notons que l’introduction du symbole dans la culture animale change la direction des pensées : sans paroles, la logique de l’opposition “affectif-déductif” voulait que, plus l’on tend au petit groupe intime (affectif +) et moins l’on calcule son intérêt (déductif-), tandis qu’à l’opposé, plus le groupe d’intérêt collectif est vaste (déductif +), plus il est déduit et pensé plutôt que vécu affectivement (affectif -).
Au contraire, avec le symbole signifiant (c’est-à-dire faisant signe de quelque chose à propos d’autre chose : ainsi d'un Dieu mis à la place de la totalisation), il se produit, nous une contamination imaginaire entre référent et référé, l’un empruntant à l’autre toutes ses qualités. Par exemple, si je réfère mon collectif politico-militaire à mon groupe « fraternel », ou « maternel », plus ce collectif est puissant et vaste, et plus il devient du même coup à la fois richement affectif et intellectuellement pertinent. Il se forme une chimère, salvatrice et résolutrice, du collectif fusionnant affectif et déductif.
En apparence, dans tout le "semblant" social, il ne devient plus contradictoire de révérer une déesse-mère qui soit en même temps la guide suprême des armées (Athéna). C’est un peu ce qu’évoque le romancier burlesque Terry Pratchett quand il invente un monde légendaire où la taille des dieux dépend réellement du nombre de gens qui y croient. Nous échappons alors à la fatalité de l’extinction progressive de la solidarité du côté de la grandeur du groupe, ce qui peut être réellement salvateur dans une situation écologique où cette grandeur du groupe devient à la fois condition de la survie, et contraire aux habituelles formes de segmentation entre “tribus”.
Mais ce renforcement de l’imaginaire communautaire a un prix : par un étrange retournement (tout aussi automatique), c’est désormais le foyer convivial, qui par sa faiblesse numérique et sa tendance à se séparer de l’ensemble plus vaste, passera désormais pour “désolidarisant”. La puissance même des affects qui lui sont encore reconnus joue à son détriment. Ainsi dans de très nombreux films américains, c’est toujours le petit village isolé qui est la résidence de morts-vivants ou de monstres en puissance. De là à penser que l’amour même entre individus proches est cause du non-amour entre membres du grand collectif, un pas peut être franchi, dont on se demande bien pourquoi il ne le serait pas par la pensée dite “primitive” (au sens fort, à restaurer logiquement, de “premier affrontement aux effets natifs du symbolisme”).
Il est plausible que le symbole du socius ("cum-civis", le monde des alliés), présumé premier symbole avant tout autre symbolisation des objets, soit construit politiquement en compétition directe (et donc en perfectibilités réciproques) avec l’amour des proches, tout comme il l’est, fonctionnellement, en concurrence avec les habitus de réconciliation chers à de Waal. Notons que c’est aussi une façon assez peu mystérieuse d’anticiper sur la prohibition de l’inceste : il suffit d’imaginer que l’amour étant transposé dans sa fonction sociale de survie vers le grand collectif, il devient au contraire suspect et objet de régulations drastiques dans le petit groupe de proximité. N’est-ce pas plus convaincant qu’une complexe et fort arbitraire théorie d’échanges matri- et patrimoniaux, appliqué à des sociétés où il n’existe encore probablement aucun système strict de définition du rôle des pères (sinon comme mâles protecteurs d’un groupe femelles-petits)...?
La fameuse affirmation fondatrice de Claude Lévi-Strauss selon laquelle dans les sociétés humaines, les hommes s’échangent comme des otages, ou mieux se donnent réciproquement leurs filles pour mieux assurer la fiction qu'ils font société ne serait plus guère acceptable sans débat aujourd’hui. Pas seulement par affaiblissement des « évidences » patriarcales dans la société post-moderne, mais aussi parce que l’effet de structure de toute parenté (il n’y a pas de rôle du père sans rôle du frère de la mère) peut découler d’un phénomène bien moins contestable : le groupe des frères et sœurs utérins réels entre en compétition avec le « peuple » des frères et sœurs symboliques.
Ce ne sont pas les hommes qui échangent des femmes "dans" une société, mais des groupes fraternels réels et symboliques qui négocient leur pouvoir social en s'associant par l'échange comme s'ils étaient chacun mandatés par leur propre petite société pour fonder une alliance avec d'autres. Autrement dit, l'échange des filles -ou mode principal de la prohibition de l'inceste- n'est que la trace perennisée du fait que des groupes ont fait alliance pour éviter la guerre entre eux… et mieux la conduire ensemble. En ce sens, le mythe freudien du meurtre du père ancestral par les frères de la horde renvoie à une narration effectivement plausible lors de tout pacte scellant la formation d'un groupe plus vaste. Mais il faut bien en préciser la formule : il ne s'agit absolument pas de liquider le chef de la grande horde rassemblant les frères, mais de créer une fraternité plus large en tuant symboliquement la tentation de chaque chef de bande réel de conserver son indépendance.
La nuance est de taille :
-pour Freud, tout se passe à l'intérieur d'une entité sociale primitive, où les frères le sont réellement ou sont cousins, et s'attaquent à un père (ou oncle) abusif qui leur interdit l'accès aux femmes du groupe. Le meurtre du père exorbitant -suivi du remords et de son refoulement parachevant le pacte- y représente un trait inhérent à toute société petite ou grande, de sorte qu'on ne peut rien en tirer à propos de l'invention du langage.
-Dans l'interprétation proposée ici, l'unification de plusieurs bandes ou hordes en un seul peuple précède l'invention du "père abusif" qui ne représente que soi-même (comme tentation) en tant que chef d'une des composantes, naguère encore indépendante. Or c'est l'unification elle-même qui correspond à l'invention du langage en tant qu'elle procède d'une métaphore identifiant petit groupe et grand groupe. La prohibition de l'inceste n'est donc qu'une conséquence de la constitution préalable de la culture et non l'inverse. Elle inscrit définitivement la culture humaine comme découlant de passage à l'état de "société plus grande" (formule qui permet de ne pas revenir à l'imaginaire rousseauiste opposant trop schématiquement l'individu sauvage au groupe sociétal).

Avant la prohibition de l’inceste, se manifeste la fonction la plus radicale de la culture : la prohibition de la différence. En ce sens homosexualité, endogamie et autochtonie comme cultures précèdent vraisemblablement l’hétérosexualité culturelle, et les hétérogamies du sang et du sol. Elles les précèdent pour en produire le modèle!
Mais continuons : l’amour du proche ayant été proprement transféré (via le mécanisme de l’idéalisation) à l’amour du collectif intermédiaire, tandis que celui-ci collecte de l’autre côté les signifiants de l’unité globale abstraite, (la sphère, dirait Peter Sloterdijk) voici que se présente enfin un “vrai symbole” (un “jeté ensemble” ), un nom et un affect unis dans une “chose” : le collectif lui-même considéré comme tel. Dès lors, tout vient ensemble dans la parole : évoquer l’affect, c’est nommer le collectif. Evoquer le collectif, c’est encore le nommer en suscitant l’affect (appelant sans réplique à la solidarité « de cœur »).Etc.
C’est sans doute dans un tel travail sur le proche, à la lisière externe de l’intime, et sur des modes ludiques variés, que se produit l’habitude d’associer sentiment et terme d'une nomenclature, et non plus dans les situations de conflit externe, qui ont été pourtant les causes premières les plus probables de l’injonction au symbole !
Qu’il soit réalisé dans les jeux ou dans les drames, ce travail de dérivation et de permutation, d'interpolation et de renversement -digne du pétrissage le plus complexe de textes sacrés anciens mille fois remaniés- s’oriente de façon assez prévisible : il cède aux questions posées par l’inconséquence logique. En effet, dès qu’une métaphore est soutenue (telle : “l’amour de la fratrie est le modèle inspirant aussi bien le groupe intime que le grand collectif ethnique”), elle prépare ce qu’on appellera plus tard de la question, de l’aporie et de la “contradiction” .
N’oublions pas cependant que nous avons fait découler le rôle idéal (voire l’invention) de la métaphore de la recherche logique d’une formation sociale sensible, donnant substance à une entité symbolique de portée plus vaste. Cette entité ne s’impose que par la nécessité “politique” qui lie la survie du collectif ethnique à la prise de conscience des solidarités indirectes qu’il implique. Sa représentation ne peut donc s’y stabiliser, puisque précisément, c’est le lieu des solidarités les moins spontanées.
Il est dès-lors logique de supposer que la métaphorisation obligatoire entre intimité et grand groupe ne se réalise qu’en redescendant en fin de compte au plus près de l’intime, seul lieu où l’amour soit, malgré tout, incontestable.
Les difficultés que la symbolisation y rencontre alors sont proprement incontournables. Elles se manifestent essentiellement comme conflit radical entre tendresse sexuelle et générationnelle, et loyauté envers le groupe politique partageant la langue parlée. Elles produisent vraisemblablement -et quelles que soient les spéculations heuristiques pour les imaginer- le retournement du référent (le Familier) en référé, et au-delà l'invention du sujet personnel comme héroïque résistant à la "masse" (tel que le fut par exemple Elias Canetti). Nous vivons pleinement cette période de retournement, et nous pouvons évidemment nous demander ce qu'elle apporte à une théorie du langage : créé pour nous faire croire à l'absolue réalité du groupe sociétal, elle est en train de nous engager, tout au contraire, vers la croyance en l'absolue nécessité de la singularité du sujet.
Toutefois, comme d'ordinaire, le doute s'immisce, s'invite là où il ne devrait pas : et si ce "sujet singulier", si prisé de la société de masse nommée "libéralisme mondial", n'était qu'un personnage illusoire, appuyant de toute la duplicité de sa fausse solitude, la totale disparition de l'intimité à laquelle nous confronte, par exemple le NSA espionnant nos messages et Google les exploitant ?
Et si la véritable modification du cours d'une parole homogénéisante ne résidait pas ailleurs, dans un écart à la dialectique sujet-objet, dans une réflexivité qui désigne non plus un groupe intermédiaire, mais la médiation séparant les groupes dans une pluralité substituée à la totalité ?


14. Le langage, fabrique du sujet divisé

Le travail de lien entre affects et intelligence à l’intérieur même du porteur de symbole n’est pas facile. Fusionnant imaginairement en lui-même les niveaux de solidarité et d’amour, le tiers-agent, va migrer vers une position ambivalente, divisée. Celle-là même que la psychanalyse freudienne repérera comme le mouvement intérieur du « moi », piégé d’emblée entre l’évidence de ses sentiments –les émotions, diraient les cognitivistes), et le doute profond que suggère l’intellectualisation du monde par le symbole.
On pourrait dire, en ce sens, que la formation –collectivement étayée- d’une position de « moi » sous-tendant l’engagement dans le symbole d’alliance sociale attise littéralement la psychologie et ses problèmes chez le non-parlant.
Bien entendu, le primate est engagé depuis longtemps dans une fragilité psychique qui le distingue déjà des autres animaux. Telle la grande dépendance à la mère et ses pathologies connues . L’exemple du Chimpanzé devenant phobique quand il se souvient de l’interdit de fraternisation montre à merveille l’effet de division intrasubjective qu’implique la catégorisation, même en l’absence de mots. On dira néanmoins que l’introduction du langage, par la nécessité logique qu’elle impose de constituer en chacun un sujet « médiateur » entre l’affect et l’intelligence politique, déplace et amplifie les pathologies psychiques du singe pré-humain. Elle les organise désormais sous le règne de la division subjective.
Il n’est pas inutile d’en étudier quelques incidences remarquables, car elles nous permettent de montrer comment l’espèce humaine n’est pas entrée en langage impunément. Elle en a payé un prix élevé, et peut-être à terme mortel.
Le premier effet du symbole associant l’ethnie à une série de sentiments forts qui ne lui sont pas spontanément associés (sans quoi le recours au symbole serait inutile) est bien de dissocier le sujet entre un sujet de l’intellect et un sujet de l’affect. L’individu se trouve d’emblée pris en sandwich entre sa propre représentation comme “être-là” de sentiments indubitables, et sa représentation comme sujet d’un “devoir” d’identification, toujours laborieux parce qu’incertain, et déduit plutôt qu’obvie. Il lui faut exercer sans cesse un travail d’autoconviction et de persuasion pour aboutir à l’effet de solidarité automatique d’un symbole collectif.
Encore une fois, la capacité très limitée d’intellection du symbolisme chez les cognitivistes (presque aussi limitée que chez leurs robots chéris), provient du fait qu’ils vouent un culte à la « pureté du raisonnement », opposée au « brouillage émotionnel » (là où leurs frères antagonistes, les religieux fondamentalistes, affirment la foi contre l'intellection, les deux faisant subir aux sujets réels de la condition humaine un écartèlement médiéval ). Ils ne se rendent donc pas compte que seule l’émotion apporte un effet de certitude confiante, alors que le raisonnement produit la mise en question de sa propre consistance. Ce n’est pas, contrairement à ce que croit le cognitiviste, un défaut de raisonnement qui divise le schizophrène, mais au contraire une absence de confiance émotionnelle qui le contraint à se perdre dans les confins –nécessairement inconsistants- de toute logique formelle.
A cette première division entre affect et pensée, que le « moi » travaille à pallier, s’en ajoute une seconde : celle, cette fois, interne à ce « moi », entre son incarnation dans une fonction médiatrice, et le sujet plus profond qui aménage cette médiation. Entre le personnage intellectuel du devoir (devant surmonter constamment son doute résiduel, éventuellement jusqu’au sacrifice), et le personnage sentimental (amené à partager, à différer et à étendre ce sentiment à des individus plus lointains et plus nombreux), s’insinue en même temps un personnage de médiateur et, du même coup, en arrière-plan, telle son ombre, celui-là même qui refoule l’impossibilité de cette médiation.

Reprenons pas à pas ce complexe mais inévitable processus :
-afin de “croire” que le symbole collectif me signale une solidarité aussi immédiate que celle de ma dyade maternelle, (et ne va pas du même coup m’embarrasser de doutes, sur la valeur de la métaphore « patriotique » -ou « matriotique »), je dois m’engager durablement dans un amour de l’idée, un idéalisme du collectif venant prendre la place de l’amour de mes proches .
Ce faisant, je nie mes doutes, mes indifférences ou mes aversions et les refoule sur le plan d’une résistance nécessairement inconsciente, qui continuera cependant à se manifester, tout simplement parce que, dans la réalité, je ne puis jamais autant aimer (et être aimé d’) une entité abstraite que mes proches dans un lien de convivialité immédiate. Surtout quand, avec les primatologues, on reconnaît l’extraordinaire puissance des liens affectifs “primaires”, et notamment du lien mère-enfant, cela sur des décennies.
En ce sens, il n’existe pas de métaphore (de comparaison) entre appartenances familiale et ethnique) sans un refoulement fondateur qui fasse de son sujet un sujet « psychique », souffrant de ce psychisme même. Ce sujet de souffrance et de refoulement n’est qu’une autre facette du pur sujet de la métaphore, « le performateur » engagé en toute liberté dans l’acte de parler, cette liberté même étant presque indicible à avouer, tant elle s’oppose à la croyance efficace dans les personnages convenus que, pourtant, elle fait exister de toutes pièces.

Ouvrons une parenthèse : trois de ces facettes du sujet (de l’affect, du devoir, de la croyance efficiente en la médiation) ne nous rappellent-elles pas la topique freudienne du çà, du surmoi et du moi ? Mais est-ce un hasard, ou un effet de pré-construction de notre problématique ? Ni l’un ni l’autre. Il est possible que le père… de la psychanalyse ait simplement retrouvé, en tentant de se mettre “à la place de l’enfant humain”, l’inévitable effet diviseur et « inconscientogène » du langage sur tout individu s’y soumettant.
Cela dit, n’oublions jamais que le langage implique aussi une quatrième instance fondamentale, porteuse de tout le reste (et dont la reconnaissance doit beaucoup à l’apport lacanien) : celle d’un sujet de l’inconscient de ce langage, et qui, tout en étant impliqué par ce dernier comme une "place" possible et même nécessaire, est absolument indéfinissable par avance, car son "être" dépend de la convention conversationnelle finalement efficiente. Ce sujet virtuel, mais jamais encore complètement assujetti avant qu'un système de langue et de conversation ne se referme sur les locuteurs, n'est ni le réel (du çà), ni le symbolique (du surmoi), ni l'imaginaire (du moi), mais quelque chose qui est prescrit plutôt comme un trou, une absence de signifiant, forçant le vivant à y prendre forme.
C'est au fond le seul « vrai » sujet, véridique « assujetti » à la loi de culture rapprochant l’intime et le vaste collectif, qui soutient politiquement toute la scénographie des oppositions et de leur médiation, sans jamais y apparaître, ni en personne ni en personnage, sous peine d’y disparaître immédiatement.
En effet, si nous étions conscients d’avoir accepté de parler seulement pour lier en nous deux extrêmes impossibles à réconcilier, pour le seul bien de notre société, nous ne pourrions pas vivre de l’intime conviction que nous sommes … nous-mêmes. Les trois personnages freudiens classiques (moi, surmoi, çà) ou leurs variantes lacaniennes (imaginaire, symbolique, réel) se retrouvent dès lors quelque peu décalés, voire bousculés par cette encombrante absence, par ce « nemo » rusé de la politique langagière du primate. Leur trilogie devient une surface auquel il manque le volume : le moi, en particulier, se trouve déplacé vers son propre idéal d’ambassadeur, ou d’organe de synthèse imaginaire. Il s’éloigne d’autant plus de la « réalité » qu’il se révèle du même coup appartenir à la « profession » de médiateur, au groupe confraternel dont Freud avait fait l’essence sociale du lien de masse. Le moi s’y trouvera contraint, forcé, voire écrasé, mais ce sera là sa réalité identitaire normale, et non l’exception.
Si la polarité affective, associée au « çà », à l’amour et à la mère, -imaginaire par excellence- demeure un roc stable, en revanche le pôle identitaire, présumé paternel et « surmoïque » se voit retirer la véritable fonction du devoir. Il devient aussi imaginaire que les autres, tout aussi plongé dans la jouissance, mais dans celle du calcul lui-même, dans la fabrication sans trêve du sens temporel par opérations intellectuelles complexes , au sens finalement agressif et rusé quant au monde extérieur.
En revanche, ce qui se manifeste discrètement, c’est le fameux « sujet de l’énonciation », unique sujet psychique réel, n’existant que sous une forme totalement refoulée sous l’énoncé, parce que je ne peux -strictement à la fois- affirmer ce que je dis, et rappeler que je suis libre d’affirmer le contraire.

Refermons cette parenthèse psychanalytique, en nous souvenant au moins d’un point : il n’est guère possible de penser sérieusement l’origine du langage parlé sans supposer un sujet de l’engagement "parolier" à jamais irréductible aux ingrédients de la métaphore qu’il produit. S’il faut, pour qu’elle fonctionne, inventer une phrase (un récit, une mise en scène, etc.) telle : « le groupe fraternel étant à l’ethnie ce que la dyade maternelle est au groupe fraternel, donc le groupe fraternel est la mère de l’ethnie… », il faut aussi que le sujet qui l’énonce ne soit jamais confondu ni avec l’ethnie (pôle paternel), ni avec le groupe fraternel (fonction médiatrice moïque), ni avec la dyade maternelle. Et de fait, seul ce sujet –à la fois psychique et politique, et le premier parce qu'il y a le second- sera capable de se porter aux trois points et d’en faire jouer les articulations. Seul, il sera le véritable sujet de la métaphore instituant le collectif dans les mots.
Un tel constat de la division du sujet nécessaire au langage parlé nous oblige à nous demander si toute culture humaine n’est pas d’emblée marquée -et cela en propre- par les pathologies immédiatement et universellement consécutives de la soumission stratégique de chaque vivant au “mot” (catégorie, abstraction, entification..).
Comment, dès-lors, en tenir compte dans une théorie de l’évolution culturelle ? Il serait trop facile de retomber sur une sorte de « péché originel » lié au langage, après avoir tempêté contre tous les créationnismes implicites associés au thème du langage comme propre de l’homme.

Mais nous sommes obligés de constater que, moins encore que toute autre invention de la nature, la culture parolière a pu s’imposer comme « allant de soi », par des adaptations purement positives. Si elle est née de la guerre contre l’autre, comme unique source suffisamment contraignante pour « les siens », elle semble aussi s’accompagner d’une guerre intérieure, d’une lutte déclenchée à l’intérieur du sujet pour triompher de l’opération métaphorique nécessaire. Encore savons-nous déjà que ce dernier n’y réussira jamais complètement ni dans la souffrance résiduelle qu’il refoulera, ni dans la consistance logique même de l’opération métaphorique.


15. Comment la parenté naît du groupe métaphorique.

Le problème constant auquel font face les collectifs ayant érigé en leur sein un groupement idéalisé, représentant leur propre solidarité globale face à “l’étranger” peut être formulé ainsi : “comment fondre en lui les opposés ? Comment contrôler, diminuer ou éliminer toutes les contradictions, les incohérences et les inconsistances, les quiproquo qui minent la valeur de notre paradigme unificateur ? ”
Certes, il peut sembler ridicule d’exprimer en termes aussi modernes et sophistiqués un questionnement qui, à l’aube du langage, utilisait certainement des accroches symboliques bien plus simples, moins différenciées, et moins articulées. Mais précisément : la tension visant à parvenir à surmonter les ambiguïtés et les culs de sac peut-être considérée comme la force même qui produira l’expansion des lexiques et le raffinement grammatical.
C’est en remontant cette pente organisatrice en sens inverse qu’on peut poser l’hypothèse que les premiers « outils » du faire-signe n’étaient précisément pas des outils passifs, abstraits, intérieurs à la langue seule, mais bien des « gens », des emblèmes vivants, des porteurs de sens en tant que sujets assumant ce sens.
Ainsi, mythe et rite doivent-ils leur indivisibilité au fait précis que c’est seulement dans les pratiques rituelles entre certains porteurs emblématiques de sens, que des signifiants adéquats peuvent émerger : toute la thématique de la possession en est issue.
Pour pouvoir prononcer une variante –même simplifiée et « originaire »- de la phrase « un signifiant doit représenter le petit groupe dans l’essence du grand », il faut que je puisse soutenir ce signifiant par des corps vivants qui l’incarnent « à la lettre ». Il faut que, lorsqu’est proposé à l’intitulé du grand groupe un signifiant sonore évoquant le groupe utérin (et comprenant par exemple la quasi-universelle racine «m » évoquant le maternel), celui qui prononce ce « m » en ce sens plus étendu et nouveau soit habilité à le faire, et à engager sa crédibilité comme producteur d’une médiation.
Une réponse partielle à ce problème est déjà donnée dans la manière de choisir le groupe intermédiaire comme carrefour réglant les contradictions entre intime et politique : par exemple, la fratrie. Mais il faut alors réitérer l’opération à l’intérieur de cette entité médiatrice, puisqu’elle-même connaît une tension entre intérieur et extérieur, entre le fait, par exemple, qu’elle partage de mêmes souvenirs d’amour, et celui qu’elle connaît la jalousie et la compétition entre ses membres.
Ainsi, le seul effort d’imposer l’idée d’entité sociale captivant l’amour et la loyauté en s’appuyant sur l’exemple supposé le plus “naturel” d’une telle idée va buter, de manière réitérée et multiforme sur l’obstacle du réel : cette entité n’a d’autre consistance qu’imaginaire, et celle-ci est variable, paradoxale. Bref, dès que nous trouvons une solution quasi-métaphorique pour « incarner » nos fantasmes d’union ethnique, nous pénétrons dans l’univers, à jamais ouvert, instable et cascadant, du déplacement des problèmes.
Imaginons par exemple que des liens très forts d’amitié “adelphique” (entre frères est sœurs) unissent, dans une ethnie de primates « pré-parlants » les Juvéniles nés de femelles partageant beaucoup de pratiques conviviales . Supposons ensuite que le « mot » représentant une sous-unité sociale quelconque “colle” très précisément au vécu de ce lien, et incite la plupart des individus ayant partagé cette expérience, dans des générations différentes, à se représenter immédiatement ce groupe, c’est-à-dire à inventer ensemble la chimère symbolique le remplaçant par un effet d’entité, jamais réelle. Il apparaît alors à son propos au moins cinq sources de quiproquo :
-D’abord, il est clair que ce groupe idéal de frères et soeurs n’évoquera pas la même chose selon les générations n’ayant pas été élevées avec les mêmes parents. Ou pire : il évoquera à la fois l’amitié et l’antagonisme avec les générations plus anciennes (chassées du paradis terrestre de l’attention maternelle intensive, par exemple au bout de 6 ans pour le jeune chimpanzé). Aussi bien, le signifiant du groupe “fratrie” tendra-t-il rapidement à ne plus jouer son rôle de paradigme de l’union, mais à réouvrir au sein du collectif de vieilles plaies morales, enfouies ou non.
-Second paradoxe possible : la fratrie peut évoquer une hiérarchie interne entre âges et sexes d’individus officiellement élevés ensemble : castes d’individus privilégiés, domination masculine, etc. Là encore, le fameux “groupe unitaire” peut s’avérer une référence pleine de trous, d’exceptions et de souvenirs cuisants bien difficiles à aligner sur l’image irénique d’une sorte d’éden de la conciliation.
-Troisième problème : les adultes supposés collaborer idéalement peuvent être soudain divisés par des conflits ravageurs, presque aussi terribles à leur échelle que des guerres interethniques. Il peut aussi se manifester des “criminels” (tels des adultes tueurs d’enfants ) à l’intérieur même de l’apparentement proche.
Quatrième type de problème : la nécessité d’un appel fréquent -ou non- à l’arbitrage par des adultes ou par des mâles contribue à donner au groupe supposément idéal un statut précaire, et à faire sentir à chacun qu’il tire sa consistance non de lui-même, mais d’équilibres de pouvoirs extérieurs ou supérieurs. L’extrême sensibilité des primates aux problèmes de pouvoir arbitral ne peut que renforcer une désillusion à l’endroit du havre de paix que devrait être la fratrie utérine.
Et enfin, surgit la plus grave difficulté, attachée au langage dans son essence : il suffit qu’un mot « représente » une entité pour, tout bonnement « nier » celle-ci en ouvrant une irréfutable possibilité de doute. Par exemple si le mot « fratrie » désigne tel groupe concret, il peut en désigner un autre, immédiatement en concurrence avec le premier. Toute affirmation de soi creuse ainsi sous elle-même sa propre annihilation. Affirmer un groupe, c’est rendre possible son inexistence, et du même coup, le forger dans la souffrance, voire la haine de ce qui, voulant l’abolir, à l’inverse, l’érige comme fait. La jalousie, dans son intense détresse de non-existence reconnue, est sans doute l’un des effets psychiques les plus patents de cet effet immédiat de toute parole.


16. La pente logique vers les interdits

Résister aux objections portées au groupe intermédiaire de référence, revient alors à préciser un noyau central toujours plus dense et miniature (fût-il le corps sacré du dirigeant charismatique “représentant” le groupe), où les contraires s’enchaînent directement les uns aux autres, permettant l’économie d’une “boîte noire”. Par exemple, s’il s’avère que le thème de la fratrie est brouillé par celui de la compétition entre fratries de générations différentes, il est possible d’atténuer le problème en enchaînant ces générations différentes par un lien formel, qui, en les nommant « frères » leur “interdit” la guerre (en plaçant un “dire” inhibiteur entre eux).
Bien sûr, ce lien doit encore être garanti par l’ensemble des participants, mais leur présence physique n’est plus requise et à chaque formalisation supplémentaire, le corps de garants « en personne » de sa validité diminue en nombre.
Que ce lien formel s’institue fréquemment dans un rite sacrificiel, à savoir la mise à mort de la chair vivante (humaine ou animale), est donc très compréhensible : l’abstraction formelle séparée du porteur emblématique n’est possible que dans la négation de ce dernier. L’élection du symbolique hors-corps signifie du même coup le retranchement de ce dernier comme profane. A l’issue d’un processus d’histoire culturelle tendant au resserrement toujours plus précis d’un groupe de représentants « sacrés », il faudrait d’ailleurs logiquement… sacrifier ces derniers dans un suicide où ils seraient remplacés par une production et une lecture automatiques de la loi. Et en un sens, cela s’est réellement passé.
Cela dit, ledit sacrifice du vivant remplacé par le partage du formel est seulement un marquage du déplacement de l’outillage symbolique, de sophistication de sa progression élargie, associée étroitement à la prise de pouvoir par des groupes spécialisés. Il n’a aucune valeur proprement symbolique en soi. La différence essentielle entre cette thèse et celle de René Girard sur le « bouc émissaire » supposé fondateur d’une entité pacifiée réside en ceci : je ne suppose pas que l’agressivité psychologique précède l’unité symbolique, et encore moins qu’elle en découle par l identité rivalitaire des besoins qu’elle crée.
Au contraire, l’identité est ce qui unit de grands groupes par propagation métaphorique directe de l’idéal affectif convivial, même si elle suscite rétroactivement de la rivalité imaginaire, et elle diffère ou repousse l’agression à l’extérieur. En revanche, le mécanisme d’affirmation de la métaphore exige le remaniement constant de la légitimité à porter la signification, à être des représentants, des «signifiants ». Le sacrifice ne traite que ces « à-côté » (ces produits dérivés) de la mécanisation du pacte. Il n’établit pas le pacte en lui-même, qui reste bel et bien fondé sur la métaphore du « peuple comme super-parenté ».
Que des personnes aient été (et demeurent parfois) les victimes réelles de la symbolisation (effet inhumain condamné par Darwin qui ne comprend pas grand-chose à la logique symbolique) tient plutôt de l'accident que de la nature de la culture : celle-ci utilise tout ce qui lui tombe sous la main (pour ainsi dire) comme machine de signifiants et, en général, elle commence par des signifiants lourds, coûteux en énergie, en douleur, en engagement physique. En un sens, la sueur du danseur, le sang du sacrifié, la fatigue du marcheur, l'épuisement de celui qui entre en transe, etc.. forment le prix à payer -dans une sorte d'accumulation sémiotique primitive- pour porter la signification, tout en ouvrant peu à peu la possibilité d'une économie de moyens, idéalement représentée dans la parole langagière (phonétique) et dans l'écriture. Le son modulé remplace le marquage des corps; l'encre remplace le sang; la beauté plastique de la rhétorique remplace la crampe de la transe…
Mais revenons au contenu du dire : aux commencements plausibles de ce dispositif de parole appelé dans l’espèce humaine au succès le plus massif. En appelant “frères” l’ensemble des personnes de générations différentes se succédant en situation de frères de lait ou de jeu, le symbole a alors un effet maximal : il hallucine les protagonistes en les renvoyant chacun en imagination à l’intérieur de leur groupe quasi-intime où l’affection l’emportait de loin sur l’agression, mais ils les y renvoie cette fois à l’intérieur de la nouvelle catégorie qui les unifie, en ignorant (en refoulant) leurs différences réelles, et certainement bien mémorisées (de bagarres fratricides). Notons que cette hypothèse expliquerait très directement beaucoup de nomenclatures élémentaires de la parenté dont on sait qu’elles confondent plusieurs générations successives dans un même titre de “frères” ou de “soeurs”, à partir d’une mère ou d’un père.
Bien sûr, la structure élémentaire très répandue mise à jour par Claude Lévi-Strauss sur le mariage entre cousins croisés (issus du frère de la mère ou de la soeur du père) semble introduire d’emblée une symétrie horizontale entre lignées maternelle et paternelle. Mais il est loisible de postuler qu’une telle symétrie opposant ainsi le groupe des frères au groupe des soeurs, trouve peut-être son origine dans l’importance de l’adelphisme en général (le plus vaste groupement des enfants issus d’adultes proches). Ensuite, elle ne le marque de l’exclusivité sexuelle qu’à partir de l’exemple du groupe des mères (comme représentant premier du groupement convivial).
L’équivalence masculine de ce groupe unisexuel (« Tous les mâles d’une tribu », par exemple), se décale, elle, sur l’entité politique (d’arbitrage et de “propriété”) et sur l’entité ethnique (de chasse et de guerre ). Ainsi se consoliderait progressivement la représentation –certainement pas originaire- d’une dualité polaire associée aux sexes en tant que groupes adelphiques.
. L’obligation de mariage en fonction du sexe alterné à celui de l’ascendant reconnu aurait dès-lors deux effets liés : elle construit le père comme équivalent à la mère par rapport à la descendance; et elle récupère l’activité sexuelle à la fois dans le groupe convivial et hors de lui (dedans, parce qu’il s’agit toujours d’un adelphe; dehors, parce qu’il s’agit de celui ou de celle qui n’est pas du même sexe que le parent).
L‘interdit de relations sexuelles n’a pas donc pas besoin ici d’être rapporté a priori à un réglage direct de l’échange des femelles par les mâles. Il faut aller plus loin, et dire que la notion même de mère ou de père est inventée par le collectif pour désigner ce qui fait unité entre les individus entre lesquels on veut éviter le conflit.
Le nom du père même demeure assez inutile tant que la descendance unifiée l’est seulement d’une femelle, bien reconnaissable. Il ne devient vraiment utile dans cette perspective que lorsque nous avons affaire à un groupement de femelles pour l’élevage. Il devient en effet alors plus aisé de confier à un “père de harem” (un propriétaire-protecteur) le port de l’effigie du groupement “philadelphique”. Au point qu’on peut se demander si, concernant les phylums de l’espèce humaine parlante, ce sont les femmes qui ont inventé “du père” (voire un collectif de protecteurs en miroir du leur) pour leurs enfants pris en commun, ou si ce sont les mâles alpha qui se sont organisés pour gouverner plusieurs femelles, comme dans nombre de sociétés animales .
Bien entendu, les propositions contenues dans les précédents paragraphes sont purement spéculatives. mais je maintiens qu'elles sont "heuristiques" parce qu'elles peuvent nous habituer à rechercher sans a priori les voies les plus aisées, les plus plausibles, des catégorisations qui ont fait la matière des premières métaphores entre le plus petit groupe affectif possible, et la grande entité de solidarité "obligatoire" du point de vue d"un devoir raisonné. Si nous insistons ici sur la "référence adelphique" plutôt que sur la différence de sexes ou d'âges, c'est seulement pour montrer que le miroir dans le groupe de la coupure entre ce groupe et les "étrangers" n'est pas évident à distinguer a priori. Et cette difficulté est ancrée dans la situation animale : ainsi l’hésitation qui se manifeste d’une espèce à l’autre dans les alliances privilégiées (entre mâles, chez les bonobos ou les colobes rouges; entre femelles chez les babouins de savane , les macaques ou les capucins), ou dans une même espèce (caractère plus ou moins tolérant des mâles chez les macaques, etc.) montre bien que les variations écologiques ne suffisent pas à rendre entièrement compte de la diversité des groupements intermédiaires significatifs. Certes, des modèles d’accès aux ressources rares comme celui opposant la concurrence de combat à celle de ruée, ont un caractère prédictif (selon Van Schaïk), le combat favorisant la dominance hiérarchique, aussi bien chez les femelles que chez les mâles.
Mais on peut supposer que la variation entre les modèles peut se présenter assez souvent chez des espèces connaissant de fréquents changements dans leur milieu, et que cela même peut entraîner une sorte d’opportunisme de la structure hiérarchique, préparant celle qu’on connaît chez l’homme.
La solution alternative, plus complexe, existe d’ailleurs toujours : on peut ainsi se donner un statut de mères-soeurs du simple fait de la coopération du maternage, et transmettre ce trait à ses enfants en tant que frères de jeux, et cela tout à fait indépendamment des pères (réels, putatifs ou « adopteurs »).
Quoi qu’il en soit, la position la plus logique quant au moment “natif” de l’arbitraire culturel, est de soutenir que les groupements adelphiques se forment en éliminant entre eux la sexualité comme on élimine le conflit, tout comme nous avons soutenu plus haut que l’idéal de groupe s’imposait au détriment de l’affectivité intime.
La recherche de partenaires sexuels à l’extérieur des groupements intimes désormais “nommés” et élargis à plusieurs générations (puis ensuite seulement redécoupés selon les sexes) n’est pas signe d’une volonté d’échange, mais c’est au contraire l’échange qui devient l’instrument inévitable de la réalisation de la paix non sexuelle dans le groupe convivial. Je ne “donne” pas mes soeurs et mes filles en me sacrifiant pour la paix du grand collectif : au contraire, pour pouvoir faire la paix chez moi, j’en limite ou j’en supprime la sexualité en me rassasiant de l’amour de l’idéal. Si je ne m’en satisfais pas, je suis donc obligé d’aller chercher une partenaire en dehors.
C’est de cette manière qu’en repoussant le problème de l’amour vers l’extérieur, à partir d’une injonction de paix non sexuelle venue de ce même extérieur... je vais paradoxalement transformer l’amour en cause de conflit social majeur ! La seule pente de résolution logique des problèmes principaux d’un collectif va, chez le Parlant, faciliter un déplacement systématique de ces problèmes et leur aggravation à des échelles supérieures.
En attendant, au moment où la fratrie devient l’instrument de la métaphore nécessaire entre son lien naturel aux sentiments intimes, et l’appel à la cohésion sociale plus large, nous n’avons pas besoin d’aller beaucoup plus loin dans la genèse imaginaire des mots importants (ceux qui nous désignent, plutôt que ceux qui disent notre environnement ou nos instruments) pour indiquer la direction alors bien lancée : la sphère du mot s’étend à partir de l’entité « problématique » à la recherche constante de sa consolidation au dessus des opposés qu’elle contient et qui, à leur tour se cernent et se consolident en devenant sous-catégories de la première, tout en faisant apparaître en elles, sous elles, celles qui leur résistent, et inclinent à être à leur tour nommées, et dé-terminées.
Nous pouvons laisser ce brin non tressé, ouvert à la discussion anthropologique portant sur les sociétés parlantes, c’est-à-dire ayant couvert le monde de paroles. Ne croyons pas si bien dire : les anthropologues, eux-mêmes assez bavards, n’ont eu de cesse que d’avoir enveloppé de leur propre nappe de mots ces sociétés parlantes, notamment en cherchant à entrevoir sous leurs poésies mythologiques, le carrousel systématique des correspondances entre systèmes symboliques ancrés sur des fonds imaginaires variés.
De ce point de vue, le travail de Lévi-Strauss demeure exemplaire et difficilement contestable. Nous nous contenterons ici de réitérer que la force de mise à jour la plus puissante des mécanismes de “mise en langue” (et donc de catégorisation des gens avant les choses) est bien celle qui tend à construire l’unité impossible de l’entité ethnique de niveau supérieur. Elle ne cédera jamais, d’après moi, aux seuls impératifs de l’échange égalitaire (pointés par Lévi-Strauss) et qui doivent sans doute être réinterprétés comme ingrédients relatifs et variables de la grande passion unitaire (et séparatrice) des primates parlants qui nous sommes encore.


17. De l’Imago des Primates à l’Imago culturelle humaine

Il est temps de mettre notre objet –le langage parlé ou parlage- entre parenthèses, pour laisser place à la force qu’il incarne et qu’il cache, et qui est le travail de l’imaginaire chez les hommes, et son résultat : la scène historique.

Affirmer que l’histoire n’a pas de sens revient à affirmer que seules les contraintes matérielles jouent directement un rôle significatif, les conditions de la reconnaissance réciproque et du statut de chaque participant à la société n'ayant qu'une importance seconde . Etudier l’actualité pour en déduire un avenir probable consisterait donc seulement à analyser l’état de ces contraintes, à les « modéliser », dans le cas d’une trop grande difficulté à en saisir directement les chaînes causales. Tout se passerait dans la discussion « sérieuse » entre écoles statisticienne et déterministe d’évaluation des contraintes rencontrées par les acteurs humains de l’histoire de courte durée.

Mais ce « sérieux » n’est-il pas naïf ? Sans déprécier l’importance de cette analyse, nous y ajouterons néanmoins un autre facteur : le facteur « culture ». Nous pensons que la culture humaine structure et encadre toute action individuelle et collective, et en tout premier lieu par le fait qu'elle concerne notre reconnaissance mutuelle comme sujets du collectif, véritable préalable permanent à l'existence de celui-ci.
Elle se compose en partie de propensions invariantes –bien que déclinées par périodes-, dont l’effet sur l’orientation de l’histoire est important. Dans cette optique, il s’agit de pondérer le rôle des contraintes matérielles par celui du facteur culturel, ce dernier produisant précisément un « sens de l’histoire ». Ce sens n’est pas transcendant : il est tout aussi immanent que les micro-évolutions dessinées par « le matériel ». Son impact peut être massif, mais il n’est pas aisé à reconnaître, car il nous engage tous à l’intérieur de ses dispositifs, et nous rend difficile la position d’analyste neutre.

Quel est ce facteur culturel ?

Il est entièrement relatif à la caractéristique proprement humaine (en dépit des tentatives de certains primatologues de prouver le contraire) de l’engagement métaphorique. L’erreur est ici de limiter cet engagement complet de notre espèce dans l’opération analogique, au langage et au symbolisme. Nous avons vu qu’elle consiste vraisemblablement, depuis l’origine même de l’humanité « parlante » (entre 800 000 et 50 000 ans, selon les théories les plus variées, à demander à autrui (et à soi-même) l’appartenance solidaire à un ensemble sociétal plus vaste que le groupe d’apparentement proche, grâce à une comparaison avec ce dernier. Ainsi, une société sera-t-elle, non une réalité, mais une idéalité plus ample, rapportée à la fraternité issue d’une super-mère imaginaire (Oumma, la communauté musulmane, Heimat, la maison-mère-patrie), ou d’un super-père (la « Patrie »).
Dans cette opération, il est impératif de se souvenir qu'elle joue sur la tendance déjà existante à la constitution du "soi" dans une imago extérieure au corps, mais qu'elle va exacerber cette tendance en produisant le sujet comme radicalement aliéné à l'imaginaire de la nouvelle entité sociétale et à sa symbolisation. De sorte que nous sommes littéralement propulsés hors de nous par le langage, de telle manière qu'il existe pour nous une urgence absolue à être reconnus par autrui en fonction de l'image du collectif. Seule cette reconnaissance vaut pour ne pas être anéantis, et elle ne peut être effective que si le regard de nos proches (et notamment de celui de nos mères) voit en nous un membre relativement autonome du collectif idéal. Autrement dit : nous "n'existons" dans notre corps propre, que si "l'être" qui nous est attribué par le proche n'est pas seulement la participation automatique au grand Tout sociétal, mais une capacité fondatrice, souveraine; que si ce qui est "aimé" en nous est au fond une résistance personnelle à la totalisation.

Cette résistance constructrice du sujet humain ne va jamais de soi. Elle est, sur le versant individuel, cause de la névrotisation généralisée, du seul fait qu'il y a toujours doute sur sa reconnaissance par autrui. Elle peut aussi être ignorée voire "forclose", et les psychoses se déploient, cette fois, sur la certitude de ne pas être reconnus, sinon comme les unités formelles, ponctuelles ou vides, d'un ensemble abstrait.
Mais le caractère malaisé de la reconnaissance du sujet comme essentiellement "résistant" (et fondant éventuellement toute participation sur cette résistance) est aussi accentué du côté collectif, par la puissance décuplée par le symbole de ce que nous avons épinglé comme "imago socialisante" : c'est cette dernière qui, hallucinée dans le langage, nous pousse à disparaître en elle afin de préserver son pur caractère d'idée ou de mot.
Il existe plusieurs raisons rendant compte de la tendance humaine à la co-reconnaissance qui instruit son langage et le fonde dans une nécessité, mais on peut dire en simplifiant, que, comme nombre d’autres mammifères et d’autres espèces, nous sommes attirés principalement et chroniquement par l’Imago unificatrice et fusionnelle, ceci s’opposant en partie aux pulsions momentanées et partielles telles que la faim (concernant l’individu seul) ou la sexualité (concernant la prolongation génétique de deux individus), et aux séquences instinctuelles qu'elles déclenchent.
La fonction évolutionnaire de l’Imago socialisante a sans doute elle-même évolué de manière plus sophistiquée chez les mammifères et les primates que chez les oiseaux (étudiés par Konrad Lorenz) : elle concerne d’une part la survie des enfants, recherchant ensemble leur mère, mais aussi celle des adultes, substituant à leur mère (éventuellement défunte) la communauté utérine qui préfère son propre culte de « l’absence maternelle » à la dispersion : ce culte in absentia (car la mère n’est pas là pendant les opérations menées loin du foyer par l’union des frères ou apparentés) permet une solidarité primale dans la chasse et dans le conflit.
Lorsque l’humanité invente l’institution de l’imaginaire (soutenue par l’outillage de symbolisation), l’Imago « naturelle » –qui existe probablement chez les primates non parlants- se trouve déplacée : elle est recherchée dans une effigie de l’Absence fondant la fraternité, mais elle est alors transposée à une fraternité plus large, reflétant les exigences d’alliances plus étendues dans la paix et surtout la guerre.
L’efficacité rassemblante d’une telle effigie bien au delà du Familier nous enhardit : elle nous pousse à son tour à l’englobement des « alliés-compagnons » (des socii) dans des solidarités toujours plus vastes et abstraites. La passion de l’Imago demeure, mais se trouve transposée dans l’Idée, c’est-à-dire dans un imaginaire à la substance et aux bornes floues, mais dont la force hallucinatoire (l’impression de réalité produite sur ses « sujets ») peut être structurée et encadrée par les règles de la pensée, renforçant l’illusion qu’elle peut-être appréhendée ou construite, en tout cas « fixée ».
Cependant, cette Imago transposée dans « l’arbitraire du signe » es constamment « bombardée » par la critique, par le questionnement, par la dérive des images elles-mêmes : elle a donc besoin d’être constamment enfermée, gardée, restaurée, recadrée, ce qui explique suffisamment la « nature religieuse » de l’homme.
Le lieu de l’unité à maintenir entre imaginaire et symbolique a en effet longtemps été le religieux, soit le corps propre du chamane dans les versions plus anciennes, soit le temple du Dieu dans les versions plus récentes. Plus récemment, corps et églises se sont vidés de leurs capacités surnaturantes, la production conjointe d’Imago et de structuration de l’Imago s’effectuant désormais par toute la société, telle une immense machine à faire circuler les modifications prévisibles de cette Imago, de telle façon que la perte de croyance se perde elle-même dans l’ensemble des circuits discursifs reliés les uns aux autres en une « théosphère ». La société-dieu (prévue par Durkheim) remplace ainsi les religions du corps ou du lieu pour l’humanité comme espèce planétaire dans l’entretien de l’Imago.
Elle n’évite cependant pas la précipitation d’un paradoxe natif : l’Imago humaine se déploie toujours pour faire face ensemble à l’adversaire , ou à la rigueur à l’adversité. Or la société-monde ne connaît plus d’extériorité, et l’énergie énorme de sa constitution et de son entretien tend à s’échapper dans le vide sidéral (au sens propre de la solitude de la planète Terre). Les figures de « l’ennemi intérieur » ( déjà pointées au XIXe siècle par les pamphlets de M. Joly, réutilisés par la police secrète tsariste dans sa fabrication des fameux « Protocoles des Sages de Sion ») sont donc appelées à se renforcer, au prix d’une division interne de l’Imago. Le combat historique devient une sorte de guerre avec soi-même, dont le nazisme (s’attaquant à la quintessence allemande et européenne que représentaient les Juifs) fut le premier paradigme monstrueux. Il faut cependant s’attendre à ce que –la société-monde se constituant de manière plus organique, et sans possibilité imaginaire de repousser une partie de la planète au delà du « limes »- la recherche de l’ennemi intérieur se fasse de manière toujours plus urgente. La reconnaissance du sujet comme résistant rencontre ainsi une hostilité diffuse mais organique et de plus en plus pregnante.

La destinée de l’Imago culturelle (ou transposée par le travail métaphorique et sa conclusion "catachrétique") n’est donc pas nécessairement heureuse, et rappeler d’emblée son orientation tragique ou même « folle », c’est éviter l’espèce de naïveté béate qui suinte de la plupart des réductionnismes établissant le langage humain comme une cerise sur le gâteau de l’évolution darwinienne.
Or il n’est pas du tout évident que le virage culturel de l’Imago des primates soit un phénomène relevant de la sélection évolutionniste, ou alors en y intégrant des phénomènes d’amplitude et de rythme catastrophiques.
Par ailleurs, notre hypothèse n’est pas en soi « pessimiste ». Elle oblige seulement à considérer le principe de Responsabilité de Hans Jonas, à savoir le souci de l’avenir de la vie, comme seul rempart réel à la tendance aujourd’hui autophagique et autodestructrice d’une Imago contrainte par structure de s’attaquer à l’ennemi intérieur, c’est-à-dire à soi-même. Cette hypothèse –ici énoncée à traits rapides, peut-être par manque de temps- revient à soutenir que si la destinée humaine ne doit pas être celle d’une pure et simple extinction par implosion, elle est nécessairement confrontée au combat non plus seulement avec l’Imago intégratrice, mais contre elle, contre ses effets pervers massifs. Mais c’est peut-être là la noblesse insigne de l’homme que d’avoir à transposer ultimement ses instruments de lutte contre autrui, puis contre lui-même, en instrument de lutte contre... ses propres tendances morbides et pour le maintien de la reconnaissance des sujets comme résistants à la totalité.
Cet ultime avatar de l’Imago deviendrait alors une sorte de joyau et parerait la solitude de la Terre d’une aura spéciale : elle deviendrait support de la pluralité humaine et non plus instrument de sa fusion forcée dans un grand Tout vide.

Mais, au fond incapables de prophétiser la finalité ultime de l’Imago humaine, revenons à son émergence ambiguë de l’attractivité sociale des commencements. Il est possible que Freud, fasciné par le centrage sexuel de la Libido n’ait pas perçu la spécificité non sexuelle –ou même anti-sexuelle- d’une force sociale puissante et pourtant presque invisible : celle de l’Imago des Primates. Le créateur de la psychanalyse a sans-doute confondu l’instinct de mort (qui concerne d’abord la finitude individuelle) et le fondement instinctuel du « lien de masse », car celui-ci demeure en effet essentiellement étranger à la sexualité, bien que celle-ci parvienne heureusement à en détourner une partie, permettant la continuation de la vie.
A tout le moins pourrions-nous aujourd’hui admettre qu’une partie de la Libido se détache de la sexualité non pas pour pousser l’individu à la mort et à la désintrication de ses passions, mais pour le consacrer à la survie du grand groupe et à la solidarité, et ensuite seulement à la reproduction.
Dans cette perspective, ce serait donc une passion « positive » qui nous pousserait à l’Englobement (et non pas principalement l’utilité), mais aussi à la Résistance, qui exprime d’autres pulsions insatisfaites ou frustrées par l’englobement, dont la sexualité est sans doute l’une des principales. Jacques Lacan a proposé (après Lévi-Strauss sur d'autres objets) de nommer la première tendance à la « métonymisation » et la seconde « métaphorisation », en les rapportant à l’intérieur de la sphère des signifiants. Mais l’énergie libidinale qui pousse à ces deux poussées divergentes, effectivement reprises dans l’activité symbolique, ne s’explique pas entièrement par la loi logique de cette dernière : elle lui est préalable, et dépend d’une sorte de transcendance biologique de l’imaginaire, absolument réfutée par ce maître structuraliste et logicien.

Le clivage lui-même entre englobement et résistance n’est pas d’abord logique mais tient déjà à la dynamique interne de l’Imago biologique des primates non parlants, qui les pousse, et de façon déjà contradictoire, à donner une frontière à la fraternisation, dégageant un intérieur et un extérieur, une solidarité et une hostilité, mais aussi à déplacer cette frontière, à la renverser souvent, à la nier en quelque sorte, pour la faire évoluer dans le sens de nouvelles solidarités.

La lecture de nos grands éthologues-primatologues est, sur cette question, illuminante : les primates non-parlants, décidément nos très proches cousins en politique, sont loin de baigner dans l’harmonie avec la nature environnante (harmonie dont le mythe –parfois repris à son compte par Lacan- est nommé abruptement « le commencement de la folie » par le Pr. Gilles Gagné ).
Ils sont constamment saisis dans les dilemmes incertains de l’alliance et de la trahison, de l’hostilité et de l’amitié, de la défiance et de la fidélité. L’imago y occupe déjà cette place tremblante et vacillante, réversible, qui va encore s’aggraver avec l’introduction des cadrages symboliques, pourtant inventés pour la « fixer » (au sens du fixatif en photographie).
Considérons un moment l’introduction d’un cadrage imaginaire tendant au symbolique, comme la référence religieuse fixant relativement l’hallucination de l’absence collectivisable (culte de l’esprit maternel, par exemple).
Que s'y passe-t-il ? Une lutte immédiate s’engage dans le processus même de cette « métaphorisation » : le référé (l’objet de l’affirmation = par exemple ce groupe de frères existe) n’est jamais bien reflété par le référent choisi (l’objet d’appui de l’affirmation, par exemple une « super-mère » imaginaire). Il va y avoir des contestations aux limites (qui est frère ou pas ?) mais aussi au coeur (la super-mère est-elle vraiment maternelle ?). Pour se maintenir, ce « référé » doit donc conserver la capacité de changer de référent ou de le modifier : les inventeurs de la religion doivent rester en pleine capacité de transformer cette religion. Ledit référé ne se maintient alors que dans le paradoxe de détruire ou d’écraser cela même qui lui sert pour exister, mais il ne peut plus le faire que dans les rêts mêmes du symbolique. Il ne change désormais la religion que dans des termes religieux. Ce paradoxe essentiel explique suffisamment le double dynamisme de la culture humaine : à la fois tendu vers plus d’affirmation (englobement, maîtrise), et plus de résistance (objection, rétribution). Le premier mouvement rassemble et absorbe, accumule et dissout, appauvrit les différences. Le second sépare et reconnaît, distingue, et découvre, objecte et rétablit.
Il est possible, ici, d’insérer une critique de l’oeuvre –assez magistrale- de Pierre Legendre sur la « scénarisation » de la culture humaine. Car, tout en décrivant admirablement ses avatars, elle se situe curieusement à l’intérieur de celle-ci comme protagonisme : il s’agit pour Legendre d’affirmer avec une sorte de passion de l’urgence dramatique le moment « métaphorique » par rapport au moment « métonymique », mais surtout d’affirmer la scénarisation elle-même comme un objectif à défendre pour éviter la deshumanisation, la descente au rang de « boucherie ». Or, à notre point de vue, il n’existe aucun risque de « déscénarisation », la scénarisation étant déjà en germe chez le primate non parlant, mais prenant chez l’homme un caractère de fait indestructible, sauf à détruire l’espèce elle-même. On ne voit pas en effet comment les cadrages symboliques apportant toujours plus d’efficacité à l’Imago unificatrice pourraient être menacés de disparaître, ni comment l’Imago elle-même, produite spontanément par l’esprit humain pour rendre concrète et présente l’absence comme lien social et sociétal, pourrait être menacée d’abolition.
Cette obsession legendrienne a certes maints effets heuristiques, mais elle lui cache aussi un risque grave : celui d’un retournement de la scénarisation contre-elle-même; celui d’un suicide par parachèvement du cycle dramaturgique en cours.

On pourrait, par exemple, poser que l’actuelle mondialisation correspond à une scène de conflit imaginaire, sur laquelle l’emporte momentanément l’argument métonymique (l’englobement), dans une lutte avec la métaphore, amenant celle-ci à reddition : nous comparons en effet l’espèce humaine répandue sur la planète à une société complète, telle qu’elle aurait déjà été seulement en partie « réalisée » dans les laboratoires qu’étaient les Etats-Nations.
Dans l’ordre de cette comparaison, nous construisons « l’Etat-Monde », qui aura évidemment des caractéristiques encore plus organiques et universelles que celles portées par l’Etat-Nation, lequel n’en est désormais qu’un arrondissement.
Celui-ci avait lui-même été établi en comparaison avec des totalités plus restreintes comme l’ethnie ou la famille, et celles-ci en comparaison avec les groupes utérins encore plus étroits. C’est bien le mouvement d’englobement qui est ici à l’œuvre, amenant la métaphore (la comparaison des totalités successives, avant leur condensation) à se rendre à la totalisation ultime.

Cependant, l’englobement s’accompagne en sourdine du mouvement inverse : l’instance de référence étant dépassée pour étayer un niveau plus vaste, elle doit cependant être défendue dans son essence à ce niveau supérieur : démocratie, libertés acquises, justice sociale, etc. De sorte que le terrain du débat entre résistance et participation se déplace, change de nature, sans pour autant dissoudre le dilemme fondamental de tout collectif parlant.

Un deuxième phénomène essentiel découle de la métaphorisation/métonymisation de notre histoire : il existe au bout du processus conversationnel qui la réalise une tendance à permuter les deux polarités de l’englobement et de la résistance. En effet, les états d’équilibre entre les deux pôles sont rares et brefs. L’englobement finit certes par prévaloir, de par sa nature même d’affirmation supérieure à toutes les objections. Mais cette victoire est aussi sa perte : une affirmation autoréférente sans partage et sans fondation, est insupportable, et laisse naître en son propre sein, la contestation radicale qui la porte à ressusciter son antagonique, cette fois en position de référé (on peut y voir une forme d'application de la loi générale expliquant la réduction des anomalies symboliques pour Dan Sperber, mais à condition de ne pas faire de cette réduction un simple trait cognitif inné, et d'y introduire en position motrice la passion de l´entification, elle-même fondée sur la nécessité de participation de chacun au Tout social).
Symétriquement, quand la résistance tend à son tour à l’emporter, son contenu devient globalisant, et c’est l’autre terme qui se met à y résister : dans le "social" contemporain, les partisans de la plus grande collectivisation peuvent apparaître à certains moments comme de purs résistants à la loi de la domination organique par l'argent. Et inversement, ceux qui soutiennent la "liberté une et indivisible" peuvent devenir de farouches résistants à la règle sociétale poussée au socialisme le plus égalitaire.
Nous sommes donc saisis dans un balancement où les contenus, pris pour les mouvements métaphoriques eux-mêmes, se renversent en leur contraire, de sorte que s’inverse aussi le sens des pratiques.

La tentative de comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui, et dans quelle direction nous allons, par conséquent quels sont les événements importants qui sont plausibles en termes culturels, et parmi ceux-ci, ceux qui deviennent probables à échéance assez brêve, revient dès lors à situer où nous en sommes de la « lutte » entre englobement et résistance dans la métaphorisation la plus globale (tenant lieu actuel d’Imago), sous le double aspect de la dominance relative d’un des pôles, et de sa transformation interne en son contraire.
Ainsi, la globalisation peut-elle apparaître comme une victoire de « l’englobement » dans un Etat-Monde, mais en elle progresse aussi du côté de la résistance des différences, de la logique de « subsidiarité », des « corps », du « local », etc. On peut très bien imaginer à terme une sorte de retournement du « gant » mondialiste en son envers d’une dissémination, d’une « multitude » (appelée de ses vœux par Tony Negri, par exemple), seulement liée par les réseaux informatisés. En un sens, cette destinée de la globalisation y est déjà inscrite, la résistance déplaçant alors ses contenus vers plus de « structure » .
Tous ces mouvements s’entrecroisent finement et l’art de leur interprétation juste consiste à ne pas perdre de vue les tendances de fond, souvent cachées par des trains d’ondes superficielles. Malheureusement (ou heureusement), il n’existe pas de modélisation possible de cette complexité. La reconnaissance des formes et l’intuition humaine sont encore nécessaires pour bien percevoir l’essentiel et rejeter l’accessoire. L’instrument essentiel pour ce faire demeure le scénario, ou le récit historial, dont on prétendra que la « meilleure version » est celle qui résiste aux objections les plus variées.


18. Comment et pourquoi le langage a-t-il persisté ?

Revenons plus précisément au langage parlé (ou métaphorisant-métonymisant) pour avancer vers une toute provisoire conclusion : qu’il soit issu de l’absolue nécessité de se définir collectivement par un nom, face à d’autres collectifs hostiles, voilà qui peut maintenant apparaître plausible au lecteur. Du moins l’espérons-nous. Que le symbolique ne soit pas dans son essence une sorte de grâce céleste descendue spécialement pour définir le propre de l’homme, mais soit un pur effet de la constante lutte politique en vigueur chez nos espèces turbulentes depuis des temps immémoriaux, voilà ce que nous aimerions au moins faire soupçonner à ceux qui nous font l’honneur de considérer la présente expérience en pensée.
Il demeure alors une question lourde de conséquences : pourquoi donc le langage parlé a-t-il persisté dans les situations où l’autodéfinition de l’ethnie ne s’avérait plus aussi urgente, comme, par exemple, lorsqu’une civilisation domine toute une aire régionale, sans rencontrer aucune contestation sérieuse à sa périphérie ?
Il est toujours loisible de soutenir que la guerre n’a jamais cessé depuis les temps préhistoriques et qu’au summum de la civilisation classique, l’Athènes du IVe siècle avant JC n’a pas connu plus de deux années consécutives de paix depuis plus de cent ans. Ou encore que la Vallée (le nom de l’Egypte ancienne pour elle-même) fut en 4000 ans de continuité historique, envahie à plusieurs reprises et en permanence contrainte de maintenir des corps expéditionnaires au delà des déserts et des mers. En d’autres termes, ce serait toujours la même cause qui produirait l’impulsion entretenant le besoin de langage, raviverait l’activité métaphorique et passionnelle où nous pensons exister comme sujets d’un Tout.
Toutefois, le travail de la résistance pointe ici son inlassable frottement. On sent bien, à seulement en formuler l’hypothèse, combien celle-ci est artificielle : il est évident qu’une fois ancré le langage, il devient relativement indépendant des circonstances externes.
On peut cependant résister encore et proposer que la nécessité d’identité vis-à-vis de l’extérieur dans une société « simple » se transfère à l’intérieur dans une société complexe, résultat de rapports de forces et de compromis entre sexes, ages, castes, classes ou ordres de pouvoir, voire entre fonctions économiques, culturelles et militaires. En somme, le langage -comme substrat du parlage- se maintiendrait parce que toute société élaborée fonctionnerait comme un champ de bataille, exigeant pour son jeu agonistique interne, même pacifié, des frontières identitaires d’autant plus fortes et symboliquement marquées. Toute langue de civilisation se construirait à partir d’oppositions nominales (noms de tribus et de clans, etc.), puis de leurs attributs (puissance, respectabilité, indignité, etc.) ainsi que des verbes performatifs exprimant, à l’aide d’objets, leurs relations essentielles : rituels de partage et de positionnement, mémoires des pactes, emblèmes d’alliances, inscriptions généalogiques, etc.
C’est certainement une piste à suivre : on peut en effet considérer très légitimement toutes les «institutions imaginaires de la société » (pour reprendre la riche expression de Cornelius Castoriadis), comme des applications à un « intérieur », de formules ayant d’abord fonctionné à l’extérieur. Le pacte, par exemple, unit d’abord deux anciens ennemis, mais rien n’empêche d’en répéter le modèle pour constituer un droit du mariage, ou des échanges de biens entre citoyens d’une même entité.
Bien entendu, cela marche dans les deux sens, et marier des dynasties naguère ennemies peut être l’ouvrage du politicien cherchant à construire un plus grand Etat… un encore plus grand groupe.

Considérons maintenant une hypothèse alternative, avant de tenter de la combiner avec la première dans une proposition suffisamment vraisemblable : le langage ne perdurerait, fondamentalement, que parce qu’il se reproduirait lui-même, une fois la première impulsion donnée.
Cette hypothèse se déploie dans deux directions :
On peut supposer que le seul fait d’apprendre aux jeunes générations des termes d’identification et d’actes les obligent à les transmettre aux suivants, puisqu’une fois acquises à l’appartenance imaginaire qu’induit sur elles le langage, elles parlent « comme si » elles étaient vraiment habitées par ces personnages ; comme si ces personnages mêmes parlaient par leurs bouches à leurs enfants, à leur tour « interpelés en sujets ».
Une autre direction prend en compte la persistance spéciale du côté négatif, proprement pathologique du langage : parler à quelqu’un, nous l’avons vu, revient à se dissocier en au moins quatre fragments subjectifs : l'individu vivant réel qui parle, le sujet grammatical de la phrase énoncée, le personnage mis en scène dans le discours, et enfin …le sujet à qui est imputée l’intention de parler, en tant qu’il pourrait ne pas le faire et disposer ainsi d’une liberté d’auteur. Cette quadruple dissociation est appelée du même coup chez l’interlocuteur, à partir de sa seule écoute. Circule ainsi une souffrance qui ne pourra plus jamais être abolie, puisque, quelle que soit la position par rapport à la parole en cours, (y compris l’écoute passive) chacun est désormais aliéné –au sens propre du terme : changé en autre, déplacé sur une autre scène.

Mais, demandera-t-on, en quoi cela diffère-t-il du simple apprentissage reconduit de génération en génération ? En ceci que celui qui enseigne la langue n’est pas plus libre de ne pas le faire que celui qui apprend, puisqu’il produit cet enseignement à partir d’une aliénation impossible à contrôler, mais aussi à partir de tout le travail de la souffrance qu’induit en lui cet écart du rôle à son propre corps. C’est en effet avec l’énergie du désespoir que nous parlons… pour arrêter les effets dissociants de la parole en nous ! Ainsi disons-nous quelque chose le plus souvent « pour ne rien dire », c’est-à-dire... pour évoquer indirectement de l’indicible. Notre discours, nous le savons bien, et nos interlocuteurs mieux encore que nous parfois, a pour but autre chose que lui-même. En cherchant la cohérence ou la véracité, il peut en fait viser à diminuer une angoisse, à accroître la confiance, à reconnaître un statut pour étayer un pacte, etc.
Par exemple, un discours apocalyptique sur le monde peut avoir pour fonction de cacher-dévoiler mon angoisse d’avoir à prendre une décision personnelle ou de reconnaître une culpabilité. Mais le même but peut être visé par un discours apparemment purement neutre et pragmatique, comme celui de la transmission de recettes de cuisine entre une mère et une fille… Le même but peut aussi être présent dans n'importe quel de ces propos parfaitement triviaux dont raffolent les pragmaticiens de la tendance "naturaliste", et qui cachent presque toujours leur véritable sens dans la dramaturgie de saynètes quotidiennes. Car toute phrase peut -et doit- non seulement être saisie au deuxième degré de l'intention supposée de son énonciateur, mais encore au troisième, des raisons de cette intention, et même au quatrième (et ainsi de suite) des raisons de ses raisons, etc. Ceci jusqu'à ce qu'on rejoigne tendanciellement la vérité générale de la conversation, encore bien au-delà des bonnes maximes selon Paul Grice ou plus tard Habermas : être un processus conflictuel pour la définition correcte de la participation de chacun au grand Tout sociétal, définition à laquelle nous ne parviendrons jamais, ne serait-ce que parce qu'elle est aussi parfaitement contradictoire que la survie des enfants d'un Shtetl avec la société nazie, ou que celle des enfants de la liberté avec la société-monde.

En d’autres termes, je cherche à rapprocher ou à fusionner en moi le personnage « orateur », et le Vivant chargé d’angoisse qui le soutient et le présente en parlant. Mais je ne peux y parvenir sans faire intervenir une troisième instance : celle qui analyserait pourquoi l’orateur cache l’angoissé. Encore cet « analyste » en moi ne réalisera-t-il qu’une pseudo-synthèse, puisqu’il se situe sur un plan où l’émotion n’est pas vécue, et le jeu du rôle voit son énergie déchargée dans la réflexion sur le jeu.

On pourrait multiplier les exemples, mais on voit bien que la parole se reconduit comme urgence par son propre échec à réaliser son but imaginaire, ou par sa crainte d´y parvenir et d´y disparaitre. Quelle que soit sa tentative de suturer sa quadruple faille, -en soutenant un discours plus convaincant, ou encore en neutralisant le discours derrière la correction de l’expression, ou bien encore en cherchant à faire « parler son corps », ou enfin, en suggérant combien il est sage de choisir le silence plutôt que la jactance- le Parlant ne fait que redéployer à chaque instant toutes les dimensions qu’il fait mine d’écarter. Plus il prétend imposer un statut univoque à ce qu’il dit, et plus l’interlocuteur (ainsi que l’étranger qui parle en lui-même dans ses propres rêves) tend à lui rappeler ironiquement qu’il « oublie » toujours encore quelque chose : en fait les trois autres choses qui permettent qu’il parle. Plus le Parlant cherche à se rejoindre lui-même, et plus il reproduit sa propre faille, en l’induisant chez autrui, de même que la fringale de réunion de soi à soi.

Je crois que nous pouvons en fait lier les deux chemins de la reproduction de la parole par l’apprentissage et par l’énergie de la souffrance d’aliénation. Le second explique surtout l’extension indéfinie du champ du langage –en globalisation et en précision-, tandis que le premier rend compte du fait que notre monde étant de plus en plus déjà donné comme une sphère de mots, nous ne pouvons en transmettre l’expérience qu’en parlant avec ces mots, quitte à en inventer de nouveaux pour continuer la tâche culturelle des nos ancêtres.

J’admets que nous pourrions aller beaucoup plus loin dans l’argumentation concernant la tendance du langage parlé à la propagation, -en faisant notamment toute sa place à l’avantage sélectif incontestable qu’il accorde dans le court et le moyen terme aux groupes qui le pratiquent comme combat, ainsi propulsés dans une sorte de folie inventive-. Mais il faut se contenter ici d’un simple aperçu de la massive détermination où nous sommes désormais irréversiblement engagés.


19. Langage de mort, parlage de vie.

Dans ce secteur-ci de l’univers, le langage parolier (métaphorique) est donc advenu à une espèce déjà grégaire, sociale et politique, une espèce extrêmement sensible à toutes les manifestations de l’émotion et de l’intellection, mutuellement adressées aux congénères. Il a entraîné cette espèce-là seulement dans une histoire essentiellement marquée par l’urgence de définir de vastes entités collectives imaginaires (au début associées aux formes sociales les plus improbables mais les plus nécessaires), ainsi que par la course en avant infinie -la dissémination derridienne en est un aspect- déclenchée par l’impossibilité de clore une seule de ses définitions, de réaliser pleinement un seul de ses performatifs, à réduire une seule de ses métaphores à la pure "pertinence" enfin idéalement distinguée de ses supposés "parasites".
Cette histoire-course de l’espèce parlante – qui se substitue pour elle à l’évolution en la court-circuitant - peut être aussi décrite comme un double mouvement à la surface de la planète Terre : vers la Totalité, et vers l'Un.

En poursuivant l’impossible Imago cachée éternellement derrière la fluidité des signifiants, elle tend à constituer l’espèce elle-même comme entité globale –mot ultime représentant le Moi sociétal ultime ; et elle tend à bouleverser constamment les formes naturelles ou artificielles préexistantes, lesquelles s’opposent par leur présence à la quête acharnée d’entification. Nous ne cessons d’inventer des images nouvelles sur les décombres de celles que nous avons déjà construites.

Ce double mouvement d’extension-condensation et de déplacement, dont la psychanalyse post-moderne a pu remarquer qu’il signait aussi bien l’activité de parole que le fonctionnement psychique, est évidemment spécifique de l’homme. C’est cette turbulence bi-dimensionnelle qu’il possède en propre au sein de la vie.

Si, au terme de cet opuscule, nous énonçons à nouveau notre question de départ : -qu’est ce –en comparaison du mutisme des astres et des sons réactifs des autres animaux terrestres - qu’un réel qui parle ?-, la perspective s’en trouve considérablement transformée. Un réel qui parle devient désormais un monde qui se saisit entre entification et invention, ou, pour le dire autrement, entre globalisation et constant remaniement ou négation de la globalisation. En ce sens, le monde frappé par le langage se trouve complètement modifié dans sa direction et son rythme : il est marqué par un mouvement, un battement analogue à celui du vivant lui-même, mais infiniment plus rapide et plus hasardeux.
Dans ce monde, apparaît ainsi un « palier humain », pour reprendre le thème visionnaire -et totalitaire- de Teilhard de Chardin, mais celui-ci est d’abord un « palier de folie animale ». Il s’élève dans la conscience parce que la conscience est constamment sollicitée par sa propre tendance à s’engloutir dans l’imaginaire. Il s’élève aussi en opérant –à son niveau de spirale- un bouclage des dimensions les plus éloignées : celle de la rapidité explosive des phénomènes microscopiques, et celle de l’amplitude gigantesque des univers cosmiques. Sans même parler de l’exploitation directe des deux par les techniques du Petit (nanotechnologies, physique quantique) et du Grand (analyse du cosmos), l’humain ne cesse de modifier le réel dans le double sens du détail et de la grandeur. Il cherche constamment à préciser, tout en intégrant la précision dans le domaine du contrôle le plus vaste.
Avertis des modestes commencements « simiesques » de ce processus grandiose (et peut-être excessif, maniaque, voire mortel), nous y reconnaissons désormais les figures actuelles de la très ancienne division du sujet du langage entre le minuscule groupe maternel et la vaste entité ethnique. Ce qui est une autre façon de constater l’élévation que permet le parlage –moins par son utilité communicationnelle que par sa tension interne- en confrontant dans la conscience même l’individu, le familier et le sociétal.

Ce « progrès », s’il ne s’avère pas nécessairement fatal, se déroule dans une audacieuse prise de risque concernant la vie même. Derrière la recherche langagière d’une entité idéale de jointoiement entre empathie et déduction, nous avons vu que le dispositif le plus crucial de la vie –la sexualité- se trouvait mis en danger chez les primates humains : ils sacrifient l’idéalité du groupe convivial à son rôle de représentant, de référent moral pour le Sociétal, et vont jusqu’à en chasser tout rapport sexuel (amorce de la prohibition de l’inceste). Ces primates parlants que nous sommes n’ont pas cessé pour autant de se reproduire, mais ils l’ont désormais fait dans une sorte de passion de l’image ethnique, imago sociétale où prolifération et extinction se trouvent constituées en fonction l’une de l’autre.

Cependant, au delà de cette tentative sans répit d’une médiocre espèce de mammifères hésitants, le bouclage entre l’universel et l’intime dans le langage ne procède-t-il pas de l’apparition d’une loi naturelle cachée : la tendance du réel à replier les opposés les plus éloignés dans une même unité dynamique ? Ou encore, à s’élever en désorganisant, en déplaçant et en recombinant ce qui est déjà organisé, et donc en passe de mourir ?
Nous cherchons, par exemple, à comprendre la façon dont l’univers va mourir en étudiant ses premiers instants. Mais ce faisant, n’est-ce pas nous-mêmes qui tentons de boucler, dans ce secteur de l’univers, l’origine et la fin, en prétendant en calculer chaque instant ? Ne nous constituons-nous pas nous-mêmes en phénomène cosmique auto-résoluteur ? Et, par delà même toute volonté suicidante collective de nous réaliser intimement dans un mot-pour-tous, de trouver la singularité ultime où l’espèce se confondrait avec chacun, ne s’agit-il pas d’exprimer ici une tendance du Réel à trouver les voies les plus simples et les plus rapides pour renouveler la construction de singularités ? Peut-être le langage, que nous croyons voir émerger de la confusion par la rigueur et la complexité, n’est-il, en vérité, que la voie royale choisie par la nature au niveau humain et sur cette planète pour nous éloigner encore plus vite du néant où elle trouve son état de moindre effort, et dont le mot est l’expression la plus fascinante.
Rappelons-nous, en tout cas, que la force apaisante de la fin (que chacun peut éprouver en prononçant les expressions « la paix du soir », ou « la paix des cimetières ») est essentiellement due au fait qu’en cette terminaison, nous croyons enfin devenir des noms et seulement des noms : ceux qui s’inscrivent sur nos monuments mortuaires, et qui prétendent nous résumer absolument.
C’est aussi pourquoi, à l’inverse, la vie demeure pour nous ce qui échappe aux mots et plus encore à l’ordre des nombres, ou plutôt ce qui en réchappe, constamment, dans une course-poursuite sans trêve, et peut-être civilisatrice, cette fois en un sens quasi-métaphysique.

Je ne crois pas, hélas, que ces conjectures puissent trouver une réponse convaincante. Elles peuvent au moins nous permettre, en appréciant la puissance finalisante qui est nichée en nous, au cœur même de notre trouvaille fondamentale –la parole-, de nous en garder, et de lui préférer la vie à chaque fois qu'elle nous destine à son opposé .
Mais comment, au bout du compte, nous garder des tendances toxiques de la parole… tout en parlant ?
A tout le moins nous bercerons-nous de l’illusion que nous pouvons jouer l’une de nos deux grandes passions contre l’autre, les empêchant ainsi de s’approcher d’une fusion fatale. Ainsi, la quête langagière permanente de changement, d’adaptation, de précision, de modification, d'objection, de rétroaction, etc. peut-elle être opposée au grand élan qui nous pousse constamment vers l’entité la plus vaste et la plus englobante –cette figure hallucinée à l’origine même du langage dans notre hypothèse- .
Pour ce faire, est requise une vigilance de tous les instants, puisque n’importe quelle innovation, n’importe quelle question nouvelle venant faire trou dans le grand discours sociétal, est immédiatement investie par ce que nous nommons le pouvoir, et qui n’est en réalité que la politique imprégnée par le langage visant par nature à l’unification générale de local et du global.

Pour clore ce propos en emportant un « mode d’emploi » du jeu dangereux d’un langage qui peut –plus sûrement qu’un jeu vidéo- aussi bien nous perdre ou nous sauver, nous retiendrons que ce qu’offre au monde l’usage des langues accordé à notre bavarde espèce, c’est la pluralité radicale des possibilités d’échange, dont la rigueur cognitive n’est qu’une des modalités. Nous retiendrons que la plus grande merveille naturelle révélée dans le langage n’est pas la précision ou la vérité, mais bien au contraire l’ambiguité, la labilité, la ruse, l’évocabilité la plus évanescente, source d’imaginations inépuisables, comme de codifications aussi exactes que le permettent la texture des sons ou le grain des calligrammes. Le trésor, c'est la conversation en tant que dérive infinie, que palabre interminable.

Pour simplifier et néanmoins laisser au lecteur quelque rocher où ancrer sa confiance, nous distinguerons ici seulement quatre styles de parole, correspondant chacun à un certain choix de parlage, à un certain mode de croisement entre Entification et Questionnement, à un certain moment d'affrontement dans la conversation.

-Le style langagier purement « entificateur » tend à la globalité sans concession et met toute créativité à son service, notamment par le biais de la conceptualisation systématique et de ses relais d’information archivable. Parce qu’il vise à faire exister LA chose, envers et contre tout (dans l'hallucination d'un "constatif" pur), ce style est potentiellement le plus mortifère et le plus semblable à un délire. On peut même soutenir que la construction théorique –articulant toute singularité dans un système tenu pour universel- est d’essence délirante, même si elle n’est pas reconnue comme telle dans une société qui l’accepte pour sienne. Ce style est notamment produit par ceux qui croient résolument dans la fonction imaginatrice du langage, qui est, après tout, celle dont nous avons ici supposé qu’elle en était la cause la plus ancienne et la plus durable. Il est agi par un sujet péremptoire, en tant qu’il se croit réellement un personnage (un « discoureur »). Constamment en proie à la perte de sens, à l’épuisement de la chimère, ce style se réfugie de plus en plus dans la technoscience qui lui tient lieu de validation magique (jusque dans la littérature comme celle -désespérée- d’un Houellebecq). Aujourd’hui dominant sous cette version scientifique, le style entificateur est néanmoins en crise profonde.

-Le style langagier purement « questionnant » produit une grande instabilité dynamique et créative. Il est constant passage à de nouvelles figures, jamais achevées. Il ne produit pas en lui-même ces figures (qui seront proposées par celui, discursif, du premier genre), mais il dégrade et détruit les entités imaginaires existantes dans un doute dépressif permanent, qui s’appuie lui-même sur un sujet « analyseur » de la situation de parole. Ce style « questionnant » (socratique ?) représente la stratégie d’évitement la plus forte face à l’entification, mais son nomadisme sans trêve produit la lassitude. Il peut ramener alors au premier style par usure du désir et abandon des résistances .

-Un style intermédiaire se veut articuler les deux démarches, sans trop pencher ni d’un côté ni de l’autre : il propose d’abriter le questionnement dans des entités plus stables, mais aussi de remettre ces dernières en question sans jamais s’y livrer entièrement. On le situe souvent du côté du « raisonnable », de ce qui fait la part des choses. Mais il se réduit parfois à vérifier des procédures, à contrôler la correction des manières de faire, à mesurer des rapports. Son obsessionnalité est fréquemment associée à la minutie grammaticale et à un goût aristotélicien du rangement en catégories rigoureusement comparables. Dans la science, la révolution kuhnienne devient plus improbable à mesure que l’institution reflète cette passion minutieuse et se perd dans le comptable.

Un dernier style s’intermédie par la pure négativité : ni, ni. Il tente de circuler entre nos impératifs langagiers, d’échapper à notre double destinée de synthèse et d’analyse. Peut-être par ce qui reste vivant en nous de la sagesse animale du corps, par la poésie, ou mieux : par les silences de la poésie. Il est lié à la capacité –hautement prisée aujourd’hui- de passer symboliquement d’un imaginaire à un autre sans s’y attacher. Insoutenable légèreté de l’être dont on se demande si elle est faite pour l’être… humain. Nous avons néanmoins indiqué par le néologisme « singesse humaine », qu’elle se rapproche peut-être le plus du « vrai » sujet du langage : cette bête mammifère sensible et sociale qui est, au fond, la seule chose parlante, dans le sens de l’expression : « çà me parle enfin ! ». Le problème est que, tout occupé à rejoindre (avec Nietzsche ?) cette source vitale, le langage n’y parviendra jamais, sauf indirectement et dans l’après-coup, dans la nostalgie.

Parmi les sentiers de recherche à explorer demain, demandons-nous si les cultures humaines, tout comme les individus en conversation, ne sont pas conduites à choisir de préférence à tel moment l’un de ces quatre styles, l’une de ces quatre positions, bien que les autres y survivent toujours de manière plus ou moins cachée et dans des arrière-plans insus, attendant leur heure. Il y aurait ainsi, au fil des millénaires, des empires fascinés par le pouvoir des mots sur l’univers, des nomadismes qui ne cesseraient d’explorer les métaphores nouvelles ; des cités, encore, qui se voueraient à ranger les citoyens sur les étagères des lois, tandis que des « sociétés ouvertes » mettraient leur point d’honneur à ne jamais fonctionner pour le compte de telle idée du groupe, mais plutôt à revenir toujours au non-sens primordial qui nous fonde : la vie.
Dans ce qui nous reste de notre primordiale singesse humaine, cette dernière tendance nous pousse à suspendre nos discours quand faire ce peut, et à préférer nous suspendre… aux lianes de l’existence, là où, au gré des forêts, mimiques et silences quotidiens valent mieux qu’une grande phrase conclusive.
Et même mieux que ce que nous en disons ici.


Mardi 26 Août 2014 - 13:24
Mercredi 17 Décembre 2014 - 14:45
Denis Duclos
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