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Comment devenons-nous totalitaires ?

Une tentative pour expliquer la naturalisation du discours techno-gestionnaire. Texte de la téléconférence donnée au colloque de "Pratiques de la Folie", Paris 28 Juin 2008





Nous savons qu'il y a une différence entre un régime totalitaire comme le communisme et le libéralisme. Mais nous nous doutons aussi que lorsqu’un régime de représentation et d'action devient le seul disponible, nous entrons dans un totalitarisme, même si ce régime se veut libéral.
Je vous propose de regarder de plus près ce phénomène. Comment est-il possible qu'un énoncé qui affirme sa propre volonté de pluralisme, finisse par devenir un carcan sécuritaire et épurateur ?

Un grand philosophe de la morale de la politique comme John Rawls s'est débattu toute sa vie avec ce problème. Il croit le résoudre en distinguant, au fond classiquement, la communauté qui se construit sur l'accord sur les valeurs, et la société, dans laquelle nous ne choisissons pas de naître, et qui n'est qu'un accord de coopération minimale n’impliquant aucune valeur commune « englobante ». Ce que Rawls ne parvient pas à prendre en compte, c'est précisément que le langage qui permet cette coopération minimale, par exemple le langage philosophique qu'il nous propose, constitue le cadre même d’une continuité permettant l'englobement.

C'est d'ailleurs un bon exemple de l'abus de langage qui consiste à croire qu'il existe un langage humain, comme on dit langage des abeilles ou des mangoustes. Car heureusement, il n'en existe pas ; du moins pas encore, puisque l'humanité n'est pas constituée comme telle, je veux dire comme collège politique mondial supposé représenter l’espèce.
Car le langage est précisément une construction totalisante que ses fabricants voudraient voir transcender les langues. On pourrait ainsi traduire dans n'importe quelle langue les propositions de la philosophie politique concernant la bonne société, la société « bien ordonnée » comme le dit Rawls.
Mais justement, cela ne se passe pas ainsi : si l'on prend l'exemple du mot « loi », il suffit de passer la Manche pour se rendre compte qu'il n'a pas le même sens qu'en France. N'importe quel Britannique, pour ne pas dire tous les Britanniques sans exception, entendent le droit dans le mot « loi ». Un Français, n'importe quel Français, entend dans le mot « loi » quelque chose qui peut parfois être contraire au droit. Un Italien ne peut s'interdire de comparer la loi aux situations concrètes où elle doit être interprétée. Un Allemand entend à travers le mot loi quelque chose qui doit être soutenu par une communauté culturelle pour pouvoir exister. Quatre langues, quatre acceptions en réalité structuralement différentes du même mot. On dira dans cet exemple européen, que l'Europe n'est pas encore totalitaire sur ce point, bien qu'elle travaille d'arrache-pied à le devenir à travers la « transposition » des lois. Le but de la transposition n'est en effet pas seulement d'adapter les règlements à des contextes culturels différents ; il est au bout du compte de parvenir à construire chez les Européens un langage commun, en dépit de la différence de leurs langues.

Il me semble tout à fait décisif, pour bien comprendre le processus de totalisation d'une culture humaine, de repérer comment se construisent des langages en dépit des langues.
Évidemment on pourrait dire qu'à l'intérieur d'une même langue, celle-ci fonctionne comme un langage, puisqu'elle rassemble tous ceux qui la parlent dans une pratique de tournures qui produisent à la fois une reconnaissance de certains aspects des choses et, parce qu'on ne peut pas tout dire, une méconnaissance d'autres aspects, le paysage de ces reconnaissances de ces méconnaissances étant particulier à cette langue et à sa structure. Ici, la question devient : en quoi la langue n'est-elle pas un langage pour ceux qui la parlent ? Eh bien elle ne l'est pas. Pour deux raisons. la première est exogène : tout locuteur dans une langue rencontre à un moment donné ou à un autre le fait que ceux qui parlent une autre langue ne conçoivent pas la vie de la même façon qu’eux. Cette limite externe est fondamentale : elle relativise en permanence la tentation de croire que tous les êtres humains sont saisis dans la même loi de représentation. La deuxième raison est endogène : une langue n'est elle-même, malgré les tentatives des grammairiens officiels et de toutes les institutions académiques, qu'un mouvement permanent, résultant de propositions de formulations, d’énoncés, d'objets montrés aux autres comme intéressants ou non, etc, ceux-ci en provenance d'auteurs individuels et collectifs de propositions, pratiquement impossibles à fixer dans des statuts reconnus ou autorisés. En un sens, s'il n’existe pas de langage humain, il n'existe pas non plus de langue. Plus précisément, la langue possède des degrés d'existence variés : elle existe davantage dans sa différence avec les autres que dans ce qui serait son propre « génie » ; elle existe davantage chez les grammairiens et les lexicographes que chez les gens qui la parlent tous les jours ; elle existe davantage chez les professeurs de littérature et dans les mouvements où ceux-ci s'investissent pour promouvoir leur profession, que chez les individus qui la déforment, la maltraitent, et la recréent en permanence. L'expérience quotidienne du parlage dans des régions où coexistent quatre ou cinq langues (comme celle où je vis en ce moment) révèle combien l'acte de parler avec d'autres peut s'éloigner de la correction linguistique, pas seulement au sens de l'incorrection, mais au sens d'une activité qui, pour ainsi dire, slalome entre les langues, et crée de façon éphémère, entre quelques personnes, quelque chose qui n'est pas non plus une sixième langue, bien que cela pourrait le devenir si on était plus nombreux et très longtemps à pratiquer.

Ce qu'il faut parvenir à comprendre, ou plutôt à sentir à travers le filtre infidèle des mots, c'est que le langage, pour autant qu'il n'a rien à voir avec la langue, elle-même distincte du parlage, doit être rapproché davantage d'un type d'acte consistant à construire du collectif, et du collectif qui finit par passer pour l'atmosphère ambiante. Dans ce que nous mettons en question dans ce colloque, il y a quelque chose comme le passage d'une réalité de la convention politique à la fiction d'une naturalité, mais d'une naturalité particulière en ceci qu'elle ne peut plus jamais être objectivée.

Il est à observer que dans la fiction d'une société capable de s'entendre sur une rationalité objective, sur une vision non contaminée par « les valeurs englobantes », le mécanisme de naturalisation de cette fiction devient encore plus opaque, insu, inaccessible, que dans les énoncés qui se reconnaissaient eux-mêmes englobants.

C’est un phénomène intéressant, un peu triste pour des théoriciens de la bonne procédure communicationnelle comme Habermas dont il signe l’échec, mais révélateur au moins de deux erreurs à ne pas commettre : 1. le totalisme ne réside pas tant dans le contenu d’un énoncé qui se veut total, mais dans le fait même qu’il se veuille universel. 2. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe que dans les signifiants au sens formel. Il s’agit bien d’un énoncé comportant un ensemble cohérent de significations ; bref une conception philosophique de la politique.

Comment cela s’opère_t-il ?

Je voudrais donner deux exemples choisis dans le fonctionnement de la culture nord-américaine. Je crois en effet que cette culture, et plus généralement les cultures créoles, c'est-à-dire recréées, nouvelles au sens de la modernité, constituent précisément le totalisme libéral comme une atmosphère ambiante, l'énoncé fondamental qui les constitue n'étant pas du registre du vrai (qui impliquerait une possibilité de lui opposer du faux) ni même de l'évident, qui impliquerait de pouvoir contester l'évidence, mais d'un implicite parfaitement inexplicitable.

Le premier exemple est une émission de télévision où se trouve présentée une « véritable » dissection de cadavres de vieux et de jeunes, de femmes et d’hommes. Je ne sais pas si cela passe sur des écrans européens, mais je suis prêt à parier que cela choquerait encore les téléspectateurs français, un peu à la façon dont « Pratique de la folie » est choquée par la perspective d'une généralisation du « parler vrai ». La mise en scène « scientifique » de la dissection et de la vérité nue des corps morts par un savant en blouse blanche est efficace, parce qu'elle se couvre de l'explication du fonctionnement des organes, exhibés devant la caméra les uns après les autres. Mais elle n'est pas seulement une exhibition de tranches de vérité. Elle organise une mise en équation des vivants et des morts présents ensemble sur le plateau. Même la vérité psychologique du savant –le sadisme-, qui ressemble d’ailleurs de façon exagérée au cliché du savant fou nazi, avec accent bavarois et chapeau tyrolien, se trouve relativisée comme un aspect de la réalité, dans laquelle les passions humaines, les pratiques de dissection, les discours pédagogiques, les réactions du public présent sur la scène, s'articulent comme une actualité (une réalité en acte).

Le second exemple est le feuilleton québécois « Catherine », assez désopilant, et qui narre les aventures quotidiennes d'une Bécassine de la modernité, entre ses amants, ses confidentes, le marchand chinois du coin, et diverses institutions. Catherine est certainement l'exemple type du sujet postmoderne, à la fois infantilisé et victime, néanmoins protégé en partie des effets du système par son idiotie roublarde. Mais ce qui est frappant pour un spectateur français, ou peut-être européen, c'est que l'humour ne cherche pas tant à égratigner le « parler vrai » qui lui sert de matière première, mais qu'il en rajoute sur celui-ci : la leçon de chaque saynette n'est pas que l'individu gentillet est inscrit dans un fonctionnement où le sexe, le sentiment, l'appétit, l'agressivité, la ruse, sont attendus comme autant d'instincts irrépressibles inscrits dans la nature humaine, mais que, lorsqu'il se heurte aux contradictions et aux situations burlesques auxquelles conduisent ces instincts, il y réagit de façon outrancièrement prévisible.

Dans ces deux exemples, les téléspectateurs nord-américains - qu'ils soient de langue française ou anglaise, sont invités à renforcer leur conviction intime de ce que nous participons tous d’une naturalité. C'est la même conviction intime -- au fond partagée aussi bien par les fondamentalistes que par les athées -- qui fait que dans ces cultures, plus que dans les vieilles cultures européennes, il n'existe pratiquement aucun germe de résistance envers un discours qui tenterait de s'imposer. Imaginons que Pratique de la folie soit transposée en Amérique du Nord, elle ferait vraiment symptôme. De quoi ? De la différence importante qui sépare un monde où la modernité découle de l'interprétation souveraine d'un sujet arbitrant ses propres fictions, d'un monde où la modernité est un donné, quelque chose dans quoi l'on est déjà né, créolisé, un peu comme une langue, ou un langage qui serait devenu langue.

D'après moi, il n'existe pas tant de différence que cela entre une position philosophique élaborée, domaine privilégié des débats sophistiqués entre d'impressionnants penseurs, et la langue, qui d'une certaine façon, n’est qu’une cristallisation de positions, une condensation d'idées passées progressivement du niveau le plus politique au niveau le plus symptomatique.
On peut, bien sûr, dire que l'idée d'une pure connaturalité entre Dieu et nous via la nature a pu trouver un terrain privilégié d'application dans la grande période d'expansion européenne depuis la Renaissance, et dont Spinoza ne serait que le témoin fidèle, le plus créole des hommes de l’ancien monde. De plus, la créolité, le fait d’être un homme nouveau dans un nouveau monde, a été simultanément portée par les maîtres, économiques ou religieux, qui voulaient façonner les esclaves ou les repris de justice constituant la future population, et par ces derniers, n’ayant aucun autre recours, sinon dans des religiosités-relais réinventant plus ou moins nostalgiquement le lien avec les origines.
Tout cela a été dit. Mais ce qui a moins été travaillé, c'est la question de ce qui permet, dans ces conditions écologiques favorables, de transformer en langue naturelle, les conceptions formalisées au départ par quelques philosophes, membres de l'élite des pays d'origine, et encore moins nombreux à avoir eux-mêmes émigré.

Car, encore une fois il s'agit bien de cela : la conception critiquée par Pratique de la folie, et parfaitement définie dans la plaquette de présentation du colloque est devenue, dans de larges parties du monde, une véritable langue naturelle, dont les locuteurs ne peuvent pas plus questionner les signifiants en parlant, que ceux de n’importe quelle langue.
Bien sûr, je ne dis pas qu'il n’existe pas des groupes d'intellectuels critiques dans les nouveaux mondes. Mais ils n’ont certainement pas ce statut quasi-politique qui fait que si Pratique de la folie est un symptôme, c'est encore un symptôme de la culture, et pas un symptôme tout court. On pourrait dire, sans exagérer, que l'équivalent américain de Pratique de la folie, c'est Ignatius, le héros du roman « la Conjuration des Imbéciles », qui, pour ne pas tout avaler de sa propre culture, est obligé de porter un anneau gastrique, ce qui ne l'empêche pas par ailleurs de se comporter de façon outrancièrement conforme, nécessairement hilarante et de vouer son propre auteur, John Kennedy Toole, au suicide.

Tout cela, non pas pour dire que Pratique de la folie, sympathique association , devrait se réjouir d'exister plutôt que de critiquer les technobureaucraties qui s'efforcent toujours d'importer en France et en Europe le style thérapeutico-managerial américain, mais pour souligner que nous avons affaire à une idéologie naturalisée sous forme de langue, et non pas à un effort argumentaire que nous pourrions contredire, ou encore un discours de maîtrise, une simple langue de bois qu'il suffirait de dénoncer pour commencer à repousser l'adversaire.

Le fait que qu'il s'agisse d'un implicite passé dans la langue ne veut pas dire qu'on ne puisse pas remonter à l'argument qui en fait l'ossature invisible. C'est un travail proche de celui que connaît bien le psychanalyste. Mais il se justifie ici de reconnaître que tout ce qui se transforme en langue ne cesse jamais d'être politique, et ne s'oublie pas sinon dans la mesure où l'oubli est lui-même politique.
Aucun autre moyen, donc, de comprendre cette idéologie que d'essayer d'imaginer comment elle pourrait nous concerner, si nous étions créoles, de façon intime, c'est-à-dire comment elle pourrait nous persuader qu’elle est absolument vraie. Essayons par exemple cet énoncé : « nous faisons partie de la nature, nous en sommes simplement l'un des aspects. Tout ce que nous faisons ou pouvons faire n’est que la manifestation de cette nature. Nous ne pouvons trouver dans aucun aspect de nos actes quelque chose qui pourrait être condamné à partir d'un jugement extérieur. Si nous voulons éviter les mises en série d'actes fatals ou encore des organisations défectueuses qui font plus de mal que de bien, nous devons rechercher les agencements pratiques convenables, opportuns, raisonnables, et quand nous avons découvert les lois locales qui permettent de perfectionner ces agencements, nous pouvons utiliser ces lois et nous comporter alors rationnellement. Dans la mesure où chaque participant à la société comme système de coopération raisonnable met en oeuvre cette conception, les êtres humains peuvent alors utiliser tout leur potentiel en minimisant les risques. La nature continue ainsi son libre mouvement au travers même de ses agents humains. Tout autre intervention préalable, a priori, s'appuyant sur des principes moraux issus de la croyance en une nécessaire interprétation, revient tôt ou tard à bloquer les actions possibles, à interdire le mouvement à l’horizon duquel nature et bonheur possible se confondent. »

Dans ce contexte idéologique général, que nous avons tenté de reconstituer en utilisant plusieurs concepts de John Rawls, on voit bien que l'élimination des défauts, le perfectionnement du consensus, la fixation de procédures et de protocoles visant à éliminer l'inexact, ne doivent pas être considérés comme des volontés d'aboutir à un meilleur des mondes, mais simplement comme l’actualisation normale de la visée empirique, pragmatique, d'aménagement du système de relations entre les hommes pour permettre à la liberté naturelle de s'exercer.

Dans cette visée, n'importe quel homme non prisonnier de préjugés peut considérer qu'il est aussi admissible de se faire enlever un trait névrotique comme on enlève une verrue, de modifier les personnalités aberrantes à fin de restituer aux personnes leur liberté d'action, de placer sous surveillance tous les individus qui présentent des possibilités de retour d'une pathologie physique ou mentale, etc. il n'est d'ailleurs pas question de mettre au point des protocoles qui pourraient déraper vers les formes de contrôle excessif mais au contraire de les limiter à la pathologie, décrite de façon suffisamment précise. C'est pourquoi la micro-psychologie pourrait être inventée au côté de la micro-chirurgie et du micro-crédit. Il s'agit d'éviter toutes les procédures invasives ou invalidantes. Il n'est pas question d'admettre que le spécialiste de l'esprit pourrait user de sa position pour un pouvoir exorbitant, etc.

Il est donc parfaitement inutile d'opposer à la tendance ainsi décrite le procès d'intention, cherchant à dénicher la volonté de pouvoir totalitaire –même collectivement partagé - sur les personnes. Alors que bien, au contraire, parole vraie et parole libre semblent intimement liées dans la visée naturaliste. Certes pour accéder à cette visée, il faut être des hommes nouveaux, c'est-à-dire désencombrés de la honte d'être infidèles à une autorité paternelle ou tutélaire. Il faut avoir été baptisés voire rebaptisés plusieurs fois, comme le demandaient avec acharnement les esclaves haïtiens, ou comme le fit encore un George Bush fondamentaliste. Je ne sais pas si un diplômé de Harvard, de surcroît fils d’Africain non esclave peut transporter en lui jusqu'au sommet des pouvoirs américains une façon radicalement différente de concevoir la vie. J'en doute, pour autant que ce n'est pas l'esclavage statutaire, officiel, qui constitue la créolité, mais le transport passif, dangereux, aléatoire brisant les liens anciens, et qui caractérise le voyage symbolique vers le Nouveau Monde, cela encore aujourd'hui, même dans un contexte de mondialisation qui le déborde complètement.
Encore faudrait-il être certain que la mondialisation n'est pas justement l'expansion planétaire de la même idéologie, en dépit de la puissance considérable de résistance des vieilles civilisations asiatiques.

Mais pour revenir à notre Nouveau Monde et à son langage créole, sous-jacent à ses diverses langues, disons qu'il correspond à un dépôt langagier de la philosophie occidentale. Ce n'est pas un hasard si John Rawls se considère explicitement comme un héritier direct de la pensée grecque ancienne et notamment d'Aristote et de son relativisme politique. Pourtant nous appartenons nous-mêmes à cette tradition occidentale. Ce qui nous conduit à retourner comme un gant la question de la possibilité de l’adhésion à un totalisme. Comment se fait-il que nous autres, dans le contexte culturel parfaitement occidental où fleurit Pratique de la folie, nous soyons si réfractaires à notre propre totalisme ? Comment se fait-il qu’au lieu de nous sentir porté par lui, exactement comme l’homme de cette idéologie est porté par le naturel, nous ayons besoin de le ressentir au contraire comme une puissance supérieure, menaçant notre puissance de jugement intérieur ?

Peut-être d’abord que l’Europe où nous vivons et qui a engendré les nouveaux mondes est encore marquée par une hésitation : nous avons expérimenté ailleurs que chez nous le totalisme sociétal, mais, comme le dit Sarkozy, nous hésitons à devenir vraiment modernes, ou post-modernes comme dirait Michel Freitag. Cette hésitation porte d’ailleurs sur un détail : la société doit-elle être entièrement réglée techniquement, où doit-il y avoir encore de la place pour un citoyen arbitre, au dessus des règles qu’il construit, comme l’ingénieur reste maître de la machine ?

Par ailleurs, parmi les cultures et les langues occidentales, la françitude correspond à une certaine position logique consistant à douter de nos propres affirmations spontanées. Si la loi, en l’occurrence la procédure habermasienne ou le système collaboratif de Rawls nous semblent pouvoir être mis en doute, c’est parce que, dans la constellation des positions logiques possibles dans la conversation sur la règle, nous choisissons une position négative. Certes, nous avons bien des raisons historiques de le faire étant donné la nature régalienne de notre pouvoir et des pouvoirs entrepreneuriaux qui s’en inspirent. De toute façon, lorsqu’une métaphore est avancée de façon dominante dans un monde humain, il faut bien que soit occupée aussi la case « critique » de cette métaphore, qu’on dira hystérique par analogie avec le champ psychique. Bon,et bien voila, cette case est occupée, et Pratique de la Folie s’y active avec constance, depuis maintenant bien des années.

Toutefois, je crois que nous aurions intérêt, dans une période où la métaphore occidentale déferle sur la planète, à nous appuyer aussi sur sa critique externe, c’est-à-dire celle qui provient de la conversation entre civilisations. C’est un peu, remarquons-le, ce que fait un anthropologue comme Philippe Descola, dernier héritier de Claude Lévi-Strauss, lorsqu’il découvre que l’humanité contient au moins quatre grands types de rapports radicalement et structuralement opposés à la naturalité. A ceci près qu’il resterait à étudier comment ces quatre types peuvent entrer dans une conversation directement politique. Je vous renvoie pour un exposé stratégique de cette structure à la leçon inaugurale de Descola au Collège de France, mais je voudrais ici vous indiquer, en interprétant à ma façon cet apport structuraliste, comment je pense que la conversation anthropologique en partie inconsciente entre les grandes positions infraphilosophiques transformées en langages, recèle probablement le remède ultime contre la dérive inéluctable au totalisme, fût-il libéral.

Descola nous dit en substance ceci : il existe quatre versions de l’homme dans le monde qui possèdent une forme pure des positions logiques pouvant s’opposer dans une conversation anthropologique :
Les Nungar d’Australie, les Otomi du Mexique, les Jivaros d’Amazonie…. Et les Cartésiens de France (mais aussi d’Angleterre avec Locke, et d’Allemagne avec Leibnitz). Chacune de ces « tribus » possède (ou a possédé, car le temps est ici relativement ignoré) son oiseau préféré, représentant son autre naturel : les Cartésiens ont le perroquet imitateur de l’homme, sorte de machine qui n’est distincte de nous que par la complexité, puisque, pour ce qu’il s’agit de l’âme, personne ne peut en parler positivement.
Pour les Nungar, les oiseaux se divisent en deux espèces, Cacatoès et Corbeaux, tout comme les hommes se divisent en attrapeurs et en guetteurs.
Pour les Otomi, chaque homme est lié à un vautour noir, les avatars de la vie de l’un se propageant à la vie de l’autre par réverbération.
Pour les Jivaros, enfin, le Toucan est la figure du beau-frère. Il n’est lié aux hommes que par sa ressemblance morale avec eux.

Un peu de gymnastique structurale nous aide à y voir plus clair dans l’enjeu de ces positionnements : Ils se résolvent en un carré logique ou carré de Greimas dans lequel on a
1. de la continuité physique et de la discontinuité morale (Cartésiens)
2. de la discontinuité physique et de la continuité morale (Jivaros)
3. de la discontinuité physique et de la discontinuité morale (Nungar)
4. de la continuité physique et de la continuité morale (Otomi)

En fait, on peut aussi dire que ces positions jalonnent le cercle qui va du plus sociétal –le domaine de la continuité la plus étendue- (cartésiens) au plus singulier (Otomi), en passant par le civil (Jivaro), et le familier (Nungar).

C’est bien cette structure de positionnements qui fait conversation virtuelle, voire réelle : elle situe les grandes possibilités de contestations réciproques, d’objections portant sur le fond des conceptions de la vie. Mais force est de constater que le déploiement mondial moderne et post-moderne de la position cartésienne a créé une dissymétrie considérable, et a rendu presque impossible le dialogue, même si le potentiel logique contenu dans cette structure demeure disponible à toute l’humanité. Car il ne faut pas se leurrer sur le sens de cette histoire : elle n’oppose pas trois groupes primitifs à un unique groupe civilisé. Elle oppose réellement quatre façons parfaitement symétriques de prendre l’existence.
Par exemple, prenons la position étiquetée comme Nungar : elle signifie pour nous que nous devons nous diviser en mondes, et non pas en parties du même monde, parce que le monde vivant ne survit que par l’autonomie de ses composants. Je ne vois pas en quoi cette maxime pourrait être contradictoire avec les savoirs actuels de l’écologie, qui pose l’infinie division des écosystèmes et des relations entre individus, espèces et milieux comme un des fondements du processus vivant. Or cette conception actuelle n’est pas cartésienne, ni réductible à une autre grande tradition civilisée. Elle n’est pas non plus une intuition primitive développée : elle est simplement un angle logique d’attaque du réel, tout aussi légitime que la position cartésienne. La simple reconnaissance de la contradiction absolue et irréductible opposant cette façon de comprendre le réel comme multiplication des mondes réels par émergence de singularités, à notre façon moderne de déduire chaque acte d’un agencement global arrête le processus globalitaire. Pour le dire autrement, nous ne sommes pas du tout obligés, comme humains, d’adhérer à la conception créole-aboutie selon laquelle nous sommes tous partie prenante d’un tissu sociétal continu.

Mais pour être bien sûrs d’avoir stoppé le mouvement de fascination par la continuité et par la propagation des algorithmes qui assure la certitude de cette continuité, ce que Lacan avait soulevé sous la métonymie, rien ne vaut d’admettre encore que la logique nous indique encore au moins deux autres choix possibles :

-Celui selon lequel, dans une orientation quasi-mystique, l’esprit et le corps se répondent dans une connivence ineffable entre des formes de vie singulières, ce dialogue intérieur manifestant la singularité. On est ici loin de la science, mais sans doute proches d’un autre principe -poétique- de respect du vivant qui peut avoir son importance à l’époque du bétonnage mondial.

-Enfin, la dernière possibilité dans ce registre de débat, l’affirmation Achuar-Jivaro est directement symétrique de l’affirmation cartésienne : c’est l’esprit seul qui forme une continuité en soi-même, donnant une unité au monde moral, indépendamment de la variété des formes physiques. Or cette continuité là n’est pas de l’ordre d’une spécialisation dans un déploiement mécanique, d’une loi des rapports et de leur mesure, mais bien plutôt d’une continuelle prudence dans la constitution, d’une présence permanente de la sensibilité aux productions procédurales, justement parce que celles-ci ne peuvent entraîner les corps vivants dans leur mécanique sans résultat catastrophique. Bref il s’agit d’une civilité. Là encore, on ne voit pas comment ce type d’énoncé implicite pourrait être annulé dans des situations où l’imminence de catastrophes de grande amplitude prépare à affronter les éléments par la ruse et l’improvisation plutôt que par la seule rationalité mécanique.

Ce qui est intéressant dans ce carré de la conversation anthropologique, c’est qu’il ne peut jamais se clore définitivement sur une procédure englobante, puisque aucune position ne peut s’entendre même partiellement avec les trois autres. On n’est pas seulement dans l’appel formel au dissensus ou à la mésentente, ou encore à la diversité ou à la multitude des points de vue, qui sont des aménagements mièvres ou finalement également totalisants (comme les propositions de Toni Negri), ni même dans un dispositif, toujours contournable et ramenable au pouvoir, comme le montre la destinée de la passe dans les institutions lacaniennes. Nous sommes proches d’être embarqués dans une situation où nous ne pouvons plus devenir totalitaires, car même la description du champ conversationnel ne nous dispense jamais de nous y inclure comme joueurs, pour y défendre notre position contre les autres, la seule loi étant de reconnaître que ces autres existent de manière symétrique à nous-mêmes, dans notre commune prétention à la vérité, et aussi que nous pouvons devenir ces autres quand cela nous chante, sauf à vouloir les êtres tous ensemble, ce qui est une folie.

Et pour joindre ici l’acte à la parole, je dirai que, contre la position cartésienne de l’agencement, je choisirai une alliance tactique entre Nungar et Otomi, Nungar comme positionnement dans une politique du collectif qui tient à préserver ses propres divisions contre le totalisme, et Otomi comme rêve personnel d’une recherche de ma propre singularité dans la nature. Quant au choix Jivaro (en dehors du plaisir de réduire quelques têtes), je le laisse aux gens qui travaillent la question morale, et qui ne me semblent pas nécessairement des ennemis, mais n’en sont jamais très loin, car s’embarquer dans la rhétorique de la responsabilité civile, c’est très vite devenir sensibles aux arguments de la bonne gestion des populations.

Supposons que l’ennemi soit plutôt le modèle cartésien parfaitement créolisé, celui qui propose l’élimination de l’hétérogène dans le bon agencement de l’humain permettant son inscription optimale dans la continuité naturelle. Alors, je propose de considérer que le seul discours qui peut vraiment l’arrêter, c’est que sa propre action de quadrillage et de nettoyage du monde rencontre non pas des scories, des aberrations, des distorsions locales, mais d’autres conceptions de l’ordre qui ont prétention à une égale légitimité à la sienne. Il n’élimine pas un déchet, un risque, un danger, un détail qui ne cadre pas, un comportement hors norme dont la réalité le « fait gerber ». Il est heurté, choqué, bousculé par les avant-garde disséminées et le plus souvent inconscientes de conceptions du monde qui sont aussi logiques que la sienne, bien qu’elles lui soient parfaitement antagoniques. Le SDF à soigner mentalement n’est pas juste l’expression d’une déviance ou même d’une détresse. C’est aussi, dans une autre fiction, la manifestation maltraitée du désir de sortir des agencements par la solitude. Le Fou dangereux et récidiviste n’est pas seulement une catastrophe psychique et morale localisée. C’est aussi l’apparition, et comme par devers soi, d’une menace bien plus générale : celle d’un toujours possible basculement des langages du droit, de la norme, pas seulement vers une simple anarchie meurtrière (selon le fantasme exploité dans les versions du mythe des morts vivants), mais vers d’autres systèmes socio-politiques d’où la cause criminogène elle-même n’aurait plus lieu d’être, tout en suscitant certainement d’autres genres de crimes. La terreur légitimant le risque zéro et la parfaite contrainte procédurale ne vise en effet pas tant le criminel monstrueux que la crainte de laisser apparaître que sa monstruosité est le miroir même de la société « bien ordonnée » où il se produit. Et, du même coup, de pousser à reconnaître, comme en un dévoilement déchirant, que limiter la monstruosité revient à limiter cette forme de société, par exemple pour admettre que des sociétés plus discontinues, plus locales, moins strictement agencées aux dispositifs universels, peuvent être des plate-formes de résistance salvatrice à l’extension infinie du marché-monde et de ses propres catastrophes.

Pour conclure, je voudrais expliciter mon usage –qui pourrait choquer- du mot « créole » que j’emploie pour désigner en gros ce que critique Pratique de la folie dans son lieu parisien. Bien entendu, je ne désigne pas ici la culture ambiguë des îles Caraïbes ou antillaises, qui sont comme des bateaux ancrés assez loin des côtes américaines. Pour moi ces îles ne sont pas pleinement créoles, parce qu’elles n’ont pas entièrement basculé dans l’expérience de pensée américaine, dans le projet occidental épuré. La créolité reste pour elles un problème, une énigme. Elles ne sont pas non plus caraïbes, sauf par antiphrase, car on y a tué pratiquement toute trace de peuples précolombiens, qui auraient sans doute défendu un mode de vie proche des Jivaros-Achuar, très centré sur la civilité. Elles ne sont pas antillaises, puisque il n’y a pas d’Indes cachées par l’avant-garde de ces îles (ante-ilia). Que sont-elles ? Je ne sais pas, mais le concept de « Tout-monde » selon Edouard Glissant n’en vient pas à bout. Si nous voulons nous garder d’un confusionisme, je dirais qu’elles forment un archipel des hésitations. Elles ressemblent un peu au psychiatre de Pratique de la folie qui hésite entre sa fonction sociétale, sa fonction de témoignage de la singularité, son militantisme civil et sa prise en compte psychanalytique du Familier. Elles ressemblent, comme lui, au personnage de Léonard de Vinci écartelé pour réaliser la quadrature du cercle.
Je n’irai pas plus loin dans une comparaison abusive, mais puisque je vous entend déjà vous demander quel est ce drôle d’oiseau, et je ne parle pas de l’aigle qui vient manger le foie de Prométhée enchaîné, ni de la grippe aviaire qui a bien failli l’exterminer, hygiénisme aidant, je me demande si vous n’auriez pas intérêt à carrément ignorer le bavassage mécanique du perroquet cartésien, dont la parole vide n’est que répétition de la la loi sociétale, pour faire alliance franche entre vautours noirs solitaires, cacatoès et corbeaux corporatistes, en consultant de temps en temps le beau frère toucan démocrate, mais pas trop. Pour le dire encore plus directement : pourquoi vous laisser affecter par le langage gestionnaire ? N’est-il pas plus simple de parler une autre langue ?





Denis Duclos, le 10 Juin 2008, St Lucia


Mercredi 2 Juillet 2008 - 06:00
Mercredi 2 Juillet 2008 - 06:07
Denis Duclos
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