Denis Ducloshttps://www.geo-anthropology.com/2024-03-28T11:32:51+01:00Webzine Makerhttps://www.geo-anthropology.com/var/style/logo.jpg?v=1232896269La jeunesse comme trou noir de la galaxie humaine2016-08-28T12:59:00+02:00https://www.geo-anthropology.com/La-jeunesse-comme-trou-noir-de-la-galaxie-humaine_a286.html2016-08-28T12:32:00+02:00Denis Duclos
Notre maître Baudrillard avait observé comment déjà le porno (non encore internétisé) chassait la séduction au nom du réel des plis d’un anus ou d’un clitoris en gros plan, quand ce n’était pas de sexes emboîtés. Son analyse était pourtant unilatérale, peut-être encore trop choquée par son surgissement récent.
Après tout, certains peuvent trouver de la poésie à montrer de près les détails d’un gemme ou d’une plante, voire d’une aile d’oiseau. Mais le porno (qui s’est d’ailleurs masculinisé en perdant sa « graphie ») comme discours ou partie du discours de l’innocence au paradis du libéralisme n’a pas encore été bien étudié, ni surtout bien dit.
Par exemple, que mon ami le fabuliste moraliste socratique Dany-Robert Dufour rappelle à plusieurs reprises que le porno hérite de Sade est significatif : il perçoit le scandale ravageur et la nécessité pour des autorités (et des familles) débordées d’avoir coffré le divin Marquis pendant plus d’un quart de siècle, mais peut-être ne pointe-t-il pas assez précisément la cause profonde d’un libertinage enragé, et vraiment militant : non pas l’obscénité de l’individualisme incarné, mais bien plutôt la nécessité de casser systématiquement le respect des liens symboliques familiers et familiaux pour imposer ceux de la pure citoyenneté universelle, de l’Autre enfin totalisé.
Il faut par ailleurs se souvenir que Sade fut emprisonné aussi bien par ancien régime que par révolution pour sa vie dissolue (provocatrice en diable) et non pour ses écrits.
Car, outre que ses manuscrits devaient surtout servir à cet embastillé chronique à se masturber sans penser à en faire littérature mais plutôt salvation de sa vie immobilisée en cul de basse fosse, ils relient surtout jouissance et idéal universaliste d’une humanité enfin libérée des chaînes des institutions anciennes. Donatien fut d’ailleurs beaucoup plus peiné par l’ingratitude des Sans-Culotte (qui ne manquèrent de le guillotiner que de peu) que par les lettres de cachet. Après tout, son propos se voulait lui-même révolutionnaire et libérateur (1) .
Nier ou sous-estimer l’idéalisme farouche du Marquis au travers de ses actes jetés à la face de la religion serait s’enlever le moyen de le critiquer sérieusement.
Car je crois que Sade se trompait : les institutions morales, -imprégnées de cette religion qui s’est effacée des églises vides deux siècles plus tard- étaient certes des fictions contraignantes, en accord avec les rapports de forces possibles de ces époques, mais on n’atteint pas un paradis institutionnel en libérant l’individu pur du seul fait de l’institution universelle.
On peut jouir un peu, quelques instants, de l’idée, effectivement déployée par le porno généralisé, que le plaisir optimal de chacun se prend avec la sexualité libre pour tous -sans considération de l’inceste ou de la différence d’âge-, et qu’avec ce plaisir vient une joie de vivre bien méritée après des millénaires de contention inutile.
Ah que ce serait délicieux si cet idéal immoral parce qu’hypermoral pouvait devenir réalité ! (2) Las, dès que nous devenons de purs sujets universels, notre sexe disparaît comme par enchantement ! Cela, Baudrillard l’avait subodoré à propos de l’effet-porno, mais ne l’attribuait pas, à mon avis, à une cause exacte : il croyait la découvrir dans le « simulacre » d’objet séparé (le sexe) qui comme tout autre objet pour homo oeconomicus, n’aurait été qu’une fiction dépendant de celle de la « production » capitaliste.
Or si cela est vrai, cela ne doit pas cacher le phénomène plus ample dans lequel il s’inscrit : le modèle du supermarché avec ses rangées de rayonnages subtilement disposés (dont ceux consacrés au sexe) n’est qu’une solution obsessionnelle -bien plus que perverse- celle de la bibliothèque, au problème de l’idéal sociétal parfait : le paradis doit être un peu rangé, notamment par fantasmes, désirs, besoins, classes d’âges, etc.
Et puis, en fin de compte, si la sexualité se révèle trop turbulente et ingouvernable, pourquoi ne pas envisager de la faire tout simplement disparaître, du moins dans ses aspects séducteurs (en « médicalisant » par ailleurs la reproduction) ? C’est d’ailleurs bien ce qui paraît accompagner le déploiement du porno : un remplacement progressif de la jouissance réelle par le simulacre industriel des sex-toys, puis l’apparition « d’orientations » ouvertement affichées comme non sexuelles.
Quelque chose comme un « but » caché jusque-là par les excès orgiaques sur papier glacé se dévoilerait, inscrit en perspective de toute cette « libération ». Celle-là même que pronostiquait Freud en annonçant que débarrasser l’humanité de la sexualité serait certainement considéré comme un magnifique accomplissement.
Mais l’installation du signifiant « zéro- sexe » ne peut, pour le moment et pour une durée indéterminée être située au centre du système, puisque c’est le contraire qui s’opère tant que le paradis libéral (et ses plages d’exposition mutuelle du Tous heureux) tourne autour du moment triomphal de l’Humain et de sa nubilité « sublime ».
Ce qui est problématique ici est donc moins la disparition de régulations traditionnelles de la sexualité, bien qu’on puisse en avoir très légitimement la nostalgie, que le déplacement et la construction de nouvelles règles de rangement, de nouvelles contraintes aux-quelles on se mettra à croire comme si elles étaient des naturalités enfin mises à jour.
Je ne prendrai ici qu’un exemple particulièrement obscène, précisément parce qu’il heurte toutes les conventions de rangement : la sexualité des vieillards, laquelle, figurez-vous, pose de plus en plus de problèmes dans les EPAHD, ces lieux de rangement et d’alignement des Vieux avant la mort (et son alignement de noms).
Ces problèmes illustrent à mon avis très bien le propos de Baudrillard, inquiet de la volonté de l'époque de faire croire à la réalité d’un objet nommé « sexualité » ; mais sans réelle intuition concernant la cause de cette volonté , qui est un reclassement et un rangement de toutes les générations considérées ensemble comme des états incontournables du genre humain à gérer.
Voici, à notre avis, l’hypothèse la plus juste concernant ce phénomène : si nous considérons justement (avec Kant et Bentham) une espèce à gérer par le bonheur du plus grand nombre, nous devons admettre qu’elle possède un mode de reproduction particulier (3) . Or cette sexualité, qui n’a pas encore pris acte du fait que la longévité humaine est passée d’une trentaine d’années à plus de quatre-vingts ans, se concentre sur les moments de la vie la plus propice à la reproduction. Ces moments sont, ce n’est pas un hasard, ceux où la beauté des partenaires potentiels est la plus éblouissante, la moins résistible (4). Ce sont aussi les moments de la plus grande exaltation sentimentale, elle-même soutenue par un grand dynamisme hormonal.
Mais, à quelques années près, ce centre du cycle n’a pratiquement pas été modifié, tandis que s’accroissait la probabilité de survie, de non-mort, des organismes vieillissants.
Ceci, on ne l’a pas assez souligné, résulte dans le fait -qu’il est obscène de rappeler- que l’on va vivre une beaucoup plus grande partie de sa vie hors des enjeux de séduction sexuelle qu’auparavant.
Or cette espèce de retour à la « latence » de l’enfance protégée des pulsions hormonales violentes ne peut fonctionner sans susciter des souffrances interminables que si, effectivement, les « Vieux » ne ressentent plus ni de besoins ni de désirs sexuels.
Ce qui n’est pas le cas, et pour deux types de raisons qui se recoupent :
-D’abord, parce que, sollicitées et entre-tenues, les fonctions sexuelles peuvent continuer, même si elles sont affaiblies, plus discontinues, et beaucoup moins aptes à l’engendrement (aussi bien avec la ménopause qu’avec l’andropause, certes plus tardive et progressive).
-Ensuite parce que le système de valeurs sociétales constituées autour du rêve d’une société-monde parfaite ne peut qu’être centré par l’idéal de corps jeunes et beaux, de personnes en proie aux passions les plus délicieuses de la vie.
Le résultat en est une catastrophe encore bien pire que celle de la mauvaise distribution de femelles aux Babouins londoniens : l’âge avancé, naguère symbole de sagesse, de repos des pulsions, etc., devient synonyme d’éjection et de déjection. Les Vieux, officiellement entourés d’un excès de respect formel comme les Handicapés, deviennent au contraire des déchets en attente d’évacuation, et en tout cas tout le contraire de corps sexuellement attirants, frappés du sceau de la « beauté ». Ils incarnent au contraire les processus de dégénérescence, voire de décomposition..
C’est seulement en comprenant ce sort indigne que l’on commence à saisir pourquoi lesdits Vieux, confinés dans leurs classes d’âge, y tentent de reconstituer le monde de valeur de « la jeunesse » et de mimer interminablement la sexualité adéquate dans des conditions absolument artificielles, comme si cela les protégeait plus efficacement de la mort que de rester assis devant la télé en bavant.
Il n’existe à cette situation, que trois solutions :
-soit minimiser ou faire disparaître le sexe de manière à pacifier les relations entre générations (solution déjà en cours d’arborescence idéologique).
-soit « moraliser » les Vieux pour les détourner de cette hubris immorale et indécente. (ce dont on hésite à parler, mais qu’on n’hésite pas à pratiquer en transformant les asiles en prisons.)
-soit appeler et éduquer les Jeunes à désirer sexuellement les Vieux, ou en tout cas ceux et celles qui en manifestent le désir prolongé. (Une variante étant d’inventer le service sexuel des Vieux par de jeunes assistantes sociales « spécialisées ! »)
On voit bien, rien qu’à les évoquer, que ces trois solutions sont presqu’aussi folles et inhumaines les unes que les autres !
C’est pourquoi, pour résumer, nous devons nous attendre à ce que la paradis post-moderne soit aussi un long enfer de plusieurs dizaines d’années pour ceux et celles qui ont dépassé (vers la cinquantaine) leur « date de péremption », mais qu’on n’osera pas tuer pour autant, car ce serait du même coup abattre le voile recouvrant la théorie du paradis libéral et scientiste (5) .
Nous pouvons alors nous rappeler aussi, incidemment, que les idéologies anciennes troquant le prestige de la sagesse contre le bonheur sexuel pouvaient avoir du bon. Et, par conséquent, que certaines réactions contre la « sexualisation » visible de la société post-moderne ne sont pas seulement attachées au retour des religions les plus obscurantistes.
Elles peuvent au moins s‘expliquer (mais Chutt ! Faut-il le dire ?), par le mécontentement des Vieillissants, se rendant compte que leur éventuelle « retraite dorée » ne leur permettra jamais de sortir, désormais, du ghetto des « corps invisibles », intouchables et innommables.
Le côté triomphant de la jeunesse en pleine émulsion sexuelle ne me dérange pas et j’y assiste même avec une grande tendresse (mais aussi, bien entendu de beaux désirs), mais LA société-monde en construction autour de ce centre scintillant, doit comprendre qu’elle sera dévorée par la haine intergénérationnelle si elle ne sait pas, alors, compenser son attraction formidable par d’autres polarités d’intérêt qui reconnaissent un statut bien plus qu’honorable aux gens de longue expérience.
Sans cela, ce trou noir détruira cette société aussi sûrement que le trou noir central d’une galaxie finit par dévorer cette dernière. Mais infiniment plus rapidement, sans doute !
Notes :
1) Le plus extraordinaire et souvent occulté est que le libertinage fou de Sade prend appui sur celui, certes moins tragique, de son père : ne serait-ce pas une forme originale de piété filiale ? (alors que son propre fils le trahit en faisant brûler ses livres).
2) Michael Heim, ‘The Erotic Ontology of Cyberspace’ (1991)
3) Voir l’épisode de la gestion tragique de la sexualité des Babouins du Zoo de Londres dans les années 20 qui conduisit à l'extermination mutuelle des animaux.
4) Cette beauté dont Lacan disait (dans son impérissable article « Kant avec Sade ») que sa fonction était d’être « la barrière extrême à interdire l’accès à une horreur fondamentale. » Maître Jacques veut sans doute parler du "réel" du processus vital.
5) Je rappelle dans chacun de mes livres que le secret de l’idéal sociétal est éventé, dès 1974, par John Boorman, dans son film « Zardoz » : la vie éternelle pour Tous conduit au désir enragé des éternautes de mourir enfin ! Aller voir le film est donc une nécessité, sans se laisser distraire par le ridicule slip rouge de Sean Connery et la jeunesse sublime de Charlotte Rampling.
Sociologue/anthropologue, Denis Duclos est directeur de recherche au CNRS, (Commission de Science Politique), Ses recherches portent sur les risques majeurs, les peurs sociétales, la géo-anthropologie de la société-monde, l'anthropologie pluraliste. Denis Duclos est aussi écrivain, auteur de romans d'anticipation, de fantasy, de dystopies, dramatiques, épiques ou burlesques
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Eloge de la médiocrité (la continuation de la vie quotidienne comme héroïsme non médiatique)2012-01-25T16:11:00+01:00https://www.geo-anthropology.com/Eloge-de-la-mediocrite-la-continuation-de-la-vie-quotidienne-comme-heroisme-non-mediatique_a196.htmlhttps://www.geo-anthropology.com/photo/art/imagette/3694579-5450978.jpg2012-01-21T17:46:00+01:00Denis Duclos
....patienter pour le lancement de la conférence audio.....
Morale : éloge de la médiocrité
(l’héroïsme anonyme entre l’agent servile selon Stanley Milgram et le super-résistant selon Romain Gary)
Peu de gens résistaient au lavage de cerveau dans les prisons et les asiles psychiatriques soviétiques, dans les camps de rééducation vietminh ou nord-coréens. Pourquoi ?.
Certes, les mauvais traitements affaiblissent, le manque de sucre pousse à la confusion mentale. Les ordres répétés, la combinaison torturante de postures « affectueuses », de promesses et de « punitions », la propagande continuelle, l’isolement des détenus entre eux et la seule fréquentation des gardes et des interrogateurs, le décorum « pédagogique », la durée indéfinie et sans perspective de libération, poussent la personne maltraitée à « céder ». Pourtant, le changement d’opinion obtenu comme un aveu sous la torture n’a pas plus de substance qu’un mauvais rêve et ne tient qu’aux conditions momentanées. Il est automatiquement réversible dès qu’on en sort.
Ce modèle extrême démontre la relativité des postures morales tout aussi bien que les expériences de Stanley Milgram plaçant les sujets en position d’adjoints des tortionnaires, et montrant qu’une grande majorité de personnes se soumettent à une autorité injuste ou criminelle, du moment qu’ils la perçoivent légitime et impunissable.
En réalité, l’extrême démontre surtout que, par généralisation, dans les conditions les plus banales, les plus « normales », la plupart des gens se construisent une morale de circonstance et de convenance, compatible avec les intérêts constituant leur milieu, et sont donc prêts à en changer –à quelque temps adaptatif près- comme ils changent de chemise.
Mais il faut tout de même rappeler que cette sorte de philosophie sophistique appliquée a ses limites : il existe toujours des gens qui résistent, même s’ils constituent une petite (mais non infime) minorité : 10% dans le cas des expériences de Milgram, et sans compter les gens qui refusaient de participer à l’expérience.
Rappelons que dans la nature, la minorité résistante est souvent l’origine d’une victoire sur la majorité : à ne prendre que les virus, ce sont les ultra-minoritaires, ceux qui ont réussi –grâce aux erreurs de leur programmation- à muter au-delà des possibilités de reconnaissance du système immunitaire qui finissent par tuer l’organisme-hôte, et non pas la multitude des virions « conformes », très rapidement éliminés par les leucocytes.
L’exemple semble incongru : ne le négligeons pas en un temps où, touchant précisément aux mécanismes reproductifs les plus intimes, l’homme scientifico-technique apprend à intervenir sur la transcriptase réverse ou l’intégrase : ne cherchera-t-il pas un jour ou l’autre à tirer parti de la « résistance » virale ultra-minoritaire, par exemple dans une logique de guerre bactériologique ? Quelle « morale » l’arrêtera ? Celle de ceux qui ont toujours cherché à l’exterminer ?
Ce que nous voulons suggérer ici est aussi que, pour remarquable et athlétique qu’elle soit, la morale de référence des résistants n’est pas nécessairement meilleure que celle de ceux qui cèdent ou s’alignent. Elle pourrait même être pire dans certains cas.
Je citerai, à l’appui de cette thèse, les cas dont se régale Romain Gary entre « Education européenne » et « Chien blanc », et qui sont caractérisés par la cruauté non nécessaire : cruauté du Jeune résistant polonais qui exécute un aussi jeune soldat allemand désarmé, nu et à terre ; cruauté du dressage d’un chien à l’attaque des « nègres » dans un milieu de WASP américains. Cet écrivain hors-pair piège le lecteur dans une casuistique écartant toute médiocrité, et par tant, toute humanité : seule reste l’absolue nécessité de la tragédie.
Je ne suis pas d’accord avec la prétention paradigmatique de cette exhibition : je pense que la grande majorité des actes de résistance responsable (et en y incluant les assassinats « stratégiques ») ne se sont pas situés dans ce romantisme du désespoir, qui appelait d’ailleurs une répression encore plus féroce contre les civils. Quant au racisme ordinaire qui sévissait encore aux USA dans les années soixante, il se passait le plus souvent de chiens d’attaque. Le fait même de pousser, par la littérature, les situations à l’extrême de la cruauté ou du sadisme permet d’échapper à la fois au mal le plus grand et à sa parade la plus efficace. On peut au contraire considérer que la ligne d’action la plus digne réside dans une médiocrité véritablement héroïque en ceci qu’elle doit à la fois survivre sans déchoir à l’occupant ou au bourreau et résister… à la doxa moraliste des vainqueurs pour lesquels, a posteriori, tous ceux qui n’avaient pas pris le maquis étaient des collabos. Autre aspect de la duplicité littéraire de Gary (malgré tout un très, très grand écrivain) : faire des femmes des putains faciles au service des ennemis,mais seulement pour la bonne cause, et pour mieux les trahir. Mais la plupart des femmes n’ont pas été réduites à cette « ruse » avilissante : elles ont seulement continué à vivre et à porter la vie, en cherchant à se situer dans ce qui restait de civilité. Ne pas reconnaître ce type de dignité revient à ne jamais comprendre –autrement qu’en la méprisant implicitement- l’attitude qui conduisit les déportés dans les camps de la mort à accepter « passivement » leur sort. Certes, ils étaient totalement démunis, ne disposaient pas de la force, et s’illusionnaient sur la « correction » des Nazis. Mais dans cette illusion même, il est loisible de lire une volonté farouche de « croire » dans la civilisation, et un refus d’imaginer le degré de régression à la bestialité qu’impliquait le système de l'extermination, lente ou rapide. C’est tout l’effort auquel tend cette œuvre autrement plus sobre et plus « vécue » qu’est « l’Espèce humaine », selon Robert Antelme.
La survie quotidienne des « mangeurs d’épluchures » est d'abord caractérisée par la médiocrité morale au meilleur sens du terme latin de ce qui ne peut aller àl'excès :elle n’implique ni la pure déchéance pour tous ni l’altruisme autosacrificiel, même si les petits voleurs, les profiteurs et les grandes âmes y coexistent, mais est en elle-même une volonté de continuer comme groupe d’êtres humains.
Cet héroïsme banal (faisant pendant invisible à la banalité du Mal) comporte aussi ses exploits : une mère qui est capable de donner un rein à son enfant sans la moindre hésitation (alors qu’elle sait que son autre rein ne fonctionne pas bien et qu’elle risque la mort ) n’est pas un cas si rare. Un homme qui se lance à l'eau pour sauver ses enfants de la noyade ou les protéger d'une agression n'est pas exceptionnel. Là encore la nature n’est pas si loin : le côté quasi « absolu » (dans nombre de cas) de l’altruisme maternel ou du courage masculin est bien ancré dans l’instinctuel : avant tout la vie se préserve dans ce qui lui permet de se continuer au-delà de chaque génération.
Cependant, arguera dès lors le Sophiste, dans ces deux cas de résistance à l’adaptation de l’individu « rationnel » (ou tenu pour tel dans la fiction imposée par les gens d’argent), il est toujours loisible d'affirmer que les lois naturelles,même ancrées psychologiquement dans le cas humain, ne peuvent valoir pour une morale, puisqu’elles sont, précisément, au-delà du choix d’un sujet libre, seul auteur logique d’une morale.
Est-il possible de sortir de ce débat interminable ?
Nous le tenterons de la manière suivante.
Il est parfaitement vrai que les êtres humains doivent naviguer entre deux réseaux de contraintes,l’un absolu (la nature), l’autre quasi-absolu (l’environnement culturel). Mais d’une part, il existe souvent des chemins multiples dans la nature, et d’autre part, la culture est aussi une production de la personne. Elle y participe et peut toujours proposer son propre modèle de référence, même s’il est long et difficile à constituer, c’est-à-dire le plus souvent réservé à une minorité, la majorité se trouvant non pas plus « immorale », mais prise par surprise, placée malgré elle en état d’infériorité éthique. Du point de vue non sophistique qui est (j'espère) le mien, l’expérience de Milgram démontre seulement que, dans l’hypothèse où l’expérimentateur lui-même ne céderait pas à son propre genre d’expérience, c’est qu’il a seulement pris le temps de constituer une position éthique, ce que son sujet n’a pas eu le loisir de réaliser, soit qu’il soit trop jeune, soit qu’il soit trop aliéné par une vie de travail dépendant. Bref, ce n’est pas tant la soumission à l’autorité dont Milgram démontre la pregnance (le passage de l’individu à l’état « agentique », « d’agent exécutif d'une volonté étrangère »), mais plutôt la tendance à rallier un modèle cohérent permettant une décision sans hésitation : modèle implicite qui est attribué à l’expérimentateur, mais dans une nervosité grandissante.
Une morale personnelle résistante aux injonctions du Sociétal ou du Groupe ne s’improvise pas. Nous avons vu qu’elle n’est pas naturelle, et elle se construit difficilement. Pour ce qui concerne les expériences de Milgram (et pour toutes celles qui ont confirmé la même tendance par la suite), il n’est pas tenu compte du remords et de l’éventuelle inversion d’attitude consécutive à ce qui a pu rester un traumatisme pour le sujet (même si on l’a rassuré après coup sur l’absence de courant électrique et sur le jeu du « compère » faisant semblant de souffrir.) A notre avis, une fois l’expérience subie, le sujet ne peut y revenir dans les mêmes dispositions :d’une part, évidemment, parce qu’il sait qu’il n’y a pas électrocution ni de soi disant patient, et d’autre part, parce que l’explication même du sens de l’expérience ne peut qu’induire une défense morale : s’est-on demandé si les sujets de Milgram n’étaient pas devenus des sujets moraux particulièrement réticents à l’autorité ? Apparemment non, et pourtant cela irait dans le sens d’une définition de la morale comme acquisition d’expérience… à moins que cela prouve seulement que les gens s’alignent sur la morale milgramienne ! Mais pour le coup, nous serions plutôt dans le cas d’une pathologie de la fusion avec celui qui parle en dernier, comme dans tel film de Woody Allen. Ici,le sophiste perd parce qu’il devient ridicule : la majorité des gens n’en sont pas à ce point là.
Le problème d’une morale réellement personnelle, c’est d’abord qu’elle rencontre la réprobation de ceux à qui elle ne convient pas, et au pire, pour ceux qui sont trop crédules, la menace de l’enfer.
Il est extrêmement difficile et long de se débarrasser de la peur d’un enfer consécutif à un soi-disant crime, celui-ci ayant son modèle dans le meurtre imaginaire du père, dont pratiquement tous les enfants et surtout les garçons se sentent coupables. Ce travail peut être aidé par des rites initiatiques –dont la psychanalyse est une forme modernisée-, mais il peut s’avérer interminable. Par ailleurs, rares les sociétés qui ne cherchent pas à jouer sur le sentiment infantile de culpabilité pour obtenir de l’ordre.
Imaginons que la personne y parvienne néanmoins. La voila enfin à pied d’œuvre pour décider du Bien et du Mal selon ses propres critères réfléchis et assumés. Ses difficultés ne sont pas pour autant aplanies. Pour vivre sans trop de malheur, elle doit tenir compte des intérêts des autres, même si elle récuse leur système de valeurs ad hoc. Cette morale « stoïcienne » ou épicurienne n’est pas facile à tenir sans se sustenter d’une croyance, d’une fiction rassurante, éventuellement partagée par les proches. Elle peut aussi muter en cynisme du sujet en position dominante et d’autorité, ce qui signe aussi son autodestruction (dialectique du Maître et de l’Esclave) ;ou encore se dégrader en grave compromission par peur de perdre une situation avantageuse. Il faut donc encore longtemps pour l’assurer dans une authenticité stable.
Un autre problème de la morale, c’est qu’elle tend à envahir toute la vie, et à dénier à celle-ci le droit à exister, même sur des détails, de manière « amorale », un peu comme la loi et la réglementation tendent à infester tout le champ social sans rien laisser à la spontanéité. Ce phénomène est probablement une conséquence de la présence inconsciente d’une culpabilité jamais éteinte. Il est fort dangereux, car il a pour contrepartie presque irrémédiable la montée d’une haine contre soi,cherchant désespérément à trouver un exutoire et un bouc émissaire.
Malgré ces difficultés multiples,une sagesse est possible qui se contente de ramener des moyens à des buts, ces buts eux-mêmes étant soigneusement définis, soupesés, et assumés enfin, en déterminant ce que l’on nomme une « ligne de conduite ». Les buts ultimes sont presque toujours très difficiles à fixer de manière non arbitraire, et ils restent dépendants d’argumentations et de modes d’expression nécessairement imparfaits.
Néanmoins, je crois qu’il existe des buts moins contestables que d’autres. Par exemple, la récusation d’une participation à la destruction du milieu de vie terrestre par une espèce humaine rendue surpuissante, me semble difficilement contestable,même s’il demeure difficile de discerner les comportements qui favorisent cette destruction et ceux qui s’y opposent,en demeurant à la portée des personnes, et sans contredire des valeurs morales immédiates, comme celle de sauvegarder la vie et la santé des membres de ma famllle , puis de celle des prochains ou de toute personne le devenant par effet de situation et de rencontre.
Mais, même dans le cas de ce "mal absolu", l'attaque moraliste de la "morale banale", de celle qui tient pour essentiel de "continuer à vivre et à faire vivre ses proches" ne me semblerait pas juste : il semblerait plus approprié de réduire la contradiction entre la nuisance sociétale et le "devoir vivre" personnel en laissant plus d'autonomie à ce dernier plutôt qu'en l'asservissant au sein d'une nouvelle horde morale. Est-ce possible ? En principe oui : face à la nuisance liée à la dépendance des gens au système, ou bien on aggrave cette dépendance en rendant le système moins nuisant, ou bien on défait cette immense machine au profit des "proches", et du même coup on satisfait la morale de base, tout en diminuant la nuisance systémique !
Sociologue/anthropologue, Denis Duclos est directeur de recherche au CNRS, (Commission de Science Politique), Ses recherches portent sur les risques majeurs, les peurs sociétales, la géo-anthropologie de la société-monde, l'anthropologie pluraliste. Denis Duclos est aussi écrivain, auteur de romans d'anticipation, de fantasy, de dystopies, dramatiques, épiques ou burlesques