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Le paradoxe de la société antisociale (Apologue de la société suicidaire)



Personnellement, je crois qu’une société humaine isolée (ou globale, ce qui revient au même) est suicidaire, qu’elle vise sa propre disparition en conduisant toujours au-delà de son terme viable le système de ses propres principes.

Mais je comprends que nombre de personnes soient sceptiques quant à l’inéluctabilité de cette destinée, surtout s’il s’agit de faire l’hypothèse d’une sorte de nature suicidaire de l’esprit humain, ou bien encore de notre vérité de moutons de Panurge. C’est pourquoi je voudrais démontrer ici que la pente vers le suicide collectif n’a pas le moindre besoin d’une théorie psychologique –mortelle ou suiviste- pour exister. Je montrerai ensuite qu’une telle théorie explique en revanche l’accélération du comportement autodestructeur.

On dira, pour commencer, qu’une société se suicide tendanciellement quand son mécanisme central, celui qui définit ladite société comme telle ne peut s’arrêter de fonctionner, même quand ce fonctionnement s’avère pathogène pour elle.

Cette orientation se manifeste souvent par un dilemme que l’on pourrait exprimer ainsi : soit la société continue à être elle-même, et dans ce cas elle meurt réellement, physiquement. Soit elle change de nature, et dans ce cas elle est morte comme telle, symboliquement, laissant éventuellement ses membres se recomposer autrement. Notons qu’il arrive que nombre de sociétés préfèrent la mort réelle à la mort symbolique, considérée bien pire, comme l’ont montré les anthropologues des petites sociétés.

On soutiendra, ensuite, que toute continuation du système formant l’architecture d’une société donnée finit par être suicidaire, mais en changeant suffisamment l’architecture, on change de société. Par exemple, une société fondée sur des principes démocratiques ne peut y renoncer sans devenir « autre chose », et, en somme, mourir à soi-même.

Enfin, on reconnaîtra que toute société isolée, n’ayant aucun autre exemple de ce qu’elle pourrait être si elle ne continuait à être elle-même, finit par se suicider, du seul fait de prétendre se prolonger soi-même sans changement important, cela parce qu’elle ne dispose pas des instruments conceptuels alternatifs permettant de repérer sa propre faille logique.
Quand votre dictionnaire et votre grammaire ne comportent pas la possibilité d’exprimer ce qui pourrait vous permettre de vous en sortir, il suffit de parler pour vous rapprocher de votre perte.


Le cycle inéluctable conduisant effectivement toute société à sa perte peut être ramené à des éléments généraux :

-La société est menacée par l’extérieur et construit un pouvoir politico-militaire qui résiste victorieusement à ces menaces.
-La victoire, finalement totale, (la seule qui permet la continuation de la société en tant que telle, ses concurrentes ayant été absorbées) aboutit à la consolidation de ce pouvoir, même si son emploi classique est diminué.
-Le pouvoir politico-militaire doit désormais se maintenir contre d’autres tendances intrinsèques. Il commence à devenir pouvoir politico-policier, à retourner sa puissance contre soi-même.
-Plus le pouvoir, incarnant la société, doit se défendre contre cette société même, plus ses institutions lui sont inféodées, et deviennent ses organes, figeant le système et plaçant la population en exclusion interne (en état « d’enclave », dirait Mary Douglas).
-Plus le peuple est en exclusion interne, et plus la prévention et la répression de ses révoltes devient nécessaire en permanence.
-L’ensemble des institutions définissant cette société est bientôt devenu l’ennemi de son propre peuple, mais lorsque celui-ci réussit des révolutions, il n’est pas capable de détruire l’ensemble institutionnel, précisément parce que celui-ci n’est que l’incarnation de la société.
-Au bout de plusieurs révolutions successives, le système institutionnel est « mythridatisé » contre toute autre révolution. A ce moment là, le peuple s’est pratiquement étranglé lui-même sans voir que la main qui l’étrangle est la sienne. Il ne peut pas s’en rendre compte car tous les outils de la légitimité populaire sont ceux-là même qui le tuent.

Nous allons prendre l’exemple actuel de la « société-monde » construite sur le principe du libéralisme économique, ce qu’on a coutume d’appeler capitalisme. Et nous allons démontrer que cette société universelle suit les étapes décrites ci-dessus, et que même un contrôle étatique ou interétatique renforcé de ses mécanismes de circulation ne fait que mythridatiser progressivement la société elle-même contre toutes les tentatives de la changer.

Nous insisterons sur le fait que cette auto-strangulation du capitalisme (ou mieux du système techno-chrématistique) n’est que superficiellement un « phénomène économique ». Il ressortit plutôt d’une mécanique du pouvoir.

Ce qu’on appelle « les marchés » et qui représentent les propriétaires de masses d’argent liquides investis dans la spéculation immédiate ne sont que le moment de la « liquidité généralisée », le moment où l’économie est réduite à son versant « argent ».

L’actuelle société chrématistique, fondée sur le culte du profit, protège l’intégralité des libertés permettant à cette masse gigantesque d’argent de se valoriser au mieux.
A partir de ce principe de base, et une fois déterminé un niveau temporel moyen d’enrichissement global, la tendance la plus massive concerne la projection dans le temps. Ce qu’on appelle le crédit n’est en effet que la projection dans le temps du retour valorisant.
Le problème (déjà traité par Marx sous le concept de « baisse tendancielle du taux de profit ») est alors le suivant : à chaque cycle de l’investissement dans un circuit universel supposé « sans frictions », une part plus ou moins grande de l’argent va se retrouver inutilisable, et va ainsi contribuer à faire baisser la valeur de l’ensemble. Cette tendance est compensée par l’élargissement plus que proportionnel des opportunités de vente et d’achat. Si cette dilatation des opportunités d’échange est supérieure en valeur à la masse d’argent non utilisé pendant un cycle, on peut dire qu’il y a croissance (de la richesse).

Une façon tendanciellement catastrophique de maintenir les opportunités supérieures à la non valorisation est de créer des ouvertures dans un avenir de plus en plus long. Autrement dit, grâce aux autorisations administratives délivrées dans ce but, on ouvre des terrains non défrichés à la conquête par l’argent, en supposant qu’au bout d’un laps de temps le retour en sera important.

Comme l’ouverture de possibilités dans l’avenir est potentiellement infini, l’engagement de toute une société dans cette voie est rapidement catastrophique car il survient nécessairement un moment où la masse de capitaux investis dans cette voie devra refluer sur la masse ordinaire, et s’ajouter à la quantité en valeur de capitaux inutilisables dans le cours du cycle présent.
C’est ce qu’on appelle d’un mot qui rappelle l’étonnement enfantin, « l’ éclatement de la bulle », encore qu’il puisse s’agir d’un phénomène spécifique et local, découlant d’un engouement indu. En réalité, au-delà du phénomène proprement spéculatif des bulles, et une fois même ce phénomène régulé, le retour massif d’argent « prospectif » de fait inutilisable paraît un facteur de mise en crise « systémique ». Mais là encore, il ne faut pas entendre par « systémique » un effet aberrant de propagation d’une spéculation en phase baissière, mais, beaucoup plus profondément, l’engagement d’une société tout entière dans une projection de soi impossible à soutenir. La « crise » n’est pas due essentiellement à l’appauvrissement de fait induit par l’effondrement d’une part de la valeur globale (par exemple sous forme finale de rétrécissement des budgets publics d’une nation), mais au seul fait que l’activité humaine a été dirigée et engagée passivement dans une voie sans issue.
Or –et c’est là que le mécanisme suicidaire propre à la société chrématistique se met en place-, non seulement il ne sera jamais reconnu que cette activité était inutile, mais encore on tentera de faire rembourser la défaillance en valeur par un surcroît de travail, par une accélération de l’exploitation du travail.

Paul Jorion, dans la présentation de son livre « L’argent, mode d’emploi » (Fayard, 2010) pose la question : « Est-il possible d'assigner à l'argent une place plus " juste "? Et si l'argent, au lieu d'aller en priorité et majoritairement à ceux qui le possèdent déjà, investisseurs ou "capitalistes ", prêteurs d'argent qu'ils ont en trop en échange d'intérêts ou de dividendes, revenait vers les authentiques créateurs de richesses? »

Mais je crois que la question, aussi bien intentionnée soit-elle, porte à faux, car les « authentiques créateurs de richesses » sont bien en peine aujourd’hui de produire ce qu’on attend d’eux au niveau des espérances transformées en argent en attente d’investissement.

Si le travail pouvait être redirigé vers une opportunité de superprofit, par exemple grâce à une innovation techno-scientifique à l’impact extraordinaire, cette solution serait sûrement employée. Mais quand il se manifeste une saturation des possibles dans cet ordre d’idées, alors c’est le conservatisme le plus borné qui triomphe, et avec lui, la tentation de « faire trimer », pour en arracher la plus-value toujours facile du labeur de base.
La conséquence d’une crise vraiment structurelle sera donc non seulement de faire « retomber » la valeur comme si le travail n’avait pas existé dans la direction ayant suscité la bulle, mais encore d’exiger des populations un « effort » encore accru, pour compenser la perte liée à une activité tacitement présumée désormais inutile.

Evidemment, il n’a pas échappé aux observateurs de la masse d’argent (constituée comme on le sait de masses monétaires différemment appuyées sur l’échange réel ou sur le crédit dans le temps) qu’une politique de « rigueur », risquait immédiatement d’aggraver la situation en réduisant le bassin existant de la circulation d’argent. La déflation ou la dépression guettent évidemment toute société qui suit ses leaders les plus constipés et constipationnistes (type François Fillion).

Cette contradiction visible cache néanmoins un paradoxe plus profond : plus on rend une société solidaire du mécanisme de la perte, par exemple par l’étatisation des déficits privés,
et plus on la fait fonctionner comme une vaste prison des peuples, ceux-ci étant contraints de n’exister qu’en fonction de la dette (laquelle traduit un aspect de cet enrichissement raté, de cette perte de jeu sociétale). En un sens, plus la dette s’accroît et plus les peuples appartiennent aux institutions qui organisent leur activité et leur consommation, leur vie domestique et publique. Même si l’Etat ne prend pas nécessairement de mesures coercitives, la tendance massive est d’organiser une contrainte généralisée et détaillée autour de l’obligation collective de « diminuer le déficit ». C’est cette contrainte généralisée autour de l’obligation de payer la perte de valeur escomptée qui forme la structure de pouvoir légitime centrale de cette société, et pas du tout la « liberté ».
Il en découle, à l’évidence, le développement d’une tendance inverse, à ne pas rembourser, à échapper, à fuir la contrainte et ladite « solidarité » .
Cette tendance compréhensible peut être à son tour gagée sur l’avenir (surtout quand des politiciens ont peur que la rigueur ne nuise à leur réélection), mais une fois une limite acquise,
Nous entrons nécessairement dans l’ère de la mise « en exclusion interne » du peuple par les institutions formalisant la légitimité de l’agir.

Alors la société chrématistique s’engage à son tour dans la spirale de prévention-répression qui détermine une partie croissante de son propre peuple comme son ennemi, se nourrissant des révoltes de celui-ci.
Une société révolutionnaire qui s’en prendrait au seul groupe des spéculateurs ne trouverait pas non plus la solution car en nationalisant des masses considérables d’argent (et donc de dette potentielle ou réelle), son Etat devrait encore plus directement en gérer les conséquences négatives.

Le suicide sociétal est ainsi littéralement programmé. Pour qu’il ne devienne pas le suicide ou l’assassinat d’un peuple, il n’existe plus alors qu’une seule solution : détruire en valeur les dispositifs de contrainte qui coûtent en eux-mêmes. Et refonder l’existence sociétale des gens sur la formation d’un nouveau genre de société. Il faut alors accepter le suicide symbolique de l’entité en crise, pour ne pas avoir à aller au suicide physique. Cela peut nécessiter la violence et la dépossession d’une fraction : ceux que l’on traitera alors de « voleurs ». Pourtant, il faudrait alors, pour le bien de la vérité, rappeler que les spéculateurs les plus éhontés, et les détenteurs de fortunes privées les plus astronomiques, ne sont pas du tout obligatoirement les voleurs : ce sont simplement des agents placés dans des positions de pouvoir et de contrôle afin de permettre la valorisation optimale de la masse d’argent. Les fonds qu’ils auront éventuellement détourné pour un profit purement personnel seront dans tous les cas dérisoires en comparaison des flux qu’ils auront orienté. La valeur de biens réquisitionnés, aussi luxueux soient-ils, ne vaudra jamais qu’une fraction infime de celle qui a été socialement perdue. On peut certainement récupérer le yacht du milliardaire, mais que fera—t’on des milliers de logements dont il a bétonné la côte la plus belle ? On peut aussi l’exécuter, mais cela ne fera pas revenir les espèces végétales ou animales qu’il a contribué à faire disparaître, sans parler de la beauté du paysage qu’il a massacré, avec la complicité active de ses salariés, des gens à qui il a acheté les terrains, de la masse énorme des consommateurs peu regardants et de toutes les institutions qui lui ont facilité le travail.

C’est d’ailleurs pour ces raisons, qu’une fois prises des mesures absolument inutiles contre des boucs émissaires de la colère populaire, toute l’affaire est reprise par les institutions qui viennent en bout de cycle, et qui les remettent dans le circuit, formant à nouveau les conditions d’une contrainte prolongée et aggravée.

On peut conjecturer que plus le système s’organise pour réguler les différentes crises et compléter ainsi le brassage opéré par les marchés sur les disparités de la mise en valeur, et plus il scelle son propre destin, car désormais, ce n’est pas d’un déséquilibre ou d’une rupture, d’une disparité ou d’un excès ponctuel (panique, euphorie, etc.) que dépend la résorption de la dette, ce n’est pas non plus de la tentative de réduire les déficits publics (déjà constamment refinancés par la planète boursière), mais c’est d’une politique de coupes sombres et d’obligations au travail de plus en plus « forcé ». Or celle-ci peut conduire à des guerres lorsque la disparité se retrouve entre des Etats, mais, fait bien plus grave, quand la plupart des Etats sont eux-mêmes liés dans leur traitement solidaire de la dette, la société globale ainsi constituée devient inexorablement chaque jour davantage « antisociale ». Au stade ultime, elle se réduit à un « couvercle » constitué d’une élite extraordinairement dure mais aussi extraordinairement efficace et organique, et d’une masse qui, même rendue incapable de révolutions (comme la masse chinoise) risque aussi de devenir progressivement incapable de produire. L’implosion et le délitement, la décomposition sur pied sont alors proches : la société est morte.


Jeudi 13 Mai 2010 - 02:37
Vendredi 11 Janvier 2013 - 19:16
Denis Duclos
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