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La théologie, révélateur de la science



Est-ce qu’être excellent ou génial en tant que scientifique implique obligatoirement d’être infantile, rusé,crédule ou idiot dans le domaine des conjectures métaphysiques ? On pourrait le croire à lire les citations de grands savants à propos de Dieu choisies par la revue La Recherche .
Nous en oserons ici le commentaire, non pas pour imposer un point de vue religieux, car, autant l’annoncer d’emblée, nous n’en avons pas (ni ne disposons du point de vue supposé athée, qui reste entièrement déterminé par ce à quoi il croit s’opposer), mais pour montrer comment les scientifiques appuient leurs savoirs spécialisés sur des engagements subjectifs implicites ; ceux-ci peuvent à leur tour être considérés comme effets de leur implication culturelle, au point que la science, malgré toute l’indépendance dont elle souhaite faire preuve, est en général une vision associée à un contexte sociopolitique et culturel. Le caractère heuristique et efficace des formulations scientifiques n’enlève ainsi rien au fait (également scientifique au sens des sciences humaines) que la science en dit au moins aussi long sur l’époque où elle s’inscrit que sur son objet propre.

Charles Darwin : « Je me sens contraint de regarder la cause première comme dotée d’un esprit intelligent en quelque façon analogue à celui de l’homme ; et je mérite d’être appelé théiste. » (Autobiographie, 1876).

Darwin est ici allusif : on comprend que sa théorie de l’évolution des espèces admet une « cause première », les processus s’enchaînant ensuite sans intervention extérieure, mais révélant dans leur richesse même la marque d’une intentionnalité divine. Cette intentionnalité est alors dite « analogue » à celle de l’homme, et curieusement, c’est pour cela que Darwin la nomme divine au travers du signifiant occidental classique : « O Théos », qui, depuis le christianisme dans la foulée du judaïsme, désigne bien une personne, et pas seulement un état invisible, en deçà ou au-delà du réel accessible. Certes, Darwin ne définit pas ce qu’il nomme « l’esprit de l’homme » et qui lui sert de référent pour désigner le divin. Est-ce seulement l’intentionnalité ou l’intelligence ? Quoi qu’il en soit, on aurait envie de dire que l’homme lui-même est un effet des processus, et que ce serait plutôt lui qui serait analogue à un modèle plutôt que l’inverse. Mais alors, que l’homme soit un élément du dévoilement de la cause première n’implique en rien que celle-ci n’intègre pas l’intelligence comme un élément d’une totalité qui lui soit très éloignée. Mettre l’accent sur l’analogie entre Dieu et l’homme revient à insister sur une proximité entre la totalité et l’une de ses minuscules parcelles, à laquelle on semble devoir attacher une importance spéciale. Darwin ne mérite donc pas d’être reconnu « théiste », (pour ce qui n’est pas de prendre le thé), mais plutôt « humaniste ». Ce n’est pas un défaut, mais il est clair que cela implique un fort désir de rattacher les découvertes portant sur des immensités inhumaines de temps et d’espace à quelque chose ou quelqu’un de familier. Peut-être que le théisme humaniste de Darwin est une posture nécessaire quand s’ouvre le gouffre du temps devant un monde lettré qui croyait jusque là que la création était survenue quelques milliers d’années auparavant, et que les mouches naissaient spontanément de la poussière du parquet. Une sorte d’antidote, par avance, à « l’antidarwisime » !
Mais une autre solution sera trouvée par nos « chercheurs en sciences humaines » : ils décréteront, pour retrouver une maîtrise sur le monde, que la culture humaine est presque toute puissante à déterminer l’histoire des êtres humains, et même leur nature. Ainsi n’ont-ils plus besoin du théisme de Darwin, puisque l’analogie du divin et de l’esprit humain se résout pour eux… dans la divinisation de ce dernier !

Louis Pasteur : « La notion de l’infini dans le monde, j’en vois partout l’inévitable expression. Par elle, le surnaturel est au fond de tous les cœurs. L’idée de Dieu est une forme de l’idée de l’infini » (Discours à l’Académie française, 27 Avril 1882)

Pourquoi Pasteur veut-il ramener Dieu à l’infini, qui est tout de même une qualité assez pauvre voire nulle, en tout cas d’un ennui à sa mesure : total ? Qu’il y ait de l’infini en Dieu, d’accord, mais que Dieu se résume à l’infini, cela ne peut même pas être une idée de mathématicien. Pasteur avoue lui-même qu’il cherche à frapper Auguste Comte et le positivisme dans son discours, positivisme qu’il considère trop étriqué, trop plat pour être vraiment scientifique. Là encore, comme pour Darwin, la religiosité doit être associée aux arrière-plans mystérieux permettant à l’esprit humain son inventivité, mais cette dernière doit lutter contre les réductions aux seules « idées claires ». Contrairement à Darwin, la prise de position en faveur de l’infini a ici une sorte de valeur militante « minimale ». Un peu comme le culte de l’Être suprême selon Robespierre, le culte de l’infini selon Pasteur ne se comprend pas hors d’une conjoncture historique précise. Ce n’est point du rapport de Pasteur à Pasteur dont il s’agit, mais d’une lutte d’influence au cœur de l’Académie (Voir Bruno Latour).

Albert Einstein : « Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un Dieu qui se préoccupe du sort et des actions des êtres humains. » (Télégramme au Rabbin Goldstein de la synagogue institutionnelle, New York, Avril 1929.)

A la différence de Darwin et de Pasteur, Einstein semble préférer la distance à la proximité (celle de l’analogie avec l’homme, ou celle d’un infini qui n’est que la possibilité de l’invention humaine).
Pour autant, en se réclamant du « deus sive natura » selon Spinoza, Einstein parvient-il à concevoir un Dieu vraiment indifférent à l’homme ? Je ne le crois pas du tout, pour autant qu’un Dieu soucieux d’harmonie et de beauté est étrangement analogue à l’homme esthétiquement sensible, et pour cela sélectif. Je ne vois pas, en effet, que l’Univers pourrait automatiquement apparaître harmonieux à toutes les échelles d’observation. On pourrait aussi bien y voir du chaos et de l’hétérogène sinon du disparate. Le sentiment même de l’harmonie est étroitement associé au plaisir cérébral humain. De même est profondément humaine l’idée d’associer la divinité au contraire d’une préoccupation envers la créature humaine. Se sentir seul –pour ainsi dire abandonné- dans l’univers n’a de sens que pour un sujet qui en est préoccupé.
Si nous ne nous préoccupions absolument pas de savoir si Dieu s’intéresse à nous ou pas, pourquoi sélectionner ce trait, même pour séparer un vrai d’un faux Dieu ? On peut résumer simplement la position théologique d’Einstein en disant qu’il préfère la beauté intellectualisable aux autres caractéristiques du monde et de l’homme. Or il n’existe aucune raison de faire prévaloir la théologie d’un esthète sur celle d’un sujet sensible, par exemple, à la souffrance d’autrui. L’esthétisme et l’empathie sont deux tendances humaines distinctes et parfois contradictoires, mais la considération des immensités spatiales et de leur splendeur froide ou chaude ne qualifie en rien à disqualifier la localisation du divin à l’échelon miniature des préoccupations humaines. Cela n’a tout simplement aucun rapport et le raisonnement d’Einstein (comparant les deux types de Dieux) n’a donc strictement aucune consistance. Il revient un peu à dire : « je crois aux montagnes, mais pas aux atomes. » Un peu grossier pour le plus grand physicien de l’époque, non ? Là encore la bêtise flagrante de l’aphorisme lapidaire ne s’explique que dans le contexte : Einstein lutte pour faire prévaloir l’adage juif : « préférons les savants aux prophètes » contre les esprits religieux dont il constate les dégâts sur une jeunesse qui pourrait tenter l’aventure de la science et de la raison.
N’oublions pas qu’Einstein, projeté au beau milieu des horreurs du XXe siècle, a beaucoup à faire pour échapper à une vision pessimiste de l’homme. L’immuabilité lointaine de la création est pour le rassurer, et lui faire oublier quelque moment –avec Mozart- la folie quotidienne de ses congénères (voire la sienne propre lorsqu’il encourage le programme nucléaire militaire américain, qui développe le principe de la bombe théorisée en 1939 au Collège de France par Joliot-Curie, Halban et Kowarski). En un sens, pour Einstein –ironique et amer- l’homme n’est pas seulement une sorte de nain dans l’univers : c’est aussi un représentant du mal s’opposant au divin.

Georges Lemaître : « Lorsqu’il pense aux vérités de la foi, il (le chercheur chrétien) sait que ses connaissances sur les microbes, les atomes ou les soleils ne lui seront ni un secours ni une gêne. (il peut donc aller) librement de l’avant avec l’assurance que de sa recherche ne peut surgir aucun conflit réel avec sa foi. » La culture catholique et les autres sciences positives, actes du VIe congrès catholique de Malines, 1936

On peut entendre ce propos de croyant éclairé de deux manières : ou bien il n’y aura jamais aucune contradiction entre science et foi parce que la création est « donnée d’avance », de telle sorte qu’on ne peut que la découvrir, sachant d’avance qu’aucune découverte ne peut contrarier l’idée absolument ouverte qu’on se fait de la création.
Ou bien, la foi ne concerne pas les formes du monde mais seulement l’intériorité du sujet, et les découvertes matérielles ne la concernent tout simplement pas.
Comme Lemaître n’était pas protestant, on peut supposer que c’est la première interprétation qui prévaut dans son cas. Il faut alors noter que cette position n’est pas absolument libératrice, car le savant continue alors son travail « comme chrétien », certain qu’il est de rencontrer la manifestation de Dieu dans chaque grain de réalité qu’il explore. Cependant cette attitude possède un effet dans le débat religieux : il contribue à opposer ce sujet à celui qui peut justement s’attendre à voir surgir dans la réalité des faits problématiques, telle la propension au mal de l’humanité, par exemple.
Ici, malgré toutes les professions de foi ouvertes à tous les possibles, il semble que le chercheur acceptant métaphysiquement la présence d’un mal absolu (par exemple la capacité de l’humanité à détruire la vie sur terre) soit mieux placé que Lemaître pour exploiter sa liberté de chercheur en la confrontant à des objets bien plus désagréables que « microbes, les atomes, ou les soleils ».
Quoi qu’il en soit, ces « blanc-seings » distribués à la recherche par la religiosité ne sont pas très importants, puisque, de toute manière, la science se développe désormais comme une très puissante institution spécifique qui n’a plus guère à rendre des comptes. Ils fonctionnent plutôt comme témoignages de la fin d’un passé de répression contre la liberté de recherche. Leurs équivalents actuels –encore inexistants- me sembleraient devoir concerner la liberté de penser dans la recherche, celle-ci étant de plus en plus orientée par des procédures excluant la pensée. Ce sont ces procédures autoritaires qui menacent aujourd’hui la recherche bien plus que la métaphysique ,même encadrée par des appareils religieux.

Steven Weinberg : « Certains se font de Dieu une idée si large et si souple qu’inévitablement ils le trouveront partout où ils le chercheront. On entend dire ainsi : « Dieu est l’ultime » ou Dieu est ce que nous avons de meilleur en nous » ou « Dieu est l’univers ». Bien entendu, Dieu est un mot auquel, comme tous les autres, on peut donner le sens qu’on veut. Si vous dites « Dieu est énergie », alors vous le trouverez dans un morceau de charbon. » Le rêve d’une théorie ultime, 1997


Bien que s’étant souvent engagé contre l’effet dangereux des religions (aussi bien celles qui rassemblent sans exiger de croyance et se contentent de rituels, que celles qui forment de vrais croyants fanatiques), et ayant même déclaré : « au fond, je n’aime pas Dieu », Weinberg se garde bien de nous dire l’idée qu’il se fait, lui, de Dieu, quitte à emprunter ce mot pour son usage personnel. On ne peut donc que tenter de le déduire de ce propos pour ainsi dire dilatoire.
Se pourrait-il qu’il s’en fasse une idée si étroite et si rigide qu’inévitablement, il ne le trouve nulle part, et surtout là où il ne le cherche pas ? Un Dieu qui ne soit ni l’univers, ni ce que j’ai de meilleur en moi, ni l’ultime, ni un morceau de charbon… Car, en dépit de la détestation qu’avoue parfois Weinberg à son égard, ce Dieu existe : c’est celui du judaïsme, antérieur à sa propre création et qu’on ne peut donc rencontrer dans celle-ci, sauf miracle exceptionnel. Un Dieu antérieur aux « moi » et qu’on ne saurait chercher parce qu’il décide de se manifester ou non. Un Dieu caché.
Bien qu’ouvertement non-religieux, Weinberg ne nous donne donc pas du tout ici -qu’il le veuille ou non- une déclaration d’athéisme, voire d’irreligion (ce qu’il afficherait plutôt, et qu’il attribue à nombre de ses collègues) mais nous renvoie plutôt à une théologie traditionnelle, pour laquelle, bien avant Spinoza, on ne peut confondre Dieu et le Réel parce qu’aucun mot, aucun nom ne saurait décrire le premier, et qu’un mystère, toujours persiste au-delà des noms, mais un mystère peut-être inintéressant pour la vie humaine. Il existe donc encore , de ce point de vue, un lien entre le judaïsme et sa divinité qu’on ne saurait nommer, et la critique weinbergienne de la théologie : il réside dans une sage critique des mots-de-science et de leur limite.
Mais à ce propos, rectifions une confusion manifeste : Dieu est effectivement un mot, mais c’est probablement le seul auquel on puisse donner le sens qu’on veut. Pour ce qui est des autres mots, ils sont en généra l d’usage plus étroit : on ne pourrait sans doute pas substituer au mot Dieu dans la plupart des contextes le mot « chaise » ou le mot « table » bien qu’on puisse adorer le trône divin ou encenser les « tables de la loi ». Ce qui veut dire que si l’on peut localiser la « chekinah » (présence) de Dieu dans une chaise ou une table ou n’importe quoi d’autre, on pense rarement, à l’inverse, à diviniser ces deux ustensiles pour eux-mêmes. Penser que des gens pourraient adorer une cuiller ou un bout de bois (même charbonneux) serait les prendre pour des imbéciles (ce que des missionnaires ont longtemps fait sans reconnaître les complexes fonctions de représentation d’un fétiche). Mépriser le paganisme est l’un des attributs les plus constants des trois monothéismes, et l’on retrouve trace d’un pareil mépris (même inconscient ou involontaire) dans la phrase de Weinberg. Or la position théologique implicite de ce dernier est tout aussi problématique : pourquoi vouloir absolument que Dieu, sous prétexte qu’il doive échapper à la nomination, ne puisse être signalé dans le réel ? Pourquoi le Réel, aussi indicible soit-il serait-il seulement comme le cadavre de Dieu, de la divinité atténuée, réduite à des lois locales ?
En tout état de cause, en découvrant l’unité entre électromagnétisme et interaction faible, Weinberg a contribué à nommer un aspect précis du réel, cela à l’aide de mots permettant d’accéder à une vérité. Mais il peut sembler aussi que le réel lui-même ne supporte que des nominations «faibles » et temporaires. Une question que ne soulève pas Weinberg est que, si la certitude religieuse a pu entraîner les hommes dans des massacres de masse, la science qui a souvent remplacé cette certitude pourrait peut-être à son tour, en prenant ses descriptions partielles pour le réel, entraîner aussi les gens dans des errances meurtrières ? N’est ce pas au fond l’affirmation de vérité et de réalité qui représente le vrai danger de la croyance, plutôt que son contenu ?
Ce que nous pouvons au moins dire de cette position, c’est qu’elle semble « travaillée »par la question religieuse, comme si la science ne pouvait pas complètement s’en désintéresser , bien que l’indifférence à son propos soit sa règle au quotidien.

Richard Dawkins : « Etant produites par l’évolution, les intelligences créatrices apparaissent nécessairement tard dans l’univers, on ne peut donc leur imputer sa création. Dans ce sens ainsi défini, Dieu est une illusion . » Pour en finir avec Dieu, 2006

Antipapiste virulent et réductionniste acharné, surnommé le « Rottweiler de Darwin », Dawkins me semble surtout être un joyeux provocateur de talent, une sorte de Salvador Dali des sciences du Vivant, sans la moustache et sans la gare de Perpignan, mais avec les bus londoniens (qui lui servirent de supports pour une campagne en faveur de l’athéisme). Ce n’est pas une raison pour se gausser de son argument, pourtant particulièrement faible :il suffit en effet de répondre que Dieu, situé hors du temps, a pu lancer un programme auto-développant, et que cette créativité l’emportera toujours d’une longueur sur celle qui résulte du programme lui-même… puisqu’il l’inclut.
Mais on pourrait aussi corser la chose et imaginer que la créativité suprême des créatures consistera à pouvoir à leur tour créer des mondes….dont elles seront à leur tour des dieux situés à leur origine. Ces dieux seront alors contestés par de nouveaux Dawkins apparaissant tardivement, et s’observant eux-mêmes comme intelligences créatrices. Etc. Ou bien l’on peut encore imaginer que le temps étant une illusion, la création de créatures créatrices se produit constamment ou de façon récurrente, et ne prouve strictement rien ni de l ’existence d’un démiurge ,ni de son inexistence, puisque la création y devient l’état normal de la réalité à tout moment.
L’argument de Dawkins nécessite, pour être sérieux, de considérer que la création de l’univers exige des qualités analogues à celles des intelligences créatrices issues de l’évolution, ce qui n’est pas du tout exigible de l’exercice théologique en général (bien que son maître Darwin l’ait effectivement affirmé quant à sa propre croyance –voir plus haut). Si c’est bien de cela qu’il s’agit, l’argument de Dawkins se réduit seulement à ceci : on ne peut imputer à une intelligence de type humain l’évolution qui résulte en intelligences de type humain. Nous n’avons pu nous créer nous-mêmes, et notre créateur ne devait pas nous ressembler tant que cela. Dawkins semble suggérer qu’il ressemblait plutôt à une salle de jeu doté d’une superbe roulette généticienne. Cela ne serait pas pour gêner la croyance, du moment qu’en fin de compte, la sélection à chaque tour finisse par nous produire et par produire ce qui va aboutir à Dawkins. Mais on peut aussi imaginer un Dieu qui inclue certaines caractéristiques analogues sans jamais s’y réduire.
L’argument de Dawkins ne présente donc strictement aucun danger pour les théologiens. Bien plus dangereux pour eux est le thème de sa campagne pour l’athéisme et qui consistait à annoncer aux Londoniens que Dieu n’existant probablement pas, ils n’avaient plus à craindre l’enfer. En fait, il aurait pu élider la première partie de la phrase, et se contenter d’affirmer que l’enfer n’existait pas. Mais ce faisant, il aurait malgré lui soutenu une théologie beaucoup plus solide que celle qu’il croit dénoncer : comment croire, en effet, qu’un principe divin éternel et universel ait pu perdre son temps (ou son absence de temps) à créer des personnes et à les faire vivre quelques décennies pour ensuite les condamner à l’enfer éternel ? Quelle mesquinerie ! Quel sadisme ! Autrement dit : toute théologie sérieuse ne peut que postuler la liberté morale absolue et sans aucun chantage à la salvation (chantage qui est une opération humaine évidente) ; cqfd : Dawkins démontre lui-même l’existence d’un Dieu convenable (tout en s’opposant utilement aux terrifiants chantages des religions instituées).
On pourrait aller plus loin et montrer que, comme Weinberg parle de la haine du père quand il parle de Dieu, Dawkins parle de l’amour de la mère quand il parle de la simple beauté du principe réplicateur comme unique source de l’évolution. D’ailleurs n’a-t-il pas proposé de l’appeler « mème » ? Le psychanalyste y entendrait aisément « maman », ou mieux « mummy ». Et au fond, qui nous dit que Dieu n’est pas de sexe féminin, et que son éternité n’est pas celle de Dame Science ? Il est vrai que Dawkins, photogénique à tout âge, devait être un bien beau bébé.

Stephen Hawking : « En raison de la loi de la gravité, l’univers peut et va se créer lui-même, à partir de rien. La création spontanée est la raison pour laquelle il existe quelque chose plutôt que rien, pour laquelle l’univers existe, pour laquelle nous existons. Il n’est pas nécessaire d’invoquer Dieu pour déclencher la création de l’univers. » The Grand Design, 2010, p 180.

On conçoit bien que sentant monter une remise en cause de la modernité scientifique avec la crise ambiante, les savants montassent au créneau, avec en tête la critique d’un fondamentalisme ou d’un autre. Le problème est qu’ils se risquent alors sur des terrains où ils ne sont pas à l’aise ou seraient même aisément réfutés. Ainsi, comment considérer l’argument d’Hawking à partir de la grosse bourde : « à partir de rien » ? Tout le monde sait en effet que le « rien » absolu n’ ayant d’autre existence que théorique, pas plus que le début absolu (séparé de nous par le mur de Planck) le remplacement du Dieu créateur par l’Univers lui-même n’est en rien prouvé. De même, la théorie du « multivers »ne saurait être utilisée pour nier Dieu (comme si celui-ci « devait » être nécessairement l’auteur d’une multitude d’univers réussis.)
Mais au fond, la question importante ne réside pas dans ces arguties : elle est plutôt dans la nécessité pour la science de répéter son propre acte de foi dans l’accessibilité des phénomènes naturels ,même les plus éloignés, ce qui lui est pourtant acquis dans la majorité des milieux humains laïcisés. Cette nécessité n’est pas seulement « civilisationnelle » ou « pédagogique ». Elle nous paraît liée à une fragilité spécifique : en charge aujourd’hui de beaucoup d’interrogations sur sa propre fonction, la science ne peut plus s’appuyer sur la critique de l’obscurantisme religieux comme autrefois. Désormais seule responsable, largement laissée libre, elle doit affronter sans protection extérieure les questionnements les plus divers, y compris ceux qui se rassuraient naguère de réponses religieuses. Or, de même que ces réponses religieuses se trouvaient biaisées par leur organisation collective, empreinte de motifs de pouvoir, de même la science ne répond pas aujourd’hui innocemment, étant donné l’importance considérable des institutions qui en dépendent désormais. Le traitement des incertitudes qu’elle rencontre inéluctablement n’est rien moins que naïf ou spontané, ce qui empêche de comprendre que, pas plus que la religion, elle n’est en mesure de laisser les individus orienter d’eux-mêmes la conversation sur le divin ou l’invisible.
Ainsi, l’affirmation de Hawking semble attirer et polariser des préoccupations qui, pourtant, ne se posent en général plus du tout ces problèmes en termes d’origine de l’univers (sauf peut-être chez les enfants de 5 ou 6 ans) mais se sont plutôt déplacés à nouveau vers le sens de la vie et de la mort pour chacun des êtres qui peuvent s’en poser la question.
Pour moi, le savoir scientifique, produit au terme d’un entraînement et d’une discipline spéciale des modes de pensée demeure un jeu de langage. On n’y parvient jamais à la sorte d’intuition quasi-absolue que forme l’ensemble des phénomènes de conscience se recoupant au cours de la vie d’une personne autour du savoir de sa propre mort. Nous pouvons toujours nous dire que chaque appréhension de notre mort est partielle, imaginaire, symbolique, et qu’elle n’est jamais réellement perfectionnée par l’expérience renouvelée de la mort des autres. Néanmoins, en général et pour beaucoup d’entre êtres humains, même les plus protégés par des croyances niant la mort, nous finissons par subir ce savoir absolu (non entériné comme tel par Hegel). Il est évident que si nous plaçons le vocable « Dieu » en face de ce savoir, toutes les théories cosmologiques n’ont strictement aucune importance, qu’elles soient théistes ou athées. On a même l’impression que l’athéisme militant de gens qui, pourtant comme Hawking, paraissent avoir vécu dans leur chair toute leur vie la fragilité de la maladie, a pour principale fonction -non pas de nier Dieu- mais de nier l’importance de la question de la mort pour un individu. La science pourrait même être en large partie la prise en charge institutionnelle de cette négation. Par exemple, l’étude du suicide cellulaire (l’apoptose) qui ouvre de grandioses perspectives sur le rôle de la mort individuelle dans la construction du vivant au cours des milliards d’années, a certainement pour effet latéral sur celui qui la contemple de réduire la mort de chacun à…presque rien. Qui se préoccupe en effet du sens de la mort pour une bactérie-mère ? Il vaut certes mieux rapprocher imaginairement la mort des êtres humains de celle des bactéries dans l’étude de ces dernières, que de programmer la mort en masse des humains comme pour vérifier qu’ils ne sont guère plus que des assemblages de bactéries, et le biologiste n’est pas l’exterminateur nazi. Mais attention : la paroi morale qui les sépare me semble plus mince que du papier-bible. D’autant que l’extermination en masse du futur passera très probablement par le biologiste. Pourtant, même dans la plausible guerre bactériologique à venir, la science ne parviendra pas à démontrer que la mort d’une personne humaine n’est rien de plus qu’un petit déplacement de molécules, et, qu’en conséquence, la conscience de ma mort n’est rien de plus qu’un certain assemblage de molécules. Comme le dit le philosophe Pierre Jacob, sorte de Prométhée enchaîné à la science, le foie rongé par l’aigle sémanticien : « le vocabulaire des neurosciences contient des termes comme « synapse », « neurone », »neurotransmetteur », « neuromédiateur », mais il ne contient pas des expressions comme « attitude propositionnelle » et « propriété sémantique ». (Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, p 28) . Je ferai remarquer que le vocabulaire des neurosciences ne contient pas non plus l’expression : « ma mort », et qu’à la limite, je n’ai pas du tout besoin de savoir si le sémanticien parviendra un jour à se marier avec un neurologue et à lui transmettre ses concepts surraffinés et hypertalmudiques, parce que, tout simplement, je sais que l’un et l’autre, tout comme moi, se trouveront face à leur mort comme sujets et non comme assemblages de cellules. Et qu’à ce moment, même le recours à Descartes et à sa glande pinéale coinçant adéquatement dans l’un de ses secrets replis l’étendu et l’inétendu ne pourront leur fournir le dernier mot.

Paul Davies : « J’appartiens au groupe de scientifiques qui n’adhèrent pas à une religion conventionnelle mais nient cependant que l’Univers est un hasard sans dessein. » (L’esprit de Dieu, 1995.)

On pourrait avoir envie de répondre que cette position est précisément celle de la religion conventionnelle la plus large, et la plus diffuse, organisée ou non. Comment Paul Davies, comme esprit éclairé, ne se rend-il pas compte que la notion de dessein, d’intentionnalité appliquée au Créateur de Tout, ne peut être qu’une projection de l’idée d’intention en général, issue plus ou moins directement des dispositions cérébrales des primates sociaux que nous sommes, littéralement faits pour (et dressés à) interpréter les manifestations d’intentions de nos congénères et des autres animaux, ennemis, compagnons ou proies. Toutefois, il n’est pas interdit de conjecturer que si de l’intention se produit dans le vivant se formant sur une planète, quelque chose à quoi elle ressemble par quelque côté puisse exister dans le « supervivant » que pourrait être l’univers d’univers… Mais à quoi bon cette idée si, dessein ou pas -et hasard ou pas, ce qui n’a rien à voir puisqu’il peut exister de l’absence de hasard sans dessein- l’univers est un mouvement magnifique ?
Après tout si la quête d’un dessein peut aider les savants à découvrir des lois ou des régularités encore inconnues, pourquoi leur refuser cette illusion ? Nous ne sommes pas si loin de Lemaître et de son sentiment de liberté comme scientifique chrétien, à ceci près qu’il ne s’agit pas seulement de liberté, mais de soutien poétique ou mystique, dont on aurait tort de croire que le sentiment est rare chez les hommes de science. La part irrationnelle du sujet humain semble devoir être respectée pour produire, parfois comme par un contraste recherché, des démarches extrêmement créatives.
Paradoxalement, du moins pour l’affirmation athée de Dawkins (lui-même d’ailleurs bien plus pédagogue que découvreur), ce serait même les chercheurs les plus confortablement accôtés à un penchant secret (de Newton à Einstein) ,qui se manifesteraient comme les intelligences les plus créatives sur le strict plan des connaissances scientifiques. Lemilitantisme dawkinien serait ainsi plus utile pour protéger la science contre ses ennemis que pour impulser son activité propre.

Francis S. Collins : « Si on accepte l’idée selon laquelle Dieu est quelque chose que les hommes peuvent souhaiter, cela exclut-il la possibilité que ce Dieu existe ? Absolument pas. » De la génétique à Dieu, 2010

On aimera évidemment que soit placé en fin de série un auteur qui ouvre la porte aux douces espérances plutôt qu’un sévère contempteur d’illusions. L’argument retenu par Collins nous semble néanmoins assez précaire. Sa forme est générale est : « ce n’est pas parce que vous désirez quelque chose que cela n’existe pas ». D’accord. Sauf que précisément nous tendons tous à désirer ce que nous ne pouvons pas atteindre, ce qui excède les possibilités de la réalité autour de nous.
S’il s’agit du rêve de voler, nous pourrons finalement y parvenir, ne serait-ce que parce que si les oiseaux y arrivent, il n’y a pas de raison de ne pas trouver comment ils le font, puis, après quelques siècles d’erreurs, de comprendre comment nous pouvons construire des avions fiables. Mais le désir de Dieu est d’une autre nature. Tout d’abord c’est un ensemble de désirs très hétérogènes, ce que démontre le fait que le Dieu des uns n’est pas le Dieu des autres. Admettons néanmoins, pour ne pas chicaner, que nous désirions tous être sauvés de la mort par la volonté divine (ce qui n’est déjà pas assuré, au moins pour Socrate, qui préférait tout de même le sommeil éternel –la nuit du Grand Roi- à une éternité de palabres socratiques), en quoi ce désir précis serait-il plus réalisable que, mettons, celui de rencontrer au hasard en plein vide sidéral une bonne tasse de café chaud ?
Personnellement, parce que j’ai besoin de croire au Père Noël, j’aurais tendance à soutenir l’idée que la mort n’est pour nous qu’une étape et que mille autres aventures attendent l’âme qui s’est formée dans notre corps, et surtout que cette idée est infiniment plus plausible que celle de trouver du café chaud dans la voie lactée. Si elle est plus sûre, argumenterai-je, ce n’est pas parce que cela me fait davantage plaisir comme à des centaines de millions de primates parlants (et donc conscients de leur mort à venir, à la différence, par exemple, des chats),mais parce que cela pourrait se déduire de ce que la conscience de la mort implique une réalité si complexe qu’il est dommage qu’elle disparaisse si aisément, et qu’il est difficilement admissible que l’évolution, si soucieuse de produire du bonheur chez les organismes qu’elle préserve, ait créé la conscience de la mort comme malheur suprême (à moins de supposer que l’évolution s’engage ainsi dans une branche vouée au suicide désespéré).
On me dira que je m’aligne ainsi sur l’argument de Collins à propos de « ce que les hommes peuvent souhaiter ». Ce serait une erreur, car je ne soutiens pas que ce qui fait plaisir à l’homme est possible parmi des myriades de possibilités. Je vais beaucoup plus loin que Collins en affirmant que ce qui fait plaisir à l’homme est non seulement possible mais nécessaire : le primate qui s’impose le fardeau de la certitude de mourir, et cela d’autant plus que sa culture et sa conscience s’élèvent en qualité représente pour moi –dans le cadre de cette argumentation- l’apparition dans le processus matériel vivant de la nécessité de ne pas mourir ; et cette fois, pas à la manière ubiquitaire des bactéries, mais pour chaque individu accompli. Cette nécessité peut justement se traduire par tous les efforts que font, par exemple les généticiens (dont Collins) pour parvenir à augmenter la longévité des êtres humains. Mais faudra-t-il , en attendant l’éventuelle apparition d’une espèce d’humains immortels, admettre que leurs congénères ayant vécu jusque là en toute conscience de leur destinée fatale aient été sacrifiés à la mort éternelle ?
Je ne le crois pas, pour trois raisons : en premier lieu, si c’est la conscience de la mort certaine qui constitue le critère d’une désirabilité de la continuation de la vie, celle-ci est abolie par l’immortalité acquise. En second lieu, par conséquent, un élixir d’immortalité rendrait sans doute la vie absolument infernale (comme l’a bien entrevu John Boormann, dans son film »Zardoz ».) En ce sens, ceux qui sont morts n’ont pas à le regretter. Ils n’ont pas été sacrifiés, même rétrospectivement. Ce serait plutôt le contraire, au moins pour la très longue durée de survie sans signification que pourraient s’attribuer certains dans l’avenir. En troisième lieu, le désir de survivre ne signifie pas obligatoirement continuer à vivre ce que l‘on a vécu, à accumuler les dettes, mais bien plutôt en transfigurer le potentiel acquis dans « de nouvelles aventures ». Ce que nous désirons serait donc mourir et ressusciter « ailleurs » plutôt que nous acharner sur cette terre. C’est bien à cette perspective là qu’il faut penser quand on évoque le Dieu « souhaité par l’Homme », et sa nécessité est toute subjective. Elle n’en est pas moins nécessité présentée par le vivant humain pour satisfaire à des conditions de viabilité, même si la réponse ne peut être que de Foi.
Tout l’argument précédent est évidemment de l’ordre de la plaisanterie : il permet tout du moins de suggérer que la théologie, contrairement à ce que soutient Weinberg face aux publics, ne peut pas inventer n’importe quel Divin. Le Divin le plus sérieux, c’est celui qui prend en charge la seule réponse supportable au malheur que notre élévation culturelle a creusé en nous. La question n’est alors évidemment pas de savoir s’il y a des chances que nous soyons sauvés ou non. Elle tient dans la nécessité pour nous de la réponse : nous le sommes, ou bien nous sommes les membres malheureux d’une espèce vouée à la tristesse et à ses errances.
Mais cette réponse est clairement –faut-il le soutenir encore ?- en dehors du champ des sciences. Ce qui veut dire qu’il existe bien autre chose que l’attitude scientifique dans une vie humaine, et que la science n’est pas destinée à rendre compte de la totalité de l’homme ,ce qui reviendrait à mépriser le sujet qui, en nous, s’interroge sur sa mort.




conférence audio sur la théologie
(téléchargeable en pièce jointe)
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Jeudi 16 Décembre 2010 - 20:45
Mercredi 9 Mars 2011 - 07:42
Denis Duclos
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