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La jeunesse comme trou noir de la galaxie humaine

Cet article est un chapitre de mon prochain livre : "Après l'Amérique, l'Amivédique ! (La réciprocité au delà du Tout Politique)." Ce travail est une réflexion sur la perspective de "dépassement du politique" comme concept trop attaché, en soi-même, à l'idéal totalisant et homogénéisant. La critique du libéralisme y est conduite à partir de la conviction que celui-ci se déploie -par les technologies dont le marché est le paradigme- non pas contre l'Etat, mais comme un hyper-Etat d'emblée mondial, et comme la réalisation du projet des Lumières (lui même fondé en antiquité et plus loin encore) d'un genre humain idéalisé. C'est à ce titre que se pose la question des relations intergénérationnelles, car dans une société-monde faite d'individus purs et parfaitement égaux, la différence entre beauté jeune et vieillesse laide crée un hiatus difficilement tolérable. Pour autant l'idéal universaliste ne peut plus admettre une "piété filiale" qui consisterait à compenser l'approche de la mort par un pouvoir accru, seule compensation acceptable pour les "seniors". Problème !



Notre maître Baudrillard avait observé comment déjà le porno (non encore internétisé) chassait la séduction au nom du réel des plis d’un anus ou d’un clitoris en gros plan, quand ce n’était pas de sexes emboîtés. Son analyse était pourtant unilatérale, peut-être encore trop choquée par son surgissement récent.
Après tout, certains peuvent trouver de la poésie à montrer de près les détails d’un gemme ou d’une plante, voire d’une aile d’oiseau. Mais le porno (qui s’est d’ailleurs masculinisé en perdant sa « graphie ») comme discours ou partie du discours de l’innocence au paradis du libéralisme n’a pas encore été bien étudié, ni surtout bien dit.
Par exemple, que mon ami le fabuliste moraliste socratique Dany-Robert Dufour rappelle à plusieurs reprises que le porno hérite de Sade est significatif : il perçoit le scandale ravageur et la nécessité pour des autorités (et des familles) débordées d’avoir coffré le divin Marquis pendant plus d’un quart de siècle, mais peut-être ne pointe-t-il pas assez précisément la cause profonde d’un libertinage enragé, et vraiment militant : non pas l’obscénité de l’individualisme incarné, mais bien plutôt la nécessité de casser systématiquement le respect des liens symboliques familiers et familiaux pour imposer ceux de la pure citoyenneté universelle, de l’Autre enfin totalisé.
Il faut par ailleurs se souvenir que Sade fut emprisonné aussi bien par ancien régime que par révolution pour sa vie dissolue (provocatrice en diable) et non pour ses écrits.
Car, outre que ses manuscrits devaient surtout servir à cet embastillé chronique à se masturber sans penser à en faire littérature mais plutôt salvation de sa vie immobilisée en cul de basse fosse, ils relient surtout jouissance et idéal universaliste d’une humanité enfin libérée des chaînes des institutions anciennes. Donatien fut d’ailleurs beaucoup plus peiné par l’ingratitude des Sans-Culotte (qui ne manquèrent de le guillotiner que de peu) que par les lettres de cachet. Après tout, son propos se voulait lui-même révolutionnaire et libérateur (1) .
Nier ou sous-estimer l’idéalisme farouche du Marquis au travers de ses actes jetés à la face de la religion serait s’enlever le moyen de le critiquer sérieusement.
Car je crois que Sade se trompait : les institutions morales, -imprégnées de cette religion qui s’est effacée des églises vides deux siècles plus tard- étaient certes des fictions contraignantes, en accord avec les rapports de forces possibles de ces époques, mais on n’atteint pas un paradis institutionnel en libérant l’individu pur du seul fait de l’institution universelle.
On peut jouir un peu, quelques instants, de l’idée, effectivement déployée par le porno généralisé, que le plaisir optimal de chacun se prend avec la sexualité libre pour tous -sans considération de l’inceste ou de la différence d’âge-, et qu’avec ce plaisir vient une joie de vivre bien méritée après des millénaires de contention inutile.
Ah que ce serait délicieux si cet idéal immoral parce qu’hypermoral pouvait devenir réalité ! (2) Las, dès que nous devenons de purs sujets universels, notre sexe disparaît comme par enchantement ! Cela, Baudrillard l’avait subodoré à propos de l’effet-porno, mais ne l’attribuait pas, à mon avis, à une cause exacte : il croyait la découvrir dans le « simulacre » d’objet séparé (le sexe) qui comme tout autre objet pour homo oeconomicus, n’aurait été qu’une fiction dépendant de celle de la « production » capitaliste.
Or si cela est vrai, cela ne doit pas cacher le phénomène plus ample dans lequel il s’inscrit : le modèle du supermarché avec ses rangées de rayonnages subtilement disposés (dont ceux consacrés au sexe) n’est qu’une solution obsessionnelle -bien plus que perverse- celle de la bibliothèque, au problème de l’idéal sociétal parfait : le paradis doit être un peu rangé, notamment par fantasmes, désirs, besoins, classes d’âges, etc.
Et puis, en fin de compte, si la sexualité se révèle trop turbulente et ingouvernable, pourquoi ne pas envisager de la faire tout simplement disparaître, du moins dans ses aspects séducteurs (en « médicalisant » par ailleurs la reproduction) ? C’est d’ailleurs bien ce qui paraît accompagner le déploiement du porno : un remplacement progressif de la jouissance réelle par le simulacre industriel des sex-toys, puis l’apparition « d’orientations » ouvertement affichées comme non sexuelles.
Quelque chose comme un « but » caché jusque-là par les excès orgiaques sur papier glacé se dévoilerait, inscrit en perspective de toute cette « libération ». Celle-là même que pronostiquait Freud en annonçant que débarrasser l’humanité de la sexualité serait certainement considéré comme un magnifique accomplissement.
Mais l’installation du signifiant « zéro- sexe » ne peut, pour le moment et pour une durée indéterminée être située au centre du système, puisque c’est le contraire qui s’opère tant que le paradis libéral (et ses plages d’exposition mutuelle du Tous heureux) tourne autour du moment triomphal de l’Humain et de sa nubilité « sublime ».
Ce qui est problématique ici est donc moins la disparition de régulations traditionnelles de la sexualité, bien qu’on puisse en avoir très légitimement la nostalgie, que le déplacement et la construction de nouvelles règles de rangement, de nouvelles contraintes aux-quelles on se mettra à croire comme si elles étaient des naturalités enfin mises à jour.
Je ne prendrai ici qu’un exemple particulièrement obscène, précisément parce qu’il heurte toutes les conventions de rangement : la sexualité des vieillards, laquelle, figurez-vous, pose de plus en plus de problèmes dans les EPAHD, ces lieux de rangement et d’alignement des Vieux avant la mort (et son alignement de noms).
Ces problèmes illustrent à mon avis très bien le propos de Baudrillard, inquiet de la volonté de l'époque de faire croire à la réalité d’un objet nommé « sexualité » ; mais sans réelle intuition concernant la cause de cette volonté , qui est un reclassement et un rangement de toutes les générations considérées ensemble comme des états incontournables du genre humain à gérer.
Voici, à notre avis, l’hypothèse la plus juste concernant ce phénomène : si nous considérons justement (avec Kant et Bentham) une espèce à gérer par le bonheur du plus grand nombre, nous devons admettre qu’elle possède un mode de reproduction particulier (3) . Or cette sexualité, qui n’a pas encore pris acte du fait que la longévité humaine est passée d’une trentaine d’années à plus de quatre-vingts ans, se concentre sur les moments de la vie la plus propice à la reproduction. Ces moments sont, ce n’est pas un hasard, ceux où la beauté des partenaires potentiels est la plus éblouissante, la moins résistible (4). Ce sont aussi les moments de la plus grande exaltation sentimentale, elle-même soutenue par un grand dynamisme hormonal.
Mais, à quelques années près, ce centre du cycle n’a pratiquement pas été modifié, tandis que s’accroissait la probabilité de survie, de non-mort, des organismes vieillissants.
Ceci, on ne l’a pas assez souligné, résulte dans le fait -qu’il est obscène de rappeler- que l’on va vivre une beaucoup plus grande partie de sa vie hors des enjeux de séduction sexuelle qu’auparavant.
Or cette espèce de retour à la « latence » de l’enfance protégée des pulsions hormonales violentes ne peut fonctionner sans susciter des souffrances interminables que si, effectivement, les « Vieux » ne ressentent plus ni de besoins ni de désirs sexuels.
Ce qui n’est pas le cas, et pour deux types de raisons qui se recoupent :
-D’abord, parce que, sollicitées et entre-tenues, les fonctions sexuelles peuvent continuer, même si elles sont affaiblies, plus discontinues, et beaucoup moins aptes à l’engendrement (aussi bien avec la ménopause qu’avec l’andropause, certes plus tardive et progressive).
-Ensuite parce que le système de valeurs sociétales constituées autour du rêve d’une société-monde parfaite ne peut qu’être centré par l’idéal de corps jeunes et beaux, de personnes en proie aux passions les plus délicieuses de la vie.
Le résultat en est une catastrophe encore bien pire que celle de la mauvaise distribution de femelles aux Babouins londoniens : l’âge avancé, naguère symbole de sagesse, de repos des pulsions, etc., devient synonyme d’éjection et de déjection. Les Vieux, officiellement entourés d’un excès de respect formel comme les Handicapés, deviennent au contraire des déchets en attente d’évacuation, et en tout cas tout le contraire de corps sexuellement attirants, frappés du sceau de la « beauté ». Ils incarnent au contraire les processus de dégénérescence, voire de décomposition..
C’est seulement en comprenant ce sort indigne que l’on commence à saisir pourquoi lesdits Vieux, confinés dans leurs classes d’âge, y tentent de reconstituer le monde de valeur de « la jeunesse » et de mimer interminablement la sexualité adéquate dans des conditions absolument artificielles, comme si cela les protégeait plus efficacement de la mort que de rester assis devant la télé en bavant.
Il n’existe à cette situation, que trois solutions :
-soit minimiser ou faire disparaître le sexe de manière à pacifier les relations entre générations (solution déjà en cours d’arborescence idéologique).
-soit « moraliser » les Vieux pour les détourner de cette hubris immorale et indécente. (ce dont on hésite à parler, mais qu’on n’hésite pas à pratiquer en transformant les asiles en prisons.)
-soit appeler et éduquer les Jeunes à désirer sexuellement les Vieux, ou en tout cas ceux et celles qui en manifestent le désir prolongé. (Une variante étant d’inventer le service sexuel des Vieux par de jeunes assistantes sociales « spécialisées ! »)
On voit bien, rien qu’à les évoquer, que ces trois solutions sont presqu’aussi folles et inhumaines les unes que les autres !
C’est pourquoi, pour résumer, nous devons nous attendre à ce que la paradis post-moderne soit aussi un long enfer de plusieurs dizaines d’années pour ceux et celles qui ont dépassé (vers la cinquantaine) leur « date de péremption », mais qu’on n’osera pas tuer pour autant, car ce serait du même coup abattre le voile recouvrant la théorie du paradis libéral et scientiste (5) .
Nous pouvons alors nous rappeler aussi, incidemment, que les idéologies anciennes troquant le prestige de la sagesse contre le bonheur sexuel pouvaient avoir du bon. Et, par conséquent, que certaines réactions contre la « sexualisation » visible de la société post-moderne ne sont pas seulement attachées au retour des religions les plus obscurantistes.
Elles peuvent au moins s‘expliquer (mais Chutt ! Faut-il le dire ?), par le mécontentement des Vieillissants, se rendant compte que leur éventuelle « retraite dorée » ne leur permettra jamais de sortir, désormais, du ghetto des « corps invisibles », intouchables et innommables.
Le côté triomphant de la jeunesse en pleine émulsion sexuelle ne me dérange pas et j’y assiste même avec une grande tendresse (mais aussi, bien entendu de beaux désirs), mais LA société-monde en construction autour de ce centre scintillant, doit comprendre qu’elle sera dévorée par la haine intergénérationnelle si elle ne sait pas, alors, compenser son attraction formidable par d’autres polarités d’intérêt qui reconnaissent un statut bien plus qu’honorable aux gens de longue expérience.

Sans cela, ce trou noir détruira cette société aussi sûrement que le trou noir central d’une galaxie finit par dévorer cette dernière. Mais infiniment plus rapidement, sans doute !

Notes :
1) Le plus extraordinaire et souvent occulté est que le libertinage fou de Sade prend appui sur celui, certes moins tragique, de son père : ne serait-ce pas une forme originale de piété filiale ? (alors que son propre fils le trahit en faisant brûler ses livres).

2) Michael Heim, ‘The Erotic Ontology of Cyberspace’ (1991)

3) Voir l’épisode de la gestion tragique de la sexualité des Babouins du Zoo de Londres dans les années 20 qui conduisit à l'extermination mutuelle des animaux.

4) Cette beauté dont Lacan disait (dans son impérissable article « Kant avec Sade ») que sa fonction était d’être « la barrière extrême à interdire l’accès à une horreur fondamentale. » Maître Jacques veut sans doute parler du "réel" du processus vital.

5) Je rappelle dans chacun de mes livres que le secret de l’idéal sociétal est éventé, dès 1974, par John Boorman, dans son film « Zardoz » : la vie éternelle pour Tous conduit au désir enragé des éternautes de mourir enfin ! Aller voir le film est donc une nécessité, sans se laisser distraire par le ridicule slip rouge de Sean Connery et la jeunesse sublime de Charlotte Rampling.


Dimanche 28 Août 2016 - 12:32
Dimanche 28 Août 2016 - 12:59
Denis Duclos
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