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Faut-il laisser l'histoire aux historiens ?

Dialogue imaginaire avec un historien réel (Gérard Noiriel)



Cher Gérard Noiriel, étant plus âgé que vous de trois ans je me permets de vous écrire ce petit mot du futur (dans les deux acceptions possibles de l’ambiguité). Je viens de lire avec un grand retard votre courageux essai sur la crise de l’Histoire et l’épistémologie. Je connaissais un peu Lepetit qui était devenu un petit peu communiste avec Christian Topalov dans les années quatre-vingts (ou alors il ne faisait que visiter les locaux du PC quand j’y étais secrétaire de quelque chose, à l’ombre de St Sulpice). Et puis je me rends compte qu’estampillé sociologue et me voulant anthropologue du politique, j’ai surtout lu des ouvrages d’histoire, de l’excellent Peter Brown au très bon Hobsbawm , du puissant Braudel au sublimeVeyne, de Foucault à Diamond. Ah, sorry, déjà voila que je déraille, puisque Foucault n’ayant pas été digéré par vos coreligionnaires comme Weber, il est encore trop tôt pour le panthéoniser (quoi que vous lui rendiez hommage). A fortiori pour Jared Diamond dont l’essai sur les « effondrements » de sociétés passées à partir d’un savoir de biologiste vaut pour moi comme un remaniement fondamental de l’histoire : certes il ne s’agit plus d’enjeux d’inhumanité du siècle dernier, mais des enjeux de survivabilité du siècle prochain. Mais tout de même, l’avez-vous lu, et si oui, qu’en pensez-vous ?
J’admire vos efforts pour sortir du landerneau, vous frotter aux autres sans perdre votre style normalien, ce qui est une gageure. Mais il me semble que, somme toute, le combat reste un peu circonscrit. Il se résoud tout de même à une sorte de leçon de morale militante aux collègues : soyons solidaires et non individualistes, et nous sauverons la discipline contre toutes les menaces extérieures.
Or vous n’analysez pas froidement (pas dans le sens de la froideur, mais dans celui de « garder la tête froide quand tout pête autour de vous ») les causes de la solidarité ou de l’individualisme. Je voudrais vous aider à le faire, parce que je suis touché par votre effort, sans me sentir pour cela plus sociologue, philosophe, ou tout ce que vous voudrez, puisque la « vérité » s’en contrebalance et surtout puisque je ne recherche ici (comme ailleurs) aucune reconnaissance académique.
L’idée est en gros la suivante : la solidarité ne dépend jamais principalement d’un volontarisme, ni d’une contrainte, mais surtout d’un intérêt collectif motivé. Or la force de l’intérêt collectif dépend de trois facteurs combinés : la fascination exercée sur le public et les puissances par la discipline comme poule aux œufs d’or ou comme arme de destruction massive; la consistance imaginaire prégnante de l’objet, sa facilité à s’imposer de lui-même comme évident ; et enfin la promesse de maîtrise collective de l’objet par la méthode.
Je ne parle point du rapport à la vérité, qui, dans tous les cas, est affaire de procès, de mise en perspective contradictoire et circonstancielle, ou elle se dégage, dans le combat, des « erreurs » inintentionnelles ou mensongères.

En général, les sciences humaines n’exercent guère de fascination parce qu’elles ne peuvent produire plus de blé ou de plus grosses bombes atomiques ou des pathogènes manipulés très génocidaires. Elles sont plutôt répulsives car elles forcent les gens à se regarder eux-mêmes, notamment dans leurs passions fatales ou pusillanimes. Mais parmi les sciences humaines, l’histoire fascine un peu plus, parce qu’elle répond à l’envie de reconstituer le passé, et de dialoguer avec nos morts pour nous sentir moins mortels. La méthode, elle aussi, favorise l’histoire car aucune autre discipline ne dispose d’un système de rails temporels accepté par tous (car dépendant en dernier recours de l’universalité du retour des ans), où l’on peut battre la mesure et distinguer des dix-septiémistes et des dix-neuviémistes comme on distingue aussi la classe de troisième de la terminale, les deux reliés par une échelle graduelle sans hiatus. Bien sûr, quand on cherche à suivre un objet en se fichant du tempo séculaire, on peut avoir des ennuis avec le groupe syndical des « sécularistes », mais on peut tout de même faire sa place en annexe. Il faut être davantage puissant et ambitieux pour oser la longue durée ou la large région, car alors on accumule en face de soi une masse de plus en plus fâchée de spécialistes de la fraction temporelle et spatiale officielle. Mais du moment qu’on rentre dans le rang quand il faut (tous « fils du temps » dirait le grand Fernand), çà passe encore. Et inversement, les individualismes et autres courses solitaires se justifient d’un rôle de pisteurs pour la même armée régulière, dont le gros des troupes se range docilement par siècles. Et puis, on ne demande tout de même pas aux gens de s’organiser par heures ou par minutes. Bien que ce serait drôle : et je suis sûr que vous avez des collègues qui tentent de se creuser une tranchée sur les cinq premières secondes du XXe siècle… Trève de plaisanterie. Et revenons à nos salles périodiques : leur organisation par découpage régulier d’un temps devenu ruban métrique fait leur force solidaire. Sans elle, aucune solidarité ne serait à attendre, et la crise de cette métromanie (aurait dit Pitirim Sorokin, que vous auriez bien du mérite à lire si ce n’est déjà fait) est la cause de la crise de la solidarité (comme statut du soldat historien).
Fascination et Méthode sont les deux mamelles de l’Histoire, et c’est déjà pas mal, car s’il lui en manque une troisième (celle de l’objet évident), elle peut déjà allaiter son monde.
Ce qui n’est pas le cas de la sociologie véritablement répulsive (sauf pour ceux qui font valoir leur propre catégorie), à l’objet totalement disparate pour ne pas dire hétérogène, et à la méthode inexistante, ou plutôt incapable de saisir autre chose que des groupements chiffrés arbitraires, et inalignables sur un quelconque espace géométrique.

Cependant, la malchance et le bourbier peuvent aussi être des laboratoires du futur : c’est peut-être parce que la sociologie n’a jamais réussi à se construire qu’elle est en mesure, dans un futur plus ou moins proche, de faire son miel de son infortune. A condition que se dégagent de la masse des engagés dans la fausse guerre des catégories, quelques francs-tireurs qui admettent enfin le caractère profondément heuristique du conflit potentiel sur lequel repose le rapport à la vérité de cet amalgame de tentatives de discours sur le social.
Comme jamais la sociologie ne reposera ni sur la fascination, ni sur la méthode (qui impliquerait de s’entendre sur un espace « métrisable » autant que maîtrisable), ni encore sur l’unité imaginaire irrésistible de son objet, peut-être la seule chose qui lui reste est le rapport à sa propre vérité : celle d’une impossible entente. Eh bien, acceptons ce fait et faisons en la pierre de touche et d’attente. Le social est en effet division par essence. Et sur cette division la sociologie (discipline molle de l’indistinct « social ») explose en disciplines en conflit radical : une « syndémologie » s’en prend aux êtres humains travaillant tous ensemble à fabriquer du « sociétal ». Une « émiologie » ne considère que l’opposé, le monde du familier ; celui des « miens » (emioi en grec) qui s’oppose au premier, tout en s’y prétant. Une « nomologie » se veut étude partie prenante des mesures où nous régulons nos désorganisations. Quant à une « ipséologie » (plus jolie à prononcer qu’une idiologie, et pas plus bâtarde que la « sociologie »), elle prend au sérieux la quête du singulier (le moment où le syndicaliste devient mystique, par exemple).

Et tout est dit pour moi, car je pense sérieusement que l’histoire humaine est d’abord histoire des cultures humaines, qui s’efforcent toutes de régler la conversation entre ces quatre pôles anthropologiques récurrents : sociétal, familier, culture, règle. Elle est d’abord cette histoire là, et subsidiairement les autres, car il existe une force propre du parler, et donc de la conversation entre passions (fondées en substance situationnelle) qui, chez l’humain, tend à survivre aux conditions écologiques spécifiques. On ne peut en aucun cas réduire cette histoire à celle des idées ou de l’esprit, bien que Hegel ne soit jamais réellement pris à partie par les historiens (encore un trop gros morceau à avaler pour ceux qui préfèrent s’asseoir sur le siège rassurant des dates et des titres). Elle est histoire des contradictions réelles les plus fortes, inspirant les idées les plus récurrentes, et non celle d’une essence spirituelle. Même le retour des thèmes identiques ou homologues dans la gnose ne peut se réduire à une pure logique idéelle et idéale. Pourtant il y a bien retour et cycle, même si les cycles s’inscrivent dans des pentes d’irréversibilité, à leur tour située dans des cycles plus vastes et plus incertains (etc, sans horizon assuré de fermeture sur l’un ou l’autre aspect). Un des principaux phénomènes cycliques est la conversation, par exemple celle qu’on a avec nos morts. Et quand on ne peut plus les manger pour dialoguer avec eux en nous, on trouve au moins leurs écrits et leurs frontons glorieux pour les interpréter, c’est-à-dire discuter avec eux, bien qu’ils ne puissent pas nous répondre. La conversation, comme phénomène global, inéliminable même dans la dictature la plus totale et la plus durable, est l’une des armatures de l’histoire, même si ses champs se déplacent toujours et changent d’extension, d’objet, de style. D’après moi, Foucault met le doigt –un peu à l’aveuglette » sur certains fragments des positionalités fondamentales qu’il appelle « épistémés ». Mais il ne les conçoit pas encore comme successions de positions dans un procès culturel plus vaste, qui ne cesse de se produire en se « souvenant ». Il loupe pour cela certaines positions (comme celle de l’Italie ou de l’Allemagne dans le champ culturel européen de l’époque des Etats-Nations), pour surévaluer le dialogue entre obsession française du pouvoir au dessus de la loi, et de la « rule of law » anglo-américaine. Il loupe en un sens le battement de cœur de la culture, le tempo particulier de la conversation en occident. Et peut-être loupe-t-il aussi (mais personne ne peut tout faire) le tempo de la grande conversation cachée, estompée, et déterminante entre occident et orient (sans parler de celle qui continue entre sociétés du village, ou sociétés nomades et « civilisations »).


Et puisque nous en sommes déjà au-delà de la polémique, puis-je vous demander une faveur :
Celle de m’indiquer quels historiens auraient travaillé l’homologie formelle entre l’économie plantationnaire et l’économie industrielle (décrétée déjà post-moderne par Toynbee) ? Tant il me frappe que le morne entre habitations et cases d’esclaves a été le paradigme fonctionnel de la colline entre résidences patronales et corons. Il y a sûrement au moins une centaine d’historiens là-dessus (dont certains gauchistes althusseriens de Paris I) , mais je ne veux que ceux qui sont d’accord avec cette intuition, ou ceux qui la démolissent franchement, car j’y tiens. Et j’y tiens car si elle n’est pas vraie littéralement, elle l’est obligatoirement de façon indirecte (mais alors où saisir cet « indirect » ? ou le construire ? Ou trouver enfin la preuve qu’elle est finalement fausse…. Eventuellement. En désespoir de cause, pour le tort que cela ferait à la théorie que j’ai mis tellement longtemps à construire…) On peut aussi reformuler ainsi la question : est-il politically correct de considérer que l’ouvrier fordien n’est qu’une réplique de l’esclave moderne ? Et que l’on devrait organiser la repentance également envers cet ouvrier ?

Quand j’aurai lu un peu plus de vos ouvrages cruciaux, je vous en dirai plus sur ce que je peux en faire en vis-à-vis et de ma théorie de la conversation, et de mon épistémologie conflictuelle à construire. En guise d’apéritif, une joute serait peut-être possible sur les motivations qui conduisent à s’intéresser à la migration. Du point de vue qui m’intéresse, celle-ci s’oppose le plus souvent à d’autres mouvements comme résistances à la domination d’une seule polarité (aujourd’hui celle de la technochrématistique). La migration s’oppose à la résistance par le nomadisme, par le village et par la « nation » dans l’Etat. Mais il est aussi possible qu’elle insinue dans l’Etat contemporain (de moins en moins national, et de plus en plus relais local d’un Etat mondial en formation) les linéaments de contradictions plus profondes : elle redispose, redéploie des polarités fondamentales sur un espace plus vaste, directement mondial, dont la seule existence pose à mon avis à l’historien comme au sociologue (voire au biologiste) un véritable défi : unique forme unicitaire et unitaire dans l’histoire de l’humain, véritable impossibilité dans l’histoire de l’espèce et des espèces, elle ressemble , pour le collectif, au butoir qu’est la mort pour la personne. D’où le retour à Jared Diamond : une société qui évite l’effondrement n’est-elle pas toujours celle qui a réussi (dans le passé) à reconstituer de la pluralité sur le lieu même de son homogénéité croissante ?

Bien à vous, Denis Duclos.

Vendredi 17 Avril 2009 - 03:09
Mardi 15 Septembre 2009 - 20:40
Denis Duclos
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