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Entre attentat, accident et catastrophe…. faut-il oublier Baudrillard et Octavio Paz) ?



Cela fait bien longtemps que « Libération » ne publie plus Baudrillard ou l’un de ses doubles « actualisés».
C’est que la vie intellectuelle française s’est desséchée (au même rythme que le climat-bouilloire nous noie, nous vaporise et nous évente). Le dernier article dont je me souvienne fut le fameux « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu » (1991), pastichant la phrase de Giraudoux sur celle de Troie niée au futur.
Tout Baudrillard était dedans : l’idée, formidablement développée dans « L’échange symbolique et la mort », selon laquelle, notre civilisation mondiale parvenue au point d’autoréférence avec la religion sociétale de la science ne pouvait tout simplement plus percevoir « la réalité », ni a fortiori la contrefaire ou la produire. L’affirmation intériorisée et « gagnante" selon laquelle le monde des hommes est coïncident avec son « objectivation » a, en effet, pour corollaire inévitable que cette réalité, nous ne pouvons plus que la « simuler », la « modéliser ».
Pourquoi ? C’est difficile à avaler, mais pas trop à comprendre : parce qu’en ayant supprimé d’office toute possibilité de mettre en question, voire de reconnaître, le caractère politique du sujet scientifique, son caractère de proposition contestable et opposable, conflictuelle, controversable, en ayant si radicalement mis à l’abri de toute pensée le sujet de la pensée, on devient incapables de saisir que la « réalité » n’est pour les Humains qu’un effet rétroactif de cette proposition : quelque chose qui se démarque de l’idéal proposé, qui ne s’y conforme pas, et témoigne indirectement d’une résistance à l’idéal qui « revient toujours à la même place ».
Pourquoi la phrase précédente, effort pour synthétiser l’effort de Baudrillard est-elle immédiatement atteinte de la même difficulté de compréhension, d’une sorte de ralentissement cérébral du lecteur, et presque de son auteur lui-même au moment où il finit de l’énoncer ? Parce que ce qu’elle dit n’est pas agréable à entendre et donc à comprendre. Nous faisons la sourde oreille. Nous ne voulons pas admettre que notre conception de la vie, partagée supposément par le monde entier, est une religiosité aveugle et sourde, et cela d’autant plus qu’elle terrorise le monde avec l’idée fixe d’une absolue coïncidence entre sa pensée et « la réalité », ce qui ignore avec violence le fait que « le réel », c’est justement notre volonté de la transformer ! Quel réel ? Mais, bon sang de bois, notre réel, de société humaine couvrant le monde ! Ce réel bien plus réel que la réalité scientifique, parce que c’est justement lui qui la construit, cette réalité supposée -voire hallucinée-, en tant qu’elle se plierait entièrement à notre volonté de l’améliorer et à notre outillage « conceptuel » pour y parvenir (c’est-à-dire aujourd’hui la fiction péremptoire de la modélisation).
Le problème de la pensée de Spinoza, selon laquelle Dieu est la nature, ne réside pas dans le panthéisme ou l’athéisme qu’il déclenche comme une trouvaille complétant les monothéismes, mais c’est ce que les guides de la pensée « rationnelle » (mais pas trop loin au-delà de Türing et de Gödel) en ont immédiatement fait : à savoir, que si nous participions de Dieu, c’est que nous étions des Dieux, que nous étions Dieu en personne ! C’est bien cette anamorphose tentante et délirante qu’actualisa d’ailleurs Nietzsche, ce chamane de la folie moderne, parvenu lui-même au seuil de la folie. Le problème, là encore, c’est que la folie-Nietzsche n’a guère été prise au sérieux par les intellectuels qui lui ont succédé, en tant que dérive presqu’inéluctable de la cannibalisation de Dieu proposée par Spinoza en aval de Descartes. De sorte que ce qui apparaissait folie dans la transe immobilisant Nietzsche (et d’ailleurs trop vite et trop exclusivement imputée à la syphilis) est devenue raison, dans une lente distillation historique, pourtant jalonnée d’horreurs à la mesure de cette idéologie propagée planétairement par les empires puis l’unique empire mondial. Et déjà, rétrospectivement, la phrase de Baudrillard pouvait prendre sa force : la guerre de 14-18 n’a pas eu lieu ! La boucherie industrielle n’a pas existé ! L’atomisation de 300 000 Japonais n’a pas eu lieu !
Là encore, le bovidé moyen que nous sommes devenus peine à saisir la portée de ces ironies : pourtant, il suffit de constater à quel point les dizaines de millions de morts de « la » guerre mondiale 1914-1945 n’ont toujours pas été « compris » dans la portée de l’énigme qu’ils ont représentée pour eux-mêmes. Encore aujourd’hui, surtout aujourd’hui, l’immense boucherie industrielle est toujours énigmatique. Pourquoi ? Comment cela-a-t-il été possible ? Les réponses partielles des historiens ne nous convainquent pas. Les réactivités artistiques, littéraires, psychiatriques à cette abomination ne sont toujours pas explicites. Celle de Dada, qui déchaîna le surréalisme, est-elle interprétable ? Celle de Céline, qui finit (après avoir voyagé cyniquement au bout de sa nuit) par vomir de l’antisémitisme comme on postillonne, est-elle plus claire ? Quant au barbecue du soldat inconnu où se penchent rituellement quelques imbéciles officiels, nous indique-t-il la raison de cette catastrophe inauguratrice de la mondialité (après le retour des esclavages) ?
C’est donc en un sens très concret, mais surtout très humain que le retournement du futur de Giraudoux en passé selon Baudrillard doit se comprendre : pour nous tous qui vivons le déroulement de la fiction du progrès moderne et cie, toutes ces monstruosités, qui ne collaient absolument pas avec le projet de société mondiale idéale, n’ont tout simplement pas eu lieu, ou plus précisément : nous faisons comme si elles n’avaient pas eu lieu, et n’avaient donc aucun droit à exiger une explication qui nous mette en cause comme sujets de la modernisation en cours.
Cette fois-ci, peut-être -encore que rien n’est sûr- la tête la plus dure et l’oreille la plus bouchée auront laissé passer quelque sonorité désagréable, vite calfeutrée d’ailleurs. Il faut dire que des bataillons entiers d’experts patentés se seront partagés les moindres recoins de la controverse possible pour suturer et lisser la moindre faille dans notre savoir sur nous-mêmes. Ces armées de la bonne conscience travaillent au plan collectif comme l’inconscient au plan individuel : çà colmate, çà bétonne l’angoisse. Le problème est que l’angoisse persiste, revient à la même place et induit inéluctablement des symptômes, ceux-là même que Baudrillard avait parfaitement énoncés il y presqu’exactement quarante ans, s’enroulant lui-même autour d’Octavio Paz. Il faut donc le(s) citer in extenso :
« Il y a un paradoxe de la rationalité moderne et bourgeoise sur la mort. Concevoir celle-ci comme naturelle, profane et irréversible constitue le signe même des « Lumières » et de la Raison, mais entre en contradiction aiguë avec les principes de la rationalité bourgeoise -valeurs individuelles, progrès illimité de la science, maîtrise de la nature en toutes choses. Neutralisée comme « fait naturel », elle devient aussi de plus en plus un scandale. C’est ce qu’Octavio Paz a très bien analysé dans sa théorie de l’Accident (Conjonctions et disjonctions) : « la science moderne est venue à bout des épidémies et nous a fourni des explications plausibles des autres catastrophes naturelles : la nature a cessé d’être la dépositaire de notre sentiment de culpabilité ; en même temps la technique a étendu et élargi la notion d’accident, et lui a conféré un caractère tout à fait différent… L’accident fait partie de notre vie quotidienne et son spectre hante nos insomnies… Le principe d’indétermination en physique et la preuve de Gödel en logique sont l’équivalent de l’Accident dans le monde historique… Les systèmes axiomatiques et déterministes ont perdu leur consistance et révèlent une faille inhérente. Cette faille n’en est pas une en réalité : elle est une propriété du système, quelque chose qui lui appartient en tant que système. L’Accident n’est ni une exception ni une maladie de nos régimes politiques, il n’est pas non plus un défaut corrigible de notre civilisation : il est la conséquence naturelle de notre science, de notre politique et de notre morale. L’Accident fait partie de notre idée du Progrès… L’Accident est devenu un paradoxe de la nécessité : il possède la fatalité de celle-ci et l’indétermination de la liberté. Le non-corps, transformé en science matérialiste, est synonyme de la terreur : l’Accident est un des attributs de la raison que nous adorons… La morale chrétienne lui a cédé ses pouvoirs de répression, mais en même temps toute prétention morale a disparu de ce pouvoir surhumain. C’est le retour de l’angoisse des Aztèques, quoique sans présages ni signes célestes. La catastrophe devient banale et dérisoire, parce que l’Accident, en fin de compte, n’est qu’un accident. »
Comme la société en se normalisant fait surgir à sa périphérie les fous et les anomaliques, ainsi qu’en s’approfondissant la raison et la maîtrise technique de la nature font surgir autour d’elles la catastrophe et la défaillance comme irraison du « corps organique de la nature » -irraison insupportable car la raison se veut souveraine et ne peut même plus penser ce qui lui échappe- insoluble car il n’y a même plus pour nous de rituels de propituation ou de réconciliation : l’accident, comme la mort, est absurde, un point c’est tout. C’est du sabotage. Un malin démon est là pour que cette si belle machine se détraque toujours. Ainsi cette culture taionaliste est-elle atteinte, comme nulle autre, de paranoïa collective. Le moindre incident, la moindre irrégularité, la moindre catastrophe, un tremblement de terre, une maison qui s’effondre, le mauvais temps -il faut qu’il y ait un responsable- tout est attentat. Ainsi la recrudescence du sabotage, du terrorisme, du banditisme est -elle moins intér »ssante que le fait que tout ce qui arrive est interprété dans ce sens. Accident ou pas ? C’est indécidable ? Et c’est sans importance, car la catégorie de l’Accident qu’analyse Octavio Paz, a basculé dans celle de l’Attentat. »
Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Gallimard, Paris, 1976.
(Octavio Paz, Conjonctions et disjonctions, 1969)
«

Pour qu’une société humaine ne soit pas folle, il faut et il suffit que son idéal à réaliser ne soit pas trop proche, ni surtout confondu avec ce qu’elle croit être la « réalité », et que l’espace d’une métaphore (d’une comparaison) demeure possible entre les deux, par le fait de reconnaître un troisième lieu : ce qui n’est pas pris en compte par le registre de la comparaison, et justement la permet, la soutient. Phrase réservée aux Humains et pas aux bovidés : le Réel, préalable et persistant, n’est jamais entièrement prisonnier de nos controverses, de nos combats imaginaires, de nos envies, de nos langages, de nos calculs. Et lorsque nous nommons « réalité » ce que nous voulons transformer en fonction d’un idéal présumé sympathique (comme celui de l’immortalité ou la forme parfaite), il demeure tout de même plein de choses qui ne sont pas concernées par ce vouloir collectif et son imaginaire. Si nous nions ce Réel au nom du couple imaginaire Réalité/Idéal (ce que les « vieux gamins » que sont les scientifiques selon Lacan n’arrêtent pas de faire, leur « réalité » n’étant en fait que ce qui s’oppose à l’idéal, sa construction en négatif), nous devenons fous tous ensemble, parce qu’il n’existe plus pour nous que la fiction de la fiction de la fiction, etc. : une autoréférence sans fin, une antinomie d’autant plus parfaite et inévitable qu’elle ne se répète que dans l’imaginaire, en ignorant le fondement de tout acte de symbolisation : recourir au Réel encore indéterminable pour soutenir les déterminations réciproques de ce qui « a eu lieu » et de ce qui « doit avoir lieu ».

Samedi 4 Juin 2016 - 07:49
Samedi 4 Juin 2016 - 07:51
Denis Duclos
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