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Apologue de la tique, de l’engoulevent et du criquet (sur la question de savoir : « où est parti notre argent »)



Il se combat actuellement (sur le champ intellectuel des explications de la grande crise en cours) trois grandes thèses fort simples, dont il n’y a guère besoin de tortiller du panier pour les formuler clairement :

-Les uns pensent que la catastrophe vient de ce que le secteur financier, monstrueusement enflé ces dernières décades, a créé une masse d’argent disproportionnée à la réalité économique, et qui pèse maintenant de tout son poids parce que non liquidifiable. C’est ce que j’appellerai la théorie de la tique, pour autant que cette charmante bestiole, tombée sur le râble d’un mammifère, finit par avouer sa présence en gonflant exagérément sa panse de tout le sang qu’elle a prélevé dans son hôte, et qu’elle ne peut plus digérer dans l’instant.
-Les autres pensent plus platement que la crise étant celle de la solvabilité des peuples, elle découle seulement du fait qu’ils se sont trop endettés, à la fois en dépenses privées et publiques. Nous dirons que c’est la thèse de l’engoulevent, oiseau de nuit, qui possède une bouche si large et réputé d’appétit si déréglé, qu’on le pensait autrefois capable de têter les chèvres (d’où son nom : caprimulgus).
-Les troisièmes, plus rares, estiment que l’ensemble de notre de mode de vie technologisé et dopé à l’énergie facile, devient à maturité insupportable aussi bien en termes de coûts globaux qu’en termes de nuisances induites. C’est la théorie du nuage de criquets qui, ayant tout mangé sur son passage, se trouve désormais bien dépourvu (sans parler des quelques cigales éparses qui n’ont même pas eu le temps de les voir passer).

En somme, et cette fois pour abuser de la métaphore du gâteau, les premiers pensent que certains ont voulu en accaparer une part exorbitante au détriment d’autrui (notamment des salariés des secteurs hors finance), les seconds que tout un monde également vorace a préjugé de la taille de ladite pâtisserie relativement à sa petite faim, et les troisièmes, enfin, que l’armée des convives étant bien trop nombreuse et trop multipliable, elle ne peut qu’être affamée quelle que soit la taille du gâteau.

Nous nous proposons de réconcilier ces différents plaideurs experts en rassemblant leurs thèses en un seul bouquet. Tiques, Engoulevents et Criquets collaborent effectivement pour détourner, avaler ou faire disparaître nos richesses, mais s’ils peuvent le faire, c’est aussi et surtout parce qu’il existe une même potion infernale qui transforme les êtres humains en ces différentes bestioles symbolisant divers aspects de l’avidité excessive.

La question revient donc à nous demander ce que nous avons bien pu ingurgiter avant de passer à table, qui nous a ainsi changés en accapareurs impénitents, en suceurs voraces ou en dévorateurs insatiables. En cherchant bien dans les cuisines et sur la table, on finira bien par trouver quelque trace de l’opérateur magique.

Voici en tout cas ce que je crois voir s’agiter dans la cornue après avoir mélangé quelques prélèvements du festin inachevé : faculté de rapine, appétit démesuré et multiplication de frais de bouche semblent bien provenir d’un même poison subtil, que je nommerai très provisoirement « liqueur de parasitariat », et dont je décrirai maintenant brièvement les vertus diaboliques.

Il semble bien que ce fluide spirituel infecte tout d’abord aussi bien ceux qui vont consommer avec excès et ceux qui vont prêter avec usure. Ce ne sont que deux effets symétriques de la même cause : l’habitude prise et généralisée dans une société de considérer toutes les activités marchandes ou salariées comme également incontestables et valorisantes induit que tous leurs produits, à conditions d’être séduisants, sont légitimés d’office, sans aucune référence à des échelles de besoins réels. Cette idéologie fallacieuse couvre aussi bien la multiplication d’activités commerciales ou administratives normales (mais sans repère d’utilité socialement raisonnée) que celle de pratiques carrément prédatrices. La prédation ne creuse donc sa place aussi facilement au cœur même des activités humaines que parce que personne ne peut plus distinguer la nature et la justification de toutes les activités légales en général. La tique ne commence à prélever sa réserve de sang que parce que personne ne la distingue dans la variété indéfinie des activités rémunérées. Comme l’avait bien vu Marx, le rentier et l’industriel se confondent, mais comme il ne l’avait pas alors bien observé, les deux se mêlent aussi à toutes sortes d’autres métiers réellement salariés ou non.
Pendant ce temps, chaque activité plus ou moins improductive venant constituer l’essentiel du système global lui-même, chacun tente de convaincre les autres de consommer ses produits à l’utilité improbable. Le résultat est que chaque actif est en même temps un consommateur tellement courtisé par ses semblables qu’un grand vent de folie se lève sur cette société avide de vendre, et du même coup de s’acheter soi-même. Davantage qu’un fétichisme de la marchandise, nous avons désormais affaire à un délire de consommation, voire un furieux désir d’endettement. Et ce n’est que peu à peu, au sein de cette structure complètement déséquilibrée des emplois et de l’esprit qu’elle secrète immanquablement comme un élixir stupéfiant, qu’un rapport se forme entre quelques immenses créanciers, gigantesques tiques mondiales, et les masses de débiteurs s’approchant de l’insolvabilité par nations entières, milliards de pauvres engoulevents pantelants ouvrant un bec désespéré sur une manne qui ne viendra plus.
C’est seulement parce que la majorité même des actifs, dans toute société moderne hyperproductive, sont réduits pour survivre à n’être que vendeurs de gadgets ou de services évanescents à la valeur de moins en moins défendable syndicalement, et de moins en moins assurée sans frais de matraquage publicitaire, que s’assure le rêve d’une possession impossible, d’une trésor indescriptible, toujours au-delà des déchets du présent, et que, par voie de conséquence inéluctable, chacun vient se livrer à la dictature financière.
Parce que si vivre, c’est produire et acheter n’importe quoi de piètre qualité mais qui suscite la pulsion, alors c’est au marchand du rêve le plus interdit que l’on finit par s’adresser inmanquablement et qu’on se laisse installer sur le salaire un dispositif de succion à vie. Qu’ensuite le renforcement même de la machine des créditeurs finisse par rogner la part sociale consacrée aux salaires, et ne vive, pour ainsi dire, que de l’insuffisance rendue chronique de la rémunération salariale (thèse de Paul Jorion), cela n’empêche pas que le déterminant le plus profond de la maladie demeure le poison d’une productivité induisant l’illusion que tout est possible (tout comme Hannah Arendt avait découvert que la même illusion avait induit les totalitarismes du XXe siècle).

Mais ce n’est pas tout : c’est aussi parce que le « parasitariat » nous emploie désormais presque tous (comme véritable forme de la dictature du prolétariat) que la structure même de l’esquif social qui nous transporte solidairement devient aussi complexe, aussi lourd, aussi peu manoeuvrable, aussi coûteux à entretenir, aussi polluant, aussi incontrôlable dans son expansion, et finalement de plus en plus invivable malgré tous les sprays en l’honneur du progrès dont on parfume nos cabines et nos pontons. Bref, c’est encore pour la même cause, que nous sommes obligés finalement d’abandonner la métaphore du gâteau, et même celle du navire pour nous rabattre sur celle, peu glorieuse, de la boîte de Pétri et de ses bactéries d’autant plus mourantes qu’elles occupent toute la surface disponible.
Toutefois, pas encore dégrisés, nous ne voulons pas percevoir immédiatement la source toxique principale : c’est parce que nous nous sommes déjà répartis au nom de la sacro-sainte division technique du travail, dans tous les capillaires, toutes les cellules, tous les replis possibles, continuant à faire croître ici et là tous les segments d’une activité d’abord justifiée par la productivité acquise, et ensuite stimulée artificiellement par des injections de sang frais dans les nodules où ce sang pouvait faire vite retour à la Tique fédérale ou aux Tiques centrales ; c’est parce que nous n’avons pas senti que notre fringale d’activités toujours plus spécialisées nous menait à la construction d’une civilisation insoutenable d’inutile complexité… que nous avons toujours davantage besoin de venir nous alimenter aux pompes à crédit et de jouer les engoulevents.

La situation est donc actuellement la suivante : ou bien nous continuons à nier toute responsabilité dans notre propre métamorphose en tiques, en engoulevents et en criquets (pour ne pas citer les bactéries, trop peu aimables, sauf pour le professeur Ameisen), et dans ce cas nous allons établir des politiques de haine dirigées contre l’une ou l’autre de ces catégories –financiers, consommateurs, peuples entiers-. Ou bien, une fois effectués certains nécessaires règlements de compte, notamment pour chloroformer les tiques, placer un anneau gastrique dans le gosier des engoulevents ou mettre des capotes (anglaises) aux crickets- nous allons enfin nous attacher à détruire le poison, le phyltre que nous affectionnons entre tous, comme un miel spécialement mortel pour notre espèce :
Cet étrange amour qui nous pousse tous à préférer la dépendance ou la domination à l’autonomie, à demander à la société-monde de nous combler (de puissance ou de bien-être) ou de nous assister dans notre demande, au point que nous sommes prêts à nous faire saigner à blanc pour obtenir de la Tique ce que l’Etat ou l’employeur ne peuvent plus nous servir, même en contrepartie d’un rôle reconnu au sein de la grande machine à brasser et aliéner « l’activité ».

Et quand alors nous serons à nouveau prêts à penser, il est bien possible que nous ayons soudain une claire vision d’un monde proche et possible. Dans ce dernier, si tout le monde a le droit de vivre sur les fruits de la productivité technique surveillée par quelques opérateurs (ces Derniers des Producteurs), on ne doit ni être obligés de faire les singes en fabriquant des merveilles illusoires, ni de consommer de telles merveilles, dont le prix est toujours maintenu par un désir si absurde qu’il nous voue à courir le créancier jusqu’à ce que, comme le Yudishthira du Mahabharata ayant joué aux dés jusqu’à son dernier bien, nous soyons totalement ruinés.



Samedi 29 Mai 2010 - 18:39
Samedi 29 Mai 2010 - 18:44
Denis Duclos
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